(Paru en 1926 à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
(page 306) Jusqu'à présent, nous n'avons pu mentionner qu’accidentellement les idées de l'époque au sujet des divers problèmes financiers. Ceux-ci préoccupaient vivement une partie de l'opinion publique, des polémiques ardentes éclataient au Parlement et dans la presse, parfois même la situation politique en était influencée. Aussi nous paraît-il intéressant de consacrer un chapitre spécial au mouvement des idées en matière financière pendant la période 1830-1850. Nous y rattacherons des considérations sur la politique gouvernementale, pour autant qu’elle s'inspirait de doctrines déterminées.
Toutefois, dégager les courants d'idées de l'époque n'est pas chose aisée. Les études économiques étaient rudimentaires alors en Belgique, les travaux consacrés aux questions financières faisaient presque entièrement défaut. Les problèmes financiers, soulevés par à-coup, n'étaient pas l'objet d'études et de discussions systématiques. Aussi ne pourrons-nous tracer des idées financières de cette époque un tableau complet et bien coordonné ; force nous sera de nous contenter d'une série d'indications. parfois même assez décousues.
Deux problèmes étroitement liés préoccupaient les esprits : celui de la circulation fiduciaire et celui du crédit commercial ou de l'escompte.
Le régime légal de la circulation fiduciaire était imprécis (page 307) en ce sens qu'il n'y avait pas de législation sur cette matière. Aussi admettait-on que l'émission des billets était libre et pouvait être effectuée par n'importe qui. En règle générale, on les assimilait d'ailleurs aux lettres de change ou billets à ordre dont la création n'était et n'est soumise à aucune réglementation, sauf celle du timbre.
Plusieurs fois, des déclarations furent faites dans ce sens au Parlement. C'est ainsi que le ministre des Finances. d'Huart, disait un jour à la Chambre à propos des billets de banque : « Les prend qui veut. Ce sont des bons de caisse, des billets que tout le monde peut créer, pourvu que le timbre y soit. Nous n'y regardons pas » (séance du 23 février 1837).
L’émission des billets était donc considérée comme absolument libre. Frère-Orban, il est vrai, souleva un doute à ce sujet vers la fin de la période que nous étudions ici. Il invoquait une loi du 9 novembre 1792, interprétée par un décret du 25 thermidor, an III, qui interdisait aux corps administratifs, aux compagnies et aux particuliers l'émission de tout titre au porteur pouvant remplacer la monnaie (Chambre des représentants, séances des 2 et 4 mars 1850).
(page 308) Sans se prononcer formellement, il mettait en doute qu'on puisse émettre librement des billets. Ce texte n'avait cependant jamais été invoqué auparavant, à notre connaissance du moins. Plus tard, on fit observer qu'il visait à favoriser la circulation des assignats et qu’il était, par conséquent, abrogé depuis leur disparition (Cf. DE RIDDER, De la Monnaie, du Crédit et des Titres de crédit Gand, 1869, p. 278).
Au surplus, encore actuellement l'émission des billets est libre, sauf en ce qui concerne les sociétés anonymes, pour lesquelles une restriction a été introduite. en 1850, par la loi relative à la Banque Nationale.
Avant 1850 donc, l’émission était libre, en principe du moins.
Nous disons « en principe du moins », car, en réalité, cette liberté absolue n'a pas duré longtemps.
Il convient de se rappeler qu'à cette époque presque toutes les sociétés anonymes demandaient, pour se constituer, l'autorisation gouvernementale. Par là même, le gouvernement disposait envers elles d'un pouvoir discrétionnaire, puisqu'il pouvait, pour accorder son autorisation, exiger n'importe quelle modification aux statuts. Or. il a été amené assez rapidement à user de ce pouvoir précisément pour réglementer, dans une certaine mesure, la question de l'émission.
Nous avons indiqué plus haut comment, vers le début de 1837, la Société Générale s'était trouvée en conflit avec le gouvernement au sujet de l’émission de billets nouveaux libellés en francs. Elle fit alors émettre des billets par sa filiale la Société de Commerce, qui les fit appeler « bons de caisse. » Les statuts de cette société ne prévoyaient pas cette opération. Interpellé à ce sujet à la Chambre, le (page 309) ministre des Finances, d'Huart, répondit que l'émission des billets était une opération permise à tout le monde et qu'il n'avait pas à s'en occuper. Le chef du cabine, de Theux, de son côté, fit observer que le gouvernement, comme tel, n'avait pas à se prononcer sur la question de savoir si une société, dont les statuts étaient muets à ce sujet, pouvait émettre des billets. Il ajouta cependant que les opérations de la Société de Commerce avaient suggéré au gouvernement la pensée d’exiger dorénavant l’inscription dans les statuts des sociétés d'une clause, interdisant toute émission de billets sans autorisation du gouvernement (séance du 23 février 1837).
Effectivement, depuis 1837, on trouve presque toujours, soit dans les statuts mêmes des sociétés, soit dans les arrêtés royaux d'approbation, une interdiction d’émettre des « banknotes ou billets de caisse ou autres papiers au porteur de la même nature. »
Ainsi donc la liberté d'émission n'existait plus que pour les particuliers ou les sociétés à responsabilité illimitée. Or, ni les uns ni les autres ne pouvaient arriver à émettre (page 310) beaucoup de billets. Seules, les banques créées par des sociétés anonymes pouvaient espérer inspirer au public une confiance suffisante pour arriver à une émission quelque peu sérieuse. Or, elles ne pouvaient émettre de billes qu'en vertu de statuts approuvés par le gouvernement. Il est donc exagéré de dire que la Belgique de cette époque connut une véritable liberté d’émission.
Quoi qu'il en soit, ce régime présentait de graves défauts. Tout le système de crédit du pays était défectueux. Les contemporains n'ont pas manqué de s'en apercevoir.
Nous avons dit plus haut à quel développement des opérations financières on assista en Belgique entre 1835 et 1839. Nous verrons plus tard que les contemporains appréciaient différemment ce fait. Certains esprits le condamnaient dans son principe même. Mais, indépendamment de ces critiques générales, des écrivains ou des hommes politiques, tout en approuvant le mouvement financier dans son ensemble, tout en s'en faisant même les chaleureux protagonistes, signalaient dans l’organisation bancaire des défauts sérieux.
L'insuffisance du crédit commercial proprement dit était notamment l’objet de vives critiques. Les quelques établissements bancaires existant avaient concentré leur activité à Bruxelles surtout, et s'étaient adonnés principalement aux opérations financières dont profitaient particulièrement les grosses entreprises industrielles. Les opérations d'escompte étaient peu développées et le commerce ou l’industrie d'importance moyenne devaient s'adresser aux banquiers particuliers, surtout en province. Il en résultait qu'ils ne plaçaient leur papier qu’à des taux d'intérêt trop élevés, ou même souvent ne parvenaient pas le faire escompter.
(page 311) Pour remédier à cet inconvénient, on recommandait aux institutions financières de s’adonner plus largement aux (page 312) opérations d'escompte, on préconisait également la création d'une ou de plusieurs banques consacrées spécialement au crédit à court terme.
L'utilité de ces institutions spéciales apparut tout particulièrement au moment de la crise de 1838. Aussi est-ce surtout à partir de ce moment-là qu'on en souhaita vivement la création.
La crise de 1838 attira encore l'attention sur un autre défaut du système bancaire. On s'aperçut de plus en plus des inconvénients que présentait la politique des banques d'émission : en immobilisant leurs ressources, elles devaient nécessairement provoquer de graves embarras en cas de crise.
Enfin, on remarqua bientôt l'insuffisance de la circulation des billets en Belgique. On finit aussi par s'apercevoir, mais cette idée mit plus de temps à s'implanter dans les esprits, que la multiplicité des banques d'émission et la concurrence qu'elles se livraient étaient un obstacle à leur bon fonctionnement. Ces divers points méritent quelque développement.
(page 313) Nous avons vu plus haut que si, en principe, le régime légal de l'émission était celui de la liberté, en réalité, ce régime n'exista pas longtemps sous sa forme pure.
Mais si toutes les banques émettant des billets, ou à peu près toutes, le faisaient avec le consentement du gouvernement, celui-ci n'utilisa pas son pouvoir pour réglementer les opérations qui pouvaient être faites à l'aide des billets. Les statuts, même ceux approuvés par le gouvernement, ne prévoyaient aucune règle pour ce que l'on appelle actuellement la couverture de l'émission, ni pour la couverture métallique, ni pour la couverture commerciale. Ils se contentaient d'ordinaire de stipuler, d’une manière plus ou moins formelle, que l'émission ne dépasserait pas le montant du capital social. C'était là une précaution contre l'exagération de l'émission, non contre les immobilisations.
On s'aperçut de cet inconvénient, surtout après la crise de la Banque de Belgique en 1838.
Dans son rapport sur le projet de loi accordant à cette banque un prêt de 4 millions, Devaux écrivait déjà : « La circonstance qui a donné lieu à la présentation du projet de loi doit avoir pour résultat d'appeler l'attention sérieuse du gouvernement et des Chambres sur les précautions que nécessitent la création des sociétés par actions (page 314) et l'émission des billets de banque. Dans la suite, des idées analogues furent émises à diverses occasions.
En général, on peut dire qu'après la crise de 1838, tout le monde admettait la nécessité de séparer l'élément industriel de l’élément financier, comme on disait alors. C'est-à-dire qu'on se rendait compte que les banques d'émission devaient s'enfermer exclusivement dans les opérations à court terme.
De plus en plus, on admettait aussi que pour arriver à cette séparation, une réglementation stricte des banques d'émission s'imposait.
(page 315) D'un autre côté, la réalité même des faits montrait de plus en plus que le régime de la pluralité des banques d'émission constituait un obstacle pour la bonne organisation du crédit. Aussi concluait-on de plus en plus souvent à la nécessité de créer une banque nationale. patronnée par le gouvernement ou même édifiée par lui. Cette banque aurait été chargée de l'émission des billets, avec ou sans privilège. Sur cette dernière question, essentielle cependant, les idées ne se sont précisées que sous l'influence de la crise de 1848.
L'un des promoteurs de cette idée semble avoir été De Pouhon, qui dit avoir remis une note au gouvernement dans ce sens dès le mois de mai 1838. Mais De Pouhon ne s'intéressait pas beaucoup au crédit commercial ou industriel. il se préoccupait avant tout des emprunts de l'Etat. Il considérait que la Banque Rothschild et la Société Générale, qui prenaient la plupart des emprunts du gouvernement, lui faisaient des conditions trop défavorables. Aussi préconisait-il la création d'une banque nationale, par l'intermédiaire de laquelle l'Etat pourrait placer ses emprunts directement dans le public. Les idées de De Pouhon méritaient, certes, d'être prises en (page 316) considération ; mais il ne s'attaquait pas à l'aspect essentiel du problème.
L'idée de la création d'une banque nationale avec intervention gouvernementale prit consistance à l'époque de la crise de 1838. Après la liquidation de la crise, en présence du marasme dans lequel se trouvait le marché financier, étant données, en outre, les concessions accordées aux banques existantes, l'idée fut négligée. Elle reparut en 1846-1847, lorsque la Belgique subissait le contre-coup de la crise qui ravageait la plupart des marchés financiers.
Certains proposèrent de fusionner la Société Générale et la Banque de Belgique pour en faire un établissement national, sous le contrôle et la garantie de l’Etat. Malou, lorsqu'il était au ministère des Finances, se fit le protagoniste de cette idée et l'exposa dans une note remise à Léopold Ier, le 1er décembre 1846.
(page 317) La crise de 1848 eut pour effet d'établir un accord à peu près général sur la nécessité d'unifier l'émission. Dans les discussions relatives au projet autorisant une émission spéciale au profit de la Société Générale, il n'y eut pas de divergence sur ce point. Le désaccord porta seulement sur l’époque à laquelle la réforme pouvait se faire. Les uns la considéraient comme immédiatement possible, les autres estimaient devoir la retarder jusqu'au moment où la crise serait liquidée.
Nous avons vu que les deux principales banques elles-mêmes ont reconnu, dans leurs négociations avec Frère-Orban, l’utilité d'unifier l'émission.
La création de la Banque Nationale fut le résultat logique de cette évolution des idées.
L'exposé des motifs du projet de loi instituant la banque montrait nettement que le but principal, à côté de la reprise de la convertibilité, était d'unifier la circulation des billets et de séparer l'émission et l'escompte du crédit industriel.
Ces principes fondamentaux ont inspiré les dispositions essentielles de la loi instituant la Banque Nationale. Sans vouloir exposer ici son organisation, qu'il nous suffise de rappeler qu'elle possède le monopole - en fait sinon en droit - de l'émission des billets. que ceux-ci doivent (page 318) être garantis exclusivement par l’encaisse et le portefeuille commercial et que la Banque ne peut faire que des opérations à court terme.
Le projet Frère-Orban ne donna lieu qu'à des discussions de peu d’importance ; elles portèrent presque (page 319) exclusivement sur des questions secondaires. Tout le était d’accord sur les principe fondamentaux.
Quelques voix dissidentes seulement se firent entendre. Le député Cools se déclara partisan de la pluralité des banques d'émission, suivant les idées qu'il avait exposées antérieurement dans l'ouvrage que nous avons cité. Mais il n'insista pas. se rendant compte que l'adoption du projet était inévitable. Il en fut de même du député Cans. Deux autres députés, Sinave et de Perceval se prononcèrent contre le principe de la convertibilité et demandèrent le maintien du régime du cours forcé.
Il est intéressant de noter que nul au Parlement ne se prononça en faveur d'une banque d’Etat. Et cependant, dans les discussions de la première moitié de 1848, on (page 320) préconisait couramment l'émission de billets par l'Etat. Mais les convulsions sociales et les expériences étatistes malheureuses auxquelles on assista en France, après la révolution de février, modifièrent l'orientation des esprits. En dehors de quelques milieux radicaux et socialistes, - peu nombreux alors en Belgique - l'opinion publique était de plus en plus hostile à toute intervention de l’Etat dans r activité économique.
La réforme réalisée par Frère-Orban a donc clos une phase de l'histoire bancaire belge. L'unification de l’émission et sa séparation du crédit industriel furent acquises définitivement comme une des bases fondamentales de notre régime bancaire. Bien que, dans la suite, l'on ait parfois critiqué le monopole de la Banque Nationale et que l’on ait préconisé « la liberté des banques », le principe de l'unité de l'émission n'a jamais été sérieusement menacé en Belgique.
