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Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique (partim)
WOESTE Charles - 1927

Charles WOESTE, Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique (tome I)

(paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)

Chapitre VI. Le ministère de M. Beernaert. La révision de la Constitution et les débuts de la démocratie chrétienne (1890-1891)

1. Ouverture de la session 1890-1891 : la réforme électorale, principal enjeu politique

(page 426) A peine de retour à Bruxelles, au commencement d’octobre 1890, j’allais voir M. Beernaert. J’étais un peu inquiet. Le Patriote avait publié des articulets réitérés annonçant « des surprises » en matière électorale ; ils avaient été rédigés par M. Moulinasse et avaient affecté une allure semi-officielle. Reflétaient-ils, comme je le redoutais, les sentiments de M. Beernaert ?

Je trouvai celui-ci d’humeur très sombre, et visiblement effrayé. Il me parla de responsabilités qu’il ne pouvait accepter si l’on ne se décidait pas à faire une réforme électorale. Quoi donc lui dis-je, est-ce la révision de la Constitution que vous projetez ? - Non, me dit-il ; mais je vous avais soumis un projet d’impôts créant de nouveaux électeurs ; il conviendrait d’y revenir. - Gardez-vous-en bien, lui dis-je ; vous auriez contre vous la bourgeoisie sans satisfaire les ouvriers.

Alors il se mit à préconiser une large extension du droit de suffrage pour les élections communales. Sur ce (page 427) terrain, l’accord me paraissait possible. « Mais avant tout, ajoutai-je, ne mécontentons pas nos amis. »

Le 27 octobre, M. Beernaert réunit dans son Cabinet avec moi MM. de Lantsheere, Jacobs, de Volder, Vandenpeereboom, de Smet de Naeyer, à l’effet d’échanger nos vues au sujet d’une proposition de révision de la Constitution, que les journaux libéraux annonçaient devoir être déposée par M. Janson. Il nous dit que, quant à lui, il irait jusqu’à la révision de la Constitution, mais que, sachant qu’il ne serait pas suivi, il n’insistait pas. M. de Volder, du même avis que M. Beernaert, estima que la révision s’imposerait ; M. Vandenpeereboom s’y montra hostile ; M. Jacobs et moi, également. M. Beernaert émit alors l’idée de commencer par une réforme électorale communale et de la représenter comme devant s’appliquer plus tard aux élections législatives ; plusieurs d’entre nous firent des réserves ; puis nous nous ajournâmes au mois de novembre.

Dans l’intervalle, M. de Volder quitta brusquement le département de l’Intérieur pour accepter un poste de directeur à la Société Générale.

M. Mélot fut appelé à lui succéder. Il avait été souvent signalé comme ministrable dans les régions parlementaires ; il avait, du reste, du talent ; sa nomination fut bien accueillie. Il ne savait rien des projets électoraux de M. Beernaert ; je les lui fis connaître ; il s’y montra très hostile.

2. Dépôt par le gouvernement d’un projet de réforme électorale, et adoption difficile de la prise en considération par la droite catholique

Dès le début de la session, M. Janson déposa la proposition annoncée. Fallait-il la prendre en considération ? La droite en délibéra le 13 novembre. M. Beernaert se prononça pour l’affirmative, et il insista pour obtenir (page 428) notre adhésion à un système électoral communal non encore défini et qu’on dépeindrait comme applicable ultérieurement aux élections législatives. M. de Lantsheere appuya la prise en considération ; M. Jacobs et moi, nous la combattîmes, et l’impression de tous fut que la grande majorité de la droite y était contraire.

Une seconde réunion se tint le 18 novembre. M. Beernaert insista de nouveau. Mais, au vote, le rejet de la prise en considération l’emporta. Toutefois un peu d’ébranlement s’était produit, et plusieurs membres s’étaient abstenus de prendre couleur. M. Beernaert déclara alors qu’il ne savait s’il pouvait continuer à se charger des affaires. Cette grave déclaration causa une profonde impression ; M. Jacobs demanda si, en présence de cette déclaration, la droite maintenait son avis ; sur ma proposition, elle ajourna toute décision.

