(Paru en 1926 à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
(page 103) Les pages qui précèdent ont montré que, pendant les premières décades qui suivirent la proclamation de l'indépendance nationale, la Société Générale jouait un rôle dominant dans le mouvement financier en Belgique. Jusqu’à présent cependant, nous n’avons eu à nous occuper de cet établissement qu'au point de vue des opérations de crédit proprement dites. Mais l'activité de la Société Générale avait, à cette époque, donné naissance à un certain nombre de problèmes spéciaux qui, tout en ne présentant plus qu'un intérêt exclusivement rétrospectif, méritent de retenir l'attention.
L'exposé des polémiques auxquelles ces questions ont donné lieu est utile pour mieux comprendre les idées financières de l'époque - dont, du reste, nous nous occuperons avec détails dans la suite - et pour mieux saisir l'atmosphère morale dans laquelle fonctionnait la Société Générale.
Certaines questions, dont nous aurons à parler, présentent un intérêt, non seulement au point de vue de l'histoire financière, mais encore au point de vue de l'histoire politique du pays. En effet. pendant la période étudiée dans cette partie de notre travail. surtout jusqu'en 1842-1843, les questions relatives à la Société Générale ont joué un rôle assez important dans les discussions parlementaires et dans les polémiques de presse, et cela pour des raisons tant financières que politiques.
Nous avons déjà mentionné qu'en 1823, la Société Générale fut chargée des fonctions de caissier de l'Etat (pour (page 104) le royaume des Pays-Bas). Comme rémunération de ce service, il lui fut alloué une commission de 1,8 p. c. sur les recettes. Elle s'engageait, en outre, à déposer au Trésor, comme garantie de sa gestion, des fonds publics pour une de 10 millions de florins.
Par une convention du 26 octobre 1827, la Société s'engagea à faire à l'Etat des avances s'élevant jusqu'à 10 millions de florins, qui devaient lui être remboursées à l'aide d'un emprunt en préparation. Pour lui permettre de verser plus facilement les avances promises, le cautionnement déposé par elle lui fut remboursé
Le Gouvernement provisoire, installé le 26 septembre 1830, eut à entrer en contact avec la Société Générale dès le lendemain. Le 27, en effet, il prit un arrêté enjoignant à la Société de lui fournir immédiatement l'état des fonds disponibles du Trésor, afin qu'on pût en disposer par mandats pour les nécessités du service.
Le 28, la Société adressait au Gouvernement la situation du compte courant de l'Etat au 15 du même mois, en faisant observer que le solde du compte appartenait à la totalité du Royaume, que la détermination de la part qui pourrait éventuellement revenir à chacune des deux grandes divisions du Royaume demanderait des discussions immenses, auxquelles les deux parties devraient prendre part. Elle ajoutait. en outre, que si le Gouvernement provisoire entendait disposer des fonds du Trésor, la Société serait obligée de considérer cette attitude comme voie de fait, qui l’exposerait à de graves représailles, attendu qu'il existait chez son agent à Anvers des valeurs importantes qui pourraient être saisies par les Hollandais.
Après un nouvel échange de vues, on aboutit au régime suivant. Le Gouvernement s'engageait ne pas toucher au solde du Trésor, à condition qu'il ne serait pas touché aux (page 105) valeurs de la Banque à Anvers . Il interdisait. d'autre part, à la Société. de payer aucun mandat tiré sur elle par le gouvernement du roi de Hollande. En somme, le solde du Trésor a donc été en quelque sorte bloqué à la Banque. Par contre, les recettes du Gouvernement provisoire furent versées à la Société qui, en outre, ouvrit au Gouvernement un crédit de 200,000 florins, tout en demandant, - vu la « pénurie extrême où se trouve la Société » - ce crédit ne fût utilisé « que pour les dépenses les plus réellement urgentes. »
Ce rôle de caissier de l’Etat joué par la Banque donna lieu, pendant plus d'une décade, à des discussions multiples et très vives, tant au Parlement que dans la presse.
Au Congrès National la question fut soulevée (spécialement à la séance du 5 mars 1831). Dans la suite, elle revint fréquemment sur le tapis, le plus (page 105) souvent à l'occasion de la discussion du budget de voie et moyens ou de celui des finances.
La principale critique adressée alors à la Société était précisément d'avoir refusé de livrer l’ancienne encaisse. Cependant, cette attitude pouvait se justifier, dans une certaine mesure tout au moins. La Société a même invoqué plusieurs raisons en ce sens. Ainsi, elle montrait, par des chiffres, que les prêts faits par elle au gouvernement des Pays-Bas, en vertu de la convention du 26 octobre 1827, dépassaient le solde du Trésor fin septembre 1830. De sorte que le gouverneur de la Société. M. Meeus, a pu affirmer qu’en cas de liquidation, c'est la Banque qui serait créancière du Gouvernement (Chambre, 13 décembre 1832).
On répondait cependant cet argument que la Société avait fait des avances en tant qu’établissement de crédit, tandis qu’elle détenait en tant que trésorier général qui doit détenir le solde en dépôt et que, par conséquent, il ne pouvait y avoir de compensation (premier rapport de Fallon, op. cit., p. 40). Sans vouloir (page 107) discuter ici la valeur de cette objection. qui atteste d’ailleurs la confusion régnant dans les esprits au sujet de la nature réelle des rapports entre la Société Générale et le Trésor - confusion dont il sera question plus loin – il nous suffira de noter que la Société Générale s'est contentée dans la suite de baser son refus sur un autre motif.
Ce motif, la Société l'a déjà invoqué dans sa lettre au Gouvernement provisoire, en date du 28 septembre 1830, que nous avons citée au début de ce paragraphe. L 'encaisse, disait-elle, appartenait à la totalité du Royaume ; par conséquent. il ne pourra en être disposé définitivement, que lorsque les deux Etats intéressés se seront mis d'accord.
