(Paru en 1926 à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
(page 237) Au moment où la révolution de février vint ébranler la situation politique d'une grande partie de l'Europe ? l'état économique de la Belgique n 'était guère brillant.
Nous avons rappelé plus haut combien les années 1846 et 1847 furent pénibles pour la population belge. Les mauvaises récoltes et le chômage, accentués par la crise économique anglo-française de 1847 ? provoquèrent un véritable marasme économique. La situation du Trésor ? que l'accumulation des déficits antérieurs rendait si difficile déjà, empira encore, par suite des dépenses faites pour atténuer la misère dans les Flandres.
Le gouverneur de la Société Générale et le directeur de la Banque de Belgique, dans leurs discours de Nouvel-An au Palais royal ? se plaignaient amèrement de la crise économique et exprimaient l'espoir de lui voir prendre fin.
C'est dans ces circonstances qu'arrivèrent à Bruxelles les nouvelles relatives à l'insurrection de paris. L'inquiétude fut très vive en Belgique. Les événements parisiens n'allaient-ils pas avoir une répercussion ici et provoquer des mouvements révolutionnaires, Des complications n'allaient-elles pas surgir dans la politique internationale ? Une guerre n'allait-elle pas éclater, compromettant l'existence de la jeune nationalité belge ?
(page 238) On comprend donc que ces événements aient provoqué, à Bruxelles et en province, une véritable panique financière. Dès le 25 février, la bourse de Bruxelles était fermée, en présence de l'effondrement des cours des valeurs industrielles et surtout des fonds d'Etat. Le lendemain, la bourse d' Anvers suivait cet exemple. Tout le monde voulait vendre et voulait remplacer le papier, sous n'importe quelle forme, par des écus sonnants. Les déposants se présentaient en masse aux établissements bancaires ; les porteurs de billets exigeaient leur conversion en espèces.
Dès le 28 février, on signalait une victime de cette panique : la Banque Commerciale d’Anvers suspendait ses paiements. Ses dirigeants demandèrent le secours de la Société Générale, mais celle-ci n'était pas en mesure de l'accorder. Aussi la Banque dut-elle entrer immédiatement en liquidation. Heureusement, ce fut le seul désastre qu'on eut à déplorer. Les autres institutions parvinrent à résister à l'assaut, mais non sans faire appel au concours du gouvernement, comme nous allons le voir.
Le danger immédiat pour les banques résidait dans la panique des porteurs de billets. Ceux-ci étaient remboursables à vue, tandis que les dépôts étaient surtout obtenus par les caisses d'épargne bancaires, qui ne les remboursaient qu'après certains délais. La circulation des billets se réduisit brusquement et fortement. Pour la Société Générale, elle passa de 15,7 millions au 15 février, à 12 millions au 1er mars et 10,3 millions au 15 mars. Pour la Banque de Belgique, elle passa de 5,4 millions au 31 décembre 1847 à 3 millions au 20 mars 1848.
Pour calmer la panique, la presse publia des avis, (page 239) signés par de nombreux banquiers et commerçants, qui déclaraient continuer à accepter en paiement les billets de banque. Le ministre des finances, de son côté, informa le public que les billets de la Société Générale et de la Banque de Belgique continuaient à être acceptés dans les caisses du Trésor.
La panique des porteurs de billets. bien que violente, ne paraît pas avoir été longue. On s'aperçut bientôt que les premières nouvelles avaient exagéré la gravité du bouleversement qui s'était produit en France ; le gouvernement français fit des déclarations pacifiques ; la masse de la population resta calme en Belgique. La confiance renaquit parmi les porteurs de billets ; dès le 4 mars, on put annoncer que les demandes de remboursement de billets avaient à peu près cessé.
Le 8 mars, les bourses de Bruxelles et d'Anvers se rouvrirent. Tous les cours étaient en baisse, naturellement, mais pas autant qu'on l'avait craint au moment où la panique était à son paroxysme.
(page 240) En présence des demandes de remboursement des billets et des dépôts, les banques se virent obligées de suspendre toute opération d'escompte et d'exiger le remboursement de tout crédit venant à échéance. Les milieux industriels et commerciaux se trouvèrent dans une situation très difficile. L'absence d'une banque centrale d’émission jouissant d'une confiance générale et pouvant venir en aide au marché, se faisait cruellement sentir.
La situation d'un grand nombre d'industriels et de commerçants devint critique. Précisément au moment où les commandes cessaient, où la vente se réduisait au minimum, il leur fallait renoncer à obtenir tout crédit ; bien plus, ils devaient rembourser des crédits obtenus antérieurement. A Anvers, une grande réunion tenue à la bourse demanda la proclamation d'un moratorium. Une députation vint prier le ministre des finances d'ajourner le paiement de tous les effets de commerce jusqu'au 14 mars.
A Bruxelles, une délégation de commerçants demanda au ministre de prendre « une mesure quelconque pour soustraire le commerce à une vaste suspension générale. »
Le ministère refusa nettement d'envisager l'idée d'un moratoriurn. C'est en faisant allusion aux démarches dont nous venons de parler que l’Indépendance écrivit le 1er mars : « Il arrive souvent dans les moments difficiles que l’on s'adresse au gouvernement pour obtenir son intervention dans les affaires financières et commerciales. On semble ignorer que les ressources du gouvernement, telles qu'elles sont limitées par les budgets, ne lui permettent pas d'intervention directe. Il ne peut agir que d'une manière officieuse, et sous ce rapport, il ne manque pas à sa (page 241) mission. Comme preuve, le journal ajoutait : « Sous les auspices du gouvernement, une entente parfaite et un échange de services réciproques existent maintenant entre nos grands établissements financiers, la Société Générale et la Banque de Belgique. » (Note de bas de page : Il ne nous a pas été possible d'établir si ce n'était qu'une nouvelle destinée à calmer le public ou, si, en présence du danger commun, une certaine coopération s’établit effectivement entre les deux établissements rivaux.) Nous allons voir cependant que le gouvernement ne put se limiter à une action officieuse.
Comme nous l'avons dit, la préoccupation dominante de tous les milieux commerciaux et industriels était la cessation de l'escompte. Aussi voyait-on surgir de tout côté des projets ayant pour but d'obvier à ce grave inconvénient. On allait jusqu'à demander que l'Etat autorise les banques à faire l’escompte sur une large échelle en prenant les pertes à sa charge.
(Note de bas de page : De nombreux conseils communaux et des sociétés industrielle demandaient même que le gouvernement fasse lui-même directement de avances à l'industrie. Celui-ci refusa. évidemment. Cependant, sur les instances particulièrement pressantes de la députation du conseil communal de Gand. qui affirmait que le repos de la ville en dépendait, le ministre des finances accorda une avance de 300.000 francs à la ville de Gand, qui remit la somme en question à la Banque de Flandre pour lui permettre de continuer ses escomptes . Nous avons vu que l'industrie gantoise était depuis longtemgs habituée aux faveurs gouvernementales. Fin de la note.)
Mais l'idée la plus attrayante était celle de l'organisation de comptoirs d'escompte, dont la création avait été décrétée en France dès le 4 mars. Le 12 mars, une réunion de commerçants, tenue au local de la bourse de Bruxelles, déclarait dans une résolution que « le commerce et l'industrie étaient menacés dans leur existence par l'impossibilité d'escompter aucune valeur ou d'emprunter. soit par consignation de leurs produits, soit sur les gages les plus certains. » En conséquence, l'assemblée demandait la (page 242) création immédiate d'une caisse d'escompte, dont le capital serait formé « au moyen du concours du gouvernement. » La presse, de son côté, insistait sur la nécessité de créer des comptoirs d'escompte. Dans tous ces projets, on faisait appel à l'intervention de l'Etat. Or, celui-ci était lui-même dans une situation financière embarrassée.
Le ministère Rogier-Frère était au pouvoir dep uisquelques mois seulement. Pour faire face aux dépenses extraordinaires que les circonstances lui imposaient, il se voyait obligé de recourir aux emprunts forcés. Il ne pouvait donc pas fournir de ressources pour la création de comptoirs d'escompte. Nous allons voir comment cette question fut résolue à l'occasion de la proclamation du cours forcé.
Aux difficultés provenant de la suspension des opérations de crédit, une autre, plus grave encore, vint s'ajouter.
Nous avons vu que la panique des porteurs de billets s'était quelque peu calmée au début du mois de mars. La Société Générale et la Banque de Belgique purent donc continuer les remboursements. Mais la situation changea vers le milieu du mois. En effet, le 15 mars le cours forcé fut décrété en France ; la monnaie métallique y fit prime. Ceci compliqua le problème en Belgique. Les rapports commerciaux et financiers entre les deux pays étaient nombreux. Une grande partie de la circulation monétaire belge se composait de pièces françaises. On craignait soit la thésaurisation de ces pièces en Belgique, soit leur exode vers la France, par suite de l'attraction de la prime.
La suspension de la convertibilité en France était une occasion favorable pour les banques belges, assaillies de difficultés de demander une mesure analogue. (page 243) Nous l'avons dit déjà, la panique, un moment apaisée, reprit vers la mi-mars. En effet, la situation internationale paraissait à ce moment plus inquiétante, et surtout on semble avoir été impressionné par quelques troubles insignifiants en province et par l'agitation d'ouvriers belges en France, agitation qui semblait être appuyée par les autorités françaises et dont nous avons parlé plus haut. Toujours est-il que, vers le milieu du mois, la panique financière reprit de plus belle, les cours des fonds publics baissèrent encore, le retrait des dépôts augmenta et surtout les porteurs de billets de banque demandèrent en grand nombre leur remboursement. C'était là le point le plus inquiétant de la situation.
Des mesures rapides s'imposaient donc. Après négociations avec les deux banques de Bruxelles, le gouvernement déposa, le 20 mars 1848, un projet de loi (doc. parl. Chambre, 1847-1848, n°175) qui accordait le cours légal aux billets de la Société Générale et de la Banque de Belgique, tout en autorisant ces établissements de suspendre la convertibilité de leurs billets. C'est-à-dire que le projet introduisait le cours forcé. Il maintenait cependant la convertibilité des coupures de 50 francs et au-dessous.
Le maximum total de l'émission était fixé à 30 millions. 20 pour la Société Générale et 10 pour la Banque de Belgique. Les billets étaient garantis par l’Etat. Le projet ne spécifiait pas comment cette garantie était comprise. On semble avoir pensé qu'éventuellement l'Etat se substituerait aux banques pour rembourser les billets. C'est pour cela qu'on exigea d'elles une garantie.
Le projet stipulait, en effet, que les deux établissements affecteraient, à titre de garantie, des immeubles, des fonds d'Etat ou autres valeurs, pour une somme au moins égale au montant de l'émission autorisée.
(page 244) Le projet décidait, en outre, la création, à Bruxelles, d'un comptoir d’escompte au capital de 8 millions, fourni par moitié par chacune des deux banques.
Le gouvernement était autorisé. dans le cas où il jugerait nécessaire de venir en aide à d'autres établissements. d'augmenter le chiffre de l'émission jusqu'à concurrence de 4 millions, qui seraient mis à sa disposition moitié par la Société Générale et moitié par la Banque de Belgique.
Enfin. le projet proposait la nomination d’un commissaire du gouvernement auprès de chaque banque et la publication, au moins chaque quinzaine, des chiffres de la circulation et des escomptes.
Déposé le 20 mars. le projet fut immédiatement discuté en sections ; le jour même, Malou faisait rapport (Doc. parl. Chambre, 1847-1848, n°176), au nom de la section centrale, et, après une discussion d'une heure environ, la Chambre votait le projet par 72 voix contre 2. Le soir même, le projet était discuté au Sénat, qui l'adoptait par 31 voix contre 3 et 2 abstentions. Soumis immédiatement à la sanction royale, le projet put paraître dès le lendemain au Moniteur. Le remboursement des billets fut ainsi suspendu, et la Belgique se trouva au régime du cours forcé.
C'était là une première expérience de papier-monnaie belge proprement dit. En fait de papier inconvertible, la Belgique n'avait connu auparavant que les assignats français, dont le souvenir était encore vivace parmi nos populations. Nous verrons cependant dans la suite que ce souvenir n'empêcha pas les billets inconvertibles de s'acclimater et que, grâce la grande prudence avec laquelle ils furent émis, ils purent circuler à peu près sans dépréciation.
La suspension de la convertibilité des billets permit aux deux grands établissements de Bruxelles non seulement de sauvegarder leur encaisse, mais de reprendre quelque peu leurs opérations de crédit. A peine la loi du 20 mars 1848 fut-elle promulguée, qu'on annonça la reprise des (page 245) opérations d'escompte à la Société Générale, à sa filiale, la Banque d'Anvers, et à la Banque de Belgique.
D'autre part, en vertu de l’autorisation accordée par la même loi, des avances, à l'aide d'une émission de billets, furent accordées à la Banque de Flandre et la Banque Liégeoise, qui reçurent chacune 1 million de francs, fournis moitié par la Société Générale et moitié par la Banque de Belgique.