Une troisième convocation eut lieu ; elle s’adressait aux membres des deux Chambres et les invitait à se réunir le 26 novembre à l’hôtel de Merode. Là M. Beernaert se prononça de nouveau en faveur de la prise en considération, donnant à entendre que la révision constitutionnelle avait ses sympathies.

Il était temps que les équivoques cessassent, et je lui posai deux questions : 1° Jetez-vous votre portefeuille dans la balance ? 2° En supposant que la prise en considération soit votée ; vous opposerez-vous avec nous à la révision lorsque le fond sera débattu ?

Ces questions vexèrent visiblement M. Beernaert. Il tarda à s’expliquer ; enfin il exprima le regret de ce que la question de portefeuille eût été soulevée ; mais il avoua très clairement qu’elle résultait de la nature des (page 429) choses. Quant à la seconde question, il déclara qu’il repousserait la révision, si les deux partis ne se mettaient pas d’accord sur le système à substituer à l’article 47.

Un pas considérable était fait. Je déclarai à mes amis que nous étions dans l’engrenage et que nous n’en sortirions plus. Beaucoup crurent naïvement que le vote de la prise en considération ne constituait qu’un vote de tactique et qu’au fond tout était réservé. Je leur répondis que la révision était faite, ou plutôt qu’elle se ferait en trois actes.

Quoi qu’il en soit, la question de Cabinet était posée. Très hostiles à la révision, MM. Mélot et Vandenpeerenboom se rallièrent néanmoins à la prise en considération dans un intérêt d’union ; M. Mélot me dit même que, sans cela, il aurait dû quitter le ministère. De guerre lasse, on se résigna à voter la prise en considération.

Le débat public eut lieu le 27 novembre. Les explications furent succinctes ; mais, à part MM. Janson et Nothomb, qui maintinrent leurs opinions anciennes, on évita de prendre nettement position. Pour moi, je fis connaître en peu de mots que je n’étais pas favorable à la révision, mais que, si celle-ci devenait nécessaire, je préférerais le suffrage universel aux systèmes qui s’agitaient à gauche. MM. Graux et Janson donnèrent entendre qu’ils n’avaient à formuler aucun système.

M. Beernaert déclara que l’examen devait porter sur une réforme déterminée. Ce fut dans ces conditions que la prise en considération fut adoptée ; les équivoques avaient plané sur le débat.

3. Les divisions de la droite : elle accepte finalement le principe d’une révision

Il s’agissait maintenant de savoir quelle attitude la droite prendrait dans les sections. Elle était dans le plus (page 430) grand désarroi. Cependant l’hostilité à la révision y dominait. Dans la presse, le Patriote et le Luxembourg se montraient sympathiques à une réforme constitutionnelle. Le flot paraissait monter. Je tentai de l’arrêter en écrivant dans le Patriote une série de lettres d’avertissement, dans lesquelles j’opinai subsidiairement en faveur du système de l’occupation. Mais désormais, le branle était donné : toute résistance se trouvait paralysée par l’attitude de M. Beernaert.

Les deux droites furent convoquées de nouveau pour le 21 janvier, avec prière de prendre parti au sujet de la position à adopter au sein des sections. Dans cette nouvelle réunion, des choses surprenantes se produisirent : si MM. de Merode et de Lantsheere recommandèrent la révision ; M. Vandenpeereboom, tout en ne l’aimant pas, y adhéra ; M. Nothomb rompit une nouvelle lance en faveur du suffrage universel ; M. Jacobs et moi, nous repoussâmes la révision. On se sépara sans se mettre d’accord et on s’ajourna à huitaine.

Tout à coup une nouvelle lugubre se répandit : le prince Baudouin était mort ! L’émotion fut universelle et pleine d’expansion. On se demandait si le problème de la révision ne serait pas momentanément écarté. Il n’en fut rien, et une quatrième réunion eut lieu à l’hôtel de Merode.

