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La Banque en Belgique (1830-1850)
CHLEPNER Serge - 1926

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CHLEPNER B.S., La Banque en Belgique. (tome premier. Le monde financier belge avant 1850)

(Paru en 1926 à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)

Chapitre V. La crise de 1838-1839

1. La bourse de Bruxelles 1834-1838

(page 151) L'essor industriel de 1834-1838 fut accompagné d'une très grande animation du marché financier. Nous avons indiqué comment, pendant cette période, plusieurs sociétés financières et un grand nombre de sociétés industrielles furent créées. Nous avons montré également le grand succès rencontré par les émissions, succès limité, il est vrai, à un cercle assez restreint de capitalistes, la grande masse du public épargnant se tenant plutôt sur la réserve. A partir de 1834-1835. une animation de plus en plus vive régna à la Bourse de Bruxelles. Le nombre de ses visiteurs augmenta, à tel point que, dès cette époque, on se plaignit de l'insuffisance du local.

(Note de bas de page : « On remarque que. depuis l'établissement de nouvelles sociétés. le local de notre Bourse a peine à contenir les nombreux intéressés qui s'y rendent journellement pour la négociation des différents fonds qui s’y traitent. On nous assure que la Régence a l'intention de porter à son prochain budget la somme nécessaire pour la construction d'une nouvelle Bourse. (Indépendant, 26 février 1835.) La bourse occupait cette un bâtiment, construit en 1827, entre la place de la Monnaie et la rue de l'Evêque, sur l'emplacement de l'ancien corps de garde de la Monnaie (HENNE et WAUTERS. Histoire de la ville de Bruxelles. t. p. 198). Le projet d'édifier un bâtiment nouveau fut cependant abandonné. la ville ne disposant pas de ressources suffisantes. Il fut alors question de transférer la bourse à l'ancienne église des Augustins (Indépendant, 28 mars 1835), projet repris dans la suite. Mais il fallut attendre plus de quarante ans avant que la bourse ne disposât d'un local nouveau.

(Une grande partie des transactions s'opérait en dehors de la bourse officielle. Il existait notamment. depuis 1833, une bourse dans un immeuble dit le « Lloyd bruxellois » qui se trouvait au port, à proximité de la place Sainte-Catherine. L'immeuble appartenait à une société de négociants ; il servait de cercle et de bourse, tant pour les titres que pour les marchandises. La bourse des valeurs s'y tenait le soir. (Cf. Almanach administratif et industriel de Bruxelles, pp. 141 et suivantes).

(Une des raisons pour lesquelles on préférait la bourse du soir était celle-ci. Les cours des titres étaient fortement influencés par la tenue de la bourse de Paris. Les cours de Paris et places étrangères n’arrivaient à Bruxelles que le lendemain, vers la fin de l'après-midi. Mais quelques spéculateurs avaient un service - par pigeons ou par télégraphes privés - grâce auquel ils étaient renseignés dans la matinée. Les spéculateurs non informés se trouvaient dans une situation d’infériorité à la bourse officielle de midi. Aussi l'abandonnèrent-ils en faveur du « Lloyd. » (Cf. Indépendant, 30 mars et 19 avril 1835).

(Lorsque le service postal fut amélioré et que l'estafette de Paris - comme on disait alors - arriva avant la bourse officielle, les opérations du Lloyd se réduisirent. En 1838, une scission se produisit entre ses membres. Une partie quitta le Lloyd pour une bourse, sous le nom de « Société des Fonds publics » au café Domino, à la place de la Monnaie (Cf. Emancipation. 4 juillet, Indépendant 10 juillet 1838). Les deux bourses libres semblent alors avoir périclité rapidement. Fin de la note.)

(page 152) Une transformation s'accomplissait en même temps dans la nature des titres traités à la bourse. Auparavant, les fonds d'Etat, parmi lesquels les fonds étrangers jouaient un rôle important, étaient peu près seuls cotés aux bourses de Bruxelles et d'Anvers. Dorénavant, les valeurs industrielles belges allaient y jouer un rôle prépondérant.

(page 153) On se rendra compte de l'allure des opérations à la bourse de Bruxelles par le tableau suivant, qui donne, pour les actions de quelques sociétés, le cours le plus bas et le plus haut pendant la période 1835-1840 (Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée.)

Bien que la Bourse de Bruxelles ait assisté dans la suite à des mouvements autrement amples, il faut constater que pour des sociétés nouvelles et pour une bourse qui ne connaissait pas auparavant les valeurs industrielles, les chiffres ci-dessus révèlent une hausse assez accentuée (cf. aussi supra, chapitre III, paragraphe 4, d). (page 154) Celle-ci fut surtout sensible jusqu'au milieu de 1836. Dans la seconde moitié de 1836, la crise financière de Londres et de Paris provoqua un ralentissement à la bourse de Bruxelles et même, à certains moments, un mouvement de recul. Cependant ce recul, resté d'ailleurs dans des limites modérées, ne, fut qu'un mouvement purement boursier, sans influence sur l'ensemble de la situation économique.

En somme, la situation financière resta, en apparence du moins, normale jusque dans le courant de 1838. Mais à partir de la seconde moitié de cette année, à l’ époque précisément où la crise semblait liquidée en Angleterre et en France, la situation devint plus grave en Belgique. La cause immédiate des difficultés provenait de la situation politique, - l'acceptation, par le roi Guillaume des Pays-Bas, du traité des XXIV articles.

Lorsque l'on apprit, au mois de mars 1838, que le gouvernement hollandais acceptait le traité du 15 octobre 1831, il apparut à tout le monde que la situation pouvait difficilement se régler sans conflit, conflit qui devait presque infailliblement amener une guerre.

(page 155) Les craintes de guerre provoquèrent, dans la seconde moitié de 1838, un ralentissement dans les transactions, une baisse sensible à la bourse, une restriction du crédit. Cette situation se transforma en crise grave, lorsque la Banque de Belgique suspendit ses paiements, le 17 décembre 1838.

Cette crise a été peu étudiée par les historiens belges ; elle présente cependant un grand intérêt, non seulement au point de vue bancaire, mais encore au point de vue de l'histoire générale du pays. Aussi convient-il de l'analyser de plus près.

2. La suspension de la Banque de Belgique

Le 17 décembre 1838, Bruxelles apprit avec stupéfaction que la Banque de Belgique avait suspendu ses paiements. Cependant, la nouvelle n'était pas inattendue pour les initiés. Depuis le 12 décembre déjà, une baisse foudroyante sur les actions de la Banque était déclenchée à Paris, où était placée la plus grande partie du capital, puis à Bruxelles. Il paraît même que, dès le début de décembre, des bruits circulaient à ce sujet.

(page 156) Dans l’exposé des circonstances qui ont amené la suspension des paiements par la Banque de Belgique, il est utile de distinguer entre la cause profonde, l'immobilisation excessive, qui a rendu la suspension possible, mais non inévitable, et les circonstances immédiates qui ont déclenché l'événement. Ces circonstances sont d'autant plus intéressantes à exposer qu’elles contribuent à nous faire connaître les méthodes bancaires et l'état des esprits à l'époque étudiée.

La Banque de Belgique était la fois banque de crédit industriel et commercial, et banque d’émission. Elle recevait donc des dépôts et émettait des billets. En période de crise, sa situation aurait pu être ébranlée, soit par un run des déposants, soit par une panique parmi les porteurs des billets, ou par les deux la fois. Ce sont les difficultés provoquées par le remboursement des billets qui amenèrent la suspension de la Banque. Seulement, ce n'est pas une panique parmi les porteurs de billets qui donna naissance la crise. Celle-ci se déroula d'une autre manière.

Il convient de noter d'abord que la Société Générale et la Banque de Belgique acceptaient chacune à caisse ouverte les billets de l'autre banque. A certaines périodes, les représentants de chaque établissement procédaient à un échange. Or, à un moment donné, - la mi-décembre 1838, - la Banque de Belgique ne fut pas en mesure d'échanger ou de rembourser les billets présentés par la Société Générale et dut fermer guichets.