Si l'on pouvait encore contester cette thèse au lendemain de la Révolution, en invoquant notamment le droit de conquête, la chose n'était plus possible après le traité du 15 novembre 1831 - le Traité des XXIV articles - qui stipulait, à l'article 13, que des commissaires nommés par les deux gouvernements procéderaient « à la liquidation du fonds du syndicat d'amortissement et de la banque de Bruxelles, chargée du service du trésor général du Royaume-Uni des Pays-Bas . »
L’argument ainsi présenté pouvait donc être considéré comme irréfutable. S'appuyant sur une consultation délivrée par les sommités du barreau de Bruxelles, les dirigeants de la Société ont pu déclarer qu'il ne leur était pas possible de livrer l'encaisse sans engager la responsabilité de la Banque. Nos avocats nous défendent de payer, disaient-ils. Que le Gouvernement nous attaque en justice. (page 108) Si nous sommes condamnés, nous payerons. mais notre responsabilité sera à couvert.
Les premiers ministres des Finances du jeune Royaume ont partagé successivement ce point de vue. Mais une grande partie de l'opinion publique et de la Chambre ne comprenait pas l’attitude de la Société et lui donnait tort.
Sous l’influence des discussions irritantes auxquelles cette question donnait lieu au Parlement, le ministre des Finances (M. Duvivier) chercha un terrain d'entente avec la Banque. Les pourparlers aboutirent à la convention du 8 novembre 1833. La Société Générale consentit à avancer au Gouvernement une somme de 12.990.000 francs, équivalant au montant du solde du compte courant du Trésor à la date du 30 septembre 1830. Comme garantie de l'avance, le Gouvernement devait remettre à la Société des bons du Trésors non productifs d'intérêt. De cette manière. le Gouvernement jouissait de l'ancienne encaisse à (page 109) à titre provisoire. en attendant un règlement définitif avec la Hollande.
Cette convention fut révélée à la Chambre par le discours du Trône du 12 novembre 1833. Après une longue discussion, la Chambre nomma, le 6 décembre, une commission spéciale pour examiner les diverses questions relatives à la Banque dans ses rapports avec le trésor public.
La commission conclut que la convention en question était nulle et que le Gouvernement avait le droit d'exiger de la Société le remboursement de l’encaisse de 1830, sans tenir compte que la somme en question avait déjà été placée en fonds d'Etat. Se basant Sur cette décision de la commission, une partie du Parlement et de la presse continua à considérer I’encaisse comme liquide et, à maintes reprises, on exigea du Gouvernement qu’il en réclamât le remboursement ( I ) La plupart des organes de la presse approuvèrent la convention.
(page 110) En fait, cependant, aucun changement ne fut apporté à l'état de choses créé par la convention du 8 novembre 1833. La question reçut une solution définitive par le traité du 5 mai 1842 avec la Hollande, réglant l'application du traité de Londres du 19 avril 1839.
On sait que ce traité, bien que s'inspirant, en principe, du Traité des XXIV articles, en modifiait la partie financière et n'était plus basé sur le principe de la liquidation. Il en résulta que la Belgique put disposer de l’encaisse de 1830. C’est alors que les fonds achetés en vertu de la convention de 1833 passèrent entre les mains du Gouvernement.
(page 111) Plusieurs autres questions se rattachaient à l'exercice des fonctions de caissier d'Etat par la Société Générale. Ainsi la commission parlementaire dont nous venons de parler avait estimé que la Société n'avait pas été déchargée valablement par le roi Guillaume du cautionnement qu' elle avait fourni et que le Gouvernement devait le faire réintégrer.
La question sur laquelle on revenait le plus souvent, tant au Parlement que dans une partie de la presse, était celle du contrôle. La Cour des comptes avait voulu assimiler la Société Générale aux comptables du Trésor soumis à sa juridiction et sur lesquels elle devait exercer un contrôle comptable et matériel : elle allait jusqu’à parler d'un inventaire des fonds se trouvant en caisse.
La Société soutenait, par contre, ne pouvoir être assimilée à un fonctionnaire comptable, et n'être tenue que dans les limites de la convention conclue entre elle et l'Etat, au moment où elle avait été chargée des fonctions de caissier d'Etat. Or, cette convention ne lui imposait d'autre contrôle que l'envoi d'un état sommaire tous les quinze jours et une remise annuelle des comptes entre les mains du ministre des Finances.
Juridiquement, l'attitude de la Société paraissait inattaquable et le ministre des Finances se vit obligé de prendre son parti contre la Cour comptes (l’intégralité de la correspondance entre ces deux institutions se trouve dans ALLARD et VAN DIVOET, Réponse pour M. le ministre des Finances comme représentant del'Etat belge au mémoire lui signifié par la Société Généralei>, Bruxelles 1851. On en trouve un résume dans Essai sur la question des rapports du Gouvernement belge avec la Société Générale, par un membre de la représentation nationale (Bruxelles, mars 1836). Pour imposer à la Société des obligations nouvelles, il aurait fallu modifier la convention.
(page 112) Néanmoins, le refus d'accepter le contrôle de la Cour des comptes fut un des griefs les plus fréquemment invoqués contre la Société. On parlait de sa révolte contre les lois et les institutions du pays. de son refus de reconnaître le régime de 1830. etc. (voir infra, paragraphe 4).
Il y avait d'ailleurs dans ces critiques un élément curieux qui mérite de retenir Ilattention, parce qu'il n'est pas sans présenter un certain intérêt au point de vue de l'histoire des idées en matière financière.
On reprochait à la Société, non seulement de refuser tout contrôle, mais encore de travailler et de faire des bénéfices avec l’argent du Trésor. Plus ou moins formellement, on lui faisait grief de ne pas conserver dans ses caisses les fonds de l'Etat. C'est que la plupart des hommes politiques et des publicistes n'avaient que des idées très confuses, et même inexactes, au sujet de la nature réelle des rapports entre la Société et le Trésor. On la considérait généralement, conformément à son titre d'ailleurs, comme caissier du Trésor, tandis que, en réalité, elle faisait fonction de banquier du Trésor.