M. Beernaert s’y posa cette fois nettement en champion de la révision et demanda qu’on se ralliât à l’occupation, à la réforme du Sénat et à l’accroissement des droits du pouvoir central. Le débat dura deux heures et ne porta que sur le premier point. M. Allard demanda une augmentation des électeurs dans les limites (page 431) constitutionnelles le duc d’Ursel soutint la révision ; M. Tack y était opposé. Je pris alors la parole ; je fis ressortir tous dangers et les hasards d’une semblable décision. L’assemblée me parut conquise. M. Jacobs chercha à établir qu’il n’y avait qu’un dissentiment de forme. Vandenpeereboom répliqua, avec une grande vivacité, qu’il y avait un dissentiment de fond. Je conjurai de nouveau mes amis de ne pas aller aux aventures. M. Beernaert, voyant la tournure que prenaient les choses, posa la question de Cabinet. Aussitôt je déclarai que, ne voulant pas renverser le ministère, je laissais à M. Beernaert la responsabilité des événements. C’est justement ce qu’il ne voulait pas. Aussi répliquait-il : « Ce soir, ma démission sera au palais. » Je répondis : « C’est la politique du couteau sur la gorge. » Il répéta que sa démission allait être envoyée.

En réalité, il n’y songeait pas ; mais il entendait que la droite assumât une part de responsabilité. Il fut servi par M. de Moreau, qui, bien qu’à contrecoeur, l’appuya. Au vote, la moitié de la droite se prononça pour l’adoption en principe de la révision dans les sections ; l’autre moitié resta assise.

Dès lors la question se trouvait définitivement tranchée. Qui eût pu le croire quelques semaines auparavant alors que les grandes forces conservatrices du pays étaient contraires ou peu favorables à la révision ? Le Roi y avait été longtemps très hostile ; il n’avait cédé, lors de la prise en considération, que sur les instances de M. Beernaert. J’avais pressenti cette volte-face à un dîner de la Cour, le 9 décembre. Je lui rappelais le mot du baron Nothomb, qui, en 1871, m’avait dit du (page 432) ministère d’Anethan « qu’il manquait d’attitude » ; il me répondit que, dans ce pays-ci, « l’attitude ne plaisait pas ». La Reine n’était pas non plus favorable à la révision ; elle me le déclara dans une longue conversation La presse conservatrice était également presque tout entière fort peu sympathique au projet. J’exprimai les mêmes sentiments à un banquet qui eut lieu à Namur ; on me fit une ovation.

Il semble que les menaces des socialistes et du congrès progressiste qui s’était assemblé dans l’intervalle, eussent dû tout au moins faire ajourner la réforme. Elles avaient produit l’effet contraire. Déroutés, les catholiques des provinces demandèrent une boussole. Le bureau de la Fédération en délibéra, et par sept voix contre deux et une abstention, il se décida à consulter les associations conservatrices.

Celles-ci se prononcèrent en majorité contre toute révision constitutionnelle Mais, encore une fois, c’était trop tard. Nous étions engagés, comme je l’avais prédit, dans une voie d’où il ne nous était plus possible de sortir.

Au milieu de toute cette agitation, le nouveau ministre de l’Intérieur, M. Mélot, tomba malade. Il était animé des meilleures intentions ; mais on avait pu s’apercevoir bientôt qu’il manquerait d’énergie. En arrivant au pouvoir, il m’avait dit que, d’accord avec moi, il tâcherait de faire subsidier les écoles adoptables ; mais bientôt, cédant devant M. Beernaert, il me déclara qu’il ne pouvait en être question au cours de la présente session ; de même, il s’était d’abord montré disposé à nommer de nouveau M. de Malander, bourgmestre de Renaix ; puis, craignant des interpellations qui pourraient se produire, (page 433) il revint sur ses pas et me dit qu’il ne le nommerait pas. Il fut remplacé par M. de Burlet. Cette nomination étonna un peu, M. de Burlet ayant échoué à Nivelles en 1888 ; mais il était de la clientèle personnelle de M. Beernaert. Je m’empresse d’ajouter qu’il ne tarda pas, par sa fermeté administrative, à conquérir les plus vives sympathies.