Dans la Banque Nationale, créée par Frère-Orban, le rôle du gouvernement se réduit à une surveillance, par l'entremise d'un commissaire spécial, et à une participation aux bénéfices. (Note de bas de page : Il est vrai que le gouverneur de la Banque est nommé par le Roi. Mais il est toujours choisi parmi les directeurs, qui, eux, sont désigna par les actionnaires.) Cependant, l'époque dont nous nous occupons vit naître des projets qui donnaient à l'Etat un rôle beaucoup plus important. Dans un chapitre consacré aux idées financières de la génération de 1830, ils méritent, bien que n'ayant pas abouti, de retenir notre attention.
Pendant les premières années qui suivirent la proclamation de notre indépendance, la Chambre fut plusieurs fois saisie de propositions relatives l'émission des (page 321) billets par l'Etat. Ces projets émanaient surtout de de Foere (séances du 2 et 5 décembre 1833, du 9 décembre 1834 et du 19 décembre 1839) qui fut le premier à exposer cette idée, et de Rogier, qui s'y rallia dans la suite et la défendit avec plus de persistance même que son collègue (séances du 10 décembre 1834, du 14 février 1837, du 15 décembre 1843 et du 26 février 1847).
Ni i 'un ni l'autre, du reste, n'apportaient de projet bien précis. Tous les deux rattachaient cette question à celle de la dette flottante. Ils voulaient que le gouvernement émisse des billets qui circuleraient dans le public. Celui-ci les accepterait, croyaient-ils, avec plus de faveur que ceux émis par les banques. Ainsi le gouvernement n'aurait plus à recourir aux banques pour les placements des bons du Trésor, ce qui lui procurerait une économie appréciable.
Leur argument principal, exposé surtout par Rogier, peut se résumer ainsi : le gouvernement émet des bons du Trésor, qui sont achetés. en grande partie, par les banques. Celles-ci touchent un intérêt pour substituer leur papier celui de l'Etat. Le gouvernement pourrait tout aussi bien émettre des billets lui-même : il lui suffirait de disposer d'une encaisse suffisante pour rembourser les billets présentés par leurs porteurs. On objectera que (page 322) l'encaisse pourrait être insuffisante en cas de demandes importantes. Mais, disait Rogier, il en est de même des banques. En cas de crise, elles ne sont pas en mesure de faire face à leurs engagements et font appel au gouvernement. Pourquoi le gouvernement ne ferait-il pas usage de son propre crédit ? D'autant plus que dans un pays constitutionnel le danger des émissions abusives n'existe pas.
On voit que ces deux hommes d'Etat assimilaient les billets aux bons du Trésor. C'est pourquoi tantôt les billets qu'ils proposaient d'émettre étaient productifs d'intérêt – « bons du Trésor sans échéance fixée », disait Rogier, — tantôt ils ne l'étaient pas. Rogier ajoutait que l'on pourrait appeler les billets émis par l'Etat du nom que l'on voudrait : bons du Trésor, bons de caisse, bons de la Banque Nationale.
(page 323) Ceci montre qu'en réalité ni de Foere ni Rogier n'approfondissaient la question. Mais ce dont Rogier se rendait compte cependant, c'est que la limitation de l’émission était la condition essentielle du succès de son projet. C'est pourquoi il proposait de n'en émettre que pour 15 ou 20 millions.
Les propositions dont nous venons de parler avaient peu de succès à la Chambre. On faisait observer à leurs auteurs que si les billets émis par l'Etat n'étaient pas convertibles, ils pourraient facilement se déprécier ; on ne manquait pas d'invoquer l’exemple des assignats S'ils étaient convertibles, le gouvernement devrait créer toute (page 324) une organisation spéciale, et cependant en cas de crise il se heurterait à de grosses difficultés.
En réalité, ces objections n'étaient pas absolument péremptoires. L'analyse théorique et l’expérience prouvent que I Etat peut faire circuler une certaine quantité de billets, - même non convertibles, - sans qu'ils se déprécient, à condition que leur émission soit strictement limitée. Mais ainsi posée, la question reste exclusivement sur le terrain budgétaire. L'insuffisance des discussions ressort précisément de ce que Rogier et ses adversaires se cantonnaient sur ce terrain. En somme, ce que recherchaient de Foere et Rogier, c'était de procurer quelques ressources au Trésor à l'aide de l'émission fiduciaire. C'était là un point de vue étroit. Ni l’un ni l'autre ne (page 325) rattachait sa proposition à un plan plus général de réforme bancaire. Or, c'était là l'essentiel. Le principal en cette matière n'est pas de réaliser quelques bénéfices pour l'Etat, mais d'organiser la circulation fiduciaire de manière à obtenir une base rationnelle, à la fois élastique et solide, pour tout le système de crédit du pays.
A côté de ces propositions s'inspirant de préoccupations budgétaires, d'autres préconisaient également l'émission de billets par l'Etat, mais dans le but de perfectionner l'organisation de crédit du pays. Il y a lieu de mentionner avant tout l'ouvrage de Chitti que nous avons eu l'occasion de citer propos de la crise de 1838-1839 (Des crises financières et de la réforme du système monétaire, Bruxelles, 1839)
(page 326) Chitti partait de cette considération que les crises économiques provenaient exclusivement de ce qu' on entreprenait plus qu'on ne pouvait exécuter et que cet excès d esprit d’entreprise ne pouvait se donner carrière que par suite des émissions exagérées de billets de banque. Or, d'après lui, la liberté d'émission des billets, remboursables en espèces, doit nécessairement conduire à la crise. Les banquiers se faisant la concurrence, tâchent de mettre le plus de billets possible en circulation. Ils provoquent une exportation de la monnaie métallique, et la quantité de billets continuant à augmenter, une panique et une crise sont inévitables.
D’un autre côté, soutient Chitti, le public accorde une préférence aux billets, exclusivement parce que leur usage est plus facile que celui de la monnaie métallique. Il voulait donc que la monnaie légale soit représentée, elle aussi, par du papier. De cette manière, le public n'aurait aucune raison pour lui préférer les billets de banque.
Chitti montre ensuite que la valeur des objets se détermine exclusivement par l'offre et la demande. Quant aux monnaies, leur valeur provient non des qualités intrinsèques des métaux, mais de leur usage monétaire ; elle dest onc déterminée par leur quantité relativement à la demande. Il en conclut que la monnaie métallique pourrait être remplacée par des billets émis par l'Etat en quantités limitées. Jusque là, son projet coïncide avec celui de Ricardo. mais ce dernier n'a imaginé, d'après Chitti, qu'un système bâtard. Le défaut de Ricardo consistait à rendre les billets remboursables en lingots ; notre auteur les voulait inconvertibles. L'avantage de l'inconvertibilité aurait consisté à économiser toute la masse de numéraire circulant dans le pays, que Chitti évaluait 300 millions, somme qui aurait suffi à rembourser toute la dette nationale et à entreprendre de grands travaux d'utilité publique (p. 99.).
Pour éviter toute dépréciation, les billets ne devaient Etre émis que dans une quantité suffisante pour retirer la monnaie métallique. D'un autre côté, pour maintenir le pair du change et pour permettre à la circulation des billets (page 327) s'étendre ou de se contracter suivant les nécessités, le gouvernement conserverait un stock de métaux précieux : il vendrait des lingots à un cours légèrement au-dessus de leur valeur légale et en achèterait à un cours légèrement au-dessous. En somme, Chitti en revenait au projet de Ricardo. Il se rendait compte que si la monnaie nationale peut être une monnaie conventionnelle, il est indispensable de pouvoir disposer de métaux précieux pour les règlements internationaux.
En définitive. Chitti aboutissait à faire supprimer le cours légal des monnaies métalliques et le conférer aux billets inconvertibles émis par l’Etat.
On voit que sur certains points les idées de cet économiste étaient singulièrement en avance sur celles de son temps. Il proposait, en somme, un régime monétaire basé sur le papier, avec une caisse de conversion pour les règlements extérieurs, ce qui, théoriquement, est un système très rationnel. Des idées analogues, à certains points de vue, seront défendues plus tard en Belgique, par G. Greef et H. Denis notamment. Mais, en 1839, les idées de Chitti étaient trop en avance sur les conceptions de ses contemporains. Aussi son livre paraît-il avoir été peu remarqué.
(page 328) Il est vrai que ses projets ne répondaient pas aux préoccupations de son époque. On ne se trouvait pas alors, en Belgique, en présence d'un excès d'émission, mais en présence d'une circulation trop faible. L'erreur de Chitti. comme celle de beaucoup d'écrivains ultérieurs, consistait à croire que la liberté d'émission doit nécessairement conduire à des exagérations. Oui, si le public accepte les billets en toute confiance. Mais la liberté et la multiplicité des banques d'émission peuvent éveiller la méfiance du public et l'empêcher de s'habituer aux billets. Si bien que ce précieux instrument de circulation et de crédit ne puisse rendre les services qu'on est en droit d'en attendre.
Le projet de Chitti, que nous venons de résumer, est - à notre connaissance - le seul qui ait, avant 1848, proposé en Belgique un véritable bouleversement du système de crédit. Et encore son projet révolutionnait-il plutôt le système monétaire que l'organisation du crédit proprement dit. En dehors de ce projet, on songeait bien à certaines réformes. plus ou moins profondes - nous l'avons vu dans les paragraphes qui précèdent - mais nul ne proposait de système bouleversant les bases mêmes du crédit.
Il n'en sera plus ainsi en 1848. Après la révolution de février, les questions de crédit passent au premier rang, en Belgique comme en France. Tout le monde a son plan ; les projets de réforme se multiplient. Les uns ne cherchent que des remèdes la crise financière et économique : d'autres veulent, à l'aide du crédit, réorganiser les bases mêmes du régime économique. E
n Belgique, cette floraison de projets ne se produisit qu'après les événements de février. Ce n'était, en somme, (page 329) que le reflet de l'extraordinaire fermentation des idées à laquelle on assistait en France. Car, à cette époque, le mouvement intellectuel belge était étroitement tributaire de la France.
Les projets de réforme en matière de crédit qui virent le jour en Belgique en 1848, dérivent d'un double courant d'idées qui se manifesta en France sous la monarchie de juillet.
En premier lieu, il y avait les études et projets relatifs la mobilisation et à la monétisation du sol. Bien que ces deux notions soient distinctes, elles se touchent de près et même se confondent. ou plutôt se confondaient, dans certains esprits. Les projets relatifs la mobilisation du sol avaient pour but de permettre une transmission des immeubles aussi facile et aussi rapide que celle des biens meubles. Sur cette question, qui n'a pas à retenir notre attention, venait se greffer le problème du crédit foncier. A cette époque, celui-ci n'était pas organisé en France ; les propriétaires fonciers désirant contracter un emprunt devaient, le plus souvent, avoir recours aux notaires. Le taux d'intérêt était élevé et le remboursement par annuité était impossible. Aussi cette question préoccupait-elle de nombreux esprits sous l'ancien régime déjà, et surtout depuis la Révolution.
Sous la monarchie de juillet, l'intérêt pour ce problème redoubla ; les institutions de crédit foncier qui fonctionnaient en Allemagne et en Pologne, attiraient tout particulièrement l'attention.
Mais tandis que certains ne voyaient dans le crédit (page 330) foncier que son utilité propre, d'autres greffèrent sur cette idée celle de la monétisation du sol.
Ce n'était pas nouveau. J. Law déjà avait proposé de remplacer la monnaie métallique par des billets dont le gage serait fourni par le sol. Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, plusieurs projets de banques territoriales, basées sur ce principe, virent le jour en France. En somme. l'émission des assignats peut être considérée comme une tentative malheureuse de réaliser cette idée.
Sous la monarchie de juillet, cette conception fut reprise et amplifiée par Cieszkowski, dont les travaux, à peu près oubliés, furent fort remarqués à l'époque.
Cieszkowski partait de cette considération que le crédit doit avoir pour base exclusivement des gages réels. « Le crédit, disait-il, est la métamorphose des capitaux stables et engagés en capitaux circulants ou dégagés, c'est-à-dire le moyen qui rend disponibles et circulables des capitaux qui ne l'étaient point. » En somme. il niait l'utilité du crédit personnel et insistait sur les avantages du crédit réel. Mais surtout il demandait pour les établissements de crédit, des moyens d'action considérables. Pour augmenter la masse des capitaux à l’état de circulation, il proposait la création par l'Etat d'une banque centrale - la banque-mère, suivant son expression, - qui ferait des avances sur gages réels. Ceux-ci consisteraient en « immeubles, fonds publics, actions industrielles réalisées, dépôts ou (page 331) consignations, en un mot tout fonds effectif que l'Etat reconnaîtrait comme tel. » Les billets émis par cette institution auraient le caractère d' une monnaie : mais, pour faciliter leur circulation, notre auteur s'emparait d'une idée ancienne, propagée surtout par les Pereire, et rendait ces billets productifs d'intérêt au jour le jour. L'intérêt étant fixé à 3.65 p. c., un billet de 100 francs devait voir sa valeur augmenter chaque jour d'un centime. C'est ce qu'il appela les « billets à rente. » Il ne craignait pas leur dépréciation, quelle qu'en soit la quantité émise, estimant que le seul fait d'être émis en représentation de gages réels suffirait pour en maintenir la valeur.
Inutile d'indiquer ici les faiblesses de cette théorie, elle. sautent aux yeux. Cependant elle eut beaucoup de succès. Comme le dit Coquelin, cette théorie est, en somme, très simple : elle donne au crédit une base en quelque sorte matérielle : on pourrait en conclure tout naturellement, et l'illusion était explicable, que le papier étant gagé par des biens réels, pouvait être émis en grande quantité.
Certaines écoles socialistes s'emparèrent de cette conception, et ceci nous conduit à parler du deuxième courant d'idées que nous mentionnions tantôt.
Le socialisme français, entre 1830 et 1850, s'intéressait vivement aux questions touchant le crédit. Il était influencé beaucoup moins par les idées collectivistes des saint-simoniens, que par les théories sociétaires de Fourier. Il espérait réformer la société par l'application du principe de la coopération et de l’association. Il accordait, dans ses projets, une place importante au crédit, soit pour le faire dispenser par l’Etat en faveur des sociétés de production (Louis Blanc) soit pour l’organiser sur des principes (page 332) coopératifs (le comptoir communal de Fourier est avant tout une institution de crédit, analogue aux labour exchanges de R. Owen ; il est complété, au surplus, par un système de banques rurales).