Le comptoir d'escompte de Bruxelles commença ses opérations le 30 mars. Des comptoirs furent également établis en province, à Tournai, à Verviers. On projetait d'en créer dans d'autres centres commerciaux, mais les renseignements sur ce point sont extrêmement difficiles à trouver. Nous donnerons dans la suite quelques chiffres sur le développement des affaires depuis la loi du 20 mars 1848. Pour le moment, contentons-nous de signaler qu'elle permit de reprendre les opérations d'escompte et atténua ainsi les dangers de la crise pour l'industrie et le commerce.
Mais si la loi du 20 mars 1848 permit aux établissements bancaires de sauvegarder leurs encaisses métalliques et accorder à nouveau quelques crédits au commerce et l'industrie, elle ne conjura nullement une autre crise dont ils étaient menacés. En effet, ces établissements n'étaient pas seulement banques d'émission, c'étaient encore des banques de dépôts. Chacune d'elles avait créé une caisse d'épargne, dont les clients inquiets exigeaient le remboursement de leur avoir. Comme nous l'avons dit, le danger n'était pas menaçant au début de la crise, car le remboursement de ces dépôts ne se faisait qu'après préavis. Mais à mesure que le temps s'écoulait, les demandes de remboursement se multipliaient et la situation des établissements bancaires devenait de plus en plus critique.
La Société Générale surtout se trouva embarrassée et dut avoir recours à l'intervention du législateur. La loi du 20 mars qui donna cours forcé aux billets de la Société Générale, fixa, il est vrai, pour l'émission un chiffre (page 246) maximum supérieur à la circulation effective du moment, laissant ainsi à la Société une certaine marge. En effet, le maximum de l’émission était fixé, pour la Société Générale, à 20 millions, sur lesquels elle devait fournir 4 millions au comptoir d'escompte. Il lui restait donc 16 millions. Or, sa circulation était à ce moment-là inférieure à 10 millions. La Société pouvait donc émettre plus de 6 millions, utilisables pour le remboursement des dépôts. Mais elle ne pouvait les affecter exclusivement à cette tâche, puisqu’elle était moralement tenue à reprendre les opérations d'escompte. Leur aurait-on donné cette destination exclusive qu'ils n'auraient d'ailleurs pas suffit.
En effet, le délai de préavis pour les dépôts à la caisse d'épargne de la Société, supérieurs à 500 francs, était de soixante jours. La panique ayant éclaté fin février-début mars, il fallait prévoir de gros remboursements pour le mois de mai. Effectivement, l'excédent des retraits sur les versements atteignit en mars, 1,656,000 en mars, 1,999,000 en avril et 7.518.000 en mai.
On le voit, l'émission de billets autorisée par la loi du 20 mars ne pouvait suffire aux remboursements. D'autre part, la réalisation de l'actif était impossible, pour des raisons que nous avons suffisamment expliquées dans le paragraphe consacré plus haut à la Société Générale.
La réalisation des actifs placés l'étranger, qui sauva la Société lors de la crise de 1838-1839. n'était pas possible, puisque la crise frappait tous les marchés financiers et plus spécialement le marché français.
Dans cette situation inextricable, la Société Générale ne put trouver d'autre moyen de salut que de demander au gouvernement l’autorisation de procéder à une nouvelle émission de billets. C'est ce qu'elle fit par une lettre du 13 avril.
(page 247) Avant d'examiner en quoi consistait exactement la demande de la Société Générale et l’accueil qui lui fut fait, il nous faut dire ce pensait du papier-monnaie dans les milieux gouvernementaux, sans quoi les débats relatifs à la demande de la Société Générale seraient en partie inintelligibles. Pour faire cet exposé, nous devons remonter quelque peu en arrière.
Lorsque, le 20 mars, le gouvernement proposa d'accorder cours forcé aux billets des deux banques de Bruxelles, nul au Parlement ne combattit cette proposition. Sauf une ou deux dispositions d'une importance infime, le projet fut voté tel quel par la Chambre et le Sénat.
Une seule question souleva une discussion assez vive, celle relative au maximum de l'émission. Pour en comprendre la portée. il convient de rappeler que le gouvernement venait de déposer, quatre jours auparavant, le 16 mars, le projet de loi décrétant le deuxième emprunt forcé. Celui-ci, qui devait atteindre, dans l'intention du gouvernement, 40 millions, avait pour but de pourvoir aux dépenses militaires extraordinaires, aux travaux publics et au remboursement des bons du Trésor venant prochainement à échéance. C'est à ce dernier point que se rattache la discussion dont nous avons parler.
La section centrale. chargée d'examiner le projet accordant cours forcé aux billets de banque, décida, à l'unanimité, (page 248) d’y ajouter un paragraphe autorisant le gouvernement à procéder éventuellement à une émission supplémentaire de billets, à concurrence de 10 millions, pour rembourser les bons du Trésor. L 'émission aurait dû se faire non par le gouvernement lui-même, mais par l'une ou l'autre banque qui aurait reçu les bons du Trésor retirés de la circulation. Le but de la section centrale était de réduire l’emprunt forcé dans la même mesure.
On assista alors à ce spectacle original d'un gouvernement refusant catégoriquement une ressource financière facile que lui offrait le Parlement. Frère-Orban, le principal porte-parole du ministère, insista sur les dangers de la mesure. Son argument consistait à dire qu'en temps normal le pays ne peut supporter qu'une circulation de 20 à 23 millions. Il en voyait la preuve dans ce fait que les banques n'étaient jamais parvenues à mettre en circulation une somme supérieure. Or, le projet portait déjà l'émission à 30 et, éventuellement, à 34 millions. La majorer encore de 10 millions, c'eût été créer du papier en surabondance et, par conséquent. provoquer son avilissement. Il montrait encore que l'émission supplémentaire, au profit de l’Etat, ne serait pas garantie par l'actif des banques, comme les billets de la première émission.
Malou, par contre, affirmait qu'en présence de la crise et de la panique, la circulation devait pouvoir être augmentée et rappelait que la section centrale laissait au gouvernement la faculté de procéder à une émission supplémentaire. sans lui en faire une obligation ; de Brouckère rappelait, en outre, que dorénavant les billets allaient circuler dans tout le pays et non plus à Bruxelles seulement.
Après une vive discussion, le gouvernement parvint à faire rejeter la proposition de la section centrale, mais à cinq voix de majorité seulement (Chambre des représentants, séance du 20 mars 1848).
On comprend la prudence du ministère et sa répulsion à s'engager dans la voie d'émission de billets pour faciliter la tâche du Trésor. Il est cependant probable que dès ce (page249) moment-là, le ministère avait, outre les motifs invoqués, une autre préoccupation qu'il dévoila quelques semaines plus tard.
En effet, la question se posa de nouveau devant la Chambre lors de la discussion du projet d'emprunt forcé. Sur les 40 millions que le gouvernement escomptait obtenir par l'emprunt, 16 devaient servir à rembourser les bons du Trésor venant à échéance. La section centrale, chargée d'examiner le projet, reprit le plan de la section qui avait examiné le projet du 20 mars. Elle admit le principe d'une émission de billets s'élevant à 16 millions, dans le but de réduire d'autant l'emprunt forcé. Dans une longue discussion avec les membres de la section centrale, les ministres refusèrent le « présent funeste » et déclarèrent qu'ils poseraient la question de confiance. Tout au plus acceptaient-ils que la loi accordât au gouvernement, comme mesure purement facultative, le pouvoir d'émettre 15 millions de billets nouveaux. C'était agréer la proposition refusée au mois de mars.
En présence de l’attitude catégorique du ministère, la section centrale s'abstint de présenter la Chambre le projet qu'elle avait préparé. Son rapporteur reprit cependant la proposition et la présenta à la Chambre en son nom personnel. D'autres députés l'appuyèrent. Ils soutenaient qu'une augmentation de la circulation fiduciaire ne provoquerait pas de dépréciation : plusieurs recommandaient d'émettre de petites coupures.
Cette fois encore, ce fut Frère-Orban qui, le premier, combattit cette idée. Il invoqua les mêmes arguments que précédemment et ajouta qu'il fallait réserver ce moyen extrême. car une question grave allait se poser qui peut-être rendrait indispensable le recours une émission supplémentaire. Frère-Orban ajouta ne pouvoir s' expliquer (page 250) plus clairement, mais tout le monde comprit qu'il s'agissait de la situation précaire dans laquelle se trouvait la Société Générale.
L'intervention de Rogier mérite d'être signalée. A plusieurs reprises depuis 1830, celui-ci avait proposé l'émission de billets par I’Etat. Aussi crut-il devoir expliquer la contradiction apparente existant entre ses conceptions anciennes et son attitude présente. Dans son esprit, c'était avant tout une question de chiffres. Lorsqu'il avait proposé l'émission de billets par l'Etat, il n'avait jamais cru que la circulation pût atteindre 30 millions. Or, la loi du 20 mars prévoyait déjà une émission de 34 millions. D'un autre côté, la situation du principal établissement financier, - et sur ce point Rogier fut plus explicite que Frère-Orban, - allait exiger une émission supplémentaire de 20 millions. Si l'on y ajoutait les 16 millions qu'on proposait pour rembourser les bons du Trésor, on arriverait 70 millions, ce qui lui paraissait tout à fait impossible (Chambre des représentants, 19 avril 1848).
Les insistances du gouvernement finirent cette fois encore par ranger la majorité à son avis, et si l'emprunt forcé fut réduit de 40 à 25 millions. ce ne fut pas pour recourir l'émission de billets, mais parce que l'on jugea suffisant de ne couvrir par l'emprunt que les dépenses extraordinaires jusqu'au 1er septembre.
La même question fut soulevée au Sénat, lorsque le projet d'emprunt forcé y vint en discussion. Entre temps, le gouvernement avait déposé le projet, - dont nous allons parler, - par lequel il demandait l'autorisation pour la Société Générale de procéder à une émission supplémentaire de 20 millions, pour le service de sa caisse d'épargne. et une deuxième émission éventuelle de 12 millions pour le compte du gouvernement.
Mais la section centrale, appuyée par de nombreux sénateurs, trouvait ce dernier chiffre insuffisant et proposa (page 251) de le majorer de 6 ou 7 millions, en réduisant d'autant l'emprunt forcé.
Ici encore, le gouvernement s'opposa catégoriquement à cette proposition. Il admettait éventuellement l‘émission d'un certain nombre de billets au profit de l'Etat, mais seulement en tant que moyen de trésorerie, permettant d'anticiper sur les recettes fiscales qui peuvent être en retard sur les dépenses. Il se refusait de l'admettre comme moyen normal de couvrir les dépenses ou de rembourser les dettes venant à échéance. Au Sénat encore, le ministère ne parvint à faire triompher san point de vue que grâce à son attitude ferme et énergique.
C'est dans les circonstances et dans l’atmosphère morale que nous venons de décrire que la Société Générale fit un second appel à l'intervention législative.
Le 13 avril. la direction de la Société Générale écrivit au gouvernement pour lui exposer qu'elle avait été assez heureuse pour traverser les crises financières, mais qu'elle n'était point préparée à la crise politique née des événements du 24 février. Elle indiquait que les meilleures valeurs n'étaient pas réalisables, parce qu'elles ne trouvaient plus d'acheteurs ; que les recouvrements se faisaient avec de grandes difficultés et que de nombreuses demandes de remboursement affluaient à la caisse d'épargne.
« Que faut-il faire, ajoutait la lettre, en présence de cette situation pour ne point altérer les droits, pour ne point provoquer les alarmes ou les plaintes de trente-sept mille déposants, tout en laissant à la Société Générale sa liberté d'action et pour l'escompte et pour tous les services qu'elle soutient ? Le gouvernement sera convaincu sans doute, comme la direction, que tout en maintenant à l'escompte et à de nombreux établissements un appui indispensable à (page 252) tous égards, il faut assurer à tout prix les moyens de remboursement à la caisse d’épargne. »
La direction demandait, en conséquence, l’autorisation de procéder à une nouvelle émission de billets, dans les conditions de la loi du 20 mars, à concurrence de 20 millions au plus. Elle proposait, en outre, de porter à 30 millions le chiffre de l'émission nouvelle, s'il convenait au gouvernement de se ménager I’excédant pour les besoins éventuels de son propre service.
Cette demande devait préoccuper vivement le gouvernement. Il se demandait, notamment, si une émission de 20 millions suffirait à tirer la Société d'embarras et « si l'Etat n'était pas exposé à des chances de pertes en donnant sa garantie contre les valeurs qui lui étaient offertes en nantissement. »
Avant de prendre une décision, le gouvernement chargea une commission spéciale d'analyser la situation et de lui faire un rapport.
Il fut rédigé par Malou, et jeta pour la première fois une lumière complète sur la situation de la Société Générale. Nous avons dit que celle-ci ne publiait ni bilans ni rapports. Au moment où la crise de 1848 éclata, on savait plus ou moins que la Société avait immobilisé une grande partie de ses capitaux, mais en dehors du petit groupe des dirigeants, nul n'était renseigné d'une manière quelque peu précise.
