(paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)
(page 403) La session de 1889-1890 commença sous de mauvais auspices et se termina dans des conditions beaucoup plus favorables.
Au mois d’octobre était mort l’un des députés de Gand, M. de Moerman. Fallait-il que le parti conservateur luttât ? M. Beernaert le désirait beaucoup. Après l’échec de M. de Becker à Bruxelles, un second échec à Gand souriait peu. Les catholiques de Gand résistaient. Une réunion eut lieu chez M. de Lantsheere, à laquelle assistaient, indépendamment des Gantois, trois ministres, MM. Beernaert, de Volder et de Bruyn, ainsi que moi. Là les Gantois exposèrent les motifs de leur refus de (page 404) lutter ; ceux-ci étaient décisifs ; M. Beernaert dut bien y avoir égard, mais il ne dissimula pas son déplaisir c’est ainsi que M. Lippens fut élu.
Peu de temps après, Pourbaix fut renvoyé devant les assises de Mons. On chercha à provoquer un grand tapage autour de cette nouvelle affaire ; mais on ne réussit guère. M. Janson fit entendre son tonnerre ; il produisit peu d’effet ; son but était, en faisant condamner Pourbaix, d’atteindre le gouvernement. Il fut déçu. Le jury acquitta Pourbaix, du chef de provocation, et ne le condamna que du chef de complicité de recel de dynamite. Ce résultat inattendu fut une déconvenue pour la coalition radico-libérale, améliora la position du Cabinet et lui permit de destituer M. Gautier. Il avait été établi que M. Gautier n’avait pas rempli scrupuleusement son devoir et qu’il ne s’était pas conformé aux ordres reçus. Beaucoup de libéraux renoncèrent à le défendre ; on essaya bien une interpellation, à la rentrée des Chambres, mais elle fit long feu, et le gouvernement retira de cette révocation les avantages qui s’attachent à tout acte de force de la part du pouvoir. On ne peut méconnaître cependant que ces débats multipliés eurent des conséquences durables : la réconciliation des libéraux et des radicaux à Bruxelles ; l’affaiblissement du crédit dont jouissait M. Beernaert dans certaines régions libérales, et enfin la difficulté pour nous de prendre immédiatement une position nette et franche dans la question électorale.
Nous nous réunîmes, M. Beernaert, M. de Volder et quelques membres de la droite, pour discuter ce qu’il convenait de faire à ce dernier point de vue. M. de Lantsheere avait d’abord été d’avis qu’il fallait mettre (page 405) dès le mois de janvier la loi en discussion. M. de Smet de Naeyer insistait dans le même sens au point de vue des élections de Gand ; on pouvait invoquer aussi, à l’appui de ce sentiment, l’utilité qu’il y avait à ne pas laisser les élections provinciales et communales se faire au moyen d’éléments que l’on se proposait d’exclure du corps électoral. Mais je démontrai que la loi, fût-elle votée au cours de la session, ne pourrait être appliquée à ces élections ; qu’elle comportait, en effet, une révision minutieuse des listes et que celle-ci devait suivre la filière ordinaire. Il n’y avait rien à répondre à cette démonstration. M. Beernaert cependant proposa encore de faire porter les élections du mois de juin sur la question des capacitaires et, si elles réussissaient, de demander le vote de la loi dans une session extraordinaire. Je lui répondis que c’était un jeu trop dangereux. Il n’insista pas.
Cependant, nous ne pouvions pas laisser croire que nous abandonnions le projet, d’autant moins que telle n’était nullement notre intention. Nous décidâmes donc que les sections seraient réunies. Les libéraux y vinrent en masse et là, ils prirent une attitude aussi déterminée que les radicaux. Les cinq premières sections devaient nommer des rapporteurs catholiques. Dans la sixième, dont je faisais partie avec MM. Beernaert, Sainctelette et Janson, je proposai de nommer un rapporteur de la gauche. MM. de Macar et Sainctelette mirent en avant le nom de M. Janson. J’objectai que, sur la question électorale, il ne représentait pas l’opposition. « Ici bien ! » dit vivement M. Sainctelette, et il insista pour que M. Janson fût nommé. Je répliquai (page 406) que, du moment où M. Janson commandait les troupes libérales, nous n’avions plus qu’à nous incliner. Quelques jours après, comme pour expliquer son attitude, M. Sainctelette me dit qu’il était suspect de modération à gauche.
