(Paru en 1926 à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
(page 407) Dans les chapitres qui précèdent. nous avons étudié ce que l'on pourrait appeler l'époque héroïque de l'histoire bancaire l'Age. Avec la seconde moitié du XIXème siècle commence une époque nouvelle, caractérisée par un développement plus rapide mais plus régulier, et que nous étudierons dans la seconde partie de ce travail.
Avant de l'aborder, il n'est peut-être pas inutile de nous arrêter quelques instants pour jeter un coup d'œil sur le chemin parcouru. Ce n'est pas qu'il s'agisse, dès à présent. de tirer des conclusions générales : nous voudrions seulement faire quelques réflexions à propos de l'exposé qui précède et présenter quelques observations qui n'ont pu y trouver leur place.
La période étudiée est surtout intéressante, parce qu’on y aperçoit les tâtonnements et les expériences des premiers initiateurs du mouvement financier dont profiteront les générations futures. Les hommes qui dirigent les établissements bancaires sont sur un terrain nouveau, dont ils ne connaissent pas tous les dangers. Le gouvernement et l'opinion publique se trouvent en présence de problèmes qui ne se sont jamais posés auparavant.
Il ne faut pas oublier qu'avant l'expansion industrielle, qui débuta vers 1834-1835, les opérations bancaires étaient peu développées en Belgique. Les banquiers privés s'occupaient surtout de la négociation des fonds d'Etat, belges ou étrangers, et d'opérations de change ; leurs opérations de crédit commercial ou industriel paraissent avoir été très limitées. D'autre part, l'inexistence de la grande industrie avait comme résultat de limiter les demandes de capitaux. Les quelques entreprises plus importantes qui se développèrent, dans le premier quart du siècle, furent financées (page 408) bien plus par des avances gouvernementales que par des procédés bancaires.
La Société Générale, il est vrai, s'engagea dans la voie du crédit industriel vers la fin de la période hollandaise. et c'est précisément là le commencement de l’époque moderne de l'histoire bancaire belge. Lorsqu'après la Révolution l'industrie prit un essor rapide, les établissements bancaires se trouvèrent donc en présence de problèmes mal connus. Ils se lancèrent hardiment dans la création d'affaires nouvelles sans prévoir les difficultés qui pouvaient surgir. On a voulu expliquer les erreurs commises alors exclusivement par les ambitions des dirigeants, par leur désir de développer rapidement leurs affaires et de faire des bénéfices élevés. Que ce facteur ait joué un rôle, on pourrait difficilement le nier. Mais cette explication, à elle seule, paraît bien insuffisante. Les fautes commises sont dues pour une bonne part à l'inexpérience. Il est impossible d'expliquer autrement un acte aussi extraordinaire, par exemple, que celui de la Banque de Belgique s'engageant à escompter les obligations à long terme de deux banques foncières. L'inexpérience jouait certainement aussi un rôle important dans la politique imprudente d'avances sur titres, suivie par les deux grandes banques d'alors.
D'un autre côté, les banques ne rencontrèrent pas dans le public l'appui sur lequel elles avaient compté. Une des principales de cette réserve gît certainement dans les discussions politiques auxquelles la Société Générale se trouva mêlée et dans l'hostilité notoire existant entre elle et la Banque de Belgique. Le manque de confiance du public restreignit la circulation des billets et le placement des titres, et fut certes la principale difficulté à laquelle se heurtèrent ces établissements bancaires.
Quelques-uns des problèmes soulevés par la circulation fiduciaire méritent que nous y revenions dans ces (page 409) considérations synthétiques. De nos jours, la nécessité de centraliser l'émission des billets est unanimement reconnue et réalisée à peu près partout ; la théorie économique l’admet comme un principe acquis, dont la justification est à peine nécessaire. Mais précisément par suite de cette adhésion générale au principe de l'unité, on se représente souvent imparfaitement les inconvénients de la pluralité des banques d'émission. On considère d'ordinaire que celle-ci a comme conséquence inévitable de donner lieu une exagération des émissions et de provoquer une dépréciation des billets. On a même écrit que ces phénomènes s’observaient en Belgique avant la création de la Banque Nationale.
Mais cette affirmation ne repose absolument sur rien. Nous avons montré que la circulation fiduciaire, au lieu d'être excessive, était insuffisante. avant 1850. Elle était limitée à quelques grandes villes où les billets n'étaient guère connus que du monde des affaires. La masse du public ne s'en servait pour ainsi dire pas.