(Note de bas de page : Le baron Osy, président de la Banque d'Anvers, filiale de la Société Générale, et un des plus gros actionnaires de celle-ci, disait à la Chambre : « Même les soixante plus forts actionnaires, qui forment l'assemblée générale, n'ont jamais eu la moindre connaissance des opérations de la Société. Jamais ils n'avaient examiner en détail le bilan ; tout se bornait à remettre un bilan où se trouvaient. sans aucuns renseignements. les postes les plus essentiels à connaître et qui étaient les plus considérables, sans aucun qui aurait pu éclairer ceux qui pouvaient donner des conseils et qui auraient pu faire des observations. (Chambre, mai 1848. Annales parlementaires, p. 1615. Fin de la note.)
On comprend donc que le rapport de (page 253 ) Malou ait fait sensation. C'est là, en effet, un document historique et nous devons l'analyser sommairement ici (annexé au projet de loi du 28 avril 1848).
Il consiste avant tout dans une analyse, accompagnée de quelques commentaires, du bilan de la Société Générale au 31 décembre 1847. Les principaux postes de ce dernier peuvent résumer ainsi (en millions de francs) :
Actif
Caisse : 12,8 (en ce compris les billets de la Société elle-même)
Portefeuille commercial : 9,9
Prêts sur titres : 57,9
Fonds publics : 18,8
Actions de la Société Général (à 1,334 fr.) : 40,1
Actions et obligations de sociétés : 29,2
Comptes courants : 37,3
Banque d’Anvers ; 5,3
Passif
Capital : 63,5
Billets : 23,1
Obligations : 38,4
Caisse d’épargne : 48,4
Réserve : 40,8
Les billets étant inconvertibles, seuls, les postes « obligations et caisse d'épargne » devaient, au passif, retenir l’attention. Les échéances des obligations étaient échelonnées du 1er mai 1848 au mois d'avril 1852. La Société avait des ressources disponibles pour les prochaines échéances, (page 254) donc ce poste du bilan ne comportait pas de difficultés immédiates. La commission dut s'intéresser tout particulièrement à la caisse d'épargne.
Au 30 mars 1848, le nombre de déposants était de 39.237 ; la totalité des dépôts atteignait 44 millions, dont près de 9 millions appartenaient à des établissements publics. Voici comment se répartissaient les livrets, d’après le montant de chaque dépôt :
De 1 à 500 francs : 14.340 livres pour un montant total de 3.655.556 francs.
De 500 à 1.500 francs : 15.084 livrets pour un montant total de 14.622.554 francs.
Au-dessus de 1,500 francs : 9.813 livrets pour un montant total de 25.750.480 francs.
Au moment où la commission faisait son enquête à la Société Générale, le 26 avril, les demandes de remboursement pour les deux mois à venir s'élevaient à 10,5 millions. En outre, de nouvelles demandes étaient prévoir. C'était donc là, comme nous l'avons déjà montré, le point vulnérable dans la situation de la Société.
Restait à voir de quel actif cette dernière disposait faire face à ses engagements.
Le poste le plus important de l'actif était représenté par les avances sur titres. Il retint donc surtout l'attention de la commission. Celle-ci indique d'abord , dans son rapport, les conditions dans lesquelles ces prêts furent accordés, conditions que nos lecteurs connaissent déjà (voir supra, chapitre VI, paragraphe 3). Elle rappelait, notamment, que les prêts remontaient à 1839, qu'ils étaient faits pour six mois et que tous étaient donc depuis longtemps exigibles.
Le montant des prêts s'élevait, au 25 avril 1848, à 55,2 millions de francs. Le rapport donnait, en annexe, la liste des titres reçus par la Société comme gage de ces prêts. Ceux-ci consistaient en valeurs de sociétés industrielles, prises par la Société au pair, mais fortement dépréciées, surtout depuis le 24 février. Les titres déposés en (page 255) gage comprenaient, en outre, 10,503 actions de la Société elle-même.
La commission ajoutait cependant : « D'après des indications, assez incomplètes d'ailleurs, qui nous ont été données, le chiffre des prêts à l'égard desquels la solvabilité personnelle des débiteurs est faible ou insuffisante, et qui ne seraient dès lors garantis que par les valeurs données en nantissement, pouvait être tout au plus évalué à 10 millions, dans une hypothèse assez défavorable. »
Les 55,2 millions étaient répartis entre 104 comptes, dont 2 absorbaient un peu plus de la moitié de cette somme. La Société de Commerce était débitrice de 18 millions et la Société Nationale de 10.7 millions. Les autres prêts, indiqués dans le rapport par des numéros, variaient entre quelques centaines et deux à trois millions de francs.
Après avoir analysé le poste « avances sur titres », le rapport Malou rappelait que les 37 millions du poste « comptes courants » avaient été avancés exclusivement aux filiales de la Société, la presque totalité de ce compte étant absorbée par les trois principales filiales.
Enfin, le rapport attirait l’attention du gouvernement sur la situation du capital de la Société. Celui-ci était représenté par 60,000 actions. Seulement, la Société en détenait elle-même à peu près 30,000. D'autre part, elle avait accordé des prêts qui étaient garantis par 10,500 de ses (page 256)propres titres. En cas d'insolvabilité des emprunteurs, ils devaient donc faire retour à la Société. Enfin, ses filiales (Mutualité, Commerce et Nationale), fortement débitrices envers elle en comptes courants, détenaient 15,710 actions. Donc, sur les 60,000 titres représentant le capital de la Société, 9,879 seulement avaient été effectivement émis et se trouvaient entre les mains du public.
Le rapport critiquait, avec raison, cette situation. notamment le rachat par la Société de ses propres actions, politique qui avait comme résultat de réduire le gage des créanciers de la Société.
Arrivant aux conclusions, le rapport rappelait sommairement que les difficultés de la Société provenaient de l'immobilisation excessive de ses capitaux, et exprimait le vœu que les fautes commises puissent du moins être un enseignement utile pour l'avenir.
Restait alors à se prononcer sur les questions posées par le gouvernement. La majorité de la commission estimait que l’émission de 20 millions de billets suffirait, selon toute probabilité, pour permettre à la Société de continuer ses opérations et de faire face à ses obligations sans qu'il y ait lieu de craindre un nouveau recours à l'intervention du gouvernement. Elle ajoutait que celui-ci pouvait faire de cette probabilité presque une certitude en prenant certaines mesures, surtout en s'assurant une part influente dans la direction ultérieure de toutes les affaires de la Société. Elle préconisait le renouvellement de la direction de la Société et surtout une action plus énergique, quoique indulgente, envers ses débiteurs.
La commission fut d'avis d'exiger un intérêt à raison de la nouvelle émission. Elle invoqua en faveur de sa thèse trois arguments. « Sans la nécessité où l'on se trouve. disait-elle, d'émettre du papier de circulation au profit de la Société Générale, l'Etat aurait pu en émettre pour (page 257) lui-même à concurrence d' une somme égale, et diminuer dans la même proportion l'emprunt forcé. L'Etat prête sa garantie à la Société Générale pour toute l'émission autorisée au profit de celle-ci. Enfin, les fonds de la caisse d’épargne ont été placés par la Société Générale de manière à produire intérêt ; il serait étrange de lui laisser le produit intégral, lorsqu'en créant une monnaie légale on lui donne le moyen de rembourser sa dette. »
La commission proposa de fixer l'intérêt à 5 p. c. sur l'émission nouvelle, soit, en tenant compte des 20 à 24 millions autorisés par la loi du 20 mars, 2,5 p. c. sur l'émission totale.
Quant aux garanties offertes par la Société Générale, qui consistaient en valeurs industrielles, la majorité de la commission proposa que leur capital nominal représente 125 p. c. du montant des émissions.
En résumé, la question générale ayant été posée, s'il y avait lieu pour l'Etat d'intervenir comme le demandait la Société, quatre membres de la commission répondirent oui, un seul répondit non, le sixième eût préféré une loi spéciale de sursis facilitant la liquidation.
La majorité de la commission d'enquête ayant conclu à la nécessité et à la possibilité de venir en aide à la Société Générale, le gouvernement se rallia à cet avis. Dès le lendemain du jour où le rapport lui fut remis, il déposa à la Chambre un projet de loi dans ce sens (doc. parl. Chambre, 1847-1848, n°251)..
Ce projet donnait au gouvernement le pouvoir d'autoriser une nouvelle émission de billets de la Société Générale. Cette émission devait être affectée exclusivement au service de la caisse d'épargne, et ne pouvait dépasser 20 millions de francs. Les billets provenant de la nouvelle émission étaient garantis par l’Etat et jouissaient du cours forcé au même titre que les billets anciens. Le projet (page 258) laissait aux soins du gouvernement de régler, par une convention avec la Société, les valeurs que celle-ci aurait à fournir à titre de garantie.
La Société devait payer à l'Etat sur le montant de la nouvelle émission un intérêt annuel de 3 p. c. Trois commissaires du gouvernement devaient être chargés de surveiller les opérations de la Société.
(Note de bas de page : « Malgré les observations qui ont été présentées à ce sujet [le taux de 3 p. c.] par la direction de la Société Générale, disait l'exposé des motifs, le gouvernement a cru, comme la commission, qu'il y a lieu de stipuler un intérêt ; mais il en a fixé le taux à 3 p. c. eu égard à la destination spéciale de l'émission, le remboursement des dépôts de la caisse d'épargne, et aux frais de confection et de timbre de ces billets. » La Société avait, en effet, vivement protesté contre cette condition, qu'elle qualifiait d'exorbitante, dans une lettre du 2 mai. La caisse d'épargne, disait-elle, est d'utilité publique : si le gouvernement s'en était chargé, il éprouverait les mêmes embarras et les mêmes pertes que celle éprouvées par la Société. Enfin, la garantie de l'Etat, ajouta-t-elle, est purement nominale. puisqu'il exige de la Société un dépôts de valeurs. La Société oubliait cependant que, depuis la création de la caisse d'épargne, elle avait utilisé ses fonds exclusivement pour les placements industriels, à son propre profit. Il est certain, en outre, que sans la nécessité où il se trouvait de lui venir en aide, l'Etat aurait pu faire une émission plus importante pour le service de la Trésorerie. Un intérêt raisonnable pouvait donc se justifier. Fin de la note.)
Le projet prévoyait, en outre, une émission supplémentaire de 12 millions, qui seraient remis à l'Etat contre des bons du Trésor, sans intérêt.
Le projet abrogeait ensuite la disposition de la loi du 20 mars qui avait maintenu la convertibilité des billets de 50 francs et au-dessous. (note de bas de page : Une des difficultés laquelle on heurtait depuis la crise était l'absence de petites coupures. Les petites coupures existant avant la crise étaient celles de 50 francs, encore n'y en avait-il pas beaucoup. La loi du 20 mars ayant maintenu leur convertibilité, empêchait d'en augmenter l'émission. Or, la monnaie métallique avait une tendance à être thésaurisée. Pour permettre aux petites coupures de circuler, il fallait donc d'abord les rendre inconvertibles, comme les autres. Ensuite il fallait autoriser l'émission de coupures inférieures 50 francs. C'est ce qui fut fait dans le courant de 1848, tant pour la Société Générale que la Banque de Belgique (cf. infra) Fin de la note.)
(page 259) Enfin, il donnait au gouvernement l'autorisation de créer une caisse d épargne destinée principalement à faciliter le placement des économies de la classe ouvrière. Les porteurs de livrets des caisses d'épargne existantes étaient autorisés à transférer leurs dépôts à la caisse de l'Etat, dans des conditions à fixer.
Le projet du gouvernement rencontra une vive hostilité dans une grande partie de la presse et du Parlement.
(Note de bas de page : Tous les membres du gouvernement, et notamment les plus éminents d'entre eux, étaient loin d'en être enthousiastes. Frère-Orban s'en était déclaré formellement adversaire. et ne consentit à faire taire ses opinions personnelles que pour éviter des complications ministérielles dans les circonstances graves que l'on traversait (cf. P. HYMANS, Frère-Orban. 1905. t. I, p. 221). Rogier lui-même, le chef du gouvernement, a probablement fort hésité avant de se prononcer pour le projet. Les dates, d'ailleurs, sont caractéristiques. La première lettre de la Société Générale au ministère, lettre qui a sans doute précédée de négociations verbales, date du 13 avril. Cependant. c'est seulement le 25 avril que l'on se décida à confier l'examen de la question une commission, et le 28 que le projet fut déposé. Ni Rogier ni Frère-Orban n'intervinrent dans la discussion générale à la Chambre. Ils ne prirent la parole que sur des questions spéciales et Rogier fut amené faire la déclaration suivante : « L'attitude gardée par le cabinet pendant la discussion n'aura que trop fait voir que le projet qu'il vous a soumis n'était pas un projet complètement suivant son cœur, qu'il subissait plutôt la loi de la nécessité qu'il ne venait ici vous offrir un projet de loi qu'il considérait comme de nature à apporter de grands bienfaits au pays. (Chambre. 12 mai 1848, Annales parlementaires, p. 1654.) Léopold Ier paraît avoir agi sur le ministère pour venir en aide à la Société. Déjà le 19 mars il insistait. dans une lettre à Rogier, sur le danger des perturbations du crédit. Le 26 avril, au moment décisif donc. il lui écrivait : « Le crédit est de toutes les choses de ce monde la chose la plus timide. et le rétablir, la chose la plus difficile. Je vous recommande donc bien vivement l'affaire de la Société Générale. (DISCAILLES, Charles Rogier. t. III, pp. 244. 253.) On ne qu'approuver l'attitude de Léopold Ier. Dans les circonstances où l'on se trouvait il fallait agir rapidement, et le seul moyen était de venir au secours de la Société Générale, laissant à plus tard les projets plus vastes. Fin de la note.)