4. Les délibérations au sein de la section centrale et l’ajournement

Cet incident détourna à peine l’attention de la révision. La composition de la section centrale fut laborieuse. M. Jacobs vint me demander d’en faire partie ; je refusai, voulant conserver mes coudées franches. On tomba d’accord pour y donner deux sièges à l’opposition ; M. Beernaert avait désigné MM. Frère et Bara ; mais le premier seul fut nommé ; on lui adjoignit M. Sainctelette. Les autres membres élus furent M. Tack, hostile à ce moment à la révision, M. de Smet de Naeyer, qui en était partisan, mais ne voulait pas qu’elle se fît avant les élections de 1892, et MM. Jules de Borchgrave et Nérincx, qui n’avaient pas d’opinion arrêtée, mais étaient disposés à suivre M. Beernaert.

La section centrale fut présidée par M. de Lantsheere acquis à la révision ; d’après le bruit public, cette attitude prise par lui dès le début était due à l’influence de son fils, l’un des champions du suffrage universel dans la jeunesse de la capitale.

On se demandait ce qui allait sortir des délibérations de la section centrale. Le rêve de M. Beernaert était d’y arriver à un accord avec les membres de la gauche. On crut d’abord que M. Frère allait s’y prêter ; mais on l’avait, paraît-il, mal compris. M. Beernaert fut appelé au sein de la section centrale. La veille du jour où (page 434) celle-ci devait se réunir, j’eus avec M. Bara une conversation intéressante c’était le 9 mars. M. Bara me déclara que tout accord préalable était impossible. « Mais, objectai-je, vous êtes pour la révision ; si les événements vous ramènent au pouvoir, quelle révision professerez-vous ? - Impossible, me dit-il, que nous reprenions les affaires ; la gauche n’est pas en situation de gouverner. - Mais encore, si vous aviez la main forcée ? - Je présenterais un projet de révision. - Et s’il ne réunissait pas les deux tiers des voix ? - Eh bien, je m’en irais et je dirais au pays : Vous voulez être troublé ; restez troublé ! » En somme, M. Bara me parut inquiet, mais disposé à n’accepter aucune responsabilité et surtout à ne pas seconder M. Beernaert dans ses plans.

C’est dans ces circonstances que le chef du Cabinet exposa ses vues à la section centrale. Il se prononça pour un nouveau système électoral basé sur l’occupation, pour la réforme du Sénat, la représentation proportionnelle et le referendum. Il touchait ainsi à plusieurs points importants, et, de plus, sans en faire l’objet d’une proposition formelle, il indiqua quelques autres articles de la Constitution qui pourraient, d’après lui, être modifiés.

A la suite de ces communications, les délibérations de la section centrale commencèrent. Elles furent longues et laborieuses. MM. Frère et Sainctelette eurent des attitudes diverses. A un moment, ils semblèrent vouloir prêter les mains à un accord, si la droite consentait à introduire dans le projet de révision le principe de la capacité. Aussitôt, M. de Lantsheere réunit ses amis, et, appuyé par M. Jules de Borchgrave, il leur conseilla de souscrire à cette exigence. M. Beernaert ne se prononça (page 435) pas nettement. MM. Jacobs, de Smet de Naeyer, Tack, Coomans et moi, nous repoussâmes toute entente sur cette base. La droite, à la presque unanimité, partagea notre avis. Au cours de cette délibération, des observations intéressantes furent échangées. M. Beernaert reconnut que tout accord préalable avec la gauche était devenu impossible, mais il ajouta que la droite devait faire la révision seule. Alors se posa la question de savoir à quelle époque elle se ferait. La droite, au moment de sauter le fossé, manifesta une très vive répugnance pour toute date rapprochée. M. Beernaert remarqua seulement que l’échéance des traités de commerce était redoutable, mais que, si la majorité ne la craignait pas, il y aurait moyen de gagner les élections de 1892. Bref, on ne prit aucune résolution : ceci se passait le 14 avril.