Les représentants des deux banques présentaient d'ailleurs sous un jour différent les événements qui avaient précédé la suspension de la Banque de Belgique. Aussi allons-nous leur donner successivement la parole. Voici comment (page 157) les choses se sont passées, d'après le directeur de la Banque de Belgique (rapport de Ch. de Brouckere à l’assemblée extraordinaire du 28 février 1839) :

« Dans les premiers jours du mois de décembre (nous n(avons connu ce fait qu'après les événements), on se disait que la Banque allait suspendre ses paiements : on engageait ses amis à retirer les fonds déposés, et l'on ne réussit que trop.

« Anvers, qui habituellement était créancière de la Banque, par la succursale, de 1 million de francs environ. qui à la fin de novembre l'était encore de 700.000 francs, devait le 16 décembre 141,000 francs.

« L’administration, loin de prévoir un sinistre dans les premiers jours de ce mois de décembre, avait une caisse bien fournie, trouvait la circulation des billets en harmonie avec les temps antérieurs et faisait, à Paris, les fonds nécessaires au paiement des intérêts

« Le 4 décembre, l'échange d'un million, en billets, avec la Société Générale, avait eu lieu et il restait en caisse 790,000 francs en écus et 4,298,000 francs en billets. En ce moment, il n'y avait en circulation que 2,952,000 francs de billets de banque.

« La circulation moyenne des second et troisième semestres fut de 4 millions de francs ; celle des mois d'octobre, novembre et des dix premiers jours de décembre s'éleva à 3 millions 913.000 francs. Il n'y avait donc aucun dérangement dans la circulation. La différence remarquée le 4 provenait de l’échange avec la Société Générale, et il était à présumer que jusqu'au 16 ou 17, époque où habituellement se faisait un second échange, la sortie des billets augmenterait...

« Le 10, la Société Générale vint réclamer un nouvel échange ; elle avait réuni, en nos billets, 1,200,000 francs. Alors il y eut un moment d'embarras : en faisant l'échange, le 11, la caisse eût été entièrement dégarnie. il n'eut lieu que le 12. L'administration ne se dissimula pas les suites de cette hésitation et le moment de gêne qui devait en résulter ; mais, confiante dans (page 158) les ressources qu'elle pouvait tirer de ses débiteurs et résolue à demander au gouvernement un secours momentané, elle continua ses opérations comme par le passé.

« M. Davignon était parti pour Paris ; le directeur avait fait des démarches auprès du gouvernement ; tous deux avaient donné à leurs collègues l'assurance d’une solution favorable.

« Le 15 décembre, pendant que la caisse était ouverte au public, un employé de la Société Générale vint réclamer l'échange immédiat de 300,000 francs en nos billets. Ici. Messieurs, il faut bien vous expliquer ce qu'il y avait d'inusité dans un procédé pareil.

« Par suite de conventions verbales, faites entre les trésoriers des deux établissements et auxquelles, pendant plusieurs années, on n'avait pas dérogé, lorsque l'une des banques possédait un million en billets de l'autre, elle l'en avertissait et l'échange s'opérait le lendemain ou le surlendemain, suivant la convenance réciproque : le plus souvent, ces avertissements se donnaient après les échéances des 1er et 15 du mois ; rarement il entrait des écus dans ces échanges et la société propriétaire d'un excédent de billets le conservait.

« Malgré ce qu'il y avait d'extraordinaire dans le fait du 15 décembre, le bruit se répandit promptement que nous n'avions pas pu payer nos billets, et l'intervention du gouvernement devint nécessaire pour que nous fussions à l’abri des exigences qui devaient naître de ces bruits et pour nous mettre en mesure de les démentir.

« M. Davignon annonçait cependant l'envoi successif de plusieurs cent mille francs que lui versait le directeur du Zinc (il s’agit de la Vieille-Montagne, société patronnée par la Banque de Belgique) à Paris, tandis que le directeur de la même société à Liége remettait de son côté 125.000 francs sur Londres et promettait un second envoi de la même importance.

« Tout paraissait, le 16 encore, devoir Ss calmer : l'avenir semblait s'éclaircir, quand. le 17 décembre, à 1 heure du matin, nous reçûmes la résolution négative du conseil des ministres. »

Le 17 décembre 1838, la Banque de Belgique suspendit donc ses paiements. Il ressort du passage que nous venons (page 159) de citer que son directeur prétendait, ou tout au moins laissait entendre, que la Société Générale avait délibérément provoqué les difficultés qui amenèrent la crise.

(page 160) L'interprétation donnée aux événements par Ch. de Brouckère fut contestée - faut-il le dire - par les représentants de la Société Générale.

On vient de voir par la note précédente (non reprise dans la présente version numérisée) que, dès le lendemain de la déconfiture de la Banque, plusieurs journaux protestèrent contre l'accusation dont la Société Générale était l'objet. Lorsque le rapport de de Brouckère fut publié, une réponse plus catégorique s'imposait. Quelques jours après l'assemblée de la Banque de Belgique, plusieurs journaux publièrent un mémoire visiblement inspiré par la Société Générale et contenant une réfutation détaillée des affirmations de de Brouckère. Ou, pour être plus précis, disons qu'il exposait les événements qui précédèrent la date fatidique de la suspension sous un tout autre jour que de Brouckère, car sur l'enchaînement même des événements il n'y avait pas désaccord.

(page 161) « Le 10 décembre, disait, entre autre, le mémoire. la Société Générale ne vint pas réclamer. comme le dit M. le directeur, un nouvel échange, mais elle fit prévenir la Banque de Belgique qu'elle avait en caisse un million en billets de cette banque, qu'elle ferait présenter, le lendemain, à l'échange contre des billets de la Société Générale.

« Le 11, la Banque de Belgique fit demander à la Société Générale de remettre cet échange d'un million au 12 décembre. La Société Générale y consentit ; elle ajouta qu'au lieu d'un million, elle présenterait 1,200,000 francs, une somme de plus de 200.000 francs lui étant rentrée en billets depuis le 10 décembre. Cet échange eut lieu le 12, mais il ne fut que de 1,125,000 francs, la Banque de Belgique n'ayant des billets de la Société Générale que pour la somme de 1,125,000 francs.

« La Société Générale, au moment où, le 12 décembre, elle présentait à l'échange 1,200,000 francs, au moment où elle se contentait de recevoir 1 125,000 en ses propres billets, avait en caisse. en billets de la Banque de Belgique, une somme de 1370.000 francs.

« La Société Générale n'avait pas réuni cette somme. comme le dit le directeur de la Banque de Belgique, ce qui supposerait qu'elle avait cherché se procurer des billets de cette banque ; ceux qu'elle présentait à l'échange étaient rentrés successivement et par divers paiements dans ses caisses. Si elle avait eu l'intention d'occasionner quelque embarras à la Banque de Belgique, elle ne se fût pas contentée de recevoir 1 million 125.000 francs au lieu de 1,200,000 qu'elle avait fait présenter, elle eût demandé la différence en espèces, elle eût exigé l’échange ou le paiement non pas de 1,200,000, mais de 1 million 370.000 qu'elle avait en caisse...