La confusion était d'autant plus explicable que l'article 25 de la convention du 22 septembre 1823, chargeant la Banque des fonctions de caissier du Trésor, stipulait que le solde en numéraire serait tenu en dépôt par la Société Générale pour le compte du Gouvernement.
Or. on avait une tendance à interpréter ce terme « dépôt » dans son sens juridique strict, de dépôt régulier. Cela explique que la commission parlementaire d'enquête ait pu dire qu'il ne pouvait y avoir compensation entre les créances de la Société sur le gouvernement des Pays-Bas et le solde de l'encaisse de ce même gouvernement, parce que ce solde était un dépôt. La commission a même pu s'emparer d'une phrase contenue dans la convention (page 113) passée entre le gouvernement et la Société, le 8 novembre 1833, où la Société est qualifiée de « dépositaire de fonds. » Donc, disait la commission, en jouant sur le double sens qu'on peut donner au mot « dépôt », la Banque est dépositaire du solde, et non pas débitrice du solde.
Cette confusion, ou cette erreur, explique aussi que la Cour des comptes ait pu désirer procéder à un inventaire de caisse, inventaire utile et nécessaire lorsqu'il s'agit d'un caissier, mais qui n 'a évidemment aucun sens s'il s'agit d'un banquier.
(page 114) Cette confusion dans les esprits ne fit naturellement qu'exagérer les critiques adressées à la Société Générale.
En somme, l’hostilité, ou tout au moins la méfiance. D’une partie du Parlement envers la Banque, tout en s'atténuant à partir de 1842-1843, après le règlement de (page 115) la question des domaines (cf. le paragraphe suivant). persista cependant jusqu'au moment où les fonctions de caissier du Trésor passèrent entre les mains de la Banque Nationale. C'est surtout par suite de cet état des esprits que les rapports entre le gouvernement et la Société n'ont pu prendre un caractère stable. Lorsque la question de l'encaisse de 1830 fut provisoirement tranchée, la Société proposa au gouvernement le renouvellement de la convention la chargeant des fonctions de caissier du Trésor. Le gouvernement ne l’acceptant pas, il fut décidé, de commun accord, que ces fonctions cesseraient le 1er juillet 1835, à moins qu'une nouvelle convention ne soit intervenue avant ce délai. Le gouvernement déclara dans la suite n'avoir pas considéré cette date comme définitive et avoir escompté la conclusion d'une nouvelle convention avant cette date. La Société. par contre, considéra la rupture comme définitive et prit des mesures pour liquider ses agences en province. C’est à ce moment qu’elle renonça à accepter des dépôts pour sa caisse d'épargne (voir supra, chapitre Ill. paragraphe 4.3). Cependant les rapports entre les deux parties s'améliorèrent et le caissier de l'Etat continua es fonctions après la date susmentionnée.
Mais les critiques au Parlement continuèrent et, en 1836, la commission du Sénat, chargée d'examiner le budget du ministère des Finances, déclara que si, pour 1837, la question du caissier général n'était pas résolue dans le sens de la Constitution. c'est-à-dire par la soumission de la Société (page 116) Générale à la Cour des Comptes. le Sénat devrait rejeter le budget.
Finalement, une convention fut conclue entre le gouvernement et la Société, le 7 novembre 1836. Le service de caissier de I Etat fut assuré à la Société pour une période de trois ans, à partir du I janvier 1837. La commission de gestion, fixée par la convention initiale à 1/8 p. c.et portée, le 6 septembre 1831, à 1/4 p. c., fut réduite à 1/5 p. c. La Société s'engageait à fournir un cautionnement de 5 millions et à présenter à la Cour des comptes des états semblables à ceux qu’elle adressait par quinzaine au département des Finances.
La Section centrale chargée d 'examiner le budget des finances, à laquelle la convention fut communiquée, la trouva insuffisante. spécialement au point de vue du contrôle de la Cour des comptes. Aussi n 'inscrivit-elle (page 117) ) l’allocation caissier du Trésor que pour mémoire. Lorsque le budget vint devant la Chambre, celle-ci se trouva dans une situation curieuse. La somme qui auparavant était portée au budget comme allocation au caissier général s'élevait à 260,000 francs. par suite de la réduction du taux de la commission accordée à la Société, le ministre des Finances proposait de réduire le crédit à 220.000 francs, ce qui constituait une économie pour le Trésor. Mais accepter cette réduction, c'était approuver la convention. Aussi la Chambre adopta-t-elle, après une longue discussion, un amendement de M. Dubus consistant à voter le crédit de l'an précédent. 260,000 francs, pour ne rien préjuger et sans entendre approuver la convention du 7 novembre, ni aucune autre qui aurait pour objet de faire durer les fonctions de caissier de l'Etat au delà de l'exercice 1837.
Pratiquement. cependant, la convention continua ses effets au delà de 1837. Par un article additionnel daté du 18 octobre 1839, il fut convenu qu'après expiration de la période triennale, la convention continuerait ses effets à titre indéterminé, chaque partie pouvant y mettre fin après un an de préavis. Cette situation dura jusqu'en 1850. lorsque les fonctions de caissier d'Etat passèrent à la Banque Nationale.
(page 118) Plusieurs fois au cours de cette période on suggéra de retirer ces fonctions de caissier d'Etat à la Société Générale, soit pour les faire exercer par l’administration des finances elle-même, soit pour les confier à la Banque de Belgique. Mais, malgré toutes les critiques adressées la Société Générale, elle avait derrière elle un crédit établi, un réseau d'agences couvrant le pays entier et, enfin. des influences et des appuis politiques. Durant deux décades, ses adversaires ne furent pas assez forts pour lui retirer ses fonctions, tandis qu'elle-même n'avait pas un prestige suffisant pour faire admettre par tout le monde la situation qu'elle occupait. C'est ainsi que cette question envenima pendant cette période bien des discussions politiques et financières.