Avant 1848. la circulation totale ne dépassait pas 20 à 25 millions. Sous le régime du cours forcé, qui - chose curieuse à noter - habitua le public aux billets, elle s'accrut et atteignit, à certains moments, 42 millions, sans subir de dépréciation. Or, la Banque Nationale, au bout (page 410) ) de cinq ans, avait une circulation de plus de 100 millions. En Belgique, la pluralité des banques d'émission n'a donc pas eu le même inconvénient qu'en Angleterre ou aux Etats-Unis, où l’on assistait effectivement à des émissions excessives et déréglées. Le contraire se produisit ici. la concurrence des banques - jointe, il est vrai, à des circonstances politiques spéciales - empêcha le public de donner sa confiance aux billets et ceux-ci n 'eurent qu’une circulation restreinte. De sorte que si dans beaucoup de pays étrangers la centralisation empêcha les émissions excessives, en Belgique elle permit de donner à cet instrument de paiement et de crédit son plein développement.
Dans notre exposé historique, nous n'avons pu insister sur un autre point relatif à la circulation fiduciaire, qui est cependant d'un grand intérêt théorique. Nous avons vu que l’émission des billets et le crédit industriel étaient confondus dans les mêmes établissements. Peu à peu, surtout après la crise de 1838, on s'aperçut de la nécessité de séparer ces deux catégories d'opérations. Cette séparation fut réalisée par la création de la Banque Nationale. Le même principe triompha partout à l’étranger. Mais les contemporains, et la plupart des économistes d'ailleurs, ne paraissent pas avoir aperçu les raisons véritables qui imposaient cette séparation.
L'explication que l'on donne le plus souvent est celle-ci : il faut empêcher la banque d'émission de s'immobiliser, elle ne doit faire que des placements liquides, toujours réalisables, de manière à pouvoir à tout instant rembourser ses billets. Cette explication est tout à fait insuffisante. Car une banque d'émission pourra faire des placements aussi liquides que possible, elle ne pourra cependant pas les réaliser en cas de crise, surtout s'il s'agit d'une banque centrale. Une banque d'émission qui, en cas de crise, voudrait réaliser ses placements ne ferait qu’aggraver la (page 411) sans atteindre son but. Car ses débiteurs, ne pouvant faire appel un autre établissement de crédit, seraient fatalement acculés à la faillite.
Il fallait, pour donner à l'émission une base stable et solide, la centraliser dans un établissement unique, appuyé par le gouvernement et jouissant de la confiance générale. Un des rôles essentiels de cet institut central devait précisément consister à pouvoir venir éventuellement en aide aux banques commerciales et industrielles. L’émission étant centralisée, il fallait limiter les opérations de la banque centrale aux placements à court terme, et avant tout à l'escompte, non pour qu'elle pût les liquider facilement, mais pour que la circulation se développât et se contractât avec élasticité suivant l'état des affaires et pour que la politique d’escompte pût être appliquée avec efficacité.
Nous avons indiqué plusieurs fois dans le cours de ce travail que l'expansion de la grande industrie en Belgique commence à partir de 1834-1835. La Société Générale et la Banque de Belgique ont joué dans cette première expansion un rôle fondamental. On ne peut contester les services considérables qu'elles rendirent ainsi à l'industrie belge et par même à tout le pays. Nous avons rappelé dans le chapitre précédent les appréciations diverses et les polémiques auxquelles leur activité donna lieu. Mais lorsque l'on envisage la question avec le sang-froid et la sérénité qu'apporte le recul du temps, on ne peut nier que, malgré quelques critiques justifiées, le rôle des banques a été fécond et que leur intervention a servi de stimulant la première phase de notre expansion industrielle.
(page 412) Nos grands établissements financiers furent du reste, à l'époque même, appréciés à l’étranger. En France notamment, l'activité des banques était citée avec éloge et comme exemple à suivre.
« Le secret du succès de l'industrie belge, écrivait M. Chevalier, réside dans la bonne organisation des institutions de crédit, non moins que dans la multiplicité et l'excellent entretien des communications et dans l’aptitude de la population au travail » (Journal des débats, 2 août 1836).