« La Banque de Belgique ne prétendait pas, sans doute, faire usage des billets de la Société Générale, les donner en paiement ou les convertir en espèces, tandis que cette dernière aurait conservé bénévolement en caisse ceux de cette banque. Ce ne serait cependant que dans cette hypothèse inadmissible que l’échange des billets de la Société Générale aurait pu lui porter préjudice et diminuer ses ressources. Cette hypothèse exceptée, les billets de la Société Générale ne devaient être considérés, par la Banque de Belgique, que comme moyen d’échange avec les siens, et tant que la Société Générale ne lui a demandé aucun paiement en espèces, ainsi que cela avait (page 162) eu lieu jusqu'au 12 décembre. comme le reconnaît M. le directeur de la Banque de Belgique, il est impossible de trouver dans l’échange de billets contre billets, nous ne dirons pas aucun motif, mais aucun prétexte des plaintes, si toutefois un établissement de crédit pouvait se plaindre lorsqu'on lui demande le remboursement de ses billets. Et cependant on a affirmé, on a répandu de toute part que la Société Générale avait réuni 3 à 4 millions de la Banque de Belgique pour lui nuire et la renverser. assertion entièrement fausse, calomnieuse et dont M. le directeur de la Banque de Belgique semble indiquer la source par l'affirmation, dénuée de tout fondement, que la Société Générale avait réuni 1,200,000 francs en billets de cette banque.

« Nous arrivons à la journée du samedi 15 décembre, celle qui a précédé de vingt-quatre heures la suspension de la Banque de Belgique.

« On a vu qu'un échange de billets demandé le 10 n'avait pu être effectué que le 12. Le 15, dans la matinée, la Société Générale reçut d’Anvers une lettre par laquelle une personne notable lui annonçait que la plus grande défiance se manifestait l'égard de la Banque de Belgique et que le public ne voulait plus recevoir ses billets. Dans cet état de choses, le gouvernement de la Société Générale crut de son devoir de charger un employé de cette société d'aller demander l'échange des 300.000 francs de billets de la Banque de Belgique contre pareille somme en billets de la Société Générale.

« Le trésorier de la Banque de Belgique eut l'imprudence de répondre cet employé, en présence de plusieurs personnes et avec humeur, qu'on n’avait pas le temps de s'occuper de cet échange, qu'il devait revenir le lundi suivant, 17 décembre ; l’employé de la Société Générale insista, mais vainement. et rapporta les 300,000 francs en billets de la Banque de Belgique non échangés.

« Le gouverneur de la Société Générale pensa que le refus qui venait d'être fait, d’une manière au moins si inconvenante, pouvait être le résultat d'un malentendu, renvoya l'employé auquel le refus d'échange avait été fait et lui donna pour mission de demander de nouveau l'échange des mêmes billets ; cette fois. on fut poli et on lui demanda de remettre l'échange au mardi suivant.

« Dans cette situation. le gouverneur de la Société Générale convoqua immédiatement un conseil extraordinaire de la (page 163) direction et alors se présenta naturellement la question de savoir si la Société Générale devait continuer de recevoir les billets que la Banque de Belgique refusait d'échanger. Certes, jamais refus n'aurait été plus fondé, mais la direction, convaincue qu'un refus de recevoir les billets de cette banque aurait porté une grave atteinte au crédit et à la confiance publique, la direction ne pouvant se persuader que cette banque fût à la veille d’une suspension de paiements, décida qu'elle continuerait de recevoir ses billets. Aussi, à la fin de la journée du samedi 15 décembre. au lieu de 300,000 francs que, le matin, elle avait présenté l'échange, elle en avait en portefeuille 641.040 francs. C'est ainsi que la Société Générale travaillait l'anéantissement de la Banque de Belgique !

« La journée du samedi 15 décembre s'est donc terminée sans que l'échange demandé ait eu lieu et sans qu'aucune espèce ait été donnée en paiement à la Société Générale.

« Le lendemain était jour de repos. et dès le matin du lundi suivant, la suspension de la Banque a été déclarée. Il s'ensuit évidemment qu'aucun acte de la Société Générale n'a pu diminuer les ressources de la Banque et influer en aucune manière sur la suspension de ses paiements. »

Nous avons tenu à citer largement les extraits du mémoire des défenseurs de la Société Générale, parce que la plupart des auteurs la condamnent sans avoir écouté la défense. Plusieurs auteurs, en effet, présentent la suspension des paiements du 17 décembre 1838 comme motivée par l'attitude de la Société Générale, sans faire entendre l'autre son de la cloche. Ce n'est pas dire cependant que, pour nous, ce mémoire soit une réfutation complète de la thèse de de Brouckère. Certes, il y apporte quelques atténuations, mais il ressort bien des deux (page 164) documents cités par nous que, si rien ne prouve que la Société Générale ait provoqué délibérément la chute de la Banque de Belgique, il n'en reste pas moins qu'elle lui a porté le coup de grâce. On ne peut s'empêcher de penser que dans les circonstances traversées alors par la Belgique, le gouverneur de la Société Générale eut dû se montrer plus prudent et ne pas réclamer de la Banque de Belgique, avec une telle précipitation, le remboursement de ses billets.

Quelle qu'ait été la part de responsabilité de la Société Générale dans les circonstances immédiates qui précédèrent la suspension des paiements de la Banque de Belgique, il en résulta que les relations entre les deux banques, déjà assez peu amicales auparavant, devinrent très tendues. Les partisans de la Banque de Belgique ne manquèrent dorénavant aucune occasion de critiquer violemment et publiquement leur rivale. Pendant dix ans presque, le monde financier bruxellois sera divisé en deux camps ennemis.

Le 17 décembre 1838. la Banque de Belgique, en annonçant au public la suspension de ses paiements, mettait sous ses yeux, par un communiqué la presse, la balance de son grand livre à la date du 13 du même mois. En négligeant les petits postes, ne présentant qu'un intérêt secondaire, cet état de situation peut être présenté ainsi (en milliers de francs) :

Actif

Caisse, espèces et billets : 3,875

Portefeuille : 4,838

Fonds publics A (titres pris en report ou déposé à la banque comme garantie des avances) : 11,060

Fonds publics B (titres appartenant à la banque) : 1,044

Comptes courants : 24,523

Avances sur hypothèques : 0,811

Passif

Capital : 20,000

Fonds de réserve : 0,161

Billets de banque en émission : 7,250

Caisse d’épargne : 1,075

Obligations 4 1/2 p. c. : 1,545

Comptes courants : 16,354

(Page 165) Le premier poste de l’actif est d'une imprécision voulue ; les billets de la banque, se trouvant dans ses caisses, sont confondus avec l'encaisse métallique. Celle-ci n'était que de 400,000 francs, tandis que le chiffre des billets en circulation s'élevait à 3 millions 50,000 francs.

L’absence presque complète d'encaisse était donc le point le plus faible de la situation de la banque. Les autres chiffres du bilan complètent le tableau de la situation : une grande partie du passif (billets, caisse d'épargne et une fraction notable des comptes courants créditeurs) était immédiatement exigible, tandis que l'actif réalisable était réduit à peu de choses. La cause profonde de la suspension des paiements gisait donc dans les immobilisations imprudentes. C'est ce que reconnaissait le directeur de la banque lui-même : « L'administration, disait-il, a engagé les capitaux de manière à ne pouvoir pas les mobiliser promptement. Les prêts faits à l'industrie et ceux sur actions industrielles sont la cause la plus frappante de la gêne prolongée de la banque. »

Cependant, n'était la crise de méfiance provoquée par la situation politique, - peut-être faut-il ajouter : n'était l'attitude de la Société Générale, - il est possible que la Banque de Belgique se serait tirée peu à peu de ses immobilisations.