(page 119) A côté des questions relatives au caissier d 'Etat se posait celle relative aux annuités dues par la Société Générale pour les domaines reçus lors de sa fondation. Nous avons indiqué, en parlant de la fondation de la Société, que celle-ci s'était engagée à payer jusqu'à sa dissolution une annuité fixe au Roi et une annuité croissante au syndicat d'amortissement et, en outre, à verser au moment de sa dissolution.,en 1849, dans les caisses de l'Etat, une somme de 20 millions de florins. Au lendemain de la Révolution, le gouvernement de La Haye fit séquestrer toutes les propriétés de la Société situées en Hollande : par contre, la Société cessa tout paiement du chef des annuités due par elle.
Cette question donna lieu, elle aussi, à des discussions.
Nous avons vu que. sous le régime hollandais déjà, la méthode d'évaluation des domaines cédés fut vivement critiquée, notamment par De Stappers.
Mais les critiques se ranimèrent surtout après la Révolution de 1830. Le même De Stappers remit au Congrès National une pétition, demandant d'abroger la loi du 26 août 1822, loi qui décidait la remise des propriétés domaniales au roi Guillaume. Le Congrès n’y donna aucune suite, d'ailleurs.
Cependant. les discussions continuèrent. Non seulement on critiquait l'évaluation défectueuse des domaines, mais on contestait la légitimité même de leur cession à la Société. Les propriétés en question, disait-on, n’avaient pas été remises au Roi à titre personnel ; il ne les détenait qu'en sa qualité de souverain. et par conséquent ne pouvait les aliéner. Bien souvent on soutint à la Chambre et dans diverses (page 120) l) publications que les cessions domaniales de 1822 devaient être annulées.
La section centrale chargée d'examiner la convention conclue à la fin de 1836 entre le gouvernement et la Société - convention dont il va être parlé - fut amenée à examiner la question de la légitimité des cessions faites la Banque en 1822.
Après un examen approfondi. la section centrale, tout en trouvant les calculs de De Stappers exagérés, estima cependant que les propriétés cédées en 1822 au roi Guillaume avaient été évaluées considérablement au-dessous (page 121) de leur valeur. Mais elle constatait que tant cession à la Guillaume que la rétrocession à la Société Générale avaient été formellement approuvées par le pouvoir législatif et que, par conséquent, les titres de propriété de la Société étaient inattaquables.
Mais ce qui provoquait le plus de critiques, c'était le refus de la Société de continuer verser entre les mains du gouvernement belge les annuités dues pour les domaines. Le motif qui dictait cette attitude à la Société était le même que celui qui lui avait fait refuser de livrer l'encaisse de 1830. Aussi disait-elle, qu’l n'y aura une dation entre le gouvernement belge et le gouvernement hollandais, je ne puis rien payer ni à l'un ni à l'autre.
(page 122) La Commission parlementaire désignée à la fin de 1833 conclut que le gouvernement avait le droit d’exiger le versement des annuités, dues tant à l'ancienne liste civile qu'au syndicat d’amortissement, sauf à déduire provisoirement les revenus des propriétés situées en Hollande.
En 1835, le Gouvernement intenta une action judiciaire contre la Société. La procédure fut longue et entre-temps les parties conclurent. le 7 novembre 1836, une convention provisoire, qui ne fut pas approuvée par le Parlement et qui ne fut pas appliquée.
Bien que l’accord fût général sur la nécessité d'une action rapide de toutes les questions relatives aux rapports entre le Trésor et la Société, solution sans laquelle il était impossible de se faire une opinion précise sur la situation financière du gouvernement , la question des annuités. comme celle de l’encaisse, ne fut réglée que par le traité du 5 novembre 1842 avec la Hollande et la convention conclue la veille entre le gouvernement et la Société Générale.
La Société Générale se reconnaissait débitrice d'une somme de 32 millions de florins. tant pour le prix principal des domaines - qui en principe n'était payable qu'en 1849 - que pour les redevances dues jusqu’en 1842. Cette (page 123) ) somme était diminuée de 16, 500.000 florins, représentant la valeur des domaines situés en Hollande, ainsi que leurs revenus non perçus de 1830 à 1842, qui restaient acquis à la Hollande. La Société s'engageait à payer les 15,5 millions de florins restants de la manière suivante : 8,1 millions par la remise de la forêt de Soignes, 2.5 millions en numéraire, et 4,9 millions par deux promesses, l’une un an, l'autre à deux ans.
Quand on se demande quel a été pour la Société le résultat de la gestion des domaines reçus en donation lors de sa fondation, on doit constater qu'il a été très fructueux. Dès le 3 avril 1843, quelques mois après la conclusion de la convention, le gouverneur constate dans son rapport que la vente des propriétés de la Société lui a procuré un bénéfice (page 124 ) important. L’année d’après, le gouverneur donne quelques indications qui permettent de chiffrer ce bénéfice. Elles montrent que celui-ci a permis d'amortir les pertes subies par la Société en 1830, qu'il a fourni une somme de 7 millions de francs pour les dividendes des années précédentes, et qu’il reste une somme de millions de francs. Soit en tout environ 23 millions de francs. Le chiffre réel est supérieur, parce qu'à ce moment-là les forêts restées entre les mains de la Société étaient portées à 3,5 millions, tandis que leur réalisation fournit plus de 4,5 millions.
Le rapport du 3 avril expliquait ce bénéfice par l’accroissement du prix de ces biens depuis vingt ans. « La (page 125) Société Générale, ajoutait-il, n'a fait que recueillir les avantages dont jouit tout particulier qui, à la même époque, s’est rendu acquéreur de propriétés foncières. » Pour que l'aliénation des propriétés, évaluées en 1822 à 42 millions de francs, ait pu rapporter un bénéfice de 23 millions environ, il aurait fallu qu'entre 1822 et 1837, époque où les aliénations étaient à peu près terminées, la valeur vénale des propriétés foncières eût augmenté de plus de 50 p. c., ce qui paraît improbable. Il faut donc conclure qu'une partie de ce bénéfice provenait de l’évaluation trop modérée des domaines en 1822. Ce qui confirme la conclusion à laquelle nous sommes arrivés plus haut. Les critiques de l'évaluation, trop favorable au roi Guillaume et à la Société, étaient fondées. mais exagérées.