La section centrale reprit ses travaux. Tout à coup une grève éclata parmi les mineurs allemands, qui eut son contrecoup parmi les mineurs belges. On mit la section centrale en demeure de terminer son examen. Le comité du parti ouvrier avait antérieurement fixé comme date suprême le 20 mai 1891. Il se trouva que ce jour-là une manifestation de grévistes eut lieu dans le Parc et que, presque immédiatement après, la section centrale, renouvelant des votes antérieurs, se prononça pour la révision et clôtura ses travaux. La coïncidence était fortuite, mais fâcheuse. MM. Volders et Anseele poussèrent des cris de triomphe. Néanmoins les grévistes persistèrent et refusèrent pendant plusieurs semaines de reprendre tout travail. On les laissa faire ; la situation se prolongea jusqu’au mois de juillet et ce ne fut qu’à cette date qu’ils cessèrent de chômer. L’expérience avait (page 436) tourné contre eux, et la grève n’eut d’autre effet que de montrer au gouvernement qu’elle n’était pas de nature à devoir causer autant d’alarmes qu’on l’avait redouté.

Le rapport de la section centrale avait été confié à M. de Smet et celui-ci avait déclaré qu’il le déposerait vers le 20 juin. Alors se posa la question de savoir si le rapport serait discuté vers la fin de la session. Les droites s’assemblèrent le 4 juin. M. Beernaert, bien qu’avec des réserves, fit ressortir les dangers d’un ajournement. Mais les députés de Gand, d’Anvers et de Bruxelles le réclamèrent énergique M. Nothomb voulait la discussion immédiate ; il fut presque hué. Alors M. Vandenpeereboom - quantum mutatus ab illo ! - se leva et s’écria : « Pour M. le ministre des Finances et pour moi, ce serait une faute énorme d’ajourner la discussion à la session prochaine. » Il demanda la remise de la délibération à huitaine ; on le lui refusa, et la presque unanimité de la droite opina pour l’ajournement.

Il se produisit alors un de ces phénomènes étranges qui ne sont pas rares dans la vie des peuples : tantôt c’est la fièvre qui éclate, tantôt c’est l’accalmie qui’ prévaut. Cette fois, ce fut l’accalmie, et grâce à elle, M. de Smet put retarder le dépôt de son rapport jusqu’à la fin de la session Alors M. Beernaert annonça qu’au début de la session suivante, il indiquerait quelques autres dispositions constitutionnelles à réformer, et il devint dès lors certain que les délais devant résulter de cette nouvelle proposition permettraient aux Chambres de ne statuer sur la révision qu’à une époque voisine des élections du mois de juin 1892.

5. Comment la révision est devenue inévitable

Il n’en est pas moins vrai qu’une mesure qui, un an (page 437) auparavant, semblait impossible, se trouvait bien près d’être réalisée. Comment fûmes-nous amenés à y souscrire ? Il n’est pas indifférent de l’expliquer.

Dès le début de la session il y avait eu, en faveur de la révision, une poussée des socialistes, des progressistes et des doctrinaires. Ces derniers avaient agi par tactique ; ils avaient cru que la droite rejetterait la révision, qu’une agitation sérieuse en serait la conséquence et qu’une dissolution des Chambres s’imposerait sans tarder. Les socialistes et les progressistes avaient réclamé la révision par conviction. M. Beernaert recula devant la responsabilité d’un refus, et sans avoir d’emblée une idée bien arrêtée, il fut amené, de concession en concession, à se prononcer pour la révision dans toutes les hypothèses. Pour moi, j’avais, dès la première réunion à l’hôtel de Merode, prédit qu’il en serait ainsi. « Si vous votez la prise en considération, avais-je dit textuellement à mes amis, prenez garde ! Nous pouvons être acculés à la révolution ou au suffrage universel. » La droite, à ce moment, ne croyait pas s’engager : elle était antirévisionniste. Deux motifs l’amenèrent petit à petit à se résigner : la crainte d’une crise ministérielle, et le fait qu’au mois de juin 1892 le pays tout entier devait être appelé à se réunir dans les comices, ici pour les élections sénatoriales, là pour les élections de députés. Il est certain que si une révision conservatrice de la Constitution était possible, elle ne pouvait que nous être utile ; mais ne serions-nous pas débordés ? C’est ce que j’avais craint. Toutefois les événements avaient pris une allure telle que, dès le milieu de la session, j’avais déclaré que la révision était devenue inévitable ; comment l’empêcher, en effet, quand (page 438) le ministère, la gauche et une partie de la droite étaient décidés à la voter ?