On se rendrait mal compte de la situation de la Banque de Belgique, si l'on ne tenait compte de l'organisation particulière du marché financier de l'époque. Actuellement, une banque se trouvant dans une situation analogue à celle où se trouva, en 1838, la Banque de Belgique, ne serait pas nécessairement amenée à suspendre ses paiements. Elle essayerait de mobiliser non seulement une grande partie de son portefeuille commercial, mais encore une fraction plus ou moins importante de ses avances en comptes courants. Elle ferait appel avant tout à la Banque Nationale et peut-être même à d'autres banques du pays. (page 166) Elle aurait des chances de se tirer d'affaire si son actif, bien qu'immobilisé, était engagé dans des affaires saines (il ne faut naturellement accepter ce que nous venons de dire que comme hypothèse, on doit se garder de toute affirmation catégorique en matière financière, bien plus qu’ailleurs). Mais la Banque de Belgique étant elle-même banque d'émission, c'est comme telle qu’elle fut atteinte avant tout. Il n'existait aucun établissement central à l'aide duquel elle aurait pu avoir recours, à moins que ce ne fût la Société Générale, à laquelle elle ne pouvait s'adresser sans abdiquer toute indépendance. En somme, à cette époque, chaque banque ne pouvait compter que sur elle-même. De sorte que le moyen de salut, en cas de crise, n'était pas le portefeuille commercial - où l'aurait-on réescompté ? - mais un portefeuille de fonds d'Etat, surtout de fonds - nationaux ou étrangers - susceptibles d'être réalisés à l'étranger.

C'est grâce à ce moyen, comme nous le verrons, que la Société Générale se tira d'affaire pendant la crise provoquée par la suspension de la Banque de Belgique. Mais celle-ci ne possédait pas une réserve de ce genre, aussi ne résista-t-elle pas à l'assaut.

3. La crise financière

Nous venons de montrer dans quelles circonstances la Banque de Belgique suspendit ses paiements. Nous avons (page 167) à exposer maintenant les conséquences de ce gros événement.

Pareil accident, arrivant au deuxième établissement bancaire du pays, dans une période d'incertitude politique, - lorsque l’on paraissait être à deux doigts de la guerre - n 'avait pu manquer de provoquer une panique intense. Tous les établissements bancaires furent assaillis par les porteurs de billets ou par les déposants. La Société Générale vit, elle aussi, affluer en masse les de billets et. ensuite, les déposants. Nous avons déjà indiqué (supra, chapitre III, paragraphe 4.5) que la caisse d'épargne de la Société Générale vit ses dépôts se réduire sensiblement pendant cette période. Nous avons dit aussi que la Société put se tirer d'affaires en faisant venir de Paris 20 millions en pièces de 5 francs, qu’elle put se procurer surtout en réalisant des bons du Trésor de France et en retirant ses avoirs chez Rothschild ou chez d'autres banquiers (Cf. Meeus, Chambre des représentants, séance du 2 décembre 1842).

Nous ne possédons malheureusement pas d'indication sur le chiffre de billets présentés au remboursement à la Société Générale. D'après ce que rapportait le Courrier belge du 18 décembre 1838, la panique parmi les porteurs se serait calmée presque immédiatement lorsqu'ils s'aperçurent que la banque ne faisait aucune difficulté pour le remboursement. Mais le témoignage de ce journal est peut-être légèrement suspect.

La panique se propagea en province aussi, notamment (page 168) à Anvers et à Liége. Dans la première de ces places. il ne paraît pas y avoir eu de désastre ; à Liége, par contre, deux maisons de banque durent déposer leur bilan.

Ces événements provoquèrent naturellement un resserrement général du crédit. La Société Générale, notamment, n'escomptait plus que des traites ayant tout au plus six semaines à courir, et encore ces opérations furent-elles très limitées. Au moment le plus aigu de la crise, elle paraît même avoir suspendu les escomptes à peu près complètement. Les banquiers privés, qui, en temps ordinaire, repassaient une grande partie de leur papier escompté à l’une des deux banques bruxelloises, durent suspendre presque complètement leurs opérations.

Cette crise du crédit menaçait de mettre dans une situation très pénible un grand nombre de commerçants et d'industriels ; on pouvait craindre la fermeture de nombreuses usines et ateliers, et la réduction au chômage d'un grand nombre d'ouvriers. Le danger était particulièrement grave, étant donnée l'effervescence des esprits provoquée par la situation politique. L'agitation avait, en effet, atteint son point culminant, tandis que la situation diplomatique devenait particulièrement tendue.

(page 169) Le gouvernement se trouvait dans une situation extrêmement délicate. La crise économique venait compliquer singulièrement la crise politique dont il n'entrevoyait pas encore l'issue. Il devait empêcher la crise économique de dégénérer en une véritable catastrophe, mais ses moyens d'action étaient limités. Il semble qu’il n'ait pas élaboré assez rapidement un projet d'action. Nous allons le voir intervenir pour combattre la crise, mais avec une certaine hésitation, avec quelque lenteur, et cela précisément lorsque des mesures dépendait en grande partie de leur promptitude.

Avant de suspendre ses paiements, la Banque de Belgique avait mis le gouvernement au courant de sa situation. Le ministère refusa son appui. Estimait-il ne pas avoir à se mêler d’affaires privées ? Trouvait-il ses moyens d’action insuffisants ? On ne sait. Pourtant, il eût été de bonne politique de prendre, avant la suspension, les mesures que l'on finit par prendre dans la suite.

Seul, le sort des déposants à la caisse d'épargne de la Banque de Belgique semble avoir préoccupé le gouvernement dès le début, avant même que la Banque eût annoncé la suspension de ses paiements. En effet, le jour même où cette nouvelle fut connue, les journaux publièrent un avis de la Société Générale annonçant que, « d'après le désir du gouvernement et suivant la convention arrêtée avec lui », elle garantissait le remboursement (page 170) des sommes versées à la caisse d'épargne de la Banque de Belgique. Fait curieux, dans aucun document officiel le gouvernement n'a donné les motifs qui l'amenèrent à intervenir en faveur d'une catégorie particulière des clients de la Banque de Belgique. On conçoit cependant sans peine qu'il ait jugé nécessaire de se préoccuper immédiatement de la situation de cette clientèle spéciale de la Banque, recrutée dans les classes modestes de la société.

D’autre part, dès que la crise éclata, le gouvernement s'empressa de passer aux entreprises industrielles patronnées par la Banque de Belgique des commandes de charbon et de matériel de chemin de fer. Mais ces mesures ne suffisaient naturellement pas à enrayer la crise. Or, de toute part, on réclamait du gouvernement des actes énergiques et efficaces pour restaurer, notamment, l’édifice du crédit. Dans la presse, les journaux qui prêchaient la résistance le plus farouche au Traité des XXIV articles étaient ceux qui réclamaient avec le plus d’insistance des mesures (page 171) énergiques et rapides. En effet, on pouvait craindre que la crise économique n'émoussât le sentiment de résistance dans une partie de la population. (Note de bas de page : C'est ce qui arriva. En effet. vers le début de 1839. l'opinion publique commença à se concilier avec l'idée de l'acceptation du traité (cf. THONISSEN, op. cit., t. II, pp. 13 et suivantes). Certes, des raisons politiques jouèrent le rôle décisif dans ce changement d'orientation, mais la crise économique n'y fut, certes, pas étrangère. Fin de la note.)

On demandait d’abord au gouvernement de prendre des mesures pour renflouer la Banque de Belgique. Cette politique paraissait indispensable pour sauver les établissements industriels qu'elle patronnait. Une partie de la presse insistait, en outre, sur la nécessité d'empêcher la disparition de la seule banque capable de faire une concurrence à la Société Générale. On proposait même la transformation de la Banque de Belgique en une banque nationale, fonctionnant sous le contrôle du gouvernement.

D'autre part, on s'aperçut de la nécessité de disposer d'une institution ou d’institutions consacrées spécialement à l'escompte (voir infra) et on insistait soit pour transformer la Banque de Belgique dans ce sens, soit pour créer d’urgence un comptoir d'escompte.

(page 172) Comme la création d'une banque nouvelle ou la réorganisation de la Banque de Belgique ne pouvait se faire très rapidement, on demandait surtout la création d'un comptoir d'escompte. Les capitaux du comptoir devaient être fournis soit par le gouvernement, soit par des particuliers. mais avec garantie du gouvernement contre les pertes éventuelles.