Nous venons de voir combien vives furent, pendant deux premières décades de notre indépendances, les polémiques au sujet des rapports entre le Trésor et la Société Générale. Mais la question était plus vaste encore, car il ne s'agissait pas seulement des intérêts du Trésor. La Société Générale occupait, pendant cette période, une place importante dans les préoccupations de l'opinion publique ; elle a même joué - directement ou indirectement - un rôle qui n'est pas négligeable dans les luttes politiques de l’époque.
(page 126) Pendant plus d'une décade après la Révolution de 1830, une fraction importante de l'opinion publique manifesta beaucoup de méfiance à l'égard de la Société Générale et ne lui ménagea pas ses critiques. Les mobiles qui inspiraient ces critiques étaient assez variés : le sentiment national exacerbé rendait suspecte une institution, qui était en grande partie l’œuvre du chef de la dynastie abhorrée ; la place dominante occupée par la Société dans l' activité économique, l’accroissement continu de sa puissance et de son influence, faisaient naître un sentiment d'inquiétude, peut-être même d’envie.
Il faut d'ailleurs noter qu'une grande partie des polémiques qui éclatèrent au sujet de la Société Générale intéressaient, non seulement la Société elle-même, mais l’ensemble des institutions financières, dont elle était la plus importante. Cependant, pour le moment, nous négligerons cet aspect plus général du problème et ne nous occuperons que des questions relatives à la Société Générale.
Quand on consulte les documents parlementaires et les publications de l'époque, on est frappé de voir combien souvent elle est accusée d'orangisme. On savait que, depuis sa création, la Société avait joui d'une sollicitude toute spéciale de Guillaume de Nassau, lequel surveillait de près son activité. On savait, en outre, - et ceci surtout impressionnait les esprits - que Guillaume possédait plus des trois quarts de ses actions. Quoi d'étonnant alors si, fréquemment, tant au Parlement que dans la presse, la Société a été traitée de « Banque de Guillaume » ou du moins déclarée suspectes de sympathies orangistes.
(page 127) Il semble bien que l'on puisse affirmer maintenant avec certitude que ces soupçons n'étaient pas fondés. Si les dirigeants de la Société Générale, et notamment le gouverneur de la Société, M. Meeus - qui en était l’âme - n'étaient pas de ceux qui prévirent, encore moins de ceux qui firent, la Révolution, il semble bien que leur adhésion au régime nouveau était franche et définitive. Cependant, si peu fondés qu'aient été ces soupçons et ces critiques, ils étaient accueillis par une grande partie de l'opinion publique. On peut en voir la preuve, non seulement dans la (page 128) fréquence avec laquelle les critiques se répétaient à la tribune de la Chambre, mais encore dans le fait que la réponse à ces critiques provenaient presque exclusivement de M. Meeus et de temps à autre des ministres des Finances. Rarement, d 'autres députés protestaient contre les accusations dont la Sociétés était l'objet.
D'ailleurs, le soupçon d'orangisme venait se superposer en partie aux critiques adressées à la Banque, du chef de son attitude dans la question de l'encaisse de 1830, du contrôle de la Cour des comptes, etc. On parlait de sa révolte contre les pouvoirs établis, de son refus de reconnaître les institutions issues de la Révolutions, etc.
(page 129) En dehors de cette question de caractère plutôt politique se posait le problème économique. La Société Générale, d'abord la seule institution financière du pays, ensuite la plus importante - et de loin - inquiétait une partie du Parlement et de l’opinion publique par sa puissance même. Comme elle jouait un rôle capital dans tout le mouvement financier, comme elle était à la tête de la plupart des entreprises nouvelles, comme elle intervenait - soit en collaboration avec les Rothschild. soit seule - pour les émissions des emprunts de l'Etat, son influence paraissait excessive. On prétendait qu'elle était en train de monopoliser toutes les opérations financières ; on craignait qu'elle ne finit par concentrer entre ses mains la direction de toutes les entreprises industrielles ; on soutenait qu'elle devenait une puissance dans l'Etat.
(page 130) Enfin, on soutenait encore qu’elle utilisait souvent sa puissance financière pour exercer éventuellement une pression sur l'opinion publique et le gouvernement. Nous reviendrons là-dessus plus loin, lorsqu'il sera spécialement question de l’influence politique de la Société Générale.
A ces critiques, on ne manquait évidemment pas de répondre ; les ripostes, cependant, étaient bien moins fréquentes que les critiques. La défense de la Société était entreprise, au Parlement, principalement par M. Meeus ; dans la presse. par l'Indépendant.
(page 131) On répondait aux critiques dirigées contre la Société en montrant les services rendus par elle : services rendus aux masses laborieuses par la création de la caisse d épargne ; services rendus au commerce et à l'industrie par l’octroi de crédits et par l’abaissement du taux d’intérêt. On montrait le rôle capital qu’elle joua dans l'efflorescence de l'industrie. On insistait, d'autre part, sur les services qu’avait rendus au pays la Société Générale en souscrivant aux emprunts de l'Etat, même aux moments où la situation politique et financière était bien incertaine. On montrait (page 132) enfin l’appui considérable que la Société prêtait au crédit de l’Etat en acceptant comme prix des domaines aliénés les obligations du gouvernement belge à leur taux d'émission, même lorsqu'il était supérieur au cours de la Bourse.
(page 133) Quant aux affirmations au sujet de la puissance trop considérable de la Société Générale et de ses tendances monopolisatrices, il suffisait de répondre que les craintes étaient chimériques, qu'à côté de la Société d'autres banques se créaient et qu'enfin c'était grâce à sa puissance que la Banque était en mesure de rendre d'importants services à l'industrie et au commerce. Nous aurons à revenir sur cette question qui n'intéressait pas seulement la Société de Bruxelles et qui soulève le problème plus général de l’attitude à prendre par les pouvoirs et l’opinion publics envers les vastes agglomérations de capitaux. Mais abstraction faite du jugement à porter sur ce phénomène, on doit constater que la puissance de la Société Générale était indéniable. Son importance relative était certainement bien plus grande à cette époque-là qu'actuellement.