Après la révolution de février, le socialisme, quelque peu mystique, de l’époque, s'imaginant que la société allait être réorganisée de fond en comble, se crut obligé d'apporter un programme complet de réformes immédiates.
La plupart des chefs socialistes proposèrent des réformes dans le domaine du crédit, réformes qui aboutissaient presque toujours à une émission, plus ou moins considérable, de papier-monnaie.
Proudhon, qui jusque-là faisait surtout œuvre critique, précisa son programme positif en faisant du crédit gratuit le pivot de la réforme sociale. Tandis que d'autres proclamaient le droit au travail, il proclama le droit au crédit. Il voulut d'abord faire constituer, par l'Etat. sa Banque d’Echange. N'ayant rencontré aucun succès dans l’Assemblée nationale, il modifia son projet et essaya de constituer la Banque du peuple sur les principes mutualistes.
(page 333) Louis Blanc, de son côté, proposait, dès le 16 mars, au Gouvernement provisoire, de remplacer la Banque de France par une banque d’Etat ‘douée d'une puissance d'expansion incomparable et capable de fournir à tous les besoins du crédit public et du crédit privé. » Les disciples de Fourier, enfin, reprenaient les idées de leur maître qu'ils combinaient avec les propositions de Cieszkowski. Considérant proposait la création de banques qui émettraient du papier inconvertible, circulant comme monnaie, mais rapportant intérêt et qui ne serait émis que contre gages réels. Seulement, tandis que Cieszkowski n’envisageait comme gages réels que les propriétés foncières, les valeurs mobilières et, dans une mesure plus restreinte, les marchandises représentées par les warrants, Considérant l'étendait également aux marchandises encore engagées dans la production et au travail.
Bien d'autres projets virent le jour à cette époque, s'inspirant tous d'idées plus ou moins analogues. Ce que nous venons de dire suffit caractériser les illusions (page 333) généreuses qu'on se faisait, à cette époque d'enthousiasme et de foi, au sujet de la puissance du crédit.
Ces idées eurent des échos en Belgique. Les événements de février y avaient provoqué aussi un crise financière, et certains songèrent à y remédier par des méthodes analogues à celles exposées en France. Quant au mouvement démocratique et socialiste, il était entièrement nourri des idées venues de France.
Bien que la délimitation ne soit pas toujours tranchée, on peut distinguer parmi les projets belges ceux qui se contentaient de remédier à la crise financière et ceux qui voulaient réorganiser le système du crédit sur des bases démocratiques et sociales.
Les premiers retiendront d'abord notre attention. Ils furent nombreux. Comme le disait, avec quelque exagération, un journal de l'époque, « depuis que les capitaux se retirent de la circulation, depuis deux mois, des myriades d'économistes ont surgi de toutes parts ; des projets. par centaines, ont été adressés aux journaux, au gouvernement ou publiés sous forme de brochures. tous plus mirifiques les uns que les autres » (Observateur, 10 avril 1848).
Il serait évidemment inutile d'exposer le détail de ces projets ou même de les énumérer tous. Il est intéressant cependant de mentionner les plus caractéristiques, d'autant plus que toute la presse de l'époque n'était pas aussi sceptique que l'Observateur. Bien au contraire, beaucoup de journaux prenaient ces projets très au sérieux.
Avant la crise financière déjà, on vit naître un projet de ce genre dont le but était de remédier à la crise industrielle et agricole qui sévissait en Flandre. En vue de fournir à l'Etat les ressources nécessaires pour donner du travail aux (page 335) populations nécessiteuses. l’auteur (Jalheau, Etude sur quelques moyens de sauver les Flandres, Bruxelles, 1847) se contentait, comme il le disait lui-même, de suggérer une modification au système de la dette flottante. Les bons du Trésor devaient être transformés en banknotes, coupures de 10, 20 et 100 francs, portant intérêt d’un centime par 100 francs et par jour. Ces billets devaient être remboursables à vue, mais l'auteur espérait qu'ils resteraient dans la circulation, ou plutôt qu'ils rentreraient dans les caisses du Trésor par le paiement des impôts. Il prenait, en effet, la précaution de stipuler que le montant de l'émission ne pourrait dépasser le chiffre des recettes budgétaires annuelles.
Le plan dont nous venons de parler était élaboré avant la crise de 1848. Mais c'est après celle-ci que les projets se multiplièrent. Les uns restèrent dans des limites modérées, d'autres allaient presque jusqu'à l'aberration.
D'abord, le plan Jalheau n'a pas manqué de revoir le jour. En outre, comme nous l'avons vu, un courant se dessina rapidement, au Parlement, en faveur de l’émission de billets soit par l'Etat. soit pour le compte de l'Etat, billets qui seraient garantis par les propriétés de l'Etat et qui serviraient à rembourser les bons du Trésor venant à échéance. De même. lors de la discussion du projet de loi autorisant l'émission spéciale en faveur de la Société (page 336) Générale, certains parlementaires préconisaient plutôt une émission par l’Etat/
Mais les projets qui se rattachaient à ces deux questions spéciales restaient dans des limites modérées, puisqu'il s'agissait seulement d'une émission de 16 millions dans le premier cas et de 20 millions dans le second. Il n'en était pas de même des multiples projets dont le but était de remédier à la crise financière par l'émission de papier. La plupart de ceux-ci étaient basés sur l'idée de la mobilisation de la propriété foncière. Le « bon hypothécaire » était surtout à la mode.
Le sénateur Cassiers, par exemple, proposait que toute personne puisse emprunter à l'Etat un tiers de la valeur de ses propriétés. Ces prêts porteraient intérêt de 1 1/2 à 3 p. c., suivant la nature des propriétés. Les titres de créance émis par l'Etat en coupures de 100 à 1,000 francs, auraient cours légal. L'auteur était persuadé que, par l'application de son plan, »l'argent deviendrait d'une abondance telle, que toutes les entreprises seraient possibles. » D'autre part. l'intérêt fourni au Trésor lui permettrait de supprimer tous les impôts de l'Etat, des provinces et des communes.
(page 337) Le député David demandait l’émission de papier hypothéqué sur des biens-fonds, marchandises, bijoux. etc. Pour commencer, l'Etat devait émettre du papier-monnaie pour 65 millions, garantis par les biens domaniaux (séance du 3 avril 1848).
Le notaire Verhaegen, dans une pétition à la Chambre (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 1626), demandait l'émission de 200 millions de bons hypothécaires, ayant cours légal et rapportant 1 p. c. d'intérêt. Ces bons devaient servir à faire des prêts hypothécaires pour un terme de cinq à neuf ans.
L’éditeur Hauman envoyait, lui aussi, une pétition à la Chambre ((Annales parlementaires, 1847-1848, p. 1626) pour demander la création des « bons de circulation du Trésor » dont il fixait provisoirement le chiffre à 100 millions. Ces bons, jouissant du cours légal et rapportant intérêt de 4 à 6 %, devaient servir à accorder des prêts sur hypothèques, sur marchandises, sur fonds publics, ainsi qu'à faire l'escompte des valeurs commerciales.
Un ancien banquier, G. Verbist, proposait l'émission de bons hypothécaires portant intérêt à 3.65 p. c. par an, ayant cours légal, et qui serviraient à accorder des prêts sur toutes les propriétés.
Il est inutile d’exposer les autres projets : tous se ressemblaient ; tous visaient à une émission, plus ou moins élevée, de papier-monnaie.
(page 338) On peut comprendre qu'en présence d'un pareil débordement de projets fantastiques. Rogier, - qui auparavant était partisan de l'émission de billets par l'Etat – ait changé d’attitude et se soit prononcé même contre l'émission modérée proposée par la section centrale de la Chambre.
La faveur avec laquelle les projets étaient accueillis par la presse montre combien les connaissances économiques étaient peu répandues en Belgique. Heureusement. le gouvernement sut résister énergiquement aux idées inflationnistes.
L'idée d'une émission de billets par l'Etat ne devait plus être reprise en Belgique, même dans la forme modérée que lui donnait Rogier. On parlera bien d'une banque d'Etat, fonctionnant comme banque de circulation, mais il ne sera plus question d'une émission de billets au profit du Trésor.
Les projets dont nous venons de parler avaient pour but, avant tout, de remédier à la crise financière. Nous avons signalé un autre courant, se confondant souvent avec le premier, qui tendait à réformer les bases mêmes de l'organisation du crédit, avant tout pour en faire un agent de réformes sociales.
Mentionnons, en premier lieu, un projet intéressant surtout par la personnalité de son auteur. Fr. Haeck, qui joua dans la suite un rôle important dans le mouvement doctrinal en matière de crédit, publia cette époque un projet de réforme bancaire. Influencé à la fois par Cieszkowski et par l'école fouriériste, il préconisait une organisation (page 339) bancaire qui comporterait le crédit foncier, agricole, commercial et industriel, ainsi que le service de la caisse d'épargne et l'administration du crédit de l'Etat, des provinces et des communes.
Il demandait la création d'un système national de banques, qui se composerait d'une série de banques locales, ou plutôt régionales, ayant à leur tête une banque centrale, la « banque mère », suivant le terme qu'il empruntait Cieszkowski. Les banques locales seraient formées par des actionnaires. qui verseraient en espèces un dixième seulement de leur souscription. Les neuf dixièmes restants seraient garantis par leurs propriétés foncières. Ils souscriraient, dans ce but, des billets de rente à 3.65 p. c. d’intérêt.
Les opérations des banques locales seraient multiples : elles feraient du crédit aux commerçants, aux industriels, aux agriculteurs sur toutes sortes de garanties.
La banque centrale serait une banque d'Etat, mais son capital serait constitué en partie par les banques locales. Elle ne serait en relations d'affaires qu'avec ces dernières. Elle aurait, seule, la capacité d'émettre des banknotes. qu'elle remettrait aux banques locales contre les billets de rente. Les banknotes émises par la banque centrale seraient inconvertibles ; mais tout porteur pourrait demander leur conversion en créances à terme, portant intérêt et se trouvant dans les portefeuilles des banques.
L'intérêt de ce projet consiste surtout en ce qu'on y voit, pour la première fois en Belgique, un plan d'organisation générale du crédit basé sur le principe mutuelliste.
(page 340) Le socialisme belge de 1848-1849 était entièrement inspiré, nous l'avons dit, par les idées venant de France. Comme le socialisme français, il était humanitaire, idéaliste, généreux ; mais ses conceptions étaient vagues et son idéal imprécis. En général, il ne faisait guère appel à l'Etat et espérait arriver à une réorganisation de la société notamment par l’application du principe de la coopération et de la mutualité.
Les questions de crédit jouaient un rôle assez important dans ses préoccupations. En y regardant de près, on peut distinguer, chez les démocrates et socialistes belges de cette époque, deux tendances en matière de crédit. Les uns, inspirés plutôt par les idées de Louis Blanc, demandaient à l'Etat de dispenser du crédit par l'émission de billets. Cette tendance était surtout représentée par le Débat social. D'autres, inspirés surtout par Proudhon et l'école fouriériste, réduisaient à sa plus simple expression le rôle de l'Etat en matière économique et préconisaient le crédit coopératif et mutuel. Cette tendance était représentée par la Nation. Mais. répétons-le, cette distinction n'avait rien de rigoureux.
Au fameux banquet démocratique tenu à Bruxelles le 25 mars 1849, en la salle du Prado, le premier orateur, G. Mathieu, proposa de boire à l'émancipation des travailleurs par l'organisation du crédit.
G. Mathieu était l'auteur d'une brochure où l'on trouve le passage suivant : « La question du crédit est, à notre avis, la plus importante ; elle renferme à elle seule toutes les autres ; c'est le nœud gordien de la réforme sociale. »
(page 341) L’auteur demandait la création, dans chaque commune, d'un entrepôt, d'un bazar, d'une banque. En outre, une « banque véritablement nationale » serait organisée, laquelle escompterait les bons des comptoirs communaux et commanditerait les associations de production. En concluant, l'auteur ajoutait cependant que l'Etat ne ferait rien dans ce sens, « parce que l'Etat, c'est le privilège et non la masse ». Aussi terminait-il en faisant appel « aux boutiquiers et travailleurs, aux prolétaires de toutes les classes », les conviant à se grouper et à former, par l'association, un puissant réseau de producteurs et de consommateurs » (G. Mathieu, Un mot à tous, Bruxelles, 1849).
Des conceptions analogues étaient défendues par le Débat social
« Pour protéger le travail, écrivait-il, pour assurer le bien-être du travailleur, pour éteindre la misère, il faut aller à la source même du mal, il faut empêcher l'exploitation de l'homme par la chose, il faut apporter un contrepoids aux exigences du capital, et nous n'y parviendrons que par une bonne organisation du crédit, établie sous la protection et la responsabilité de l’Etat (« (Le Débat social, 4 mars 1849, p. 562).
Comment le Débat social entendait-il réformer les bases du crédit ? Il résumait lui-même son programme en disant : « Par l'organisation du crédit, nous entendons le crédit par l'Etat, ou tout au moins l’établissement à Bruxelles d'une banque vraiment nationale, avec des succursales dans toutes les provinces. Une fois le crédit public substitué au crédit individuel, la confiance sera pour jamais assurée. »
La banque nationale prêterait aux associations ouvrières les capitaux nécessaires l’achat d'instruments et d’outils. C'était, aux yeux du journal, le moyen de réaliser le droit au travail sans secousse ni révolution (26 avril 1849, p. 682).