4. Le renflouement de la Banque de Belgique

De l’ensemble de ces mesures ment préconisées, le gouvernement ne retint, ou tout au moins ne réalisa, que le renflouement de la Banque de Belgique Le 22 décembre 1838, le ministre des Finances, d’Huart, déposait à la Chambre un projet de loi autorisant le gouvernement à venir en aide à la Banque de Belgique. L'exposé des motifs du projet était d'une brièveté toute particulière : il n'occupe qu'une vingtaine de lignes du Moniteur. Pour justifier les mesures proposées, l’exposé se contentait de dire : « La cessation des paiements de cet établissement étant de nature à exercer une influence défavorable sur l'industrie et le commerce, il importe d'atténuer, autant que possible, (page 173) les effets d'une telle situation, bien que cette banque soit une institution tout à fait privée et qu’elle n 'ait aucune espèce de liaison avec le Trésor de l’Etat. » L’exposé ajoutait qu'il ne serait pas prudent d'entrer dans les détails du bilan de la société, pareil examen ne pouvant être entrepris utilement qu'au sein d'une commission à laquelle le gouvernement proposait de renvoyer le projet.

Le projet de loi qui suivait cet exposé ouvrait au gouvernement un crédit de 4 millions de francs, destinés à être avancés à la Banque de Belgique, - moyennant un intérêt de 5 % - afin de lui permettre de reprendre ses paiements.

Cinq jours après, le 26 décembre, Devaux faisait rapport à la Chambre, au nom de la commission chargée d'examiner le projet. Le rapporteur ne s'arrêtait pas longuement sur la question de principe qui aurait pu être soulevée. « Personne dans votre commission ne s'est dissimulé, disait-il, ce que l’intervention de l'Etat dans des affaires privées avait d'extraordinaire et de dangereux en thèse générale ; mais nous avons tous pensé que la situation, momentanément extraordinaire aussi, de la Belgique, légitimait suffisamment cette intervention, et lui ôtait (page 174) le danger d’un précédent. » L'intervention gouvernementale était donc justifiée exclusivement par une considération d'opportunité.

Placé ainsi uniquement sur le terrain des nécessités immédiates, le rapporteur entendait préciser avant tout le but du projet. Il le formulait dans les termes suivants : « Mettre la Banque de Belgique à même de payer, dans un bref délai, ce qu'elle doit, de rembourser tous ses billets non encore rentrés, et arriver à ce résultat sans compromettre la position des établissements industriels qui lui doivent, en les forçant brusquement, de faire face aux besoins de cette liquidation partielle. »

La deuxième partie de cette formule est essentielle ; acculée à suspendre ses paiements, la Banque de Belgique se voyait dans la nécessité d'exiger elle-même des sociétés industrielles patronnées par elle, le remboursement des avances qu'elle leur avait consenties. Mais des mesures de rigueur prises envers les sociétés débitrices auraient amené la plupart d'entre elles à tomber en déconfiture et à suspendre leur activité. C'est, avant tout, cela, qu'il fallait empêcher. De sorte que - malgré le silence complet de l'exposé du ministre des Finances sur ce point, - un des buts essentiels du projet était de sauver les sociétés industrielles débitrices de la Banque et de maintenir leur activité.

Devaux précisait d'ailleurs en ajoutant : « L'intérêt de la classe ouvrière étant une des principales considérations qui ont pu engager le gouvernement à vous proposer le projet de loi, la commission a dû s'enquérir si les sociétés formées sous le patronage de la Banque de Belgique pourraient, à l’aide d'un pareil arrangement, continuer leurs travaux ; en d'autres termes, s'il leur suffisait que la Banque n'usât pas de rigueur à leur égard comme créancière, et si de nouvelles avances ne leur étaient pas indispensables. » Sur les renseignements satisfaisants fournis, tant par la Banque que par les sociétés intéressées, Devaux concluait à l'adoption du projet.

(page 175) Après une discussion en comité secret, la Chambre votait le projet, le jour même, par 56 votes affirmatifs contre 6 abstentions. Dès le lendemain, le projet vint devant le Sénat, où Malou fit un bref rapport, se contentant d'alléguer les circonstances extraordinaires et tout à fait exceptionnelles dans lesquelles se trouvait la Belgique. Après une courte discussion, toujours en comité secret, le Sénat votait le projet, à l'unanimité des 32 membres présents. Le 1er janvier 1839. le projet recevait la sanction royale et, le lendemain, la loi était promulguée au Moniteur.

En même temps, un arrêté royal désignait trois commissaires « à l'effet de veiller au meilleur emploi des sommes qui seront prêtées à la Banque de Belgique, ainsi qu'à l'exécution des conditions du prêt de ces sommes. »

Aucun document officiel ne nous renseigne sur les conditions imposées par le gouvernement à l’octroi du prêt, mais nous les connaissons par l’exposé de de Brouckère à l'assemblée des actionnaires, du 28 février 1839. Elles résultent d'ailleurs, en grande partie, de ce que nous avons dit au sujet du but principal poursuivi par le gouvernement en accordant le prêt.

La Banque prenait l'engagement d'accorder, aux sociétés ou établissements industriels débiteurs, des délais, à fixer d'accord avec les commissaires du gouvernement, et de n'exiger, en attendant, aucun paiement que les établissements débiteurs ne pussent faire sans compromettre leur existence. Elle s'engageait, d'autre part, à exiger des hypothèques des sociétés industrielles, pour sûreté de ce qu'elles lui devaient, et à donner, jusqu'à suffisance, ces créances en nantissement au gouvernement. Enfin, il était stipulé qu'il serait, suivant les circonstances et la position respective des bénéficiaires, usé de ménagements convenables à (page 176) l'égard des débitrices en compte courant ou qui avaient emprunté sur dépôt d’actions.

Grâce aux 4 millions avancés par le gouvernement, en vertu de la loi du 2 janvier 1839, la Banque de Belgique reprit ses paiements le 4 janvier.

Cette reprise n’était que partielle mais la panique semble avoir été calmée de sorte que peu de créanciers ou de porteurs de billets se présentèrent aux guichets de la Banque. Peu à peu, la Banque augmenta la quotité de ses paiements, pour finir par un paiement à bureaux ouverts, tant des billets que des créanciers en général. Parallèlement. la confiance revenait et, dès le mois de janvier, on signalait l'ouverture de nouveaux comptes par des déposants.

La promulgation de la loi accordant le prêt de 4 millions à la Banque de Belgique ne suffisait pas pour donner force effective aux conditions posées par le gouvernement. Il fallait le consentement de l’assemblée des actionnaires. Celle-ci fut précédée de discussions très vives. L'arrangement (page 177) intervenu avec le gouvernement était, en effet, vivement critiqué par certains actionnaires qui auraient préféré une liquidation de la Banque. Ils soutenaient que, par une liquidation immédiate et rigoureuse, on arriverait à sauver une grande partie du capital social, tandis qu'en accordant des délais prolongés aux débiteurs, les actionnaires ne toucheraient rien.

Les partisans de l'arrangement soutenaient. avec raison, qu’une liquidation, immédiate ou prolongée, serait désastreuse, et que la seule solution était une réorganisation et une consolidation de la Banque, l'arrangement avec le gouvernement devant être considéré comme le premier pas vers ce but.

(page 178) La question fut portée devant l’assemblée extraordinaire du 28 février, assemblée dont on ne possède pas de compte rendu et où, « après quelque indécision manifestée dès l’ouverture », on finit par voter, « presque à l’unanimité », une résolution approuvant l'arrangement intervenu avec le gouvernement.