Bien que de nos jours la Société Générale représente une force bien plus grande qu'il y a 80 ans, son influence trouve un contrepoids dans le grand nombre d'institutions financières qui se sont développées depuis lors (Banque Nationale, Caisse d'Epargne, banques de Bruxelles et de la province, etc.). dans l’affermissement du crédit de l'Etat, dans la formation d'entreprises industrielles considérables, etc, A cette époque-là, il n'y avait, à côté de la Société Générale. que la Banque de Belgique qui comptât quelque peu : le crédit de l'Etat était encore très faible et était appuyé exclusivement par les Rothschild et la Société Générale, les sociétés industrielles naissaient seulement et pour la plupart étaient contrôlées par la grande Société bruxelloise.
(page 134) On comprend dès lors que cette puissance ait pu frapper beaucoup d'esprits et qu'on ait pu parler d'un Etat dans l'Etat. Et cela d'autant plus, que l'Etat belge était encore en somme très jeune et que sa situation politique ne s'est définitivement raffermie qu'après 1839.
La puissance de la Société Générale était tellement manifeste que les étrangers en étaient vivement frappés. Après un voyage d’études en Belgique, M. Chevalier décrivait l’importance de la Société et son rôle dans l'activité économique, puis il ajoutait : « Une institution ainsi posée domine tous les intérêts du pays. C'est un colosse qui, s'il s'attaquait aux libertés du pays, leur serait formidable. La Société Générale ne s’est point mêlée de politique… On conçoit cependant qu'elle excite les appréhensions des amis de la liberté et la jalousie des pouvoirs publics. II était naturel que l'on vît se reproduire ici la lutte qui depuis trois ans tient les Etats-Unis en suspens entre la Banque et la démocratie personnifiée par le général Jackson… Les hommes les plus éclairés de la Belgique, en même temps qu'ils rendent hommage au bon esprit qui anime aujourd'hui la Société Générale, craignent qu'il n'en soit pas toujours ainsi pour l'avenir. Ils regrettent qu'elle soit presque absolument indépendante du gouvernement… »
Les dirigeants de la Société Générale étaient d'ailleurs responsables, eux-mêmes, en grande partie de la méfiance qui régnait son égard dans une portion notable de l’opinion publique, et cela en tout premier lieu par suite du (page 135) secret systématique dont ils entouraient l’établissement se trouvant sous leurs ordres. A une seule exception près, jamais les rapports et les bilans de la Société ne furent publiés, aucun communiqué ne parut, en dehors des avis annonçant une émission ou le paiement d'un dividende. Tout ce qui se rapportait à l'activité de la Société portait un cachet de mystère.
Il serait vraiment trop fastidieux de citer tous les discours et publications où l'on se plaignait de ce système de mystère, du mur qui cachait l'activité de la Société, etc. Contentons-nous de signalez un incident caractéristique. Un jour. le gouverneur de la Société, M. Meeus, se plaignit à la Chambre de ce qu'on y mettait constamment en suspicion le crédit de la Société. « En France. disait-il, entend-on jamais dire un mot qui puisse même effleurer le crédit de la Banque de France ? N'en est-il pas de même en Angleterre ? » C'est alors que Rogier, qui cependant n'avait jamais participé à la campagne contre la Société Générale. intervint dans le débat pour signaler la situation toute particulière de la Société de Bruxelles qui ne publiait jamais ses comptes.
Même l'Indépendance belge, qui succéda à l'Indépendant et qui défendait toujours la Société, lui donna tort à cette occasion. La Société Générale, écrivait-elle, ne peut pas se dissimuler que le pays lui sait mauvais gré du mystère excessif dont elle entoure ses comptes et ses bilans. »
Il semble d'ailleurs que les dirigeants de la Société, et (page 136) tout particulièrement son gouverneur, étaient fort ombrageux et s'irritaient de tout ce qui leur semblait constituer une ingérence des pouvoirs ou de l’opinion dans les affaires de la Banque, même quand cette ingérence s'imposait par les statuts mêmes de la Société. C'est ainsi qu’il leur arrivait parfois de ne pas se montrer suffisamment souples et de se faire du tort aux yeux de l'opinion publique.
(page 137) Pour compléter cet aperçu, fort long et pourtant incomplet à bien des égards, du rôle joué par la Générale dans les discussions économiques et financières et dans les préoccupations de l'opinion publique pendant les deux premières décades de l’indépendance de la Belgique, il nous reste à dire quelques mots d'incidents politiques auxquels elle se trouva mêlée.
Le premier de ces incidents, le plus important, se place en 1836 début 1837. Il fut provoqué par le projet de nommer MM. Meeus et Coghen, les deux principaux dirigeants de la Société Générale, ministres d’Etat. Le but poursuivi était probablement de donner à la Société en quelque sorte une estampille officielle et de dissiper les préventions dont elle était l’objet auprès d'une partie de l'opinion publique ; il s'agissait en somme d'attester solennellement son rattachement définitif au régime nouveau.
Le président du conseil des ministres, M. de Muelenaere, était très lié avec M. Coghen. Il se montra favorable à ce (page 138) projet, ainsi que Léopold Ier. Il était tout naturel que Léopold Ier cherchât à nationaliser, si l'on peut dire, le grand établissement bancaire, dont il saisissait bien l’importance dans la vie nationale et dont le développement l'intéressait vivement.
Mais lorsque, vers la mi-novembre 1837, le projet fut soumis au conseil des ministres, la majorité se prononça nettement contre et de Theux, d'Huard et Ernst offrirent leur démission au Roi.