Un autre économiste français. L. Faucher. écrivait que la supériorité de l'industrie belge était due ce qu’elle trouvait dans les institutions de crédit une commandite systématiquement organisée. »
En effet. ce qui caractérise le début de la banque moderne en Belgique, c'est que spontanément elle s'oriente vers le crédit industriel et vers la participation à la création des anonymes. En réalité ce n'est donc pas le Crédit Mobilier qui le premier se livra au crédit industriel, comme on l’écrit souvent. La Société Générale doit être considérée comme un précurseur du Crédit Mobilier.
Tandis qu'en France l'idée du crédit industriel a pour origine les spéculations théoriques de Saint-Simon et de ses successeurs, tandis qu'en Allemagne les premières réalisations du crédit industriel se rattachent également aux (page 413) conceptions saint-simoniennes, en Belgique elles sont nées spontanément et résultèrent de l’initiative de quelques hommes d’affaires.
L'exemple de la Belgique montre que ce n'est pas la théorie saint-simonienne qui provoqua l’apparition du crédit industriel. Le développement de la grande industrie en donna l'idée, que Saint-Simon et ses disciples systématisèrent à l’extrême.
L'antériorité de la Société Générale sur le Crédit Mobilier a du reste été relevée plusieurs fois déjà (notamment DE MOLINARI, Cours d’économie politique, 1863, t. II, pp. 346 et suivantes). Il convient cependant de préciser un point. Lorsque nous disons que la Société Générale fut un précurseur du Crédit Mobilier, nous visons seulement le principe du crédit à l'industrie. mais non la méthode de réalisation.
Rappelons d’abord que le Crédit Mobilier dévia de programme. Au lieu de conserver un intérêt durable dans les affaires créées, il chercha à écouler rapidement dans le public les titres des sociétés nouvelles. Quand nous disons que la Société Générale fut un précurseur du Crédit (page 414) Mobilier. c'est donc le programme de ce dernier que nous visons et non ses réalisations. C'est ce que Sattler constatait déjà en disant que si le Crédit Mobilier avait été effectivement ce qu'il devait être d'après son programme, c'est-à-dire une banque accordant à l'industrie du crédit à long terme, il n’eût été qu'une simple copie de la Société Générale de Bruxelles. Mais le Crédit Mobilier ayant dévié de son programme. il en résulta. pour reprendre les termes de ce même économiste, que la Société Générale resta entrepreneur industriel, tandis que la banque des Pereire devint marchand de valeurs industrielles.
Cependant il ne faut pas prendre cette distinction à la lettre. Si le Crédit Mobilier cherchait toujours à écouler rapidement les titres des sociétés filiales, c’est qu’il lui était interdit d'émettre des obligations. Si. d'autre part, la Société générale conserva la plupart des titres créés, ce fut bien malgré elle, et parce que le public ne les absorbait pas suffisamment. En réalité, si l'on envisage le programme du Crédit Mobilier dans lequel l'émission d'obligations jouait un rôle considérable, on doit considérer comme son précurseur non pas la Société Générale toute seule, mais cette Société avec le groupe de filiales financières qu’elle créa (Société de Commerce, Société Nationale, Mutualité). Ces dernières avaient pour but de substituer leurs titres aux multiples titres industriels, ce qui était le trait vraiment caractéristique du programme Pereire.
Quant à la Société Générale, prise isolément, son activité se distinguait du programme du Crédit Mobilier - distinction qui échappa à Sattler - en ce sens qu’au lieu de travailler avec un capital provenant d'une émission d'obligations, elle travaillait surtout à l'aide de ses dépôts.
Nous pouvons donc dire que la Société Générale et la (page 415) Banque de Belgique, tout en étant les précurseurs du Crédit Mobilier, surtout les prototypes de la banque mixte moderne.
Il est vrai que le principe de la banque mixte, celle qui s'adonne à la fois aux opérations à court terme et au crédit industriel, est souvent fortement contesté. Il est condamné par les partisans de la méthode anglaise où les banques de dépôts se limitent au crédit à court terme. Peut-être même nous fera-t-on observer que notre propre exposé historique confirme cette condamnation, puisque les participations industrielles furent pour la Société Générale et pour la Banque de Belgique une source de difficultés. Nous ne croyons pas cependant que pareille conclusion puisse se justifier. Et cela pour deux raisons.