(page 642) C'est en s'inspirant de ces idées que le Congrès démocratique réuni à Bruxelles le 17 juin 1849, inscrivit à son programme un article 8 réclamant l'institution d'une « banque nationale à la fois agricole, industrielle et hypothécaire », pour faire des avances à l'aide de billets « ayant cours légal ou forcé. »
Le Débat social consacra une série d'articles au programme adopté par ce Congrès. Deux de ces articles traitaient du crédit, dont la réforme devait avoir avant tout pour but de le mettre l'abri de toute espèce de commotion sociale et d'empêcher que sa distribution soit le monopole de quelques individus. Ce double but serait atteint en confiant à l'Etat la tâche d’organiser le crédit. L'Etat ferait des avances, à l'aide de billets, contre toutes sortes de garanties réelles, le but du crédit étant « la mise en circulation de toutes les valeurs existantes. » Aucune dépréciation des billets n'est à craindre, expliquait le journal : « Le papier, représenté par une valeur réelle, serait aussi solide que l’argent et aurait, entre autres avantages, celui de pouvoir se délivrer presque pour rien, puisqu'il ne coûterait à l'Etat que la peine de le créer... La somme de papier circulant serait donc toujours égale à celle des valeurs en échange desquelles il a été délivré. Quoi qu'il arrive, il ne peut perdre son prix : il est aussi solide, aussi bon gage que la monnaie d'or et d'argent » (15 et 19 juillet 1849).
Les intentions du Débat social étaient certes excellentes, mais les moyens de réalisation qu'il préconisait se ramenaient, en somme, à de larges émissions de billets.
Les tendances de la Nation, l'autre journal socialiste de l'époque, étaient légèrement différentes, nous l'avons dit. Elle était beaucoup moins favorable à l'intervention de l'Etat et préférait des institutions de crédit basées sur le principe mutuelliste. Lorsque Frère-Orban déposa le projet créant la Banque Nationale, la Nation le critiqua vivement et lui opposa le principe de la banque d'échange de Proudhon. dont elle reproduisit le texte en regard du texte du (page 343) ministre belge (n° des 16 décembre 1849, 29 janvier, 13 février et 8 mars 1850). Il faut noter qu'en général, elle était en faveur d'une réduction au minimum des attributions de l'Etat. Elle se prononçait même contre la création d'une caisse d'épargne par l'Etat, celui-ci devant plutôt « favoriser la formation d'associations de crédit, de banques d'ouvriers, d'établissements fondés par et pour le peuple. » Ce n'est qu'à titre transitoire, « eu égard au peu d'habitude qu'a le peuple de notre pays d’user de la puissance du crédit », que ce journal admettait la création d'une caisse d'épargne par l'Etat (19 mai 1848).
Les partisans de l’organisation du crédit sur des bases mutuellistes invoquaient, au surplus, le succès d'une institution récente créée sur les mêmes bases : L’Union du Crédit. D'après eux. il fallait élargir et généraliser l'idée qui présida à sa fondation.
L'idée du crédit coopératif était souvent envisagée avec faveur ailleurs que dans les milieux socialistes. Dans la discussion du projet créant la Banque Nationale, plusieurs députés parlèrent avec beaucoup de sympathie de l'Union du Crédit de Bruxelles et exprimèrent l'espoir de voir cet exemple suivi dans toutes les localités pour terminer.
Mentionnons encore un projet assez intéressant, par la personnalité de son auteur et par certaines idées dont il était révélateur. Un des principaux métallurgistes du pays, E.-J. Dupont, maître de forges à Fayt comme il s'intitulait lui-même, envoya à la Chambre. en mars 1848, une pétition demandant la création d'une « banque gouvernementale des travailleurs. » Quelque temps après, il modifia légèrement son plan et le publia en brochure (Le Prolétaire banquier et industriel par l’économie et l’association, Bruxelles, 1848).
(page 344) La préoccupation dominante de l'auteur était d’enrayer les crises économiques et politiques. La concurrence illimitée était. à ses yeux, la principale raison des secousses économiques. Aussi le gouvernement devrait-il, à son avis, régler la marche de l’industrie. Toute création d'entreprises industrielles nouvelles devrait être subordonnée à l'autorisation d'une commission spéciale. Celle-ci devrait, en outre, surveiller l'activité de toutes les sociétés anonymes.
Quant aux commotions politiques, il fallait les prévenir en permettant aux masses ouvrières d'accéder à la propriété. Il comprenait que l'extension du machinisme et de la grande entreprise condamnait les ouvriers à rester des salariés toute leur vie. Mais, disait-il, « c'est par l'association que l'ouvrier deviendra propriétaire et, par conséquent, conservateur. »
Il préconisait deux moyens pour développer la propriété chez les ouvriers. D'abord les intéresser dans les entreprises où ils travaillent, par un système comparable à ce que nous appelons l'actionnariat ouvrier, idée courante actuellement, mais toute neuve à cette époque-là.
Le deuxième moyen, le plus intéressant pour nous, était de favoriser l'épargne. De l'avis de Dupont, celle-ci ne se développait guère, à cause du faible intérêt que les caisses d'épargne offraient à leurs déposants et de leur manque de solidité. Pour remédier à cet état de choses, l’auteur proposait tout un plan financier.
Il demandait la création d'une banque nationale qui aurait dans ses fonctions l'escompte, les avances sur marchandises, ainsi que l'assurance-vie et incendie. Le capital de la banque devait être de120 millions. dont une moitié serait garantie par l'Etat et l'autre par les (page 345) particuliers actionnaires. La banque aurait émis du papier à cours forcé pour une somme égale au capital social. Elle devait aussi fonctionner comme caisse d'épargne pour les ouvriers, auxquels elle aurait payé un intérêt de 4 1/2 p. c. En outre, 25 p. c. des bénéfices de la banque seraient répartis entre les déposants de la caisse d'épargne, 10 p. c. devaient être attribués aux invalides du travail, le reste étant partagé entre l'Etat, les actionnaires et la réserve.
On voit que ce projet est symptomatique des idées qui avaient cours à cette époque. Il est surtout intéressant par les préoccupations sociales qu'il révèle chez un chef d'industrie d'alors.
Les idées dont nous avons parlé dans ce paragraphe, malgré toutes les erreurs et les exagérations qu'elles contenaient, méritent de retenir l'attention de l'historien. Elles exercèrent incontestablement une influence sur l'évolution des esprits. Comme cela arrive souvent aux idées utopiques, elles attirèrent l'attention du public sur certaines réformes possibles et utiles. Les théories sur la mobilisation de la propriété foncière, débarrassées de leur gangue, débarrassées surtout de la monétisation du sol, montrèrent l'utilité d'organiser le crédit hypothécaire.
De même, les théories relatives à la réorganisation du crédit sur des bases mutuellistes ont donné naissance à l’idée du crédit coopératif. qui a provoqué la floraison d'un (page 346) grand nombre d'institutions basées sur ce principe. Ces théories inspirèrent pendant longtemps de nombreux penseur, et il n'est pas impossible qu'un rôle leur soit réservé encore dans les transformations ultérieures auxquelles est vouée, comme toutes les institutions, l’organisation du crédit.
Dans le paragraphe qui précède, nous avons été amené à faire allusion à la question du crédit foncier. Il nous paraît intéressant d'exposer brièvement les tentatives faites, pendant la période que nous étudions, pour organiser le crédit foncier et les problèmes que ces tentatives soulevèrent. C'est là encore un chapitre peu connu de notre histoire financière.
Nous avons signalé que les théories françaises en vue de mobiliser, et même de monétiser, la propriété foncière eurent un écho en Belgique. En 1829, un ancien notaire, Desforges, publia un projet de banque territoriale. L'auteur explique d’abord que la cause de la pauvreté dans laquelle croupit la masse de la population réside dans le défaut de circulation des richesses. Mais, se demande-t-il, « comment faire circuler des richesses dont la plus grande masse est inamovible de sa nature ? » « Par une facile et grande circulation de capitaux monétaires, appelés richesses financières qui ne sont, par convention. que les images des richesses véritables. »
Après avoir défendu longuement cette idée, l'auteur expose, d'une manière très diffuse, son plan qui se réduit à ceci ; il sera créé une banque ayant pour fonction d'accorder des prêts hypothécaires remboursables par annuités.
(page 347) La banque émettra des obligations à long terme et des billets de banque. Le paiement des annuités ne sera accepté qu'en obligations de la banque, le numéraire ne sera admis qu'avec un agio. Les billets devaient porter intérêt, mais on ne voit pas clairement s’ils étaient ou non remboursables vue. L'auteur espérait d’ailleurs qu'ils se négocieraient avec prime.
On voit, qu'abstraction faite de l'émission des billets, le projet n'avait rien d’extraordinaire, sauf qu'il espérait obtenir des capitaux en ne payant qu'un intérêt de 3 p. c., ce qui était insuffisant.
L'auteur de ce projet parvint à y intéresser des capitalistes anversois et, en 1830, on décidait la création d'une banque, dont la direction devait être confiée au promoteur de l'idée. Mais des dissensions éclatèrent entre Desforges et les représentants des actionnaires, dissensions portant tant sur des détails d'organisation que sur les attributions du directeur. Entre-temps la Révolution survint et le projet fut abandonné.
Il fut repris à la fin de 1834, à l'époque où une grande animation commençait à se manifester sur le marché financier de Bruxelles. Un projet de statuts fut publié, prévoyant la création d'une banque territoriale au capital de 10 millions de francs. Ces statuts s'inspiraient entièrement des idées de Desforges. Le 10 janvier 1835. la société fut (page 348) constituée. Mais, par un arrêté du 28 février, le gouvernement n'accorda son autorisation que sous plusieurs conditions, dont la principale était la renonciation à toute émission de banknotes. Desforges et plusieurs autres actionnaires estimaient que l'autorisation gouvernementale était superflue, mais la majorité ne se rangea pas leur avis et décida de liquider la société. Elle désigna en même temps un comité chargé d’élaborer le projet d'une société nouvelle qui prendrait le nom de Banque Foncière.
La Banque Foncière fut constituée le 6 juin 1835, au capital de 25 millions, mais les statuts l'autorisaient à commencer ses opérations dès que le capital souscrit atteindrait 5 millions. Nous ignorons tant le montant du capital souscrit que celui du capital versé. Ses opérations devaient être celles d'une banque hypothécaire, telles qu'on les entend actuellement encore : émission d'obligations et prêts remboursables par annuités.
Fait intéressant à signaler, la Société Générale joua un rôle important dans la création de cet établissement. Le moment où elle intervint est assez difficile à préciser. Parmi les personnes désignées comme administrateurs, par les statuts de la Banque Territoriale, nous ne trouvons - en tant que personnage touchant, indirectement d’ailleurs, la Société Générale - que Rittweger fils, dont le père était directeur à la Société Générale. Les statuts lui réservaient les fonctions de trésorier. Nous le retrouvons dans le même poste à la Banque Foncière. Mais ici nous trouvons, en outre, parmi les administrateurs et directeurs, le comte de Baillet, Opdenberg et Rittweger père, tous les trois directeurs de la Société Générale, ainsi que Schumacker et Demunck, commissaires à la même société. Il est donc probable que la Société Générale n'intervint que lorsque la (page 349) Banque Territoriale fut remplacée par la Banque Foncière.
L'intervention de la Société Générale se traduisit par la souscription d'une partie du capital de la Banque Foncière. Dans son bilan de 1835, sa participation ne figure encore que pour 17,000 francs ; au bilan de 1836, elle s'élève à 504.000 francs et au bilan de 1837, elle atteignait déjà 6,548.000 francs.
A la même époque que la Banque Foncière, deux autres banques hypothécaires furent créées. Le 4 janvier 1835 fut constituée la Caisse Hypothécaire, au capital de 12 millions, et le 19 mai de la même année, la Caisse des Propriétaires. au capital de 2 millions.
Des rapports étroits s’établirent, dès le début de leur fonctionnement, entre ces deux institutions hypothécaires, d'une part, et la Banque de Belgique, d'autre part.
Cette dernière informa le public qu'elle escomptait à 4 p. c. les obligations de la Caisse Hypothécaire dont l'échéance n'excéderait pas deux années pour la Caisse des Propriétaires, elle alla même au delà et s'engagea à escompter, également à 4 p. c., toutes ses obligations quelle qu'en fut l'échéance. Quelle imprudence pour une jeune banque d'émission, qui par ailleurs s'engage, en outre, dans des affaires industrielles !
(page 350) Si nous savons quand et comment furent créées les trois banques hypothécaires que nous venons d'énumérer, nous ignorons, par contre, ce que fut leur activité. Nous ignorons quel fut le capital effectivement souscrit et versé pour chacune d'entre elles, nous ignorons l'importance des obligations émises et des prêts consentis. Ce qu'on peut dire cependant, c'est que leurs opérations ne se sont guère développées. Le régime légal des hypothèques et des saisies immobilières constituait d'ailleurs, à cette époque, un obstacle presque insurmontable au développement des prêts fonciers. En effet, la loi admettait alors l’existence d’hypothèques occultes, de sorte que le prêteur n'était jamais certain de jouir d'une première hypothèque. En outre, en cas de défaillance du débiteur, la saisie des immeubles se heurtait à des tracasseries sans nombre et à des lenteurs interminables.
La Banque Foncière se trouva, au bout de quelques années, engagée dans des affaires difficiles à réaliser, elle eut à soutenir des procès avec certains emprunteurs et finalement, en 1843, elle entra en liquidation. Celle-ci dura longtemps : le capital des actionnaires fut remboursé finalement, avec prime même, mais aucun dividende n'avait été touché depuis la mise en liquidation.
Quant aux deux autres institutions, elles subsistent encore, la Caisse des Propriétaires sous son nom primitif, la Caisse Hypothécaire est devenue. en 1886, le Crédit Foncier de Belgique.
La Belgique peut donc être considérée comme le pays qui (page 351) donna naissance aux banques hypothécaires par actions, ou tout au moins comme le pays où l'on essaya de les multiplier.
Mais, comme nous l'avons dit, leurs opérations furent de peu d’importance et l’absence d'un crédit foncier organisé continua à se faire sentir. Aussi, Frère-Orban ne manqua-t-il pas de s'en préoccuper lorsqu’il fit procéder à la réorganisation du système bancaire belge. Dans l'exposé des motifs du projet de loi sur la création de la Banque Nationale, il écrivait : « L'organisation de la Banque et celle du service de caissier d'Etat constituent le premier pas dans la voie des améliorations promises. D'autres services. comme la caisse d'épargne, le crédit foncier... viendront se rattacher en partie à la Banque, sans toutefois jamais se confondre avec les opérations de banque proprement dites. » Et il terminait son exposé en vantant les bienfaits du crédit foncier.
Le 8 mai 1850, trois jours après la promulgation de la loi créant la Banque Nationale, Frère-Orban déposait à la Chambre un projet proposant la création d'une Caisse de crédit foncier.