Le problème de la révision domina à ce point la session que l’attention fut distraite de tout le reste.

6. Les autres mesures législatives (session 1890-1891)

Peu de mesures politiques furent donc prises au cours de la session. Je parvins, non sans peine, à faire voter un crédit de 30,000 francs destiné à créer de nouvelles succursales et de nouveaux vicariats. Je fus moins heureux en ce qui concerne les subsides à accorder aux écoles adoptables. Au mois d’octobre 1890, M. Vandenpeereboom m’avait déclaré que, selon lui, cette mesure était indispensable Je lui répondis que j’étais enchanté de l’entendre parler ainsi : mais qu’il devait convertir MM. Beernaert et de Volder. Il me dit qu’il en avait déjà entretenu ce dernier, qui se croyait engagé.

M. Mélot, en arrivant aux affaires, me donna un nouvel espoir. De son côté, le cardinal de Malines fit auprès de M. Beernaert des tentatives multiples ; un moment, il crut réussir. Mais bientôt M. Beernaert, malgré les efforts combinés de toutes les influences parlementaires et religieuses, redevint intransigeant. Que fallait-il faire ? J’hésitai longtemps. Le Cardinal, bien que désolé, me conseilla d’ajourner tout amendement Je lui répondis que je consulterais ma conscience. Il fit alors une nouvelle démarche auprès de M. Beernaert et lui parla, me dit-il, « avec son coeur d’évêque ». Il échoua une seconde fois. Je me décidai finalement, avec cinq de mes collègues, à demander un crédit de 100,000 francs pour cet objet. M. Beernaert réunit immédiatement la droite et tenta de faire les gros yeux. Mais il trouva à qui parler ; M. Schollaert plaida vivement la cause des écoles (page 439) adoptables, et la droite se montra visiblement d’accord avec lui. Dans cette situation, les ministres durent promettre d’accepter le débat l’année suivante, et, moyennant cette concession, j’ajournai mon amendement. Notre conviction fut que la question avait fait un grand pas. Mais combien il était difficile d’obtenir justice ! et combien aussi la crainte de paraître clérical pouvait influencer défavorablement un esprit aussi distingué que M. Beernaert

Les budgets soulevèrent des débats multiples et parfois ardents. Ce fut surtout à l’occasion du budget de la guerre qu’il en fut ainsi : Une campagne avait été organisée contre le général Pontus par l’Etoile avec la complicité de seize généraux pensionnés, campagne de dénigrement et de haine. Le général, justement blessé, se montra découragé et me parla de sa prochaine retraite. Je lui répondis que celle-ci était impossible, qu’elle serait, dans les circonstances où elle se produirait, une trahison, et que nous le soutiendrions. Effectivement, lors de la discussion de son budget, je le vengeai des indignités dont il avait été abreuvé, en montrant ce que valait la levée de boucliers des officiers pensionnés. Le général van der Smissen m’écrivit alors une lettre me demandant si je me retranchais derrière l’immunité parlementaire. Je n’avais même pas prononcé son nom, et comme sa lettre manquait à la politesse, je m’abstins de lui répondre : il n’insista pas.