D'abord. les deux banques ont appliqué le principe du crédit industriel avec beaucoup d’imprudence et sans expérience. Il est certain qu’elles s'adonnèrent trop aux affaires financières en négligeant de développer les opérations d'escompte. D'autre part, elles voulurent donner un essor trop rapide à leurs entreprises, d'ailleurs simultanément trop nombreuses. Mais il ne résulte pas de là que le principe même de la banque mixte soit à condamner.
En outre, et surtout, leurs embarras furent considérablement aggravés par l'absence d’une banque centrale d'émission jouissant d’un crédit bien établi. Il nous paraît certain que si pareil établissement avait existé, la crise de 1838 et même celle de 1848 peut-être, eussent été atténuées.
Ces crises ne peuvent donc fournir aucun argument contre l'idée même de la banque mixte.
A notre avis. la banque mixte a joué un rôle considérable dans les progrès industriels de la Belgique et de plusieurs pays étrangers. Sans vouloir la considérer comme le dernier terme des progrès financiers. nous pensons cependant qu’appliquée avec modération et prudence, la méthode de la banque mixte est susceptible de continuer à produire des résultats utiles. C'est pour cette raison que nos recherches historiques nous ont paru présenter quelque intérêt.
(page 416) La Belgique n'est pas seulement le pays où naquit le crédit industriel. C'est ici encore que nous trouvons les premiers types des trusts financiers et des trusts de placement. C'est à tort donc qu'on place souvent l’origine de ce genre de sociétés en Angleterre. Dans ce pays elles naquirent beaucoup plus tard. Il y eut cependant cette différence qu'en Angleterre ces sociétés fonctionnèrent d'une manière indépendante. Tandis qu'en Belgique, elles furent créées comme filiales des grandes banques.
Il est vrai que, comme la pratique du crédit industriel, la création de ces filiales occasionna aux banques de sérieuses difficultés. Mais il n'en reste pas moins que là encore il s'agissait d'un principe fertile en lui-même et qui, repris dans la suite, donna des résultats très intéressants. Nous verrons dans la seconde partie de ce travail le rôle joué actuellement par ces sociétés sur notre marché financier.
Notons que si, lors de la création des premières sociétés, on n'établissait pas de distinction nette entre les trusts financiers et les sociétés de placement, les auteurs des statuts de ces sociétés se rendaient cependant bien compte que leur activité présentait deux aspects : l’un consistant à prendre l'initiative de la création d'affaires pour en conserver le patronage (le trust financier ou la banque de participation suivant la terminologie actuelle), l’autre consistant à prendre un intérêt dans diverses sociétés pour partager les risques (le trust de placement).
Ainsi les statuts de la Société Nationale pour Entreprises industrielles et commerciales lui assignent comme premier but : « de contribuer la formation de toutes les entreprises utiles, en y prenant un intérêt. » Le but de la Société de Commerce était : « 1° de contribuer au progrès et à l'extension du commerce belge ; 2° de faciliter les affaires de banque. » Enfin la Société d'Industrie luxembourgeoise avait pour objet « le développement des forces industrielles (page 417) dans la province de Luxembourg. » Ces trois sociétés se rapprochaient du type actuel du trust financier. Quant aux deux sociétés qui étaient des trusts de placement, voici comment était défini leur objet. La Société des Capitalistes réunis dans un but de mutualité industrielle, avait notamment pour but : « 2° de présenter aux capitalistes par le placement du capital social dans un grand nombre d'établissements un moyen d'assurance contre les revers que l'un de ces établissements pourrait éprouver momentanément. » Enfin, l'objet de la Société des Actions Réunies était de procurer aux petits rentiers la possibilité de s'intéresser dans les grandes opérations industrielles, et dans les fonds nationaux, à des conditions avantageuses, d'offrir aux porteurs d'actions industrielles une garantie contre les risques qu'une entreprise isolée peut présenter et contre une dépréciation sans cause réelle. »
On s'aperçoit immédiatement à la lecture de ces définitions que les rédacteurs des statuts se rendaient bien compte de la différence existant entre les deux catégories d’opérations. On constate aussi que la notion du trust de placement est très bien dégagée ; par contre, celle du trust financier est plus confuse. Rien d'étonnant à cela : des nuances seulement distinguent cette notion de celle de la banque s'adonnant à la création de sociétés et au crédit industriel.
Dans notre exposé historique. nous n'avons fait que mentionner à peine un fait intéressant, à savoir que, dès l’époque (page 418) ici étudiée. le marché financier de Bruxelles avait des relations assez importantes avec l'étranger. Malheureusement. nous n'avons là-dessus que quelques données fragmentaires.