Cependant, à l’assemblée ordinaire du 19 mars, quelques actionnaires français déposèrent une protestation contre les résolutions prises à l’assemblée extraordinaire du 28 février. L'assemblée nomma une commission pour étudier la situation de la Banque. Au fond, toute base solide d'appréciation manquait à ce moment-là. En pleine crise économique – crise qui était sans précédent pour la Belgique et dont la durée ne pouvait être prévue - il était impossible de se rendre compte de l'avenir des sociétés industrielles débitrices de la Banque. De même, on manquait de base d'appréciation quant à la valeur des actions prises en gage ou reportées par la Banque. Néanmoins, après un examen de l'ensemble du bilan, la commission conclut que la plupart des créances de la Banque ne couraient aucun risque et qu'il y avait, pour la société, « possibilité et immense avantage » à continuer ses opérations. L'assemblée du 22 mars approuva ces conclusions et les arrangements intervenus avec le gouvernement et les débiteurs, devinrent définitifs. En même temps, (page 179) l'assemblée renouvela une partie de l'administration de la Banque.

Comme conséquence du prêt accordé par le gouvernement et des arrangements intervenus à sa suite, la Banque de Belgique put donc reprendre peu à peu ses paiements sans exécuter ses débiteurs. Au contraire, elle leur accorda des délais plus ou moins prolongés. Les avances sur titres ainsi que les reports furent, en grande partie, transformés en prêts sur titres, de trois ou de six mois, renouvelables à l'échéance. Quant aux sociétés, leurs dettes, garanties par hypothèques, devinrent remboursables par annuités. On leur accorda des délais variant de trois à dix ans. Elles remirent à la Banque des obligations. - surnommées cédules hypothécaires, - en coupures de 1,000 francs, et un intérêt de 5 %. La Banque remit une partie de ces cédules au gouvernement, comme gage de son prêt. Elle espérait placer les autres dans le public, ce qui lui aurait permis de mobiliser sa créance sur les sociétés.

(Note de bas de page : L'avance de 4 millions apparut insuffisante et, à la fin de 1840, le gouvernement accorda à la Banque une nouvelle avance de 1 million, sans intérêt et sans demander l'autorisation du Parlement. Lorsque le fait fut dévoilé, il donna lieu à de vives discussions (voir notamment, Chambre des représentants, 6 décembre 1842).

Nous reviendrons, dans la suite de ce chapitre, sur la liquidation définitive des conséquences de la crise au point de vue de la Banque de Belgique. Pour le moment, il convient de terminer l'étude de cette crise elle-même.

5. Projet d'une banque anglo-belge

Pendant cette période, fin 1838 - début 1839, si agitée au point de vue économique et politique, se place un (page 180) épisode peu connu et assez curieux de notre histoire bancaire : un projet de création d’une banque anglo-belge.

L'initiative de cette création fut prise par un groupe d'hommes d'affaires anglais. Le capital aurait été souscrit en Angleterre, mais la Belgique devait être le champ d'activité de la banque. Nous ignorons quel devait être, dans l’intention des fondateurs, le programme précis de la banque. D’après un prospectus publié à Londres, on paraît avoir visé non seulement les opérations courantes de banque, mais encore l'émission de billets au porteur. Cependant l'Indépendant, en annonçant que la demande d'autorisation était entre les mains du gouvernement, ne mentionnait parmi les objets visés par la banque que l'escompte et les avances sur garantie personnelle, « ainsi que cela se pratique en Ecosse sous le nom de cash-credits » Il ajoutait que la banque, dont le capital social était fixé à 25,000.000 francs, se proposait de créer des agences en province.

Les négociations avec le gouvernement belge paraissent avoir été poussées très loin. La demande d'autorisation fut déposée le 15 novembre 1838. Le 24. on annonçait que les délégués du groupement anglais (un avocat parlementaire et un banquier) avaient soumis leur projet au Roi au commencement de janvier, que les statuts de la banque avaient été soumis, pour avis, à la chambre de commerce : plus tard, que M. Goldsmith, directeur provisoire de la banque, avait été reçu par le Roi.

Mais, pour des raisons qu'il ne fit pas connaître, le gouvernement refusa son autorisation et le projet n'eut pas de suite.

(page 181) Il convient avant tout de noter que le refus d’autorisation ne peut être attribué à un manque de confiance dans les promoteurs. Les initiateurs du projet appartenaient aux milieux financiers anglais les plus sérieux. C'est d'ailleurs le même groupe qui, trois ans plus tard, obtint l’autorisation de créer la Banque de Flandre. Malgré les protestations de la presse et de plusieurs parlementaires le gouvernement ne fit pas connaître les motifs de son refus.

La raison de ce refus ressort assez clairement de la lettre que le ministre de l'intérieur de Theux, écrivit aux chambres de commerce au sujet du projet d'une banque anglo-belge. Il demandait leur avis : « 1° sur le point de savoir si, en présence des nombreux établissements financiers qui existent déjà dans le pays, il peut être utile et sans inconvénient d'autoriser la formation de la nouvelle société... 3° sur la question de savoir si, une grande partie des actionnaires et une notable portion de l'administration étant composées d'étrangers non demeurant dans le pays. la société peut offrir néanmoins des garanties suffisantes. »

La Chambre de commerce de Bruxelles, se rangeant à l'avis implicitement contenu dans la lettre du ministre, se prononça catégoriquement contre le projet. Dans une longue réponse, dont le raisonnement étonnerait un peu (page 182) de nos jours, elle insistait tout particulièrement sur la considération exprimée dans le 1° de la lettre de de Theux. Le commerce belge, disait-elle, est très sage et « borne ses opérations aux ressources personnelles. » Par conséquent, les nombreuses banques et établissements financiers du pays n'ont pu trouver l'emploi de leurs capitaux dans les opérations ordinaires d’escompte. Il en est résulté la participation à la constitution de sociétés et la catastrophe de la Banque de Belgique. « Nous regardons l'existence des différentes sociétés que le pays possède, non seulement comme pouvant suffire à tous les besoins actuels, mais même dans le cas donné où toutes les opérations régulières du commerce de la Belgique parviendraient un jour à se doubler. » La banque nouvelle n’avait donc pas la moindre chance de succès, la chambre de commerce y voyait »l’élément d’une seconde catastrophe. »

Elle protestait aussi, contre un « gouverneur étranger inamovible », mais ne s'arrêtait pas longuement sur cette considération. Par contre, c'est sur cet aspect de la question, le 3° de la lettre de de Theux, qu'insistait l'auteur d'un pamphlet violent dirigé contre le projet. « Le but secret qu'on se proposait, écrivait-il, était de s'emparer de toutes les affaires au détriment des positions acquises, et, une fois le commerce et l’industrie entre les mains des jongleurs anglais. il leur devenait facile et à point nommé de détruire l'édifice commercial et industriel du pays. » Plus loin, il laissait entendre que la banque (page 183) projetée aurait été un instrument de guerre de l’Angleterre, inquiète des progrès industriels et commerciaux de la Belgique.

Ces deux arguments - inutilité d’une banque nouvelle et danger d'une emprise étrangère - déterminèrent sans doute le refus de sanctionner le projet.Il est probable que le premier fut le plus important : nous verrons dans la suite (chapitre VIII, paragraphe 5), que le chef du gouvernement d'alors, de Theux, manifestait une grande méfiance envers les sociétés financières.

Il est vrai qu'à l'époque même on insinuait d'autres explications. On prétendait, notamment, que le refus aurait été inspiré par la Société Générale, désireuse de maintenir un monopole raffermi par la déconfiture de la Banque de Belgique. On allait jusqu'à prétendre, d'autre part, que les ministres. - partisans de l'acceptation du traité, - (page 184) n'aimaient pas atténuer la crise financière, qui leur fournissait un argument important contre leurs adversaires.

Il ne faut évidemment pas prendre ces accusations au sérieux, mais il faut bien dire que le silence du ministère et. en général, toute sa politique maladroite, étaient de nature à favoriser la naissance de bruits malveillants, surtout en présence de l'excitation des esprits et de la passion des polémiques d’alors.

6. Les idées des contemporains au sujet de la crise

Nous sommes amenés maintenant à envisager une question du plus haut intérêt, celle de l'opinion ou des opinions que se faisaient les contemporains au sujet de la crise et, notamment, de ses causes. Ceci nous permettra, au surplus, de mieux étayer notre appréciation de la politique de de Theux.