Peu après, on apprit que les fortifications de la Meuse allaient coûter beaucoup plus cher qu’on ne l’avait dit. L’irritation fut vive dans le pays et dans les Chambres. La droite en délibéra, et il fut convenu, avec le gouvernement, (page 440) que la section centrale se livrerait à une sorte d’enquête. Le responsable paraissait le général Brialmont ; on demanda qu’il fût frappé. Ce qui est indubitable, c’est que la tyrannie des trois généraux, van der Smissen, Brialmont et Nicaise, avait longtemps pesé sur l’armée ; nous étions débarrassés du premier ; il était temps de l’être du second, et quant au troisième, la limite d’âge approchait.

Trois lois importantes furent votées au cours de la session : la loi sur les transports, la loi sur l’assistance publique et la loi sur le vagabondage. Ce ne fut pas sans peine que la discussion de ces lois put aboutir. M. Lejeune, qui les avait présentées, n’avait aucune des qualités d’un ministre appelé à diriger des débats importants ; son esprit flottait constamment ; il n’avait dans les idées aucune précision il faisait et défaisait ses projets de loi avec une aisance surprenante C’est assez dire qu’il n’avait sur la Chambre aucune autorité ; il fut obligé de remanier complètement deux de ses projets, et, en dépit de ces remaniements il fut maintes fois battu.

7. Le congrès de Malines de 1891 - La maladie de V. Jacobs

Au mois de mai 1891, la Fédération des cercles catholiques et des associations conservatrices tint sa session à Louvain. Je ne le mentionnerais pas ici, malgré le succès qui la couronna, si, en me rendant dans cette ville, je n’avais pas été l’objet de démonstrations bien touchantes de la part des catholiques de l’arrondissement et surtout des étudiants, ils me firent une ovation splendide, drapeaux en tête, en pleine rue, devant la maison de M. de Trooz, où j’étais descendu, et ils la renouvelèrent le soir, au milieu d’un concert offert à la Fédération.

(page 441) Les vacances parlementaires ne me laissèrent guère de repos. Le cardinal de Malines avait poursuivi avec persévérance l’idée de renouveler les anciens congrès de 1863, 1864 et 1867. Nous étions un peu fatigués, et n’apportâmes pas d’abord beaucoup d’entrain à le seconder. Mais il tenait tant au succès de son projet que nous finîmes par nous laisser entraîner. M. Jacobs, le duc d’Ursel, M. Lammens et moi, puis MM. Fris, Schollaert et Davignon, nous fûmes les principaux artisans de l’entreprise. Jusqu’au dernier moment, nous nous défiâmes un peu du résultat. Heureusement l’événement nous donna tort. Par les résolutions adoptées comme par l’éclat des assemblées générales, le congrès valut - ou peu s’en faut - ses aînés, Il différait en deux points des congrès de Liége : ce ne fut pas un congrès de législation, mais un congrès d’oeuvres ; et puis nos invitations furent, si je puis m’exprimer ainsi, moins partiales. A Liége, les organisateurs du troisième congrès avaient fait converger tous leurs efforts vers un but unique : l’intervention de l’État ; orateurs et rapporteurs, à peu d’exceptions près, avaient été choisis dans cette pensée. A Malines, lors du quatrième congrès, on laissa les questions de théorie de côté, et l’on invita des hommes qui, comme le duc de Broglie, M. Cochin et quelques autres, ne passaient pas pour interventionnistes. Aussi, plusieurs mois avant la réunion du congrès, des articles avaient paru dans quelques journaux allemands qui incriminaient ses tendances, en citant le nom de M. Jacobs et le mien : on les attribua au comte Waldbott de Bassenheim, qui avait contribué à assurer aux congrès de Liége le concours de beaucoup d’Allemands. (page 442) Mgr Korum, évêque de Trèves, que je vis au mois d’août, me dit qu’il avait rectifié, dans le Journal de Trêves, ces appréciations erronées ; elles persistèrent néanmoins mais restèrent sans effet sur le succès de l’entreprise.