Dans ces circonstances, où la grande et fière institution bancaire se voyait obligée de faire appel à l'Etat, toutes les rancunes, toutes les animosités qui s'étaient accumulées (page 260) contre elle devaient se réveiller avec une nouvelle vigueur et faire chorus.
D’autre part, le mystère à peu près complet qui entourait la Société depuis sa création se dissipa brusquement par la publication de bilan et du rapport Malou. On fut fort frappé par l'immobilisation des ressources de la banque, surtout par l'importance de ses avances sur titres. Si bien que beaucoup de gens considérèrent sa situation comme désespérée.
Les partisans du projet ne manquèrent cependant pas de présenter de nombreux arguments en sa faveur. Le rapport fait à la Chambre par M. d'Elhoungne, au nom de la section centrale de la Chambre (doc. parl., n°264), expose la plupart des arguments invoqués pour et contre. En y ajoutant ceux qui surgirent dans les discussions à la Chambre et au Sénat, ainsi que dans les polémiques de presse, nous obtiendrons un tableau complet des idées qui se partageaient l'opinion en cette période, la plus critique de notre histoire financière au XIXème siècle.
Partisans et adversaires du projet étaient d'ailleurs d'accord pour condamner la politique antérieure de la Société Générale, tout particulièrement sa politique imprudente en matière d'avances sur titres et le mystère systématique dont elle s'entourait. On était d'accord aussi pour reconnaître qu'une réforme du système bancaire s 'imposait, (page 261) notamment la séparation de l'émission des billets du crédit industriel. Mais les partisans du projet estimaient que des réformes profondes ne pouvaient être réalisées en peu de temps et dans les circonstances troublées que l'on traversait. Ils estimaient qu'il était avant tout nécessaire de sauver la principale institution financière du pays. Tandis que les adversaires estimaient que l'on pouvait se contenter d'accorder un sursis à la Société Générale et d'entreprendre immédiatement la création d’un organisme nouveau.
D'un autre côté, la plupart des adversaires du projet étaient d'accord avec ses partisans sur la nécessité pour le gouvernement d'intervenir en faveur des déposants à la caisse d'épargne de la Société Générale, ou du moins de certains d'entre eux. Mais les avis différaient sur le degré et les modalités de l'intervention.
Voyons d’un peu plus près comment, de chaque côté, on envisageait le problème.
Les adversaires du projet déposé par le gouvernement soutenaient avant tout qu'il était impossible de recourir, en faveur d'un établissement particulier, à l'émission de billets ayant cours forcé et, par conséquent, assimilables à une monnaie véritable.
S'il est compréhensible, disaient-ils, que l'Etat ait recours à cette pratique à son profit, c'est-à-dire dans l'intérêt général, on ne peut appliquer le même procédé en faveur d'une société particulière. « N'y a-t-il pas imprudence, et imprudence blâmable, écrivait l'Observateur du 28 avril 1848, à épuiser, en faveur d'un établissement particulier, le parti que I’Etat pourrait tirer du papier-monnaie... Aussi longtemps que les billets conserveront un cours forcé, ils vaudront de l'argent entre les mains de la Société Générale. C'est comme si le gouvernement lui remettait 20 millions en espèce. »
(page 262) « Je sais, disait Pirmez à la Chambre, que l'intérêt de la Société Générale est mêlé à celui de l'Etat ; mais vous créez principalement le papier-monnaie pour sauvegarder les intérêts particuliers » (10 mai 1848, Annales parlementaires, p. 1622. Dans le même sens : t’Kindt de Naeyer (9 mai), Lebeau et Delfosse (10 mai), etc.)
Certains adversaires du projet craignaient une dépréciation des billets, dont la quantité leur semblait devenir excessive. On allait autoriser la banque, disaient-ils, de payer ses créanciers avec des billets dépréciés, au lieu de l'obliger d'exécuter ses débiteurs. Cet argument était cependant rarement invoqué. La plupart des opposants ne voyaient pas d'inconvénient à une nouvelle émission de billets. mais s'opposaient à ce qu'elle se fît au profit d'un établissement privé.
Par contre, presque tous les adversaires du projet affirmaient que 20 millions seraient insuffisants pour sauver la Société, ou tout au moins émettaient des doutes à ce sujet.
Les dépôts à la caisse d'épargne, disait-on, s'élèvent à 48 millions. Or. le principal article de l'actif est composé de 57 millions d'avances, garantis par des titres dépréciés, et accordés soit à des sociétés dont l'actif est immobilisé, soit à des particuliers dont la solvabilité est inconnue. Si l’Etat n'accorde à la Société que 20 millions, les déposants vont tous s'empresser de réclamer leurs dépôts avant que les 20 millions ne soient épuisés. On va provoquer parmi les déposants une véritable course au clocher, disait Lebeau (Annales, p. 1618), pour rembourser le restant. A combien va-t-on donc porter la circulation des billets ?
Or, la Société ne pourra faire elle-même face à ses engagements que lorsqu'il sera possible de vendre les valeurs industrielles sans trop de pertes. Ce qui n'arrivera que dans dix ans, dans vingt ans peut-être, disait Delfosse. En attendant, le pays devra subir le cours forcé des billets (Annales, p. 1613).
A cette occasion, on reprenait toutes les critiques adressées depuis longtemps à la Société Générale. On rappelait comment elle avait immobilisé ses ressources au lieu de les employer à l'escompte, on rappelait la place prépondérante qu'elle avait prise dans la vie du pays, son omnipotence, le mystère systématique dont elle s'entourait. etc.
Enfin, les adversaires du projet consacraient une attention spéciale à la question de la caisse d'épargne. L'attitude des adversaires du projet dans cette question spéciale n 'était pas unanime.
Certains trouvaient qu'une émission spéciale affectée au service de la caisse d'épargne ne se justifiait pas. Les déposants à la caisse d'épargne, disaient-ils, doivent être assimilés aux autres créanciers de la Société et n'ont droit à aucun privilège. L'Etat n'a pas à intervenir à cause d'une (page 264) dénomination, à cause d'un mot, disait Pirmez (Annales, p. 1621). Beaucoup de déposants, ajoutaient-ils, sont des gens riches, car le montant des dépôts est illimité, ce qui est même contraire à la nature véritable d'une caisse d'épargne.
Par conséquent, disait-on, la Société doit être liquidée et les clients de la caisse d'épargne, assimilés aux autres créanciers (voir notamment Cogels, séance du 9 mai, Lebeau, 10 mai, de Mérode, 11 mai, etc.)
La plupart cependant n'allaient pas aussi loin. Ils admettaient l’intervention de l’Etat en faveur des déposants à la caisse d'épargne. Mais ils demandaient l'émission de billets par I’Etat et surtout ils limitaient l'intervention du gouvernement aux déposants appartenant aux classes peu aisées de la collectivité.
On proposait soit de ne rembourser que les dépôts appartenant aux ouvriers, domestiques et détaillants - c'était la formule la plus en faveur -, soit de ne rembourser que les dépôts ne dépassant pas un chiffre déterminé. En somme, la formule préconisée par la plupart des (page 265) adversaires du projet se ramenait à ceci : octroi d'un sursis à la Société Générale ; création immédiate d'une banque nationale qui reprendrait à sa charge une partie des dépôts faits à la Société Générale, moyennant cession par celle-ci d'une partie de son actif.
Les partisans du projet niaient d'abord la possibilité de créer une banque nationale en un tour de main. Tous admettaient la nécessité d’une réforme bancaire, mais l’estimaient impossible dans les circonstances que l'on traversait. En cette heure de crise, estimaient-ils, il fallait avant tout maintenir ce qui existait, c'est-à-dire sauver la Société Générale, seul fondement du crédit public.
La plupart des partisans du projet admettaient également l'exactitude des critiques adressées à la politique ancienne de la Société Générale. Mais l'on ajoutait que si des réformes s'imposaient dans l'organisation de la Société, il était néanmoins urgent de lui permettre de (page 266) continuer ses opérations. Le refus de lui venir en aide aurait pour conséquence, disait-on, la suspension complète des escomptes. D'autre part, la Société, pour faire face à ses engagements, serait obligée d'exécuter ses débiteurs, parmi lesquels figuraient non seulement des spéculateurs, mais encore des entreprises industrielles. On provoquerait donc une crise économique d'une extrême violence.
D'un autre côté, ajoutait-on, la Société n'est pas au-dessous de ses affaires. Son actif est supérieur à son passif, mais il est immobilisé. Il faut seulement l’aider à traverser cette crise violente à laquelle, quelle que fût son organisation, aucune banque n'aurait pu résister.
Quant au chiffre de 20 millions, il y a lieu de croire, disait-on. qu'il suffira. Sur les 44 millions déposés à la caisse d'épargne, il en est 9 appartenant à des établissements publics (communes, bureaux de bienfaisance. etc.). Le gouvernement les engagera à ne faire que les retraits strictement nécessaires. Ensuite, beaucoup de déposants seront tranquillisés par l’intervention du gouvernement. Enfin, d'autres se contenteront de transférer leurs dépôts à la caisse d'épargne que l'Etat va créer. Dans ce cas, la Société ne devra pas procéder à des remboursements ; elle pourra transférer à la caisse gouvernementale certains éléments de son actif.
Au surplus, ajoutait-on, l'intervention officielle ne s'effectuera qu'en faveur des déposants de la caisse d'épargne. Le gouvernement ne va pas s'engager, comme le (page 267) disent les adversaires du projet, dans les affaires de la Société. Il se contente d'autoriser l'émission de billets, à concurrence de 20 millions, garantis spécialement par une partie de son actif, et qui ne pourront servir qu'au remboursement des dépôts faits à la caisse d'épargne. A mesure que la Société liquidera son actif, les billets seront retirés de la circulation.
Il ne peut non plus être question d'un cadeau fait à la Société, puisque l'émission sera productive d'un intérêt en faveur du gouvernement.
Restait, enfin, la dernière question. Pourquoi I’intervention gouvernementale ne se limiterait-elle pas aux catégories particulièrement intéressantes de déposants ?
Les partisans du projet répondaient qu'il y avait là une question de principe. Quoique à tort, le public a toujours considéré, surtout depuis le précédent de la Banque de Belgique, en 1839. que les caisses d'épargne portaient un caractère plus ou moins officiel et qu'elles se trouvaient sous la protection du gouvernement. Au surplus, le précédent de 1839 ne liait-il pas moralement l'Etat ? La suspension, même temporaire, des remboursements par la caisse d'épargne la plus importante porterait donc atteinte au crédit et au prestige moral de la nation.
D'un autre côté, pareille suspension porterait une atteinte très sensible au principe même des caisses d'épargne : elles ne jouiraient plus de la confiance entière des populations et « ce puissant élément de moralité pour la classe ouvrière sera perdu sinon pour toujours, du moins pour de longues années. »
Pour maintenir intact le crédit des caisses d'épargne, il fallait donc n'établir entre les déposants aucune distinction et garantir à tous le remboursement intégral dès qu'ils le demanderaient.
(page 268) Bien que vivement combattu par la plupart des organes de la presse et par un grand nombre d hommes politiques, le projet recueillit cependant la majorité des votes au Parlement. La section centrale de la Chambre l'admit, mais en posant comme condition sine qua non que, dans les huit jours qui suivraient la promulgation de la loi, le gouvernement procéderait à une nouvelle nomination de directeurs de la Société, dont deux au moins seraient pris parmi les actionnaires.
Le rapport de la section centrale fut déposé le 8 mai ; dès le lendemain. tous les directeurs de la Société faisaient savoir au Conseil des ministres qu’ils se démettaient de leurs fonctions. Seul, le gouverneur restait à son poste. La section centrale recevait donc en partie satisfaction.
La section centrale ajouta au projet un paragraphe additionnel stipulant que la Société ne pourrait répartir ni intérêts ni dividendes aussi longtemps que l'émission de 20 millions ne serait pas amortie.
Sans entrer dans l'exposé des discussions parlementaires se rapportant aux détails du projet, contentons-nous d'en indiquer les résultats.