Comme tous ceux qui, à son époque et même dans la suite, s'occupèrent du problème du crédit foncier, Frère-Orban s'inspirait de l'exemple de l'Allemagne. On sait que depuis le dernier quart du XVIIIème siècle, les institutions de crédit foncier s'étaient multipliées en Allemagne et dans quelques pays voisins (Pologne. provinces allemandes de l’Autriche, provinces baltiques). Un caractère (page 352) distinguait hautement les institutions de crédit foncier de type allemand : elles étaient créées non dans l'intérêt des prêteurs mais dans l'intérêt des emprunteurs.
Les plus importantes de ces institutions, créées surtout dans les Etats importants, étaient les Landschaften, associations mutuelles dont tous les propriétaires nobles d'une province faisaient partie d'office, administrées par les délégués des intéressés, sous le contrôle du gouvernement. L'idée primitive était d'établir une responsabilité solidaire entre tous les membres, en fait on dut se limiter à la responsabilité solidaire des emprunteurs.
En outre, dans les Etats moins importants existaient des banques foncières créées par le gouvernement, sous sa responsabilité et qui - le plus souvent - n'étaient pas destinées exclusivement aux propriétaires nobles. C'étaient les Landeskassen ou Landeskreditbanken.
Toutes ces institutions avaient le même principe fondamental. Elles travaillaient sans capital propre, se procuraient des ressources par l'émission d'obligations et accordaient des prêts remboursables par annuités. Les unes plaçaient leurs obligations elles-mêmes dans le public, d'autres les remettaient aux emprunteurs qui devaient les placer à leurs risques. Dans certains cas, l’obligation ne comportait aucune hypothèque spéciale ; dans d'autres, elle avait comme gage les biens d'un emprunteur déterminé (dans ce cas notamment le terme obligation était remplacé par celui de lettre de gage).
Frère-Orban s'inspira de ces exemples et surtout de la méthode appliquée en Galicie. Dans un exposé des motifs remarquable par sa documentation et par la clarté des vues de son auteur, Frère exposait d'abord les inconvénients résultant de l'absence d'un crédit foncier organisé et justifiait les modalités de son plan.
(page 353) La méthode des Landschaften, applicable dans les régions où domine la grande propriété, ne lui paraissait pas convenir à un pays où la propriété est morcelée. Aussi l'administration de l'institution qu'il proposait de créer, sous le nom de Caisse de Crédit Foncier, était-elle réservée à I’Etat. Cependant des précautions étaient prises afin de séparer la Caisse de l'administration proprement dite. Les ressources devaient être complètement distinctes de celles de l'Etat, qui n'était nullement responsable des engagements de la Caisse.
Les prêts accordés par la Caisse étaient remboursables en quarante-deux annuités, mais en cas de perte les emprunteurs pouvaient être tenus verser trois annuités supplémentaires. L'annuité était fixée 5.25 p. c. de la somme empruntée, soit 4 p. c. d'intérêt, 1 p. c. pour l'amortissement. le reste pour les droits d'enregistrement et les frais d'administration.
Les obligations - en coupures de 100 francs - ne devaient pas être placées dans le public par la Caisse elle-même, elle les remettait à l'emprunteur qui devait pourvoir à leur placement.
En somme, il s'agissait donc de créer une sorte de mutualité entre les emprunteurs éventuels, qui seraient solidairement responsables jusqu'à un montant déterminé – trois annuités - mais qui n'interviendraient pas dans la gestion de la Caisse.
On pourrait discuter certains détails du projet, - par exemple. le mode d'émission des obligations - mais on ne peut nier que c'était là une conception vigoureuse et répondant à une réelle nécessité. Le projet portait bien l'empreinte de l'esprit réalisateur de Frère-Orban.
(page 354) Le projet fut admis par la majorité de la section centrale (doc. parl.„ 1850-51. n°150), mais se heurta à une très vive opposition à la Chambre (la discussion occupa 16 séances, du 26 mars au 1er mai 1851. On en trouvera un excellent résumé dans P. HYMANS, Frère-Orban, t. I, pp. 333 et suivantes). On critiqua le caractère étatiste du projet, tous les lieux communs furent répétés ce propos : Etat-providence voulant absorber tout, socialisme, communisme. etc. On prétendit que le projet allait organiser le « droit au crédit », que les lettres de gage n’étaient pas autre chose que du papier-monnaie. dont on serait contraint de décréter le cours forcé et dont la dépréciation était certaine. On ne manqua pas naturellement d'invoquer l’exemple des assignats.
D’un autre côté, on attaquait le principe même de la mobilisation du sol, surtout s'il devait être appliqué à la petite propriété. De trop grandes facilités de crédit mises à la disposition des agriculteurs les entraîneraient, disait-on, à faire des acquisitions irréfléchies et à s’endetter au delà de leurs possibilité.
Parmi les principaux adversaires du projet figuraient notamment Malou, de Theux, Dumortier. Frère-Orban défendit sa conception en de brillants discours, quelque peu emphatiques, il est vrai. Il n'eut pas de peine à montrer combien les craintes d'étatisme étaient exagérées, combien l'assimilation des lettres de gages au papier-monnaie était superficielle, combien les possibilités d'emprunter à des taux raisonnables pouvaient améliorer la situation des agriculteurs.
Le 1er mai 1851, la Chambre vota le projet. « Mais, comme le dit M. Hymans, au Sénat la réforme rencontra une résistance passive. La force d’inertie réussit là où avait (page 355) échoué la passion politique. » Quand le ministère tomba, en 1852, la procédure parlementaire n'avait pas fait un pas. Malgré de nombreuses réclamations, le rapport ne fut déposé, au Sénat, que le 30 décembre 1853. Enfin, le 20 décembre 1854, le gouvernement retira le projet.
Ainsi échoua cette première tentative d’organiser le crédit foncier sur des bases rationnelles. Comme l’écrivit M. Hymans, « les grandes influences terriennes prévalaient au Sénat. La Haute Assemblée avait étouffé dans le silence l'initiative de Frère-Orban. » Cependant, comme le fait observer le même auteur, si le projet avait été voté, il aurait probablement atténué la crise agricole dont souffraient les campagnes dans le dernier quart du siècle passé.
(page 355) La première décade de notre indépendance, celle qui occupe la place la plus importante dans ce travail, fut marquée par la création d'un grand nombre de sociétés anonymes, industrielles et financières. C'était la première fois que la Belgique assistait à une véritable floraison d'associations de capitaux.
A partir de 1834-1835, l'activité industrielle se ranime, l'industrie commence à prendre un grand essor et l'activité financière l'accompagne et même la précède. Plusieurs sociétés financières se créent - banques et trusts financiers - et un grand nombre de sociétés industrielles voient le jour, les plus importantes étant patronnées par la Société Générale et la Banque de Belgique (cf. supra, chapitre III, paragraphes 3 et 4.4).
Ces premières manifestations, de ce qu'on appellerait (page 356) actuellement le capitalisme financier, préoccupèrent vivement une partie de l’opinion publique et donnèrent lieu à de vives discussions dans la presse et à la Chambre.
Un grand nombre de critiques, les unes violentes, les autres plus modérées, furent adressées à cette époque aux sociétés anonymes. Les encouragements ne leur manquèrent pas non plus. Bien que les critiques multiples d'origine et de portée diverses, soient fort enchevêtrées, nous en ferons, pour la clarté de l'exposé, quatre groupes : a) les sociétés industrielles et encore plus les sociétés financières. auraient visé à monopoliser l'activité industrielle et anéantir les entreprises particulières ; b) les fondateurs des sociétés anonymes auraient favorisé l'agiotage, ils auraient cumulé les fonctions directoriales dans un grand nombre d'affaires, ils auraient exagéré la valeur des apports ; c) les sociétés anonymes auraient apporté des troubles dans l'activité industrielle, lui imprimant un caractère fiévreux, et provoquant ainsi des crises financières et industrielles ; d) enfin, les dirigeants des grandes sociétés financières auraient voulu exercer une influence politique, si ce n'est s'emparer du pouvoir.
Les craintes de monopole virent le jour avec les sociétés anonymes elles-mêmes. Elles allaient, disait-on, accaparer toute l'activité industrielle en faisant une concurrence ruineuse aux entreprises particulières. On attaqua d'abord les sociétés charbonnières, et plus spécialement la Société de Commerce, qui les patronnait. Dès le mois d'octobre 1835, le Mémorial de la Sambre, paraissant à Charleroi, écrivait que l’activité de cette société lui paraissait « exhaler une odeur bien prononcée de monopole ».
Les accusations se multiplièrent, lorsqu'en 1836 et 1837. le prix du charbon subit une hausse. Celle-ci paraît devoir s'expliquer avant tout par l'accroissement de la consommation. La Belgique passait alors par une période (page 357) d'expansion industrielle, des affaires nouvelles se créaient ; dans le langage économique actuel, on dirait que c'était une phase d'essor. Or, dans des périodes de ce genre, les prix ont toujours une tendance à hausser, surtout ceux des matières premières servant à la création de l'outillage industriel. Néanmoins, de plusieurs côtés on accusait les sociétés anonymes d'être les auteurs de ce renchérissement, des protestations se firent jour dans la presse, de nombreuses pétitions furent envoyées à la Chambre où il était question des agissements des monopoleurs et du « parti banquiste » (doc. parl. Chambre, 1837-1838, n°115), la hausse du prix de la houille, en dehors de quelques causes secondaires, était favorisée surtout par l'accroissement de la consommation. La production avait augmenté aussi, il est vrai, mais insuffisamment. Le gouvernement signalait dans un de ses rapports que vu l'insuffisance d'ouvriers dans les charbonnages, il avait accordé dans plusieurs circonstances des congés aux mineurs miliciens. Notons aussi que les salaires des mineurs avaient sensiblement augmenté.
(page 359) Un épisode très curieux. qui montre que la crainte des sociétés anonymes était fort répandue chez des industriels, se déroula à Liége. Deux fabricants d'armes, MM. Ancion et Hanquet, avaient formé, à la fin de 1836, le projet de constituer une société anonyme, en lui apportant leurs entreprises. Ayant sollicité du ministère la reconnaissance légale. celui-ci demanda l'avis de la Chambre de Commerce de Liége. Celle-ci, de son côté, invita tous les fabricants d’armes à exprimer leur sentiment sur le projet. Une commission, désignée par les fabricants, rédigea un mémoire où le projet était vivement combattu. Ce mémoire (page 360) contenait la plupart des critiques dirigées alors contre les sociétés anonymes et insistait surtout sur le danger que couraient les fabricants particuliers, la société devant indubitablement chercher à monopoliser la fabrication des armes. Les auteurs du mémoire affirmaient, en outre, que les fondateurs surestimaient la valeur de leurs entreprises.
Les promoteurs du projet répondirent par un autre mémoire, où l'on trouve la plupart des arguments invoqués alors en faveur des sociétés anonymes, arguments sur lesquels nous reviendrons. Enfin, leurs adversaires y répliquèrent par un mémoire, rédigé, cette fois-ci, dans un style très violent, où les sociétés anonymes sont représentées comme l'outil du monopole et de l'agiotage.
Mais la lutte des intérêts ne se limita pas une bataille de plumes. Elle gagna la rue. Les adversaires du projet parvinrent à semer l'inquiétude parmi les ouvriers. Une agitation se manifesta. La foule essaya d'envahir le local de la Chambre de commerce et l'habitation d'un des promoteurs du projet. La force armée dut intervenir et pendant plusieurs jours la bonne ville de Liége prit l’aspect d'une place de guerre. La Chambre de commerce se prononça contre le projet et le ministre adopta son point de vue. La société fut alors constituée sous forme de commandite.
La crainte de la société anonyme devait être bien forte pour amener des industriels, non seulement à signer des (page 361) mémoires aussi violents, mais encore à ameuter leurs ouvriers.
Un autre fait intéressant montre combien était répandue la crainte des tendances monopolisatrices des sociétés anonymes ; le gouverneur de la Société Générale crut devoir faire des déclarations rassurantes. Lors de la réception du 1er janvier 1837, au palais de Bruxelles, il disait dans son adresse au Roi : « La Société Générale s'honore d'avoir compris la pensée de Votre Majesté et d'avoir posé les bases d'un système d »associations... ; la direction continuera, sous les inspirations de Votre Majesté, à poursuivre l'application et le développement de ce système. mais toujours avec prudence et sans offrir aucun motif d'alarme aux industries particulières. »
Mais les assurances de ce genre ne dissipaient nullement les inquiétudes et l'on critiquait vivement « l'envahissement des sociétés anonymes qui nous menacent tous... d'un monopole désastreux » (Courrier de la Meuse, 9 août 1836).
(page 362) Le même journal écrivait que les sociétés anonymes, par l'anéantissement ou l'absorption des industries particulières, devaient avoir comme résultat la » création par l'accaparement et le monopole, d'une dépendance de la classe ouvrière semblable, sous bien des rapports, au servage des temps anciens et qui peut même devenir plus onéreuse. »
Les mêmes craintes se retrouvent fréquemment dans l'Observateur. A maintes reprises, il dénonce le danger de monopole que présente l’expansion des sociétés anonymes qui peut « causer de grands maux et barrer le chemin aux progrès qui résultent de la libre concurrence. »
Le même état d'esprit se révèle dans le Journal des Flandres. « Le développement de l’industrie par grandes associations, écrivit-il, conduit directement au monopole commercial et industriel, lequel, avec le temps, peut vicier les élections... et créer le monopole administratif... L'ordre et la stabilité dans un Etat dépendent de la division des fortunes... Par le fait des associations industrielles. on enlèvera à notre pays les plus sûres garanties de l'ordre et de la stabilité politiques » (27 novembre 1836).
(page 363) Lorsque le libraire Hauman voulut transformer son affaire en société anonyme, le ministre de Theux refusa son autorisation. en invoquant comme premier motif que « la concurrence de la société serait nuisible aux industries particulières ». Le Courrier de la Meuse (16 novembre 1836) faisait observer à ce propos que ce motif, à lui seul, suffisait pour motiver la décision du ministre.
Les aspirations extrêmes des adversaires des sociétés anonymes se concrétisèrent d'une manière typique dans les lignes suivantes d'un petit journal bruxellois : « Nous voudrions qu'aucune société anonyme ne pût être autorisée, si ce n'est dans le cas unique où elle ne ferait concurrence à aucune société commanditaire, ou à aucune industrie individuelle » (Le Belge, 30 octobre 1837).