A vrai dire, le fait n'était pas nouveau. Par sa situation géographique, la Belgique eut, dès une époque reculée, des relations économiques avec l'étranger. Celles-ci ne purent se limiter aux affaires commerciales ; des relations financières vinrent s'y greffer. Au XVIème siècle, Anvers n'était pas seulement une grande métropole commerciale, c'était encore le principal centre financier de l'époque. Plus tard, après les guerres de religion, les Pays-Bas durent se replier sur eux-mêmes et devinrent surtout un pays agricole. Mais dès l'époque de Marie-Thérèse et plus tard, sous le régime hollandais, lorsque la paix fit renaître une certaine prospérité, les relations financières avec l'étranger reprirent. Pendant ces périodes, des capitaux belges furent placés en valeurs étrangères, en fonds d'Etat surtout. Au lendemain de la Révolution, on trouvait dans les portefeuilles belges des fonds d'Etat autrichiens, romains, espagnols, etc.
Après la Révolution, la situation se modifia. Le jeune Etat avait besoin de ressources assez élevées pour la mise en marche de l'appareil administratif, pour l'armée, et surtout pour la construction des chemins de fer. Les premiers emprunts, notamment, ne purent guère se placer dans le public, le crédit de l’Etat n’étant pas encore suffisamment assis. La tentative d'émettre un emprunt intérieur, à la fin de 1830, fut un échec complet. Aussi, après avoir émis deux emprunts forcés, le gouvernement négocia-t-il avec des banquiers étrangers et, pendant toute la première (page 419) décade de notre indépendance, nos emprunts furent négociés avec la maison Rothschild.
A mesure que se développait la richesse du pays, une grande partie de ces emprunts rentrait graduellement en Belgique.
Nous n’avons malheureusement pas de renseignements précis sur l’importance des rentrées, ni. par conséquent, sur l'importance des fonds circulant à l'étranger. Les contemporains eux-mêmes différaient d’avis à ce sujet. (page 420) Tout ce que nous pouvons dire, c'est donc que de 1830 à 1840 environ, le gouvernement dut emprunter presque exclusivement à l'étranger. Mais dans la suite. les fonds rentrèrent graduellement dans le pays et le gouvernement put, de son côté, faire de plus en plus souvent appel au marché financier belge.
Ce ne fut pas le gouvernement seul qui, au lendemain de la Révolution, eut recours aux marchés financiers étrangers. Les capitaux étrangers vinrent se placer en Belgique d'une autre manière encore. La rapidité du développement industriel et financier ainsi que les rapports multiples, tant financiers que politiques, qui existaient entre Bruxelles et Paris, amenèrent très rapidement des capitaux français dans les affaires belges. C'est ainsi que la plus grande partie, presque l'entièreté peut-être, du capital de la Banque de Belgique fut souscrite par des capitalistes français.
Lors de l'émission des actions de la Mutualité, 5,000 titres furent offerts aux souscripteurs français par la maison Rothschild.
Après 1843, des capitaux anglais importants furent placés dans les chemins de fer belges. En 1845-1846, (page 421) des capitaux français furent placés dans quelques affaires industrielles/
Nous sommes moins bien renseignés sur les placements, pendant cette époque, des capitaux belges à l'étranger. Les capitalistes belges ont vendu alors certaines quantités de fonds étrangers, des fonds espagnols notamment. Mais, par contre, il se fit aussi quelques acquisitions de valeurs étrangères. C'est ainsi qu’on plaça en Belgique des actions de la banque créée en 1835 par le gouvernement romain. De même, la Banque du Tavolière. créée à Naples en 1834, par ordonnance du Roi des Deux-Siciles, émit des obligations en Belgique.
La Compagnie Sebezia, de Naples, émettait, elle aussi, des actions en Belgique en 1835.
En 1836, la Compagnie pour la Filature du Lin et la Fabrication de la Toile à Voile, à Boulogne-sur-Mer, et, en 1838, la Caisse du Commerce et de l’Industrie, à Valenciennes, firent de même.
(page 422) En outre. vers la fin de la période étudiée dans ce volume, des capitaux belges semblent avoir été engagés dans des affaires industrielles à l'étranger. Malheureusement, nous manquons d'indications quelque peu précises à ce sujet.