Telle qu'elle sortait des délibérations des Chambres, la loi ne différait que très peu du projet gouvernemental, que nous avons résumé au début de ce paragraphe.
La seule modification quelque peu importante fut de (page 269) porter à 4 p. c. l'intérêt à payer par la Société sur le montant de l'émission autorisée par la loi que nous analysons.
En outre, la proposition d'interdire le paiement d'intérêts et dividendes passa également dans la loi, malgré de vives protestations de la Société.
On ajouta, en outre, un paragraphe stipulant que la Société publierait tous les ans un bilan et un compte de profits et pertes et un état de situation tous les trois mois.
Par contre, la proposition de la section centrale de la Chambre de confier la nomination des directeurs au gouvernement fut rejetée sur les instances du gouvernement lui-même, qui préférait s'en tenir à la nomination de commissaires spéciaux.
Il en fut de même de l'article du projet relatif à la' création d'une caisse d'épargne officielle, la Chambre ayant voté la disjonction. On estima que la matière devait être réglée par une loi spéciale. (Note de bas de page : le ministre des finances s’empressait de déposer à la Chambre (le 12 mai, doc. parl. Chambre, n°278) un projet de loi décrétant l’institution d’une caisse d’épargne par l’Etat.)
Dans les votes sur l’ensemble, le projet fut admis à la Chambre par 61 voix contre 32 abstentions ; au Sénat, par 21 voix contre 8 et 1 abstention. Le 22 mai 1848, la loi était sanctionnée par le Roi et entrait en vigueur.
(page 270) Avant d'exposer les conséquences de la loi du 22 mai 1848, nous devons montrer quelle était la situation de la caisse d’épargne créée par la Banque de Belgique et expliquer pourquoi le législateur n'est pas intervenu en faveur de ses déposants, comme il l'a fait pour ceux de la Société Générale.
Pendant la panique qui suivit les événements de février, les clients de la caisse d'épargne de la Banque de Belgique exigèrent également le remboursement de leurs dépôts. Pour comprendre l'attitude de la Banque, il faut nous rappeler que celle-ci réforma complètement sa caisse d'épargne en 1843 (cf. supra, pp. 101 et suivantes). Depuis cette époque, la Banque n'utilisait plus les ressources provenant de la caisse dans ses propres opérations. Les dépôts étaient placés exclusivement en fonds d’Etat et les revenus devaient être intégralement répartis entre les déposants, la Banque de Belgique se contentant d'une indemnité de gestion.
Nous avons dit aussi qu'instruite par la crise de 1838, la Banque se réserva le droit de rembourser aux déposants un titre de rente belge rapportant 4 francs par année pour chaque centaine de francs redemandée. C 'était logique, puisque cette caisse d'épargne, depuis sa réorganisation. n'était plus, en quelque sorte, qu'une mutualité, dont tout l'avoir était placé en fonds d'Etat belges. Aussi l'administration de la Banque décida-t-elle, le 25 mars 1848, d'appliquer dorénavant cette clause et de rembourser aux déposants des certificats de la rente belge 2 1/2 p. c., à raison de 160 francs de capital nominal (soit 4 francs de rente) par 100 francs de dépôts. Cependant, » pour venir en aide à la classe ouvrière », la Banque décida de rembourser 100 francs en espèces par livret ne dépassant pas 500 francs et « appartenant à cette catégorie de déposants. »
(page 271) Cette résolution, bien que conforme au règlement de la caisse, provoqua de vives protestations parmi les déposants et dans certains organes de la presse. Etant donnée la forte baisse des fonds d'Etat, les déposants refusaient de les accepter et exigeaient le remboursement en espèces. Aussi le remboursement fut-il suspendu.
On demanda de plusieurs côtés l’intervention de l'Etat en faveur des déposants de cette caisse. Ayant placé tout son avoir en fonds d’Etat. elle méritait, disait-on, plus que celle de la Générale, l’appui du gouvernement.
La situation n'était pas la même cependant. La Société Générale se reconnaissait débitrice envers les clients de sa caisse d'épargne pour l’intégralité des sommes déposées ; il fallait seulement lui permettre de traverser la période de crise. jusqu'au moment où elle saurait liquider une partie de son actif. La Banque de Belgique, par contre. avait dégagé toute responsabilité envers les déposants de sa caisse d'épargne depuis que celle-ci était constituée en un organisme autonome. On ne voit donc pas sous quelle forme l'Etat aurait pu intervenir, à moins de prendre à sa charge la différence entre le pair des fonds publics possédés par la caisse d'épargne et leur valeur de réalisation. Or, les dépôts à la caisse de la Banque de Belgique s'élevaient, en chiffres ronds, à 2,750,000 francs. La rente belge étant à ce moment-là dépréciée de moitié, on voit le sacrifice que (page 272) l'Etat aurait dû s'imposer. Aussi comprend-on que le gouvernement ait refusé catégoriquement toute intervention.
Les choses traînèrent donc en longueur. En 1851, un groupe de déposants avait même l’intention d’intenter un procès à la Banque. Sous la pression des réclamations du public et en présence de la hausse des fonds belges, la Banque se décida, en 1852, à liquider la caisse, en remboursant les déposants en espèces et en reprenant le portefeuille à son compte.
La loi du 22 mai 1848 marque la fin de la période agitée de la crise financière en Belgique. On entre dès lors dans la phase de liquidation. Celle-ci se fit avec beaucoup plus de facilité qu’on n 'aurait pu l'espérer.
Il n'y avait pas de raison pour que cette crise fût, en Belgique, violente et prolongée. Ce n'était pas là une crise économique clôturant une période d'essor et apparaissant comme une phase presque inévitable dans les cycles économiques modernes. Nous avons vu (cf. supra, chapitre VI, paragraphe premier) que la Belgique participa assez modérément à l’essor économique de 1843-1846. D'ailleurs, la crise économique proprement dite éclata en Angleterre et en France dès 1847. Si la crise financière de 1848, provoquée par les événements politiques, eut au début une répercussion violente en Belgique, c'est que les inquiétudes y furent particulièrement vives. Elle fut aggravée par l'absence d'une banque centrale d'émission jouissant de la confiance générale. Elle s'exprima donc par une panique des porteurs de billets et des déposants et par une thésaurisation des capitaux.
Mais lorsque les inquiétudes politiques se calmèrent, lorsque les craintes d'une guerre s'atténuèrent, lorsque l'on (page 273)) sut que le gouvernement ne laisserait pas sombrer les institutions bancaires. la confiance revint peu à peu et les comptoirs d'escompte n'eurent pas à exercer une bien grande action, de même que la Société Générale ne dut pas utiliser toute l'émission nouvelle que la loi lui accordait.
Les lois du 20 mars et du 22 mai, en permettant à la circulation fiduciaire de s'étendre, facilitèrent certainement la liquidation de la crise. Le cours forcé ne provoqua pas dans cette circonstance l'influence nuisible qu’il exerce ordinairement. Les effets pernicieux qu'Il provoque généralement sont provoqués surtout par l’inflation qui l’accompagne, c'est-à-dire par l'émission excessive des billets. Or, en Belgique, l’émission resta alors dans des limites modérées, les billets ne se déprécièrent pas et le cours forcé, loin de provoquer des perturbations, fut plutôt bienfaisant.
Avant la crise, la circulation des billets était vraiment trop restreinte en Belgique. Nous avons montré comment et pourquoi les banques ne parvenaient pas à conquérir la confiance de la masse du public et à acclimater leurs billets. Ceux-ci ne circulaient que dans les milieux industriels et commerciaux proprement dits (voir chapitre III, paragraphe 4 et chapitre VI, paragraphe 2). Or, après l’introduction du cours forcé, il fallut bien que la population s'y habituât peu à peu. Graduellement, les billets pénétrèrent dans toutes les couches de la population. Naturellement. ce furent les masses rurales qui montrèrent le plus de méfiance. Mais cela ne dura pas En somme, on peut (page 274) dire que le cours forcé a fait l'éducation du public en matière de circulation fiduciaire.
Nous avons vu que l'émission de la Société Générale au 15 mars 1848 atteignait 10,3 millions et celle de la Banque de Belgique, au 20 mars, 3 millions. Les émissions de la Banque Gantoise et de la Banque Liégeoise étaient tellement minimes qu'on peut les négliger. Les billets de ces deux banques n'ayant pas bénéficié du régime du cours forcé, leur circulation ne prit aucune extension pendant la période étudiée dans ce chapitre. Pratiquement, nous n'avons donc à tenir compte que de l'émission des deux banques bruxelloises.
Les chiffres suivants montreront l'état de la circulation fiduciaire jusqu'au moment où la Banque Nationale entra en fonction (en millions de francs) [la présente version numérisée ne reprend ce tableau qu’en partie] :
10 avril 1848 : Société Générale : 15,3 ; Banque de Belgique : 4,4. Total : 19,7
30 juin 1848 : Société Générale : 28,5,3 ; Banque de Belgique : 5,8. Total : 34,0
31 décembre 1848 : Société Générale : 32,0 ; Banque de Belgique : 10,3. Total : 42,3
31 décembre 1849 : Société Générale : 36,4 ; Banque de Belgique : 10,6. Total : 47,0
31 décembre 1850 : Société Générale : 31,7 ; Banque de Belgique : 10,6. Total : 42,3.
On constate que la circulation se maintint presque constamment aux environs de 30-32 millions pour la Société (page 375) Générale et de 10 millions pour la Banque de Belgique, soit, au total, aux environs de 42 millions. Le maximum éventuel de 66 millions prévu par les lois des 20 mars et 22 mai 1848 n'a donc jamais été atteint.
Si l'on est resté constamment au-dessous de ce minimum, c'est, notamment, parce que l'émission autorisée pour le service de la caisse d’épargne de la Société Générale était productive d'un intérêt au profit du Trésor. Aussi la Société n avait-elle recours à ce moyen que dans la mesure strictement nécessaire (voir infra).
Le tableau suivant renseignera, au surplus, sur la justification légale des émissions à la fin de chacune des années 1848-1850 [ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée].
(page 276) La grande modération apportée à l’émission des billets et la disparition des inquiétudes quant à l’avenir politique du pays ont permis aux billets de circuler sans dépréciation. Pendant les premiers mois qui suivirent l'introduction du cours forcé. la prime sur la monnaie métallique paraît avoir varié de 5 à 10 pour mille. Elle diminua ensuite, pour tomber, au mois de juillet, à 2 pour mille. Dans la suite, elle semble n'avoir dépassé que passagèrement ce taux.
Le meilleur critérium de la valeur du billet belge à cette époque nous sera fourni par le cours du change sur Londres. Nous avons dit que la loi du 4 mars 1848 avait donné cours légal à la livre anglaise au taux de 25 fr. 50. Or, voici quels furent les cours extrêmes cotés à Bruxelles durant chacun des mois de la période 1848-1850 [Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée]
Il faut noter d'ailleurs que le cours de la livre, lorsqu'il dépassait le pair, n'indiquait pas autant une dépréciation du billet qu'une baisse du métal-argent. Inversement, une (page 277) baisse de la livre indiquait surtout la hausse du métal-argent. La Belgique était cette époque au régime bimétalliste, mais sa circulation monétaire se composait principalement de monnaies d'argent. Le change sur Londres reflétait donc les changements dans la valeur respective de l'or et de l'argent. Nous ne pouvons nous étendre sur cette question, qui nous écarterait trop de notre sujet. Qu'il nous suffise de mentionner que le cours sur Londres ne s'est guère écarté sensiblement du pair pendant la période du cours forcé, ce qui prouve que les billets n'avaient pas subi de dépréciation.
La facilité avec laquelle les billets furent acceptés par le public ainsi que le rétablissement graduel de la confiance qui fit réapparaître les capitaux thésaurisés, furent les principaux facteurs qui favorisèrent la liquidation de la crise. Les autres mesures gouvernementales, notamment la création de comptoirs d'escompte, - tant réclamés cependant, - ne jouèrent qu'un rôle secondaire.
(page 278)Le Comptoir de Bruxelles commença ses opérations le 30 mars 1848, sous la direction d’une commission composée de cinq membres : un membre désigné par le gouvernement, deux par la députation permanente du Brabant, un par la Société Générale et un par la Banque de Belgique. Le capital du Comptoir se composait de 8 millions, mis à sa disposition, par moitié, par les deux banques que nous venons de mentionner. Le taux d'escompte fut fixé à 5 p. c. plus les pertes de place. Il était entendu qu'il ne serait pas seulement à la disposition du commerce bruxellois, mais qu'il établirait des relations avec les principaux centres industriels et commerciaux du pays.
En fait, les demandes de crédit adressées au Comptoir restèrent bien inférieures aux prévisions. Comme le disait Frère-Orban dans un rapport aux Chambres, « les valeurs escomptées par le Comptoir n'ont pas été en rapport avec le capital mis sa disposition (doc. parl. Chambre, 1848-1849, n°134).