La méfiance et la crainte étaient surtout prononcées au sujet de l'influence envahissante des sociétés financières. Rappelons que dans ce mouvement d'expansion, la Société Générale jouait le rôle prépondérant et qu'elle était l'objet de vives attaques, dont nous avons déjà parlé longuement (supra, chapitre IV).
Dès le début de 1834, lors de la discussion du projet sur la création du premier réseau de chemins de fer, Rogier appuya vivement l'idée de la construction par l'Etat, avant tout parce qu'il ne voulait pas « mettre la Banque en la possession de la route nationale d'Ostende Verviers » (voir les discours de Rogier et les ripostes de Meeus, séances du 17 et du 21 mars 1834).
(page 364) Lorsque la Société Générale créa, à la fin de 1836, la Mutualité Industrielle, les critiques devinrent particulièrement acerbes et les attaques dirigées contre les sociétés financières en général, contre la Banque et sa filiale en particulier, s'avivèrent encore.
Rappelons que la Mutualité a été créée avec un programme qu'on considérerait actuellement comme celui d’un trust de placement. Son capital devait être placé en actions de diverses entreprises belges et étrangère, de manière à obtenir une grande division des risques.
L'annonce de sa création provoqua dans une grande partie de la presse un véritable tollé. La plupart des Chambres de commerce se prononcèrent contre l'octroi d'une autorisation. Le gouvernement, lui aussi, s'en émut et ne la sanctionna qu'après bien des péripéties (voir infra.
On ne redoutait pas seulement la puissance économique (page 365) des institutions financières, de la Société Générale en particulier, mais surtout l'éventualité de voir l’influence politique et sociale se concentrer entre les mains d'un petit groupe de personnes. (Note de bas de page : Qu'on se rappelle quelle était l'atmosphère politique et morale de la Belgique pendant la première décade de son indépendance, ainsi que les multiples débats politiques auxquels la Société Générale avait été mêlée.)
« Quel que soit le but de cette communauté d'intérêts, écrivait le 6 novembre 1836 l'Observateur à propos de la Mutualité, nous en voyons deux effets bien certains : accroissement de puissance pour la Banque et asservissement du commerce et des industries particulières... (La Banque) dominera toutes les sociétés particulières qu'elle écrasera selon son bon plaisir ; de là asservissement du commerce et peut-être tous les déplorables effets du monopole »
« Quand la Banque aura conquis, écrivait le même journal le 11 novembre 1836, une action prépondérante dans presque toutes les industries, quand l'administration centrale de Bruxelles imprimera, vers tous les coins du pays, sa toute puissante impulsion dans toutes les opérations commerciales et financières... qu'elle sera devenue le pivot de toutes les fortunes particulières, que son crédit et ses capitaux l'auront rendue l'arbitre de toutes les entreprises... ne sera-t-elle pas un Etat dans l’Etat ? »
« Dans les conseils communaux, dans les conseils provinciaux. la Chambre, au Sénat, partout, ses associés. ses créateurs. seront en majorité... elle fera la loi au gouvernement » (Observateur, 11 novembre 1836).
(page 366) « De toutes parts, écrivait un autre journal (Le Belge, 20 novembre 1836), un cri réprobateur s'élève contre la Banque, parce qu'on voit qu'elle tend à fonder, par le monopole, une haute aristocratie financière et commerciale sur la ruine de toutes les petites industries… Après s'être emparée de tous les gros capitaux, la Société Générale cherche maintenant, par la création de la Mutualité, à s'emparer des capitaux les plus minimes en anéantissant l’institution si morale des caisses d'épargne et en inspirant aux classes les plus pauvres la honteuse passion de l'agiotage. »
Ces citations, qu'on pourrait facilement multiplier, suffiront à montrer le ton violent des critiques d'une grande partie de la presse de l’époque contre les sociétés financières.
Les mêmes critiques se faisaient entendre fréquemment au Parlement. où il fut question de « quelques sociétés qui voulaient accaparer et ruiner toutes les industries particulières » (de Renesse, Chambre des représentants, séance du 7 mars 1839), de sociétés qui monopolisaient l'industrie et constituaient une espèce d'aristocratie financière (Desmanet de Biesme, Sénat, 20 mai 1848), etc.
D’autres protestaient contre l'existence des grandes banques, des « banques nationales » - comme on disait alors - et auraient préféré ne voir fonctionner que de petites banques locales (voir notamment les discours de de Foere et de Dumortier, Chambre des représentants, séances du 2 décembre 183 et du 25 février 1835)
(page 367) Nous avons relaté assez longuement les craintes qu’éveillaient les tendances monopolisatrices des sociétés anonymes, parce qu'elles sont vraiment caractéristiques de l'époque étudiée. Nous pourrons passer plus rapidement sur les critiques relatives à l'agiotage ou l'exagération de la valeur des apports. Celles-ci se reproduisirent fréquemment dans la suite, et souvent avec plus de raison qu'à ce moment-là.
Les plaintes concernant les excès de la spéculation qu'auraient provoqués les sociétés anonymes et qui auraient infligé de nombreuses pertes au public, se développèrent surtout à partir du dernier trimestre de 1836, lorsque la crise financière de Londres et de Paris eut sa répercussion en Belgique et provoqua une baisse à la bourse et un resserrement du crédit.
(page 368) Dès le milieu de 1836, un journal catholique (Courrier de la Meuse qui figurait parmi les principaux adversaires des sociétés anonymes, écrivait le 18 juin 1836 :
« Ce que nous avons voulu signaler comme une cause de (page 369) ruine, c'est l'esprit de spéculation et d'agiotage. c'est la mise en circulation d’une masse de papier dont rien ne garantit la valeur ; c'est la vente par actions à un taux énormément exagéré d'immeubles jusqu'ici improductifs et dont le rapport, en toute hypothèse, ne saurait équivaloir à l’intérêt des sommes émises sur place. »
Et le journal dénonçait le danger de voir toute la Belgique se transformer « en une grande rue Quincampoix. ».
(page 370) En même temps que les plaintes au sujet de l'agiotage, d’autres critiques étaient adressées aux dirigeants des sociétés anonymes. On prétendait notamment que la valeur des entreprises apportées aux sociétés a été souvent fort exagérée. On critiquait, en outre, le cumul des fonctions directoriales entre les mains d'un petit nombre de (personnes.
D’autres reproches adressés aux sociétés anonymes présentent un grand intérêt au point de vue de l'histoire économique et du mouvement des idées. On les accusait d’imprimer à l’activité économique une allure désordonnée, de provoquer la hausse des prix, des salaires, des valeurs boursières, etc.. d'exagérer la production au delà des possibilités du marché et d’amener ainsi, inévitablement, des crises.
Dès la fin de 1836, un journal, partisan des sociétés anonymes, résumait une des objections des adversaires par la formule suivante : « Les entreprises étant mal conçues (page 371) et mal conduites et devenant surtout trop nombreuses, il en résultera un jour des catastrophes, comme celles qu'on a vues, à plusieurs reprises. en France, en Angleterre, aux Etats-Unis » (Indépendant, 21 décembre 1836).
En 1837, après la crise américaine, on écrivait : « La plupart des raisons par lesquelles on explique la tourmente qui vient d'affliger les Etats-Unis... sont précisément celles que nous avons fait valoir contre les prétentions exagérées de nos sociétés financières » (Courrier de la Meuse, 14 octobre 1837).
Mais c'est surtout au lendemain de la crise financière et économique, qui éclata à la fin de 1838, que se multiplièrent les récriminations contre les exagérations commises par les sociétés anonymes.
« La crise industrielle et commerciale doit surtout être attribuée à la création subite et irréfléchie d’une quantité de sociétés industrielles et commerciales », disait-on la Chambre (Desmet, Chambre 18 mars 1839. Voir aussi de Renesse le 6 mars, Simons et de Biesme le 7 mars, d’Hoffschmidt le 8 mars, etc.)
(page 372) Une partie de la presse faisait aussi l'écho de cette idée.
Notons encore que lors de l'enquête commerciale de 1840 plusieurs Chambres de commerce indiquaient l'exagération de la production - attribuée avant tout au développement excessif des sociétés anonymes - comme la principale raison de la crise économique
Les critiques d'ordre économique dirigées contre les associations industrielles et financières ont retenu assez longuement notre attention, nous réservons provisoirement quelques aspects politiques de la question. Nous pourrons être plus brefs en exposant les répliques des défenseurs des sociétés anonymes. Non seulement parce que tant dans la presse qu'au Parlement, la défense était plus rare que la critique, mais encore parce que toute personne au courant des problèmes économiques, peut immédiatement reconnaître les erreurs et surtout les exagérations dont ces critiques sont parsemées.
Dans la presse, la défense - plus ou moins modérée - des sociétés anonymes était présentée surtout par l'Indépendant, le Courrier belge - depuis février 1837, lorsque Jottrand en quitta la direction - et le Mercure belge, devenu en août 1837 le Commerce belge.
(page 373) A la Chambre on ne peut signaler qu'un seul défenseur avoué de l'esprit d'association, comme on disait alors : M. Meeus, gouverneur de la Société Générale. C'est ainsi que dans la longue discussion qui précéda l'adoption du traité de paix avec la Hollande, où tous les partisans de la résistance vilipendaient les sociétés anonymes, lui seul riposta à ces critiques (séance du 18 mars 1839).
Les arguments exposés par les partisans des sociétés anonymes consistaient d'abord à mettre en évidence la nécessité du groupement des capitaux la mise en valeur des richesses industrielles du pays. Dès 1833, le gouverneur de la Société Générale traçait le programme industriel à réaliser, en disant : Si la Belgique est riche de ses produits naturels. si notre population est économe et laborieuse... il faut bien reconnaître aussi qu'il nous reste beaucoup à faire pour vivifier tous les moyens que la nature nous a prodigués, pour créer surtout les nombreuses communications que l'agriculture et le commerce réclament. Or, nous ne parviendrons à obtenir ces avantages qui changeraient en peu d'années la face entière de notre pays, qu'à aide de ces associations puissantes qui seules peuvent exécuter les grandes choses. »
L'industrie houillère notamment, servait d' exemple ; auparavant languissante, elle n'avait pu prendre une grande extension que grâce à la création de sociétés anonymes avec le concours des banques. (Remarque ; une longue note de bas se rapporte au développement des sociétés anonymes de charbonnage. Cette note n’est pas reprise dans la présente version numérisée.)
(page 374) Une statistique officielle, publiée en 1842, confirme cette appréciation et nous donne les renseignements suivants. (page 375) Sur 307 charbonnages que la Belgique possédait alors, 224 étaient restés la propriété de particuliers ou de sociétés civiles et 83 étaient passés, totalement ou partiellement, sous le contrôle de sociétés anonymes. Or, de 1834 à 1838, l'extraction est passée, dans la première catégorie de 1,543,700 tonnes à 1,977,800 tonnes, soit un accroissement de 27 p. c. Tandis que dans la seconde catégorie, elle passa de 899.900 à 1,285,400 tonnes, l'accroissement étant de 42 p. c. Le nombre de sièges d'extraction, en activité ou en construction, est passé, pour la première catégorie, de 224 à 389, augmentant de 56 p. c. Dans la seconde catégorie, il passa de 83 à 271, l'accroissement étant de 194 p. c.
Il faut d'ailleurs ajouter que sur le principe même de l'utilité de la société anonyme, pour les grandes entreprises notamment, il n’y avait pas de désaccord. On critiquait les abus. Or, que répliquait-on ces critiques ?
Concernant la crainte du monopole, on répondait qu'elles étaient dénuées de fondement, puisque le nombre d'entreprises englobées par les sociétés anonymes restait peu important par rapport aux autres. C'était notamment le cas de l'industrie houillère, au sujet de laquelle on manifestait le plus de craintes. En outre, ajoutait-on, s’il y avait véritable danger de monopole, il suffirait à l’Etat d'accorder de nouvelles concessions.
On faisait observer que la crainte du monopole est une (page 376) de celles qui hantent le plus les masses, bien qu'il soit pratiquement irréalisable, surtout dans un régime de concurrence et de liberté d'association.
On ajoutait aussi que l'appréhension du monopole était en réalité inspirée par la crainte d'une concurrence trop forte.
Cette observation ne paraissait pas dénuée de fondement. L'attitude des adversaires des sociétés anonymes, leurs craintes de voir les entreprises particulières menacées paraissaient, en effet, avoir été très souvent inspirées par le désir, peut-être inconscient, de respecter les situations existantes. Et cependant, à propos du refus d'autorisation à la Société de Librairie, dont nous avons parlé plus haut, refus motivé en premier lieu par la considération qu’elle serait nuisible aux intérêts particuliers, l'Indépendant posait la question le 3 août 1836 : « Est-ce que le gouvernement ignorait, quand il a décrété l'érection du chemin de fer, qu'il allait porter un coup mortel aux diligences et un préjudice notable aux entreprises de roulage ? Est-ce qu'il s'est arrêté à cette considération ? Est-ce qu'il en a été touché quand il a autorisé tant et tant de sociétés anonymes qui se sont établies depuis deux ans, et qui toutes ont lésé plus ou moins quelques intérêts individuels ? »
Le comte Meeus crut devoir défendre la Société de Commerce contre les critiques qu'on lui adressait en disant : elle « n'a jamais admis le principe de l'association que pour porter les capitaux là où l'industrie particulière était impuissante... Jamais elle n'est descendue dans ces régions où l'industrie particulière sait bien mieux faire que l'esprit d'association » (Chambre, séance du 18 mars 1839). Visiblement, il voulait dire que la Société de Commerce n'intervint que dans les branches industrielles où il fallait créer des entreprises considérables. négligeant celles où la petite entreprise pouvait suffire. (page 377) Mais il n’ apparapit pas que les adversaires des sociétés n'aient demandé que cela. D'ailleurs par quelle formule aurait-on pu distinguer les branches où la société anonyme s’imposait et celle d'où elle devait être exclue ? Il semble donc bien que les cris de détresse que d'aucuns faisaient retentir n'exprimaient bien souvent que l'inquiétude d'entrepreneurs individuels en face de la concurrence menaçante des entreprises nouvelles. Et, en somme, c'est avec raison qu'on a pu comparer les inquiétudes exprimées au sujet de la création des sociétés anonymes aux craintes qui se firent jour lors de l'introduction des machines.