Entre le 14 mars 1838, date de l'acceptation du traité des XXIV articles par le roi Guillaume, et le 19 mars 1839, lorsque le traité fut voté par la Chambre, se place une des périodes les plus critiques de l'histoire de la Belgique indépendante. Il s'agissait de savoir si la Belgique se soumettrait au traité du 15 novembre 1831, malgré le refus des grandes puissances d'apporter des modifications aux clauses territoriales, ou si elle s'y refuserait, au risque d'avoir à combattre une grande partie de l'Europe. C'est parmi l'effervescence des esprits, provoquée par cette situation, qu'éclata la crise financière. Dès lors, on conçoit que cette crise ait joué un rôle important dans les discussions politiques, tant dans la presse qu'au Parlement.

Il est intéressant de voir combien l'appréciation de la crise par les journaux ou les hommes politiques était en fonction de leur attitude envers le traité (page 185) des XXIV articles. Non seulement la crise joua un rôle important dans les discussions. mais elle exerça une influence indubitable sur l’attitude d'une partie de l'opinion publique.

Le parti de la résistance, autrement dit les adversaires de l'acceptation du traité, prétendait prouver que la crise économique s’expliquait par des facteurs proprement économiques et financiers, que les circonstances politiques n'y étaient pour rien ou qu'elles n'y jouaient qu'un rôle secondaire. Ils en tiraient comme conclusion que l'acceptation du traité n'améliorerait en rien la situation économique. Certains partisans de cette opinion furent ainsi amenés à développer, pour la première fois en Belgique, une théorie économique des crises.

« On se tromperait étrangement, écrivait, par exemple, l'Observateur, en attribuant à la crise politique, dans laquelle nous sommes engagés, tous les désastres qui frappent nos établissements industriels et financiers. » Les catastrophes financières n'ont été, d'après le journal, que la suite du discrédit industriel, quoique les événements se soient présentés en sens inverse. Et voici quelles furent, à son avis, les principales causes de la crise qui devait nécessairement éclater, même en l'absence de complications politiques :

1° Production surabondante dans différentes branches, en premier lieu dans la fabrication du fer. La demande de fer ayant augmenté depuis quelques années, on se mit à exploiter le minerais partout où on pouvait le trouver et à édifier des hauts fourneaux. « Et une société financière ayant protégé l'établissement d'autant d'usines et de hauts fourneaux. la société rivale en fit construire un nombre proportionnellement plus grand ; et les folles entreprises furent peu près en raison directe de leurs ressources. »

2° Facilité trop grande de convertir indistinctement toute entreprise en société anonyme. D'où exagérations et abus. « Il y a trois ans, disait le journal, une sorte de fièvre financière s'était emparée d'une grande partie de la population ; il n'était question alors que de sociétés anonymes et de sociétés en commandite ; chaque jour en voyait naître de (page 186) nouvelles... Nous cependant, nous ne partagions pas l'engouement du public. Tout en nous réjouissant des progrès de l'esprit d'association, nous déplorions l’aveuglement des hommes qui croyaient pouvoir mettre impunément l'industrie en serre chaude. » Comme, d'autre part, le gouvernement autorisait la création des sociétés sans examen suffisant, on a fréquemment exagéré la valeur des entreprises transformées en sociétés. Et le journal rappelait ses prédictions qu'à la moindre crise, au moindre souffle de guerre, le fastueux monument s'écroulerait. En 1830-1831, ajoutait-il, la crise fut plus terrible, les affaires cessèrent complètement, et cependant il n'y eut pas de sinistre, la base de la prospérité matérielle étant plus solide.

3° L'imprudence des banques qui ont accordé des crédits exagérés et à long terme, ce qui a amené une immobilisation de leurs capitaux.

Et, revenant à la charge, le journal (l’Observater) disait à propos des pétitions en faveur de l'adoption du traité : « Certaines personnes ne font en réalité que pétitionner au nom des administrateurs et des actionnaires des sociétés anonymes, dont les intérêts sont gravement compromis par suite de l'imprudence et du défaut d'entente de leurs spéculateurs. Ce qui n’est que la conséquence d’un vice financier, ils l'attribuent uniquement à la crise politique » (26 février 1839).

L'Émancipation soutenait une thèse analogue, mais en insistant cependant sur d'autres aspects de la question. Sans nier la perturbation économique que des accidents politiques peuvent amener, elle trouvait que la crise avait des causes remontant des époques plus éloignées. « Dans l'état actuel de l'industrie, y lisait-on, il est des crises commerciales générales qui se reproduisent à des époques déterminées et auxquelles on ne saurait guère attribuer d’autres causes qu'un excès de production qui. en dépassant les besoins, amène l'encombrement des marchés. » A côté de la surproduction, le journal signalait, en outre, (page 187) l'influence de la crise financière sévissant en France et en Allemagne, ainsi que l’imprudence de nombreux spéculateurs belges. Enfin, il insistait tout particulièrement sur des facteurs dus à ce qu'il appelait le « mauvais régime économique » de la Belgique : le manque de débouchés et l'absence d'une marine marchande.

Chez les hommes politiques, adversaires du traité, on trouve la même persistance à nier ou à restreindre l'influence de la situation politique sur la crise économique. Dumortier, qu'on peut considérer comme le chef spirituel du parti de la résistance, y insistait tout particulièrement. Il niait d'ailleurs l'existence d'une crise industrielle. « S'il y avait une crise en Belgique, disait-il, vous verriez tous les ateliers fermés, les tribunaux de commerce assaillis de faillites, le commerce entièrement suspendu. » La crise, à ses yeux, était exclusivement financière ; c'était un contrecoup de la crise française. Elle était due à la création excessive de sociétés anonymes « qui ont porté leur apport à des valeurs démesurées, à des valeurs absurdes, qui ont par cette exagération spéculé sur la crédulité publique. » Cette crise, disait-il, « est étrangère aux affaires politiques. et le déshonneur de la patrie n'y porterait pas remède. »

Pour ne pas allonger démesurément ce chapitre, ajoutons seulement que la même thèse, accompagnée généralement de diatribes violentes contre les sociétés anonymes et l'agiotage, se retrouve dans la plupart des discours prononcés par les adversaires du traité des XXIV articles lors de la mémorable discussion qui précéda son adoption (voir par exemple ; Doignon et de Renesse le 6 mars 1839, Simons le 7, d’Hoffschmidt le 8, Desmet les 8 et 18, Pirson le 11, Gendebien, le 16, etc.).

(page 188) De nombreux partisans de la résistance soutenaient en même temps que la crise aurait pu être atténuée, sinon prévenue. En quoi ils n'avaient peut-être pas tout à fait tort. Certains allaient jusqu'à laisser entendre plus ou moins formellement que le gouvernement aurait laissé intentionnellement la crise se développer, afin de briser l'élan vers la résistance (voir Dumortier, le 13 mars 1839).

Les partisans de acceptation du traité s’arrêtaient beaucoup moins sur les causes de la crise ; il y avait aussi moins d'unité dans leurs vues à ce sujet. En général cependant, ils accordaient, parmi les causes ayant provoqué la crise, le rôle prépondérant aux circonstances politiques. Voici ce qu'écrivait, par exemple, l’Indépendant, le principal organe (page 189) du parti de l'acceptation, le seul organe de la grande presse, pourrait-on même dire, qui se soit prononcé contre la résistance : « Ne pouvant nier l'existence de ce fait si grave (la crise industrielle et commerciale), on voudrait en dissimuler les causes, faire croire que la question politique n'y est pour rien, éloigner d'elle la part de responsabilité qui lui revient dans ces désastres. » Le journal réfutait ensuite les arguments de ses adversaires. Il ne pouvait être question de surproduction. à son avis, parce que si la production s'est accrue, les débouchés n’ont pas été dans une progression moins grande. D'ailleurs, au moment où la crise éclata, il n 'y avait pas d'encombrement de stocks dans les usines ou manufactures.