Les renseignements que nous venons de donner montrent, malgré leur caractère fragmentaire, combien fréquents furent, dès les deux premières décades de notre indépendance, les relations entre le marché financier et les marchés étrangers, spécialement celui de Paris. Mais malheureusement. nous ‘avons pas de renseignements sur l'importance des capitaux importés et exportés.
Pour terminer, qu'on nous permette quelques réflexions au sujet du long paragraphe que nous avons consacré aux polémiques suscitées par l’expansion des sociétés et des banques à partir de 1834-1835. En somme. on soulevait alors le problème redoutable et infiniment complexe de l'attitude que doivent prendre le pouvoir et l'opinion publique envers les groupements de capitaux et les puissances financières.
Nous n'avons pas à nous étonner qu’on ait émis à ce sujet des avis absolument contradictoires, puisque la même divergence d'idées subsiste encore.
Après la crise de 1838-1839,. un député reprocha à de Theux d'avoir laissé se propager outre mesure les sociétés (page 423à anonymes qui ont couvert le pays d'une plaie difficile à cicatriser (Delfosse, séance de la Chambre du 17 décembre 1840). de Theux répondit que bien d’autres lui reprochèrent de n'avoir pas été assez favorable aux sociétés anonymes (Idem, 19 janvie 1841).
Ceci montre précisément que des deux côtés les critiques adressées de Theux étaient exagérées. Nul ne soutiendrait actuellement de laisser une liberté absolue à la création et au fonctionnement des sociétés anonymes. On doit donc approuver de Theux d'avoir voulu établir un contrôle. Mais où il se trompait, et il n 'était pas le seul dans ce cas, c'était dans la méthode à suivre.
Et d'abord il se trompait en voulant limiter étroitement le terrain d'activité de la société anonyme, en vue d'éviter tout danger de monopole. L'expérience ultérieure montra que ses craintes et celles d'une grande partie de la presse furent vaines.
Il est vrai que si d'aucuns craignaient l'esprit d’accaparement des sociétés anonymes, d’autres soutenaient - en invoquant l'autorité de Smith - que les sociétés, dirigées par des directeurs salariés, ne pouvaient obtenir de résultats satisfaisants, ces directeurs ne faisant pas preuve de la même vigilance ni du même esprit d'initiative que le propriétaire d’une affaire Mais l'expérience montra (page 424) encore dans la suite que la société anonyme était un instrument extraordinairement souple et qu'elle pouvait être utilisée à peu près dans tous les domaines de l'activité économique. Les résultats dépendent non pas de sa forme juridique, mais de la valeur des hommes qui la dirigent.
D'un autre côté, de Theux se trompa quant à la méthode de contrôle à appliquer ; son erreur était partagée par les gouvernements étrangers, puisque le régime de l'autorisation préalable existait partout cette époque.
Il est piquant de constater que ce furent précisément la Banque de Belgique et ses filiales, qui s'étaient soumises à toutes les conditions imposées par de Theux, qui provoquèrent la crise de 1838 ou tout au moins qui en furent les premières victimes.
(page 425) L'expérience de la Belgique concordait donc sur ce point avec celle de l'étranger : l'autorisation préalable n'était nullement une garantie contre le fonctionnement vicieux des sociétés anonymes. Au contraire, elle présentait un grave inconvénient par suite de ses lenteurs et des dangers de l’arbitraire. On ne s'aperçut que graduellement de la nécessité d'autres mesures, telles que : publicité, observation d’un certain nombre de principes lors de la formation des sociétés (souscription intégrale du capital, versement minimum, etc.), responsabilité des administrateurs.
D'ailleurs aucune mesure légale ne suffirait à rendre les abus impossibles. A ce point de vue, l'éducation du public importe peut-être plus que la réglementation légale. En outre, l'intervention des banques dans la création des sociétés peut évidemment donner,. dans beaucoup de cas, certaines garanties au public. Sans vouloir dire que les banques ne méritent jamais de critiques, on peut cependant soutenir qu'en règle générale, les banques importantes sont plus prudentes et offrent plus de garanties que la généralité des financiers particuliers. A ce point de vue, on avait donc certainement tort de critiquer le rôle grandissant des banques. Nous verrons d'ailleurs dans la suite que leur rôle ne cessa de se développer. Il est permis cependant de se demander si cet accroissement constant du rôle des banques ne posera pas à nouveau le problème des rapports entre la puissance politique et les puissances financières.