M. Jacobs présida les deux premiers jours. Il nous apparut dans un état de santé lamentable. En le voyant le Dr Lefebvre me dit qu’il était perdue t qu’à part un miracle, le dénouement était proche. Le discours d’ouverture fut cependant prononcé d’une voix claire et bien timbrée : c’était le chant du cygne. Malgré son optimisme, M. Jacobs parut avoir conscience de son état ; il dit à l’un de nous qu’il se rendait à Lourdes, et que, pour lui, il n’y avait plus d’autre cure à faire que celle-là.

La tenue du congrès avait été précédée d’un acte pontifical qui devait avoir un retentissement durable : je veux parler de l’encyclique Rerum novarum. Par cet acte, le Souverain Pontife prenait position dans la question ouvrière et, tout en reconnaissant les griefs des classes laborieuses, il revendiquait pour l’Église l’honneur des solutions à y apporter. L’Encyclique produisit parmi les catholiques un mouvement d’adhésion prononcé Elle enleva aux socialistes une arme redoutable ; mais comme toutes les oeuvres humaines, elle ne réussit pas à amener pour tous les points traités par le Pape un accord complet ; ou plutôt la solution de certains de ces points restait obscure et devait nécessiter des explications nouvelles : c’est ce que fit une Encyclique postérieure l’encyclique Graves de communi, que l’on ne peut séparer de l’encyclique Rerum novarum.

(page 443) Le haut clergé s’était rendu compte de l’utilité de ces explications. Quelques jours avant le quatrième congrès de Malines, le cardinal Goossens avait reçu une réponse relative à quelques doutes qu’il avait exprimés au Saint-Siège au sujet de l’encyclique Rerum novarum, principalement en ce qui concerne le minimum de salaire. La réponse consacrait les interprétations modérées. Le Cardinal me la communiqua et me demanda s’il devait la faire connaître au congrès. J’opinai pour la négative, le congrès ayant écarté de son ordre du jour tout ce qui concernait le minimum de salaire ; mais j’engageai le Cardinal à publier le document après que nos travaux seraient terminés. Il fut bientôt connu.

8. La brochure sur la Neutralité belge (1891)

A peine étais-je revenu de Malines, que le Roi me fit appeler. Il m’exposa que nos relations avec la France se tendaient, que lui, surtout, était attaqué, qu’il était de notre intérêt de dissiper les accusations (Des publicistes français prétendaient savoir qu’en cas d’attaque de la France par l’Allemagne, le gouvernement belge et le roi Léopold II lieraient partie avec l’assaillant. (T.)). « Et le Roi désire que je m’en charge ? interrompis-je... » C’était bien cela. Je consentis en principe, mais à la condition qu’il m’armât. Il me promit de réunir tous les documents et de faire part au baron Lambermont de notre accord. Une brochure nous sembla le meilleur moyen de réfuter les attaques. Cette entrevue fut suivie de plusieurs autres. Au cours de l’une d’elles, le Roi me dit que, sachant que M. Buls devait se rendre à Marseille pour y prendre part à une solennité publique, il l’avait mandé à Ostende et l’avait engagé à démentir tous les bruits (page 444) relatifs à un traité de la Belgique avec l’Allemagne. mais, ajouta-t-il, ce démenti ne rendra pas la brochure inutile.

Je travaillai d’urgence, et l’écrit fut terminé vers la fin d’octobre. Je le soumis au Roi, qui l’approuva et le communiqua au baron Lambermont. L’écrit comprenait un long chapitre sur le Congo dans ses rapports avec la France mais, au dernier moment le baron Lambermont exprima l’avis qu’il vaudrait mieux ajourner la publication de ce chapitre pour ne pas mécontenter la France à l’heure où elle semblait mieux disposée pour l’oeuvre du Roi. Je m’inclinai. Ma brochure sur la Neutralité belge eut un grand succès, plus encore à l’étranger qu’en Belgique. Le Roi en prit quatre mille exemplaires qu’il fit, pour la plupart, distribué en France, et l’on peut, sans présomption affirmer qu’elle produisit chez nos voisins un grand apaisement Quant au chapitre sur le Congo, il est resté entre les mains du Roi.