Quant à l'influence acquise par les sociétés financières, les partisans du mouvement industriel s'en félicitaient. Ils voyaient dans l’appui apporté par les banques à l'industrie un gage de développement et de stabilité. En 1836 et 1837, lors des crises commerciales en France, en Angleterre, aux Etats-Unis, qui n'ont presque pas affecté la Belgique, l'Indépendant (6 mai, 26 et 28 septembre 1836, etc.) expliquait cette heureuse exception par la circonstance que l'industrie belge avait des appuis particulièrement fermes dans les institutions financières.
Les objections qu'on invoquait à cette époque contre les accusations d'agiotage sont très curieuses. L'agiotage et la spéculation, disait-on, existaient déjà avant l'introduction des sociétés anonymes ; auparavant on spéculait sur les ( page 378) fonds des Etats étrangers, lorsque les valeurs baissaient c'était une pure perte pour le pays ; actuellement du moins. les capitaux restent placés dans le pays même.
« Si l'agiotage est une plaie de l'époque, disait la pétition des industriels du Hainaut. les opérations des sociétés anonymes ont eu au moins pour effet de le réduire et de le déplacer en lui donnant un aliment moins chanceux et plus national, en reportant sur les industries du pays des capitaux qui d'ordinaire étaient la proie des étrangers » (Mercure belge, 18 mai 1837).
Les partisans des sociétés anonymes relevaient plus rarement l’accusation relative à l'exagération de la valeur des apports. Les défenseurs modérés et raisonnables se rendaient compte que, dans certains cas. ces critiques étaient justifiées. D'autre part, on ne possédait pas généralement (page 379) de renseignements suffisants pour réduire ces critiques à leur juste valeur.
Bien qu'il soit difficile de se faire une très précise de la valeur réelle des critiques, il semble certain que des exagérations aient été commises. On pourrait même l'affirmer à priori, car il n'est pas de pays, à notre connaissance au moins, où la première floraison de sociétés anonymes n'ait été accompagnée d’abus et d'exagération. Nous en avons la preuve non seulement dans ce qui s'est passé jadis en Angleterre, en France, aux Etats-Unis, mais encore dans les événements plus récents qui se déroulèrent dans des pays comme la Russie, le Japon, l'Inde, etc.
Cependant on peut dire que si des exagérations ont été commises. la Belgique ne connut pas alors les pires excès des périodes de grunderthum, tels qu'en connurent d'autres pays, et elle-même plus tard. En effet. parmi les sociétés créées cette époque, on n'en relève aucune qui soit entièrement véreuse ; toutes à peu près avaient été créées pour reprendre des entreprises existantes et avaient une base (page 380) plus ou moins solide. C'était notamment le cas des sociétés créées par les deux grandes banques, bien que là cependant il y ait eu des exagérations.
On reprochait aussi, nous l'avons vu déjà, aux sociétés anonymes de se développer trop rapidement, d'engager trop de capitaux et de constituer une menace de crises financières et commerciales. En 1836 et 1837, les défenseurs des sociétés eurent, à ce point de vue, la tâche facile. Tandis que des crises plus ou moins violentes éclataient en Angleterre, en France, aux Etats-Unis, la Belgique n'éprouva qu’une réaction boursière, la situation industrielle et commerciale n'en fut pas affectée.
Aussi les partisans des sociétés triomphaient-ils ; ils expliquaient cette circonstance par la supériorité de l'organisation financière en Belgique, et y voyaient la preuve que les critiques adressées aux sociétés belges étaient injustifiées.
Lorsqu'à la fin de 1838 la crise éclata, on dut reconnaître que l'essor avait été trop rapide et que l'organisation (page 381) financière avait des défauts, mais les défenseurs des sociétés attribuèrent surtout la crise aux facteurs politiques (voir supra pp. 188 et suivantes).
En conclusion, les partisans du mouvement financier reprochaient à leurs adversaires de saper la confiance du public, d'enrayer le développement de l'esprit d’association et d'empêcher ses bienfaits. Si certains journaux « industrialistes » se montraient modérés, d'autres, par contre, étaient d'un enthousiasme exubérant et soutenaient que l'expansion des associations, au lieu d'être excessive, était loin d'être suffisante.
Les discussions vives et passionnées que nous venons de résumer ne présentaient pas un intérêt purement académique. Partisans et adversaires des sociétés anonymes poursuivaient des buts pratiques. Les uns et les autres voulaient influencer le public, soit pour le rendre prudent, méfiant même, soit pour le pousser à participer activement l'expansion financière. En outre, les arguments que nous avons résumés servaient à tirer des conclusions au sujet de la politique à suivre par le gouvernement à l'égard des(page 382) sociétés anonymes. C'est de cette dernière que nous devons parler maintenant.
La question pratique importante, qui se posait alors, était celle de l'autorisation préalable des sociétés anonymes. Avant 1830, la situation était très claire au point de vue juridique. L'article 37 du Code de commerce stipulait formellement : la société anonyme ne peut exister qu'avec l'autorisation du Roi, et avec son approbation l'acte qui la constitue ; cette approbation doit être donnée dans la forme prescrite par les règlements d'administration publique. » Les fondateurs des sociétés anonymes devaient donc obtenir au préalable le consentement du gouvernement.
Mais le 16 octobre 1830. le Gouvernement provisoire promulgua un décret dont l'article premier autorisait les citoyens « de s'associer, comme ils l'entendent, dans un but politique, religieux, philosophique, littéraire, industriel ou commercial. » L'article 3 stipulait, en outre : « Aucune mesure préventive ne pourra être prise contre le droit d'association. » Enfin, on sait que l'article 20 de la Constitution stipule : « Les Belges ont le droit de s'associer ; ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive. »
Certains juristes soutinrent que ces dispositions avaient abrogé implicitement l'article 37 du Code de commerce. (page 383) D'autres étaient d'un avis contraire. Nous n’examinerons pas ce problème juridique, sans intérêt pour ce travail. Contentons-nous de remarquer qu’un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du 15 juillet 1836 avait décidé que l'article 37 du code de commerce restait en vigueur, point de vue confirmé par la cour de cassation le 26 mai 1842. C’est donc seulement cette dernière date que la jurisprudence fut définitivement fixée. Par conséquent, pendant toute la période de floraison des sociétés anonymes on fut dans l'incertitude. L'attitude du gouvernement était celle-ci : il considérait que l’article 37 du code de commerce n'était pas abrogé, mais cependant laissait fonctionner les sociétés qui s'étaient créées sans demander son autorisation. Il estimait que seuls les tribunaux pourraient régler définitivement la question.
En fait, si certaines sociétés se sont créées sans demander la sanction officielle, ou bien l'ayant demandée fonctionnèrent avant de l’avoir obtenue, la plupart attendaient la consécration officielle pour se constituer définitivement.
Or, quelles directives inspiraient l’attitude du (page 384) gouvernement dans l'octroi des autorisations et dans le choix des conditions qu'il imposait ?
A la suite d'une vive polémique de presse, l’accusant de mettre des entraves à l’esprit d’association, il publia un exposé officieux de ses conceptions en cette matière (Moniteur, 28 et 29 avril 1837). L'exposé indique d'abord les raisons pour lesquelles la société anonyme, « cette société exceptionnelle », est assujettie à l'autorisation du gouvernement : réunion de grands capitaux, responsabilité limitée des administrateurs, dont les opérations peuvent compromettre les intérêts de tiers et l'intérêt général. Par conséquent. la société anonyme devait avoir spécialement pour objet « des spéculations vastes et exposées à des chances, spéculations qui n'auraient pas lieu sans l'admission de ce genre de sociétés, ou pour lesquelles il serait généralement trop difficile de réunir des capitaux suffisants. »
Le principe fondamental dont s'inspirait le ministre était ensuite formulé de la manière suivante : « Un devoir essentiel à remplir par le gouvernement, c'est de refuser l’autorisation à toute société anonyme ayant pour objet d'exploiter des industries auxquelles les efforts privés et les moyens de l'association ordinaire suffisent. L'équité aussi bien que le bon sens s'opposent à ce que la puissance publique établisse arbitrairement le privilège de la société anonyme au profit de quelques-uns pour faire concurrence à tous. »
Le reste de l'exposé, assez long, ne constitue que le développement de cette idée : empêcher la concurrence à l'industrie particulière, empêcher la trop forte concentration. Telle (page 385) était la préoccupation essentielle, presque la seule, du gouvernement.
Nous avons vu que c'était aussi la principale préoccupation d'une grande partie de la presse. La nécessité d'imposer aux sociétés une publicité suffisante, aujourd'hui but essentiel de la législation en cette matière, ne leur venait que très rarement à l'esprit. Le gouvernement imposa, il est vrai, à certaines sociétés l'obligation de publier leurs bilans. Mais en général, il n'obligeait à aucune publicité. Parfois cependant. il exigeait que rapports et bilans lui soient communiqués, et cela afin de voir si elles maintenaient leur activité dans les limites fixées par les statuts et par les arrêtés accordant la sanction officielle.
(page 386) Au point de vue des idées actuellement admises, on pourrait dire que la réglementation légale était insuffisante à certains points de vue et exorbitante à d’autres. Elle était insuffisante en n’imposant très souvent aucune publicité, en n'exigeant pas la souscription effective du capital social, ni un versement déterminé. Elle était exorbitante en donnant au gouvernement le pouvoir absolu d accorder ou de refuser l’autorisation. Car, il n'existait aucun règlement prescrivant les directives à suivre en cette matière. Aussi le ministre compétent se considérait-il en droit d'imposer aux sociétés qui demandaient la sanction officielle n'importe quelle modification qui lui paraissait utile. L'exemple le plus frappant de changements apportés sur l'injonction du ministère est précisément fourni par les deux sociétés dont nous venons de parler.
(page 387) Les modifications apportées par l'arrêté d'approbation aux statuts de la Société des Actions Réunies avaient pour résultat de la mutiler et de mettre ses opérations les plus importantes sous le contrôle du gouvernement. Qu'on en juge.
Le capital de la société était fixé primitivement à 40 millions, dont 12 millions émis. Il fut fixé dorénavant à 12 millions, l'augmentation ne pouvant se faire qu'après approbation par arrêté royal. Les statuts primitifs stipulaient que la société placerait ses capitaux en fonds belges et en actions des sociétés formées sous le patronage de la Banque de Belgique ; on y ajoutait « et autorisées par le gouvernement. » La faculté réservée au conseil d'administration de placer une partie des fonds dans d'autres entreprises, fut subordonnée désormais à l'autorisation préalable du gouvernement. Les statuts interdisaient à la société d'acheter ou de vendre en un même mois pour plus d'un million de la même valeur. Ce chiffre fut réduit à deux cent mille francs. Enfin, seules modifications qui, de nos jours, paraîtraient justifiées, la société était tenue d'imprimer le bilan et le rapport du conseil et de les distribuer aux actionnaires, ainsi que de publier chaque mois, par affiche à la bourse ou par insertion dans un journal, la liste des titres composant son portefeuille.
La Mutualité refusa d'accepter les changements proposé par de Theux : aussi ne fut-elle sanctionnée qu'en 1841. dans des circonstances que nous indiquerons dans la suite, et après avoir, elle aussi, modifié ses statuts.
(page 388) Quelques-unes des conditions imposées à ces deux sociétés paraîtraient actuellement exorbitantes, par exemple, la réduction du capital, l'obligation de demander l’autorisation gouvernementale pour certaines opérations. Dans certains cas, de Theux alla plus loin encore et imposa des conditions vraiment inouïes, et qui provoquèrent des protestations, même dans la presse hostile aux sociétés.
Comme les conditions posées à l’octroi de la sanction officielle ne dépendaient que du bon vouloir du ministre, il n'est pas étonnant qu'il ait été accusé d'arbitraire et que, même les journaux partisans du maintien du régime d’autorisation, demandaient que la matière fut réglée par une loi ou par un arrêté.
(page 389) En 1836, le ministère élabora un projet de règlement qu'il soumit pour avis aux Chambres de commerce. Bien que la plupart des Chambres se soient prononcées favorablement, le règlement ne vit pas le jour.
Ce n'est qu'en 1841 que fut publiée une instruction ministérielle concernant les demandes d'autorisation pour la formation de nouvelles sociétés anonymes et pour la modification des statuts des sociétés existantes. Comme nous ne rédigeons pas ici une étude juridique sur les sociétés anonymes, nous n avons pas à examiner cette instruction en détail. Contentons-nous de faire remarquer qu'elle était inspirée par le même principe fondamental que celui formulé par le ministère de Theux : « Il faut restreindre, y lit-on dans le préambule, la société anonyme aux entreprises qui, par l'importance des capitaux qu'elles exigent. ou par leur caractère chanceux, comme aussi en même temps par leur longue durée, dépassent la portée de l’industrie particulière et des sociétés ordinaires. sans pouvoir porter un préjudice réel aux industries préexistantes dont l'utilité est constatée. »
(page 390) L'instruction contient un certain nombre de règles assez rationnelles concernant la souscription effective du capital, l'évaluation des apports, la répartition des dividendes, etc. Mais c'est au gouvernement qu'elle réserve le pouvoir absolu d'apprécier si les statuts y sont conformes. On trouve même dans l'instruction le paragraphe suivant : « le gouvernement apprécie si le capital est réel, s'il est suffisant ou exagéré. selon la nature de l'entreprise. » Par contre, quant à la publicité, l’instruction se contente d'imposer le dépôt du bilan au greffe du tribunal de commerce, et la mise du bilan et des comptes à la disposition des actionnaires, dix jours au moins avant l'assemblée générale. En fait, c' était encore le pouvoir absolu et presque arbitraire du gouvernement.
A l'époque de la publication de cette instruction, l'élan de création de sociétés anonymes était à peu près arrêté, la question ne présentait plus qu'une importance secondaire. Lorsqu'après la liquidation de la crise de 1848, l'expansion financière recommença, les débats entre partisans et adversaires du régime de l'autorisation préalable reprirent. Les adversaires triomphèrent définitivement en 1873, lorsque le législateur, passant d'une exagération à l'autre, substitua à l'omnipotence gouvernementale un régime de liberté peu près absolue.