L 'événement fut immédiatement connu par les indiscrétions de la presse. La Chambre était précisément réunie en sections lorsque le fait fut connu. Immédiatement, un grand nombre de membres se réunirent en un espèce de comité général, puis allèrent féliciter de Theux.
(page 139) L'événement fit beaucoup de bruit et pendant plusieurs mois la presse en fut remplie. La plupart des journaux et une grande partie de l’opinion publique approuvèrent l’attitude de de Theux et de ses collègues.
Non seulement les journaux hostiles depuis longtemps à la Société, tels que l’Observateur ou le Belge ; non seulement le Courrier belge qui, comme journal radical devait s’opposer à l'arrivée au pouvoir de la féodalité industrielle - l'expression était déjà courante alors - mais encore I’Emancipation, journal très modéré et en général plutôt sympathique à la Société : mais encore la plupart des journaux catholiques et conservateurs. prirent nettement et violemment le parti des adversaires du projet.
Quant à l’attitude de l’opinion publique, on peut en juger par celle d'une grande partie de la Chambre. qui manifesta sa confiance à de Theux et à ses collègues.
Pour comprendre comment le projet a pu provoquer un pareil tollé, il faut se souvenir de l'hostilité, ou du moins (page 140) de la méfiance, d'une grande partie de l’opinion publique envers la Société Générale, sentiments dont nous avons parlé. II faut aussi ne pas perdre de vue que la question était alors plus délicate encore qu'actuellement, puisque les rapports entre le gouvernement et les institutions financières étaient plus fréquents. Ainsi, le Gouvernement avait fréquemment à se prononcer sur les autorisations à accorder aux sociétés anonymes. A ce moment-là, précisément, se posait la question de savoir si l’on reconnaîtrait la Mutualité, créée pur la Société Générale, question qui donnait lieu à de vives discussions. Le Gouvernement devait tout particulièrement éviter de paraître influencé par des contacts trop intimes avec les personnalités éminentes du monde financier. Il faut noter aussi une certaine hostilité, plus ou moins avérée, de quelques milieux conservateurs, contre l’expansion industrielle et financière.
II est à remarquer. en outre, qu’il existait à cette époque deux catégories de ministres d'Etat. Les uns n’avaient pas d’entrée au conseil ; leur fonction était purement honorifique, comme actuellement. D'autres avaient entrée et voix au conseil. Or, on supposait au commencement, certains journaux l'affirmaient même, qu'il s'agissait de faire entrer Meeus et Coghen dans la seconde catégorie.
(page 143) Quoi qu'il en soit, en présence de l’attitude de la presse et surtout de la Chambre, Léopold Ier refusa d'accepter la démission de de Theux et de ses collègues ; ce fut alors de Muelenaere qui se retira et il ne fut plus question ce projet.
L’événement que nous venons de signaler est intéressant, non seulement parce qu'il indique les courants d'opinion de l’époque, mais encore parce qu'il contribua à accentuer l'hostilité de certains milieux,n et surtout de quelques milieux catholiques et conservateurs, envers le mouvement industriel et financier, hostilité dont il sera question dans la suite.
Si la Société Générale ne fut plus, par la suite, mêlée aussi directement à des incidents de ce genre, il s'en faut que son nom ait disparu des batailles politiques.
Nous aurons l'occasion de revenir dans la suite sur les compétitions politiques entre les représentants des intérêts conservateurs - auxquels se joignait un certain nombre de démocrates catholiques - et les représentants des intérêts industriels, qu'on désignait alors sous le terme « parti industriel. » Contentons-nous de signaler qu'aux yeux d'une grande partie du public et de la presse, le parti industriel était personnifié avant tout par la Société Générale. (page 142) Aussi son nom se retrouvera-t-il encore sous notre plume lorsque nous reviendrons sur ce sujet.
Pour le moment, nous voudrions seulement signaler encore un incident de l'histoire de la Société Générale qui eut des répercussions d 'ordre politique. Les statuts de la Société prévoyaient son expiration à la date du 31 décembre 1849. Il fallait naturellement décider longtemps d'avance sa prorogation, car, si celle-ci n'était pas admise, il fallait préparer peu à peu la liquidation. Or, si, pendant les premières années après la révolution de 1830, les sociétés anonymes pouvaient se passer d’autorisation gouvernementale et si, par conséquent, on pouvait prévoir, en cas de non-prorogation par le gouvernement, la continuation de l'existence de la Société Générale en tant que société libre, la chose n'était plus possible depuis l’arrêt de la cour de cassation du 26 mai 1842, statuant que les sociétés anonymes dont les statuts n'étaient pas approuvés n’avaient pas d'existence légale. Il fallait donc que la Société Générale obtînt à temps la prorogation de ses statuts.
Mais l’accord ne put se faire sur cette question au sein du cabinet des ministres, présidé par Nothomb. Plusieurs membres, notamment Smits, Desmaisières et de Briey, s'opposèrent à la prorogation de la Société Générale ; de Muelenaere et Nothomb, par contre, en étaient partisans. Il semble que Léopold Ier intervint et l'on finit par une transaction.
(page 141) L'arrêté royal du 30 mars 1843 décida la prorogation « éventuelle » de la Société Générale jusqu'au 31 décembre 185/. Il s'agissait d'une prorogation éventuelle. parce que le gouvernement se réservait le droit de faire connaître à la Société, au plus tard le 31 décembre 1849, les modifications aux statuts qui lui paraissaient nécessaires. La prorogation ne devait être définitive qu’après accord entre la Société et le gouvernement au sujet de ces modifications.
En somme, c'était une prorogation tout de même. Le comte de Briey, adversaire irréductible de la prorogation, donna sa démission le jour même où l'arrêté fut signé. La démission ne fut pas rendue publique, et comme ce désaccord venait se greffer sur un ensemble d'autres raisons qui rendaient précaire la situation du ministère, celui-ci démissionna en bloc le 16 avril 1843.