On s'est plaint, il est vrai, que les administrateurs du Comptoir se montraient trop sévères et refusaient du papier portant des signatures solvables. Toutefois, on sait que tout établissement de crédit provoque toujours des mécontentements : il y a toujours des gens dont il serait imprudent d'accepter le papier et qui s'estiment parfaitement solvables. Le mécontentement est plus vif encore quand il s'agit d'un établissement quasi officiel, parce que l’on est presque tenté de croire une sorte de droit au crédit. Il serait évidemment impossible de décider aujourd'hui si les administrateurs du Comptoir se montrèrent ou non trop (page 279) sévère. Mais il paraît certain que l'extension relativement limitée de ses opérations s'explique surtout par ce fait qu'une fois la crise aiguë passée et les engagements antérieurs réglés, la stagnation industrielle et commerciale réduisit les besoins de crédit.
Cependant, quelque temps après la création du Comptoir, le champ de son activité fut étendu. En effet, la loi du 26 mai 1848 introduisant en Belgique le système des warrants, stipulait, dans son article 4, que « le Comptoir d’ Escompte pourra affecter le tiers de son capital à des prêts sur titres de possession de marchandises indigènes ou sur d'autres garanties à désigner par le gouvernement. » Cet article permettait donc de faire des avances non seulement sur warrants, mais même éventuellement sur hypothèque (au profit des entreprises industrielles seulement). Par contre, il était entendu que cet article n'autorisait pas les avances garanties par actions industrielles.
Malgré cela, le Comptoir n'utilisa pas, et de loin, les 8 millions que la loi du 20 mars 1848 mettait sa disposition. Ses escomptes atteignirent en 1848 (pour la période 20 mars-26 décembre), 8,620,000 francs ; en 1849, 9 millions 497,000 francs ; en 1850, 5,134,000 francs Si l'on admet que les traites escomptées étaient d'une durée (page 280) moyenne de trois mois, le capital effectif engagé s 'élevait donc à environ 2.5 millions.
Le Comptoir a cependant rendu des services incontestables en facilitant la liquidation de la crise. Il se montra principalement utile en venant au secours des entreprises industrielles et commerciales plus modestes que celles qui s'adressaient aux deux banques d'émission. Ceci résulte de la valeur moyenne des effets escomptés, moins élevée au Comptoir qu'aux banques.
Les capitaux du Comptoir d'Escompte lui étaient fournis par les deux principales banques, sans recourir pour cela à une émission spéciale. C'est-à-dire qu’ils devaient être prélevés sur l'émission autorisée par la loi du 20 mars. Mais cette loi autorisait de procéder éventuellement à une émission complémentaire de 4 millions au maximum, pour venir au secours d'autres établissements de crédit.
C'est en vertu de cette disposition qu'une somme de 150,000 francs a été fournie pour la création d'un comptoir d'escompte à Tournai. Quant aux autres comptoirs d'escompte projetés cette époque et dont la création était même annoncée comme chose acquise pour quelques-uns, ils ne paraissent pas avoir fonctionné effectivement.
(page 281) Avant d'abandonner la question des comptoirs d'escompte, mentionnons que c'est le principe qui inspira leur création, c'est même leur exemple, pourrait-on dire, qui donna naissance à une institution de crédit intéressante, d'un caractère spécial, qui devait servir de prototype à d'autres institutions analogues. Nous voulons parler de l'Union du Crédit de Bruxelles, la première mutualité de crédit qui ait fonctionné en Europe.
« En 1848. rapporte run de ses fondateurs, M. Emerique, le gouvernement belge, pour venir au secours du commerce et surtout des petites transactions, institua le Comptoir d'Escompte, dont le capital était fourni par moitié par les deux banques. Cet établissement, créé dans un moment difficile, a rendu de très grands services : il a empêché bien des chutes, mais il devait disparaître aussitôt que la tranquillité aurait été rétablie et que les affaires auraient repris leur cours normal. Quelques personnes songèrent alors à profiter de l’enseignement du Comptoir d Escompte et à donner un caractère définitif à ce qui n'était que transitoire. De là naquit l'idée de l'Union du Crédit. »
En effet, le Comptoir d'Escompte n'était, en réalité, que l'intermédiaire entre clients et les deux banques d’émission. Si l'on jugea utile de créer cet intermédiaire, c'est que les petits et moyens négociants pouvaient difficilement s'adresser aux banques d'émission. Il était donc naturel que l'idée leur vînt de se grouper et de constituer eux-mêmes un organisme collectif qui jouerait le rôle d'intermédiaire. Or, c'est là, - tout au moins initialement, - la fonction fondamentale des unions du crédit.
On sait que le principe de ces institutions peut se (page 282) résumer ainsi. Les membres sont admis soit en fournissant une garantie (hypothèque, caution, etc.), soit sur notoriété. Chaque membre obtient un crédit déterminé, qui représente en même temps la limite de sa responsabilité. Le membre verse 5 p. c. du crédit ouvert. Le capital social est donc très limité. La société se procure des ressources en réescomptant le papier que lui présentent ses membres. On voit que son rôle consiste surtout à fournir une garantie à la banque qui réescompte.
La plupart des unions, et notamment celle de Bruxelles, ne réescomptent plus qu'une fraction restreinte de leur portefeuille, parce qu'elles disposent de dépôts assez élevés. Mais nous n'avons à exposer ici en détail ni les fonctions des unions du crédit, ni leur évolution ultérieure, leur plein développement ne datant que de la période qui suivit celle étudiée dans ce volume. Ici. il nous a suffi de montrer comment la fondation de l’Union de Bruxelles, la plus ancienne, était inspirée par les événements de 1848.
Ajoutons seulement que la création de l'Union de Bruxelles fut décidée à une réunion tenue à l'Hôtel de ville, sous la présidence de M. Doucet, le 16 avril 1848. L'acte de constitution fut signé le 26 mai et l'arrêté royal d'approbation date du1er juin. Les opérations ayant commencé le 28 juin, elle n'escompta dans le courant de 1848 que pour 1,947,000 francs. Mais dès 1849, les escomptes s'élevèrent à 9,310,000 et, en 1850, à 12,078,000. On peut donc dire que cette institution contribua, elle aussi, à l'atténuation de la crise financière.
Quelles étaient les transformations survenues dans la situation de la Société Générale pendant cette période où se liquidait la crise financière, période qui se place entre février 1848 - moment où la crise éclata, - et le début de 1851 - moment où la Banque Nationale commença de fonctionner ? L'examen de cette situation est d'autant plus ((page 283) indispensable que les embarras de cette société furent parmi les facteurs principaux de la crise.
Notons dès l'abord qu'à partir de 1848, l'étude de la situation de la Société Générale devient infiniment plus aisée que par le passé. Tandis qu'avant 1848 elle ne publiait ni ses rapports ni ses bilans, à partir de cette année elle publie son bilan et des rapports détaillés. A un système de mystère complet succède une publicité très large, dépassant sensiblement celle de la plupart des banques étrangères. Si nous ne nous trompons, la Société Générale fut la première banque au monde publiant annuellement la composition de son portefeuille-titres, ce qui est, actuellement encore, rare en dehors de la Belgique.
A ce point de vue, la crise de 1848 rendit service à la Société Générale et même à tout le système bancaire belge. Obligée par les circonstances de montrer au grand jour sa situation, il lui devint difficile de revenir son ancien système de mystère. Les directeurs nouveaux durent, dans les rapports annuels, faire un exposé précis de la situation, afin de montrer aux actionnaires comment ils la liquidaient peu à peu. L'usage de publier un rapport détaillé s'établit ainsi et, dans la suite, d'autres banques belges furent obligées de s'inspirer, plus ou moins, de cette méthode.
Nous venons de faire allusion la nouvelle direction. On se souvient, en effet, qu'à l'occasion de la résolution de la section centrale de la Chambre exigeant la nomination de directeurs nouveaux par le gouvernement, toute la direction de la Société, le gouverneur excepté, donna sa démission. Sur les instances de Rogier, la Chambre rejeta la proposition de la section centrale. et la nomination des directeurs nouveaux se fit suivant les statuts. L'assemblée générale du 5 juin présenta à l'approbation royale une liste de candidats, à la tête de laquelle figuraient L. Veydt et Malou. Ces propositions furent approuvées par (page 284) le Roi, et la direction nouvelle entra immédiatement en fonction.
La tâche incombant à la direction nouvelle consistait avant tout à réaliser une partie de l'actif, afin de retirer les billets de l’émission spéciale. D'un autre côté, il fallait aussi régulariser la situation du capital social.
Le tableau suivant nous donnera un premier aperçu des résultats acquis grâce aux efforts de la nouvelle direction [ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée].
Au point de vue de la situation du capital, il y avait à procéder à une simple opération de comptabilité. Nous avons vu (cf. chapitre VI, paragraphe 3 et chapitre VII, paragraphe 5) que, par des rachats successifs, la Société était arrivée à posséder elle-même 28,949 1/2 de ses propres actions sur les 60.000 représentant son capital social. Ces 28,949 1/2 de titres figuraient à la fois à l'actif et au passif de la Société. Il y avait là un artifice d'écritures comptables, (page 285) puisque les actions détenues par la Société elle-même ne signifiaient rien. Aussi, dès la confection du bilan de 1848, ces titres ne furent plus portés dans les comptes que pour mémoire. Dans l'actif, le poste « actions et obligations » fut donc réduit de 40,052,000 francs, valeur de rachat des actions en question.
Quant au passif, on réduisit le capital de 30.600,000 francs, valeur nominale des actions annulées (à 500 florins ou fr. 1,058.20). Il aurait donc fallu réduire la réserve de 9,400,000 francs, différence entre la valeur de rachat et la valeur nominale de ces actions. Pour une raison que nous ignorons, on n 'amortit cependant de ce chef que 8 millions.
Dans le courant de 1849, la Société se vit obligée d'accepter de quelques débiteurs une certaine quantité de ses actions, ce qui porta leur nombre à 29,169 1/10.
La direction fit alors décider par l'assemblée générale d'annuler 29.000 actions ; d'autre part, lors de la modification des statuts, dont il sera question dans la suite, il fut interdit à la Société de racheter ses propres actions. De sorte que dès lors le capital social fut représenté par 31,00 titres de 500 florins, effectivement émis.
La réalisation d'une partie de l'actif de la Société était évidemment une tâche bien plus complexe que l’opération dont nous venons de parler. La direction dut avant tout s’occuper des avances sur titres qui, depuis plus de dix ans, immobilisaient une grande partie de ses capitaux. Deux directeurs avaient été spécialement chargés d'examiner (page 286) tous les comptes et de proposer les mesures nécessaires. Lorsque la Société mit les débiteurs en demeure de rembourser les emprunts, quelques-uns prétendirent que les prêts avaient été accordés exclusivement en considération du gage déposé et que la Société n'avait aucune réclamation contre eux en dehors de ce gage. La direction se montra cependant ferme et parvint à réduire le poste « prêts sur titres » de 58,8 millions fin 1847, à 21,2 millions fin 1850.
Cependant ces rentrées ne se firent qu'en partie à l’aide de paiements effectifs des débiteurs. Si la Société avait exigé la réalisation des gages, elle aurait provoqué la ruine de ses débiteurs, sans bénéfice pour elle ; d'autant plus que les deux principaux débiteurs étaient ses deux filiales, la Société de Commerce et la Société Nationale. Il n'était pas possible non plus d'attendre indéfiniment des paiements échelonnés. Aussi la Société préféra-t-elle aboutir à des arrangements amiables, et la plupart des débiteurs liquidèrent leurs dettes, en tout ou en grande partie, par la cession à la Société des titres qu'ils avaient déposés comme gage. De cette manière, la Société avait au moins l’avantage de disposer librement des titres qu'elle détenait en fait depuis longtemps. De sorte que la réduction du poste « avances sur titres » se fit en grande partie par l’accroissement de celui relatif aux valeurs industrielles. Ce fait explique que ce dernier poste. après s'être réduit, en 1848, par l'annulation des actions de la Société détenues par elle-même, montre un accroissement considérable en 1849.
Cependant les rentrées provenant du remboursement de ces avances, ainsi que des comptes courants débiteurs et (page 287) la réalisation de quelques fonds d’Etat, permirent à la Société de redresser rapidement sa situation, sans recourir à l’émission de billets dans les proportions autorisées par la loi.
Le tableau, que nous avons donné plus haut, montre que l'émission de la Société pour le service de la caisse d'épargne n'a pas dépassé 13,5 millions. A la fin de 1849, elle n'était plus que de 8 millions, et dans le courant de 1850 elle fut complètement amortie.
Si nous comparons la situation de la Société à la fin de 1847, avant la crise, et à la fin de 1849, au moment où elle était à peu près liquidée, nous pouvons faire les constatations suivantes : Le passif de la Société se réduisit de 28 millions à peu près, par les remboursements de la caisse d'épargne et de 7 millions environ par le remboursement des obligations. Comment la Société fit-elle face à ces remboursements ? L'émission de billets pour son compte s'élevait à 24,4 millions, contre 14,8 millions à la fin de 1847. Elle n'émit donc que 10 millions pour le remboursement de ses créanciers, les 22 autres millions furent payés par la Société à l'aide de la réalisation de certains éléments de actif, éléments que nous venons d'énumérer.