Ce que nous avons dit plus haut de la diversité des appréciations exprimées par les contemporains au sujet des (page 391) sociétés anonymes, a montré que la politique gouvernementale n'était pas uniformément approuvée. Nous revenons sur cette question parce qu’il nous est possible maintenant de dégager un des aspects les plus intéressants du problème : les rapports entre l'expansion financière et industrielle, d'une part, et les courants politiques et sociaux, d’autre part.
Si certains critiques du gouvernement de Theux exagéraient en lui reprochant d'avoir tué l’esprit d'association. il est néanmoins certain qu’il poursuivit à l'égard des sociétés anonymes une politique restrictive. De nos jours, on admet qu'un gouvernement réglemente la création et le fonctionnement des sociétés dans le but de leur imposer le maximum de publicité et de les obliger de travailler en pleine lumière. On admet aussi des mesures légales destinées à combattre certains abus. tels que l'exagération de la valeur des apports, etc. Mais nous avons vu que le gouvernement de cette époque n'accordait à ce genre de préoccupations qu'une importance secondaire. Il voulait avant tout restreindre le domaine d'activité des sociétés anonymes : empêcher le développement de sociétés trop importantes, limiter les sociétés industrielles aux branches où elles paraissaient vraiment indispensables, même dans ces branches là les empêcher de prendre trop d'extension, empêcher toute concurrence aux entreprises particulières. Dans l'ensemble. c'était donc bien une politique restrictive.
Or il est intéressant de voir comment certains partisans des associations expliquaient cette politique, ainsi que tout le mouvement hostile aux sociétés anonymes. Ils y voyaient la manifestation d'un sentiment conservateur, rétrograde même. Cette idée était surtout défendue dans des articles innombrables par le Courrier belge. Il soutenait que les (page 392) « catholiques politiques », comme on disait alors, voyaient d'un mauvais œil le développement rapide de l'industrie, parce que celle-ci amenait la propagation des idées libérales et, par conséquent, constituait une menace pour leur influence.
La méfiance du gouvernement envers les sociétés anonymes s'expliquait, à son avis, par « l'impulsion des catholiques politiques, dont toutes les manœuvres contre l'organisation des sociétés industrielles n'ont qu'un seul but, celui d'arrêter les progrès de la production, c'est-à-dire des classes moyennes et inférieures, dont la prospérité menace de plus en plus le monopole gouvernemental du parti rétrograde. » Ils font semblant, ajoutait-il, de craindre le monopole de la production, lorsqu'en réalité ils craignent de perdre leur monopole politique.
(page 393) Cette explication est certainement trop simpliste, elle parait cependant contenir un élément de vérité. Certes tous les catholiques n'étaient pas hostiles à l'expansion de l'industrie et aux sociétés anonymes. Mais il est certain qu'il existait parmi les catholiques de l’époque un courant important de méfiance envers l'extension industrielle. Cette tendance ne s'expliquait pas autant, ou pas seulement, par des préoccupations conservatrices ou rétrogrades. Elle était, en effet, très marquée chez les catholiques démocrates, dont B. Dumortier était un des représentants les plus caractéristiques. Chez les catholiques conservateurs. le courant hostile à l'industrie s'expliquait par la prédominance des intérêts territoriaux. Quant aux catholiques démocrates, leur attitude envers l'industrie dérivait de leur mentalité philosophique et sociale.
En général. on constate chez un grand nombre de catholiques de l'époque une répulsion contre l'abandon des anciens modes d'activité. Ils craignent que des changements trop profonds dans les modes d'existence, des relations trop fréquentes avec l'étranger, la poursuite des jouissances matérielles ne corrompent la population, ne portent une atteinte à sentiments moraux qui, à leurs yeux, se confondent avec le sentiment religieux. De là s'explique leur désir de voir la Belgique se replier en quelque sorte sur elle-même, leur persistance à vouloir (page f384) sauver à tout prix les industries domestiques anciennes. même celles condamnées par les progrès techniques. Il suffit de citer, comme exemples, l'hostilité à la création des chemins de fer, la défense du protectionnisme agricole excessif, les efforts désespérés pour sauver la traditionnelle industrie linière. etc. Le même esprit les pousse à dénigrer le rôle de l’industrie et à prôner celui de l'agriculture.
Il n'est donc pas étonnant que cette fraction de l'opinion catholique se soit montrée méfiante envers le mouvement industriel qui avait, à ses yeux, le défaut de « matérialiser la société » (voir notamment dans la Revue de Bruxelles : P. DE DECKER, Du matérialisme politique (juillet 1837) et De la religion dans ses rapports avec l’industrie (mai et juin 1838)).
(page 395) On comprend aussi que les partisans des sociétés anonymes, tout au moins les plus fougueux, aient représenté l'hostilité ou la méfiance envers l’expansion industrielle comme résultant du caractère conservateur et rétrograde de la plupart des catholiques.
(page 396) Cette explication à elle seule était certainement insuffisante ; on peut affirmer que l'hostilité d’une grande partie de l’opinion catholique envers les sociétés anonymes, et surtout envers les sociétés financières, ne s'inspirait exclusivement de préoccupations de parti. En dehors de considérations économiques et morales, dont nous avons parlé, elle craignait de voir les chefs du mouvement industriel et financier acquérir une trop grande influence et constituer une véritable oligarchie. Sur ce terrain, la presse catholique était rejointe par certains organes de la presse libérale, tels que l'Observateur, le Politique, le Courrier belge de la période radicale.
(page 397) Ce qui montre que la crainte de voir grandir l'influence politique et sociale des chefs du mouvement industriel jouait un rôle considérable dans le mouvement d’hostilité envers les associations. c'est qu'il s'accentua surtout depuis la fin de 1836, lorsque l'on tenta de faire entrer MM. Meeus et Coghen au conseil des ministres (voir supra, p. 323 et 363).
La campagne hostile aux sociétés ne se limitait pas à la presse catholique, cependant les journaux partisans des associations considéraient le parti catholique, ou tout au moins les catholiques politiques - surtout de Theux - comme la cause de la politique anti-associationiste. Inversement, comme la plupart des chefs du mouvement industriel se recrutaient parmi les libéraux, les journaux catholiques confondaient souvent libéralisme et industrialisme.
La question des associations devint, en effet, une question politique et. pendant quelques années, joua un certain rôle dans les luttes de partis et dans les batailles électorales.
Nous abordons ici un aspect très peu connu des luttes politiques qui se déroulèrent pendant la première décade (page 398) de notre indépendance. Pour son étude détaillée, l'accès d’archives encore inaccessibles serait nécessaire. Cependant, grâce à des renseignements puisés dans la presse et dans d'autres publications de l’époque, il est possible de se rendre quelque peu compte du rôle joué par les questions financières dans les luttes politiques de cette époque.
Pour situer la question, essayons de caractériser très sommairement les forces politiques et qui se trouvaient en présence.
Léopold Ier voyait avec beaucoup de sympathie le développement de l'industrie belge. Il comprenait quelle pouvait être son influence pour améliorer le sort des masses de la population et pour affermir la situation du jeune Etat. L'utilité des institutions financières ne lui échappait pas non plus. Il semble avoir eu beaucoup d'estime pour le gouverneur de la Société Générale (Meeus).
La situation politique du ministère de Theux était très particulière. Constitué en 1834 pour succéder au cabinet Lebeau-Rogier, c'était un ministère unioniste, composé de catholiques et de libéraux. Au début, les deux tendances (page 399) avaient la même représentation. Mais tandis que les catholiques s'appuyaient sur leur groupement politique, les libéraux durent pour ainsi dire rompre avec le leur pour entrer au ministère. De sorte que la tendance catholique y dominait en somme. Lorsqu'en 1835-1836, le problème des associations se posa, les ministres n’étaient pas d'accord sur l'attitude à prendre. De Muelenaere leur était nettement favorable, de Theux plus ou moins hostile, les autres membres du cabinet paraissent avoir été hésitants. Nous avons signalé déjà que le projet de nommer MM. Meeus et Coghen ministres d'Etat, provoqua la démission de de Muelenaere. Depuis lors les éléments libéraux – d’un libéralisme très pâle il est vrai - furent en majorité. Mais l'influence de Theux fut prépondérante ; il détenait deux portefeuilles, affaires étrangères et intérieur, et était le chef effectif du ministère.
Les députés catholiques étaient surtout des représentants de la noblesse et de la propriété foncière. La plupart envisageaient avec défaveur la rapidité de l'expansion industrielle et financière.
Enfin le parti libéral, recruté surtout parmi la bourgeoisie des villes, était, dans l'ensemble, favorable au mouvement industriel.
(page 400) Voici donc brièvement caractérisées les forces politiques qui se trouvaient en présence vers 1835-1836, au début de mouvement financier .
Vers la fin de 1836, les incidents relatifs au projet de faire entrer MM. Meeus et Coghen au conseil des ministres mirent en lumière l’importance du problème financier dans la vie politique. Ce projet, qu'il faut attribuer à Léopold et à de Muelenaere, ne réussit pas. En présence de l'hostilité de la Chambre, Léopold dut y renoncer et se vit obligé d'accepter la démission de de Muelenaere.
(page 401) Dès lors la méfiance et l’hostilité envers les associations s'accentuent ; au mois d'avril, le ministère publie son exposé officieux, d'où il résulte qu'il est décidé à poursuivre sa politique. Et, notamment, il se déclare catégoriquement hostile à la Mutualité et aux Actions Réunies.
Dès lors un courant se forme dans les milieux industriels et financiers, qui ne cache plus son hostilité envers le ministère de Theux et qui essaiera de recourir aux moyens politiques pour le renverser.
En 1837 se développe un mouvement en faveur de la réforme électorale. Des pétitions sont envoyées à la Chambre pour demander. soit l'abaissement général du cens, soit la réduction du cens des villes au niveau de celui (page 102) ) des campagnes. La presse industrielle et financière, surtout le Courrier belge, mène une campagne en faveur de la réforme. Elle ne cache pas, qu'à ses yeux celle-ci aurait résultat, en élargissant le corps électoral, de donner plus de poids aux représentants de l'industrie et du commerce, favorables à l'esprit d'association
La presse catholique, qui presque toute entière était hostile aux projets de réforme, partit en campagne contre cette intervention des éléments financiers, et prétendit même que tout le mouvement était provoqué par les hommes d’affaires dans le but de porter leurs chefs au pouvoir.
(page 403) Aux élections du 13 juin 1837, la question industrielle et financière paraît avoir joué un certain rôle dans quelques collèges électoraux. Les représentants de l'industrialisme remportèrent quelques succès. (Note de bas de page : La liste de la députation bruxelloise élue le 13 juin est caractéristique. Elle comprenait : MM. Meeus, Coghen et Van Volxem, qui tous avaient d'étroites attaches avec la Société Générale : H. de Brouckere, frère du directeur de la Banque de Belgique et administrateur de plusieurs sociétés ; Willmar. l'un des deux membres du cabinet de Theux, connus comme sympathiques, ou tout au moins non hostiles, à l'expansion financière, et, enfin, Verhaegen et Lebeau, qui n'étaient pas mêlés aux affaires. mais qui étaient considérés, le premier surtout, comme favorables au mouvement industriel. Fin de la note.)
Peut-être ces quelques succès ont-ils éveillé ou ranimé la méfiance de la majorité de la Chambre. Dès le début de (page 404) la session un fait caractéristique se produisit. M. Coghen, qui depuis longtemps faisait partie de la commission des finances et de l'industrie, ne fut pas réélu par la Chambre et fut remplacé par M. Desmet, qui s'était signalé par des sorties violentes contre la Société Générale.
La question financière aurait probablement continué à jouer un rôle dans la vie politique sans les événements de 1838-1839, qui détournèrent tous les esprits vers les problèmes de politique extérieure. Guillaume donnait son adhésion au traité des XXIV articles, la question de la paix ou de la guerre passait au premier plan. Certes. les problèmes industriels et financiers eurent ici encore une grande importance, mais à un tout autre point de vue (ch. supra, chapitre Vn paragraphe 6).
Après la crise de 1838, la création de sociétés nouvelles fut à peu près arrêtée, la question de la sanction préalable ne présentait plus d'intérêt immédiat. En outre, la situation embarrassée de beaucoup de sociétés industrielles ou financières, y compris les banques, créait à leurs chefs d'autres préoccupations. De temps à autre, les questions financières réapparaissaient dans les discussions parlementaires ou dans les batailles électorales, mais ce n'étaient plus que des incidents passagers.
Signalons cependant un incident survenu au sujet de la sanction officielle de la Mutualité, société dont nous avons parlé bien souvent dans le cours de ce chapitre. En 1840, (page 405) un certain Divuy, directeur de la Société du Charbonnage de Longterme, patronnée par la Société Générale, fut révoqué par le conseil d’administration. II assigna les administrateurs en justice pour contester la validité de leur décision et demanda subsidiairement de déclarer la nullité de la société, fonctionnant sans autorisation gouvernementale. Il fut débouté par le tribunal de Mons, mas la cour d'appel de Bruxelles accueillit, par l'arrêt du 19 mai 1841, la demande de nullité. L’affaire fut portée en cassation, mais sans attendre la décision de la cour suprême, Divuy introduisit une demande de nullité contre la Mutualité. La décision que prendrait la cour de cassation ne laissait que fort peu de doute. L'existence de la Mutualité était donc en jeu.
Or, depuis le 13 avril de la même année, le ministère était présidé par de Muelenaere. le portefeuille de l'intérieur étant détenu par Nothomb. Un arrêté royal du 13 juin 184, accordait la la sanction à la Mutualité, moyennant certaines modifications aux statuts, signalées plus haut (supra, pp. 71 et 367).
Dans la presse, comme à la Chambre, d'aucuns prétendirent que la décision de la cour d'appel n'était qu'un prétexte et que la sanction officielle de la Mutualité était prévue dès que l'on avait appris l’arrivée au pouvoir de Meulenaere (voir notamment Lebeau, séance de la Chambre du 12 novembre 1842).
La Mutualité cessa depuis lors d'occuper l'opinion publique. Dorénavant elle pourra fonctionner paisiblement, il n'en sera question incidemment que lors de la crise de 1848 (supra, chapitre VII, paragraphe 4).
(page 406) Rappelons aussi comme incident politico-financier, la prorogation de la Société Générale en 1843 (Cf. supra, chapitre IV, pp. 142 et suivantes).