On avait tort aussi d'accuser les sociétés anonymes d'avoir provoqué la crise. Celles-ci ont eu généralement pour objet d'exploiter des établissements anciens, renommés, « dont la prospérité antérieure était une garantie de leur prospérité future. » Le journal ne niait pas que des fautes eussent été commises, mais soutenait qu’il ne pouvait en résulter que la diminution des dividendes ou même la dépréciation des titres de quelques sociétés, et non un « discrédit général, complet, atteignant toutes les valeurs, toutes les exploitations sans exception. »

« C'est donc, concluait le journal, à la cause principale de ce discrédit qu'il faut remonter, et l'on ne peut se dissimuler que si la suspension de la Banque de Belgique a déterminé la crise, l’inquiétude politique a largement contribué à sa naissance et à ses progrès. » La suspension de la Banque n'aurait pas provoqué des conséquences si fâcheuses sans la crainte de la guerre, qui effrayé tous les intérêts et provoqué une méfiance générale.

Cependant. comme nous l'avons dit. les adversaires de (page 190) ) la résistance ne s'arrêtaient pas longuement sur les causes de la crise. Par contre, en constatant l'existence, la prenant comme fait acquis, ils y voyaient un argument puissant en faveur de l’acceptation du traité.

Déjà en déposant le projet de loi ratifiant le traité des XXIV articles, de Theux invoquait cet argument. Il en fut de même du rapport de la section centrale Dans la discussion. on y revenait constamment. La Belgique peut attendre dans le statu quo, disait Nothomb, mais « en compromettant le crédit, en détruisant l’industrie et le commerce, en exigeant des sacrifices de tout genre, directs ou indirects, elle risquera de dépopulariser la révolution elle-même ; le jour pourra revenir où on lui derechef cette terrible question : La nationalité belge est-elle compatible avec le bien-être public ? » (4 mars). Verhaegen et surtout Rogier, dans des discours remarquables, ont longuement développé cet argument. Les grandes puissances, disait Verhaegen. savent parfaitement « que nous ne pouvons exister que par la paix et que toutes nos sympathies belliqueuses doivent finir par céder devant les exigences des intérêts matériels du pays. » « Les intérêts matériels, disait Rogier. crient d'une voix unanime de ne pas faire la guerre... La Belgique a surtout craint son commerce, son agriculture, son industrie, intérêts essentiellement nationaux qui n'avaient accepté et respecté la révolution qu'à la condition d'être acceptés et respectés par elle. »

(page 191) Certes, il est à peine nécessaire de le rappeler, le désir de voir terminer la crise économique n’était pas le principal argument invoqué en faveur de I acceptation du traité. Le motif fondamental était l'impossibilité et, par conséquent, l'inutilité de résister du moment que toutes les grandes puissances étaient coalisées contre la Belgique. Mais nous n 'avons pas à nous arrêter ici sur cet aspect du problème.

Quoi qu'il en soit, il apparaît, à la lueur des documents de l'époque, que la crise économique a fortement contribué à changer l’orientation des esprits. Jusque vers la fin 1838, l'opinion semblait unanime en faveur de la résistance. L’attitude de la Chambre, les résolutions des conseils communaux, le ton de la presse, tout le montre. A partir (page 192) du commencement de 1839, en présence de l'attitude unanime des grandes puissances et sous la pression de la crise économique, l'opinion commence se modifier. Ce sont les journaux ayant des attaches avec les milieux d'affaires qui, les premiers, changent d'attitude : L'Indépendant, Le Courrier belge, Le Commerce, un peu plus tard le Courrier de la Meuse. Ce sont les conseils communaux des grandes villes - centres d'industrie et de commerce - qui figurent parmi les premiers pétitionnaires en faveur de l'adoption du traité ; de même, les chambres de commerce, les groupements industriels, etc., jouent un rôle prépondérant dans le pétitionnement pour le traité.

C'est ainsi que la crise économique, - en grande partie résultat de la situation diplomatique - réagit de son côté sur les événements politiques. Exemple intéressant d'action et réaction entre les domaines économique et politique !

(page 193) (4) Lorsqu'on examine actuellement les faits dont nous venons de parler, - en les jugeant avec cette objectivité que nous apporte le recul du temps, - on s'explique que la plupart des contemporains aient eu leur jugement plus ou moins faussé sur les causes de la crise. Des deux côtés on avait raison, en ce sens que la crise était due à la fois aux facteurs économiques et à l'incertitude, à l'instabilité politiques. Seulement, d'un côté on se trompait en niant, ou à près, l'influence du facteur politique ; de l'autre côté on exagérait en sens contraire. En réalité, l'essor économique de 1834-1838 avait été trop brusque, on avait trop immobilisé, la hausse des prix devenait exagérée. Une (page 194) réaction devait arriver tôt ou tard. Mais sans la tension politique, la crise, probablement, eût été beaucoup moins violente et certains désastres eussent pu être évités.

Ceci nous amène à justifier l’appréciation que nous avons donnée plus haut de la politique de de Theux. Certes, on doit reconnaître les difficultés extrêmes de sa situation. Aussi faut-il être très prudent dans la critique. Mais il nous semble que de Theux n'a pas fait figure d'un grand homme d'Etat. Sa politique, apparemment et inutilement belliqueuse. a certainement aggravé les inquiétudes et par là accentué la crise financière. En effet, dans son exposé du 1er février 1839, de Theux reconnaissait lui-même que dès le mois de mars le gouvernement français, - le seul sur lequel la Belgique eût pu compter, - ne dissimulait pas que la question territoriale paraissait irrévocablement jugée. Il était donc dès lors évident que la Belgique devrait céder, ne pouvant résister seule. Certes, de Theux devait continuer à négocier avec fermeté, mais il était inutile de répéter constamment qu'en aucun cas on ne céderait. Au lieu de cela. le gouvernement fait prononcer, ou laisse prononcer, (Th. JUSTE (Léopold Ier, 1868, t. II, p. 82) affirme que ces paroles ont été dictées par Léopold Ier lui-même) par Léopold Ier la fameuse phrase sur les droits belges qui seront défendus « avec persévérance et courage » ; il laisse voter, par la Chambre, l'adresse au Roi où la résistance absolue est proclamée d'une manière solennelle et irrévocable. Et le 1er janvier 1839 encore - lorsque la Conférence de Londres avait déjà notifié sa décision unanime à la Belgique, - il laissait prononcer par le ministre de la guerre un discours où celui-ci proclamait le vœu de l'armée « de décider sur un champ de bataille... le débat politique... » Pourquoi avoir provoqué l'agitation, l'incertitude, puisque, en fin de compte. il fallait céder ?

(page 195) Encore si, poursuivant pareille tactique, le cabinet de Theux avait pris des mesures pour en atténuer les effets économiques. Or, non seulement aucune précaution n'avait été prise, mais lorsque la Banque de Belgique prévint le ministre qu'elle allait suspendre, il ne trouva pas utile d'intervenir, et c'est seulement une semaine après la catastrophe qu'il demanda à la Chambre l'autorisation de venir son secours. Et cependant il ne s'agissait que d'un prêt de 4 millions, ce qui n'était pas grand-chose, même à cette époque-là.

Après avoir retardé son intervention pour le sauvetage de la Banque de Belgique, le ministre refusa l'autorisation la banque anglo-belge. Il ne fit aucun effort pour la constitution d'un comptoir d'escompte, malgré les propositions faites dans ce sens.

Par sa politique inutilement belliqueuse, de Theux a certainement contribué à accentuer, sinon à provoquer, la crise. Lorsque celle-ci éclata, le cabinet, malgré les (page 196 possibilités qui se présentaient, ne sut faire aucun effort pour la circonscrire.