D'un autre côté, l’actif subit une modification (page 288) importante par le transfert d'un nombre important de titres du poste « avances » au poste « portefeuille-titres ». La Société acquit ces titres dans une période de forte baisse de cours, elle les porta dans son bilan à des taux modérés et constitua par là des réserves importantes qui furent une des principales causes de sa puissance dans la suite.
La liquidation du legs laissé par la politique antérieure devait entraîner une révision des rapports de la Société avec ses trois filiales : la Société de Commerce, la Société Nationale et la Mutualité Industrielle.
« Le système des tourbillons, inventé par Descartes, dit Malou, donne une idée assez juste de l'état réel des à l'époque où le grand jour de la publicité vint luire.
« La Mutualité devait à la Société Générale plus de 18 millions par comptes courants. Ce débiteur était le plus fort actionnaire de la Société ; il possédait 10.668 actions : il avait 2.341 actions du Commerce et 2,000 Nationales.
« La Société du Commerce devait, par comptes courants, 13.198.000 francs ; par comptes de prêts sur nantissements, 17,996,000 francs ; ensemble 31,194,000 francs. capital émis n’avait pas dépassé 8,600,000 francs ; elle possédait 3,003 actions de la Société Générale.
« La Société Nationale devait, par comptes courants, 5.158.000 francs ; par prêts sur nantissements, 10 millions 668,000 francs ; ensemble 15,826,000 francs. En présence d'un capital émis de 9,721,00 francs, elle avait 2.039 actions de la société mère.
« La Société Générale. qui avait ainsi avancé ou prêté sur gages aux trois sociétés plus de 65 1/2 millions, était en même temps actionnaire : de la Mutualité, pour 14,701 titres de 500 francs, 7,350,500 francs : du Commerce. pour 1,412 titres de 1,000I francs, 1,412,000 francs ; de la Nationale, pour 2,189 titres de 1,000 francs, 2,189,000 francs ; ensemble 10,951,500 francs. Elle avait accepté, comme gages sur nantissements, outre de ses propres actions. 12,288 Mutuelles, 3,699 Commerce et 3,473 Nationales, soit, comme valeur nominale, plus de 24 millions.
« La Société Générale, le Commerce et la Nationale avaient ensemble environ 23.000 actions de la Mutualité, dont 8,282 avaient été payées par la Société Générale pour compte des deux établissements.3
« Il fallait évidemment, continue Malou, substituer la réalité aux fictions et remettre aux mains de la direction de la Société Générale la gestion complète de ses intérêts. La Société Générale ne pouvait attendre, au risque de périr elle-même, qu'il plût aux administrations de ces deux sociétés (Commerce et Nationale) de lui rembourser les 46 millions dont elles étaient débitrices. » Aussi de les liquider, ou plutôt de les absorber.
Le 6 avril 1849, la direction de la Société Générale vota une résolution offrant aux actionnaires de ces deux sociétés une action de la Générale contre deux actions et demie de l'une ou l'autre de ces sociétés. Après approbation par les assemblées générales, elles furent déclarées en liquidation, leur actif et passif furent repris par la Générale, tandis que les actionnaires reçurent des titres de la société mère dans la proportion que nous venons d'indiquer.
Le passage de Malou que nous venons de citer contient, sur les sociétés filiales, un jugement peut-être trop sévère. Il paraît les considérer comme de simples fictions. Il est cependant certain que si ces sociétés commirent des fautes, le principe dont s'inspira leur création était rationnel. Il était logique pour une banque au champ d'activité très vaste, de créer des sociétés spéciales auxquelles elle confiait tous ses intérêts industriels ; sans parler de l'avantage considérable qui peut résulter pour la banque de ce que, tout en conservant le contrôle de ces sociétés, elle peut placer une grande partie de leurs actions dans le public.
(page 290) Aussi verrons-nous ultérieurement les banques belges participer activement à la création de ces sociétés financières qu'on appelle en Belgique les trusts financiers, qui prirent une extension remarquable dans le dernier quart du siècle passé, et dont la Société de Commerce et la Société Nationale furent les prototypes.
La Mutualité ne subit pas le même sort que les deux autres et continua à fonctionner. Pourquoi ? Parce que, explique Malou, - qui joua un rôle important dans toutes ces opérations, - « les actions de la Société Générale, encore dépréciées, formaient la plus grande partie et presque la seule valeur réalisable de son actif : en opérant un échange de titres, l'on n 'aurait pu éviter la rétrocession à la Société Générale de la plus forte partie de ses propres actions dont la Mutualité était titulaire. L'on se fût ainsi éloigné du but, qui était l'émission vraie du capital. Et, d'ailleurs, la Mutualité n'avait point la position de fondatrice et de patronne de sociétés : c'était un actionnaire au même titre que les autres. »
Cette dernière phrase de Malou corrobore ce que nous venons de dire au sujet de son jugement sur la Société de Commerce et la Nationale, puisqu'il admet qu'elles jouèrent un rôle actif, tandis que la Mutualité jouait un rôle passif ; c'était, en effet, une société de placement (investment trust, dans la terminologie anglaise).
En somme, un redressement considérable se produisit dans la situation de la Société Générale en 1849 et en 1850. De plus, les événements de cette dernière année en modifièrent profondément l'orientation. Elle se trouvait, comme l'indiquait sa direction à la fin de son rapport pour 1850, à l'aurore d’une période nouvelle.
Nous parlerons en détail de ces modifications à propos (page 291) de la fondation de la Banque Nationale et des circonstances qui l'accompagnèrent. Pour le moment. contentons-nous de signaler que, comme suite aux conventions passées à cette époque, la Société Générale perdit complètement son caractère de banque d’émission, elle restreignit quelque peu ses opérations d'escompte et abandonna également ses fonctions de caissier du Trésor.
Ainsi la Société Générale, créée en 1822 sous le patronage du roi Guillaume et qui pendant longtemps porta le caractère d'une institution officielle, munie d'une forte dotation immobilière, banque d’émission et d'escompte. prend, au milieu du siècle, un caractère nouveau. Privée de tout caractère officiel, débarrassée de ses propriétés foncières, ayant renoncé à l'émission des billets, elle va s'adonner exclusivement au crédit commercial et industriel. Le crédit commercial proprement dit, le crédit à court terme, ne jouera même qu'un rôle assez restreint. Par contre. les opérations industrielles qui sont venues se greffer sur son programme à partir de 1834-1835 environ, vont, - malgré les mécomptes subis après 1838, - devenir la principale fonction de la Société et vont lui assurer une prospérité sans cesse croissante.
Si la situation de la Société Générale pendant la période de liquidation a dû nous arrêter assez longuement. il n'en sera pas de même des autres banques.
L'état de la Banque de Belgique a subi peu de modification. La proclamation du cours forcé a suffi pour la mettre à l'abri de tout danger. Les demandes de remboursement adressées à sa caisse d'épargne ne l’affectaient pas directement, comme nous l'avons vu dans un précédent paragraphe. Dans le courant de 1848. ses escomptes diminuèrent et le portefeuille passa de 14,1 millions au début de l'année à 9 millions au 31 décembre, réduction compréhensible en période de stagnation économique. Fin 1849 (page 292) et 1850, son portefeuille n'avait pas encore atteint le niveau d’avant la crise et se montait à 10 millions.
Au passif, nous constatons, il est vrai, que ses comptes courants subirent, en 1848, une forte réduction et descendirent de 8,1 millions à 2,6 millions. Cette diminution est due surtout à ce que la Banque supprima dans le courant de l'année l'intérêt qu'elle allouait auparavant à ses déposants. Voici comment le directeur de la société expliquait cette mesure : « Ces comptes, passibles autrefois d'un intérêt, faisaient affluer l'argent, mais, en temps de crise, ils causaient des préoccupations sérieuses et nécessitaient presque toujours une réserve exubérante qui les rendait peu lucratifs, si pas onéreux. » Explication quelque peu naïve, incontestablement ; car la Banque ne pouvait faire du crédit qu'à l'aide de ses billets ou de ses dépôts. Les billets présentaient, sans doute, pour elle plus d'avantage, puisqu'ils n'étaient pas passibles d'intérêts ; seulement, leur circulation était trop limitée. Aussi fallait-il bien qu'elle cherchât à s'attirer des dépôts moyennant rémunération. L'explication véritable, c’est que le cours forcé accordé aux billets de la Banque pour une somme de 10 millions, tandis que sa circulation antérieure n'était que de 5 6 millions, lui fournit des ressources nouvelles. Et comme les demandes de crédit se réduisirent, elle put se passer des dépôts rémunérés. Au total, la Banque fut donc relativement peu affectée par la crise. Elle aussi subit, à la fin de la période ici envisagée, des transformations importantes. en perdant notamment son caractère de banque d'émission. Nous le verrons dans un prochain paragraphe.
La Banque de Flandre se trouvait déjà dans une situation embarrassée lorsque la crise de 1848 éclata. La crise qui (page 293) sévit en Flandre en 1846 et 1847 lui fit subir de fortes pertes. En 1847, une panique fit tomber la circulation de ses billets de 1,400,000 à 600,000. En mars 1848, lorsque le cours forcé fut proclamé pour les billets de la Société Générale et de la Banque de Belgique, la banque gantoise ne profita pas du même avantage. Aussi sa circulation tomba-t-elle à 200,000 francs. Elle ne put continuer ses opérations que grâce à une avance de 300,000 francs faite par le gouvernement à la ville de Gand, qui la lui remit.
En outre, la loi du 20 mars ayant autorisé une émission spéciale de billets pour venir en aide aux établissements de crédit, la Banque de Flandre obtint une avance de 1 million. La confiance revint d'ailleurs peu à peu et, en 1850, la circulation de ses billets atteignit 1 million. A partir de 1851 commence. pour elle aussi, une phase nouvelle.
Enfin, la Banque Liégeoise se ressentit également de la crise, mais moins que la banque gantoise. Dès le mois de mars 1848, elle suspendit ses prêts sur hypothèques ; les prêts sur billets ou sur valeurs ne furent plus accordés que pour trois mois, au lieu de six ou douze. terme habituellement pratiqué auparavant. En outre, instruite par l’exemple de la Société Générale sur les difficultés que peut occasionner une caisse d'épargne, elle modifia le règlement de la sienne. Les dépôts furent limités à 500 francs par livret. les retraits ne purent dorénavant dépasser 100 francs par mois.
Dans le courant de 1848. les dépôts à la caisse d'épargne diminuèrent de 1,600,000 francs ; il est vrai que les comptes courants créditeurs augmentèrent de 800,000 francs. Pour ne pas restreindre ses opérations, elle eut recours, elle aussi. à la loi du 20 mars 1848 et emprunta 1 million, fourni, par moitié, par les deux banques bruxelloises. Elle remboursa d'ailleurs cette avance l'année suivante déjà. (page 294) Dès 1849, es opérations reprirent normalement et, notamment. elle put cette année-là souscrire pour 2 millions d'obligations de la Société des Chemins de Fer Namur-Mons et Liége-Manage.
Seule parmi les banques anciennes, elle ne sera pas affectée, directement du moins, par les modifications survenues dans le régime bancaire à l’occasion de la création de la Banque Nationale.
La création de la Banque Nationale et les modifications apportées à cette occasion au statut des autres établissements de crédit marquent un tournant dans l'histoire bancaire belge.
L'idée de créer une banque spéciale centralisant l'émission des billets, se livrant exclusivement aux opérations d'escompte et séparant ainsi l'élément financier de l'élément industriel, comme on disait alors, - cette idée date de bien avant 1848. Sa réalisation était difficile, car le gouvernement, en approuvant les statuts des banques existantes. les avait autorisées à émettre des billets ; et cette autorisation ne pouvait leur être retirée avant leur expiration.
Après la crise de 1848, tout le monde était d'accord sur l'urgence de la réforme. Frère-Orban estima ne pas devoir attendre. A un certain point de vue, la réforme était facilitée ; les banques dépendaient dorénavant du gouvernement, qui pouvait donc leur dicter ses volontés. En effet, il lui aurait suffit d'abroger le cours forcé pour les obliger à liquider. Mais, d'un autre côté, outre les graves perturbations financières qu'une liquidation eût amenées, le (page 295) gouvernement lui-même aurait été embarrassé, puisqu'il avait garanti en 1848 les billets des deux banques. Aussi Frère-Orban préféra-t-il négocier avec elles.
Ces négociations commencèrent dès le mois d'avril de l'année 1849. Les deux banques se déclarèrent hostiles à l'idée de séparer les opérations d’escompte du crédit industriel. Elles reconnurent cependant l'utilité de l'unité d'émission et proposèrent, dans ce but, de fusionner, mais à des conditions qui parurent inacceptables au gouvernement et sur lesquelles nous ne sommes malheureusement pas renseignés.