Cette prorogation éventuelle paraissait d’ailleurs, et paraît encore difficile à expliquer. Si l'on estimait que des modifications aux statuts étaient nécessaires - et ces modifications s'imposaient : publicité de la situation de la Banque, séparation plus nette entre les opérations d'émission et d'escompte, d'une part. et le crédit industriel, d'autre part, etc. - pourquoi n'avoir pas attendu qu'il y eût accord à ce sujet, avant de décider la promulgation ? Pourquoi n'avoir pas exigé l'adoption immédiate de ces modifications ?
(page 144) Aussi cet arrêté fut-il non seulement critiqué dans certains organes de la presse, mais encore déclaré inexplicable par Malou et Lebeau.
Quoi qu'il en soit, il s'agissait d'une prorogation éventuelle et à court délai. L’existence de la Société Générale restait donc précaire. D'après certains, ses dirigeants en auraient ressenti un dépit, qui se serait accru lorsque l'emprunt de 1844, au lieu d'être adjugé à la Société Générale, fut émis pal souscription publique.
Quelques-uns des adversaires de la Société Générale prétendaient qu'entre 1844 et 1848, toute sa politique bancaire était déterminée par le dépit dont nous venons de parler. La Société aurait refusé toute avance sur les fonds de l’Etat belge, elle aurait même cherché (page 145) à peser sur les cours par des ventes systématiques.
On accusait, en outre, la Société d'accorder très parcimonieusement des crédits, d'élever brusquement et indûment le taux d'escompte et de couper souvent brusquement (page 146) les crédits. Le public réclamait-il, on répondait : nous liquidons. Le but aurait été d'exercer une pression sur le Parlement par l'intermédiaire de l'opinion publique On allait jusqu'à prétendre que la Société essayait de provoquer une crise financière pour intervenir au moment opportun, se poser en sauveur et obtenir une prorogation des statuts.
Les deux économistes contemporains, les seuls qui aient étudié l'histoire bancaire belge antérieure à 1850 (de Greef et Van Elewyck), épousent sur ce point, et sans réserves, toutes les critiques adressées jadis à la Société Générale, malgré toutes les exagérations dont elles étaient empreintes. Ce manque d'impartialité provient probablement de ce que les deux auteurs cités se sont documentés à peu près exclusivement dans les écrits de De Pouhon, et de ce qu'ils n'ont pas situé suffisamment les événements en question dans le cadre général où évoluait à cette époque l'activité économique et financière de la Belgique et des pays voisins.
Lorsqu’on soumet à une étude détaillée tous les documents de l'époque, et que l'on tient compte de l'ensemble de la situation financière, on doit être plus réservé que les deux écrivains susmentionnés. La question est beaucoup plus complexe que ne se l'imaginaient De Pouhon et les autres critiques. Il est vrai que, depuis 1844, le (page 147) montant des escomptes de la Société a subi une réduction graduelle ; il est vrai aussi que le taux d'escompte a été augmenté plusieurs fois. Il est possible, il est même probable, comme nous allons le voir, que les raisons invoquées par les critiques de la Société y étaient pour quelque chose. Mais il paraît certain que d 'autres motifs, d'ordre strictement économique, intervenaient également. La politique de la Société Générale pouvait être considérée, en partie du moins, comme une politique défensive, pour protéger son encaisse et pour agir sur le change. Cette politique n'a peut-être pas toujours été adroite, notamment lorsque, au lieu de se contenter d'élever le taux d escompte, la Société apportait des restrictions au crédit - mais elle pouvait se justifier dans son principe. C'est d'ailleurs par cette considération - nécessité de se préserver contre les drainages extérieurs - que les défenseurs de la Société justifiaient sa politique.
(page 148) Si la politique de la Société Générale pouvait se justifier, en principe, - du moins en ce qui concerne les élévations du taux d'escompte, - ce n'est pas dire que des considérations intéressées en fussent nécessairement absentes. Il est probable qu’il y avait un élément de vérité dans les affirmations des adversaires de la Société et que celle-ci cherchait à influencer le Parlement et l'opinion publique, et à leur montrer combien elle devait être ménagée.
Cela paraît probable, d'abord par tout ce que nous connaissons de l’attitude antérieure et du caractère du gouverneur de la Société. Cette impression est confirmée par une phrase caractéristique que nous trouvons dans le Courrier belge, qui, à cette époque, s’inspirait visiblement auprès des dirigeants de la Société Générale. « On n'a pu, écrivait-il, à plusieurs reprises. inquiéter, menacer, tâcher même de discréditer la Société Générale, sans forcer les directeurs de cet établissement à redoubler de précaution et de prévoyance. Dès lors, tout dans leurs actes, tout dans leur marche a été empreint d'un certain esprit de défiance... Il faut se persuader qu'on ne peut jouer impunément avec le crédit, avec la considération des établissements de crédit. Des accusations parties des bancs de la Chambre, alors qu'elles étaient d'une injustice et d'une inexactitude manifestes, devaient avoir du retentissement au dehors ; l'esprit public, dans son ensemble, force de bon sens, a pu, il est vrai, ne pas s'en émouvoir outre mesure ; mais, de son propre mouvement, l’établissement qu'on attaquait, et qui n'était guère défendu, devait agir comme si ses ennemis allaient parvenir, à force de persévérance, à égarer complètement l'opinion... Nous voudrions que chacun comprît combien aurait été plus efficace, plus active l'intervention de la grande banque dans les circonstances actuelles, si l'opinion avait été unanime depuis longtemps pour lui assigner son rôle de régulateur suprême du crédit ! » (Courrier belge, 2 septembre 1845).
(page 149) Il semble donc bien que la tactique de la Société ne s'inspirait pas exclusivement de considérations d'intérêt économique général. Etant donné d'ailleurs l'état anarchique dans lequel se trouvait l'organisation du crédit, étant donné l'instabilité de l’existence même de la Société, le caractère de certains de ses dirigeants et l'animosité qu'elle rencontrait dans une partie de l'opinion publique et des milieux parlementaires, cette constatation n'a rien d'étonnant.