Aussi ne restait-il d'autre solution que la création d'un établissement nouveau. C'est ce que proposait le projet de loi déposé à la Chambre par Frère-Orban le 26 décembre 1849.
Nous n'avons à analyser dans ce chapitre ni les principes qui inspirèrent le projet en question, ni la manière dont il fut réalisé. La création de la Banque Nationale ne nous intéresse, pour le moment. que pour autant qu'elle a affecté la situation et les méthodes d'activité des (page 296) établissements anciens. Contentons-nous de rappeler que le but du projet était, en fait sinon tout à fait en théorie, d'arriver à la création d'un établissement qui réaliserait l'unité dans l'émission et qui serait géré d'après les principes qui sont devenus communs à la plupart des banques centrales d'émission, en se consacrant exclusivement aux affaires à court terme, surtout à l'escompte.
Il fallait donc amener la Société Générale et la Banque de Belgique à renoncer à leur droit d'émission. La direction de la Société Générale avait d'abord protesté contre l'idée même de la création d'un établissement nouveau. Elle y voyait une atteinte à ses droits et prétendait qu'aucun établissement d'émission ne pouvait être créé avant le 31 décembre 1855. Cette prétention était insoutenable, puisque jamais un monopole quelconque ne lui avait été accordé.
(page 297) Après de longs pourparlers, Frère-Orban conclut avec les deux établissements des conventions par lesquelles la souscription du capital de la Banque Nationale leur fut réservée. Comme il le disait à la Chambre, il rachetait le privilège des banques existantes par les actions du nouvel établissement. Sur les 25 millions, dont trois cinquièmes versés, qui devaient constituer le capital de la Banque Nationale, 15 millions furent attribués è la Banque de Belgique et 10 millions à la Société Générale.
(page 298) La convention avec la Banque de Belgique fut signée le 15 décembre 1849. Moyennant sa participation à la constitution de la Banque Nationale, elle renonçait à l’émission et à l'escompte à bureau ouvert et s'engageait à retirer ses billets de la circulation dès que la banque nouvelle commencerait ses opérations.
La convention passée le 18 du même mois avec la Société Générale était un peu plus compliquée. Elle aussi prenait le même engagement que la Banque de Belgique. Cependant un tempérament était apporté en ce qui concernait le retrait des billets. La Société s'engageait à retirer tous les billets dépassant 20 millions. Au-dessous de ce chiffre,, les billets rentrant à la Banque Nationale seraient retenus par elle. La Société pourrait soit les rembourser, soit payer à la Banque un intérêt de 3 p. c. sur les billets non remboursés. Quant aux billets que le mouvement d'affaires amènerait dans les caisses de la Société, elle pourrait soit les conserver, soit les remettre en circulation. En somme, on autorisait la Société Générale à rembourser ses billets graduellement. Seulement on ne fixait aucun délai, de sorte que, pratiquement, la banque nouvelle mettait à la disposition de la Société Générale un crédit de 20 millions. pour un délai indéfini, à 3 p. c. Cette disposition fut vivement (page 299) critiquée par certains orateurs à la Chambre, mais nous allons voir que la Société Générale ne profita pas longtemps de cet avantage.
La Société Générale abandonnait également ses fonctions de caissier de I’Etat. ses agences passaient au service de la Banque Nationale. Elle s'engageait. en outre, à placer en fonds d Etat belges les dépôts confiés à sa caisse d'épargne, et dépassant 23 millions de francs.
Elle s'interdisait ensuite de faire des avances sur dépôts de ses propres actions ou de les racheter. Les statuts devaient être modifiés, de manière à permettre à tout actionnaire, porteur de vingt actions, de faire partie de l'assemblée générale et de prendre part au vote, sans qu'un seul actionnaire puisse avoir plus de cinq voix. Les rapports annuels, le bilan et le compte de profits et pertes devaient être publiés.
Enfin, l’existence de la Société Générale était prorogée jusqu'au 31 décembre 1875.
En résumé, quant à l'émission, la procédure établie par la loi et les conventions se réduisait à ceci. Les billets émis par la Banque de Belgique sont retirés de la circulation à mesure qu'on les présente aux guichets de la Banque, Quant à la Société Générale, elle retire les siens dans la mesure où ils dépassent 20 millions de francs. En dessous de ce chiffre elle a le droit de remettre en circulation les billets rentrant dans ses caisses. Les billets de la Société Générale rentrant dans les caisses de la Banque Nationale y seront retenus ; la Société Générale pourra soit les rembourser, soit demander à les porter un compte spécial pour lequel elle paiera un intérêt de 3 p. c. ; s'engageait à rembourser les billets émis à son profit.
Par suite du régime spécial accordé à la Société Générale. le cours forcé des billets anciens n 'était pas supprimé. (page 300) Par contre, les billets à émettre par la Banque Nationale étaient remboursables à vue. Au surplus, ils n'avaient même pas cours légal (celui-ci ne lui fut conféré que par la loi du 20 juin 1873).
La loi instituant la Banque Nationale fut promulguée le 5 mai 1850. Le 2 janvier, celle-ci ouvrit ses guichets. Le montant des billets de la Banque de Belgique en circulation était à ce moment-là de 10,5 millions. Dans le courant de 1851, 9 millions furent retirés, 1 million fut retiré en 1852. Depuis lors, les rentrées se ralentirent. Au bilan du 31 décembre 1879, dernier avant la dissolution, ou plutôt la réorganisation de la Banque. les billets figurent encore pour 31.550 francs.
En fait, la Banque de Belgique ne fonctionnait donc plus comme banque d'émission depuis 1851. En outre, l’assemblée générale de la Banque, réunie le 5 février 1850 pour approuver la convention relative à la constitution de la Banque Nationale, vota une résolution offrant de rembourser les actions de capital émises en 1841. Ce remboursement se fit sur la base suivante : tout porteur de dix actions émises en 1841, qui en exprimait le désir, recevait en échange de ses titres cinq actions de 1,000 francs de la Banque Nationale, libérées jusqu'à concurrence de 60 p. c. et 7,000 francs en obligations de la Banque de Belgique.
Cette décision s'explique par ce fait que le capital de 1841 ne pouvait être placé qu'en opérations à court terme, lesquelles allaient diminuer, par suite de la restriction apportée aux opérations d’escompte.
Sur les 10,000 actions émises en 1841, 8,568 furent présentées à l'échange et 1,432 restèrent en circulation. Notons (page 301) d'ailleurs dès à présent qu'une assemblée générale du 19 mars 1861 décida l'unification des titres de la Banque et augmenta le capital de 8,568,000 francs, le portant ainsi à 30 millions. Ce qui est plus intéressant, au point de vue des tendances générales de l'évolution bancaire, c'est que la même assemblée vota des modifications aux statuts par lesquelles furent abrogées les dispositions votées le 16 mars 1841. On se rappelle qu'après la catastrophe de 1838, la Banque avait décidé d'utiliser le capital nouveau apporté par les actionnaires, ainsi que les fonds confiés par des tiers, exclusivement aux opérations à court terme. De banque mixte, elle devenait presque exclusivement banque de crédit commercial.
Les modifications apportées en 1861 abrogèrent cette disposition. Bien plus, l'article des statuts déterminant l'objet social de la Banque fut rédigé de façon plus explicite et plus large encore qu'en 1835, de manière à lui permettre de s'intéresser aux entreprises industrielles et, en général, de se livrer toutes les opérations financières de banque. De banque commerciale, elle redevenait banque mixte et même banque d'affaires.
Le retrait des billets de la Société Générale s'opéra plus lentement. Au moment où la Banque Nationale entrait en fonction, leur circulation atteignait 32.575,000 francs. La Société retira les 575,000 francs émis pour faire des avances à la Banque de Flandre et au Comptoir d'Escompte de Tournai ; la Banque Nationale retira 12 millions, qui lui furent remboursés par le gouvernement, la Société Générale ayant, de son côté, rendu au gouvernement les bons du Trésor sans intérêt qu'elle détenait (cf. supra, chapitre VII, paragraphe 7). Enfin, sur les 20 millions restant, 9.350,000 avaient été retirés par la Banque Nationale au 31 décembre 1851. Sur cette somme, (page 302) la Société Générale remboursa 6,355,00 et fit porter 3 millions au compte spécial à 3 p. c. que la Banque Nationale lui avait ouvert. II restait ainsi 10,645,000 francs en circulation.
Par des rentrées successives, la circulation se réduisit à 5,584,755 francs au 31 décembre 1854, le débit de la Société auprès de la Banque Nationale n'étant à la même date que de 414,245 francs.
Comme les billets de la Société jouissaient du cours forcé, ils présentaient un certain danger pour la Banque Nationale : ils auraient pu être présentés à ses caisses en grand nombre un moment de crise.
Or, la plus grande partie de ces billets étaient venus se concentrer dans les caisses de la Société elle-même, qui les conservait afin de pouvoir s'en servir éventuellement. En 1855, à la suite d'une convention passée entre la Banque Nationale et la Société Générale, celle-ci s'engagea à livrer tous ceux qu'elle possédait à la nouvelle banque d'émission. Il s'agissait en tout de 4.784,000 francs, somme dont la Banque Nationale crédita à la Société Générale. Celle-ci s'engagea à rembourser cette somme en cinq termes annuels. à partir du 1er mars 1857 ; le taux d'intérêt était réduit à 1 1/2 p. c. Enfin, quant aux billets de la Société restant encore en circulation, soit environ 700.000, elle prenait l'engagement de les rembourser dorénavant et de les annuler.
C'est seulement alors que le cours forcé des billets de la Société Générale et de la Banque de Belgique, décrété le 20 mars 1848, fut aboli par arrêté royal du 26 juillet 1855. Le public ne s'en aperçut même pas. En fait, le cours forcé avait vécu le jour où la Banque Nationale avait commencé ses opérations, puisqu'elle remboursait ses billets (page 303) et qu'elle acceptait ceux des deux autres banques au même titre que les siens.
Les modifications imposées aux statuts de la Société Générale par la convention passée avec le gouvernement furent l'objet d'une disposition additionnelle aux statuts, approuvée par arrêté royal du 27 octobre 1850. Depuis lors, la Société entra dans une phase nouvelle de son activité.
Dès 1852, elle reprit la tradition inaugurée en 1835 et suspendue en 1839 ; elle s'intéressa de nouveau à la création et à l'extension des sociétés industrielles. Dorénavant, ce sera son principal champ d’activité. C’est ce que nous verrons dans la seconde partie de ce travail. [Remarque ajoutée à l’occasion de cette version numérisée : cette deuxième partie n’a malheureusement jamais vu le jour.]
(page 304) Quant la Banque de Flandre, elle renonça, dès 1850. en vertu d’une convention passée avec la Banque Nationale, à son droit d'émission et s'engagea à retirer tous ses billets. Comme compensation, la Banque Nationale lui avança une somme de 1 million à 2 p. c. d'intérêt. En outre, la Banque de Flandre fonctionna dorénavant comme comptoir d'escompte de la Banque Nationale, pour Gand.
La Banque Liégeoise, par contre, préféra conserver son droit d'émission, droit qu'elle exerça jusqu'à l'expiration de ses statuts primitifs. en 1875, sans que, d'ailleurs, ses émissions aient jamais dépassé 3 millions de francs.
De sorte que, par une curieuse survivance historique, la seule banque qui continuait à émettre des billets, à côté de la Banque Nationale, était un établissement auquel ses statuts interdisaient de faire l'escompte, tandis qu'en vertu de la théorie généralement admise, la première opération doit avoir comme corollaire la seconde.
Sauf cette exception, peu importante d'ailleurs, la (page 305) banque créée par Frère-Orban unifia donc l'émission à partir de 1850.
Son succès fut rapide et inattendu. Dans son exposé des motifs, Frère-Orban considérait comme limite extrême à la circulation de la Banque, le chiffre des billets à cours forcé, soit moins de 50 millions. Un temps très long s'écoulera, écrivait-il, avant que l'émission n'atteigne 75 millions. La section centrale de la Chambre tablait sur une émission de 45 millions
Or, à la fin de 1852, le montant des billets mis en circulation par la Banque s'élevait à 73 millions. En 1854, le chiffre de 100 millions était dépassé.
Il apparut ainsi immédiatement que l'unité de l’émission favorisait la circulation des billets et l'extension des crédits, dans des proportions telles que le système de la pluralité d'émission put être considéré comme définitivement condamné.
Quant aux banques anciennes, elle purent dorénavant s'adonner au crédit industriel et commercial proprement dit. Grâce à la grande prospérité dont la Belgique va jouir dans la seconde moitié du XIXème siècle, grâce aussi à l'appui d'une banque centrale d'émission, le nombre des banques va se développer et leurs opérations prendront des proportions considérables. L'étude de cette période de l'histoire bancaire belge fera l'objet de la deuxième partie de travail.