On en était là lorsque parurent en France certains documents relatifs aux grèves de 1886, documents qui avaient dû être soustraits dans les ministères. Déjà précédemment, des documents diplomatiques Note de bas de page : Il s’agit principalement du mémoire de M. Banning exposant les dangers extérieurs qui, dans la pensée de l’auteur, menaçaient l’indépendance de la Belgique. (W.)) avaient été détournés et communiqués à la presse étrangère. Le ministère fut d’emblée convaincu que l’auteur de ces soustractions était un ancien reporter du Journal de Bruxelles du nom de Nieter ; il avait été attaché à son Cabinet par M. Jacobs ; il était resté le secrétaire de M. Thonissen, puis de M. de Volder, et chargé spécialement des affaires d’enseignement ; il venait d’échanger cette position contre celle d’inspecteur des beaux-arts ; il dirigeait, de plus, une sorte de bureau marron de la presse au département des Affaires étrangères, et il possédait toute la confiance du prince de Chimay. Je ne crus pas d’abord à sa culpabilité. Pendant quatre ans, il nous avait rendu, au point de vue de l’exécution de la loi sur l’enseignement primaire, les services les plus constants et les plus signalés. Je le savais très répandu dans le monde politique libéral, mais il me paraissait si dévoué à nos personnes que ces relations n’avaient éveillé en moi aucun soupçon ; d’ailleurs il me rapportait souvent avec tant d’empressement ses conversations (page 407) avec les libéraux, que je devais le croire sincère. Toujours est-il qu’une instruction fut ouverte contre lui ; que M. de Volder le suspendit de ses fonctions ; que, pour éviter, disait-il, un emprisonnement préventif (auquel la justice, a-t-on affirmé, ne songeait pas), il partit pour Paris, déclarant qu’il reviendrait lorsque l’instruction serait terminée, et qu’il chargea ostensiblement M. Janson de sa défense dans une lettre où il l’appelait : « Mon cher Maître. »
Pendant que tout ceci piquait l’attention, la Chambre avait abordé la discussion de la loi sur l’enseignement supérieur ; elle la prolongea pendant de longues séances, Cette loi mit en rumeur tout le corps universitaire et provoqua, avec un nombre considérable d’écrits, les avis les plus contradictoires. Je ne puis m’étendre ici sur les questions de programme et de durée des études, qui furent cependant très chaudement débattues. En réalité, trois questions de principe, auxquelles deux autres vinrent bientôt se mêler, dominèrent le débat : 1° Fallait-il rétablir l’examen de gradué en lettres ? 2° Convenait-il d’instituer des examens professionnels ? 3° Les universités libres devaient-elles recevoir le droit de conférer des diplômes d’ingénieur ?
M. de Volder avait paru d’abord incliner vers le rétablissement du graduat. Je me prononçai en sens contraire ; et la majorité de mes amis prit la même attitude ; le gouvernement finit par se rallier à cette manière de voir. Tout annonçait donc que la solution ne souffrirait pas de difficultés sérieuses, lorsque MM. Cartuyvels et de Smet de Naeyer, soutenus au dehors même par quelques professeurs catholiques, MM, Mansion et de Ceuleneer, (page 408) entre autres, demandèrent le rétablissement du graduat avec une ardeur peu commune. Ils échouèrent par une majorité de huit voix ; mais le combat resta longtemps incertain. Quant à l’examen professionnel, nous étions unanimes à le repousser. Nous étions, de même, d’accord pour établir l’égalité au point de vue des études d’ingénieur entre les quatre universités. M. Beernaert avait, il est vrai, en 1876, émis à cet égard une opinion contraire ; il l’avait longtemps maintenue ; finalement il avait renoncé à son opposition ; seulement, les souvenirs qu’évoquait son attitude ancienne et dont on ne manqua pas d’argumenter le déterminèrent, je pense, à se tenir complètement à l’écart de la discussion.
On agita bientôt deux autres points : Devait-on organiser le doctorat en philosophie, de manière à y former les professeurs d’enseignement moyen et à rendre inutiles les écoles normales d’humanités et de sciences de Liége et de Gand ? Convenait-il d’instituer pour les établissements d’enseignement supérieur libres, autres que les deux grandes universités, des jurys spéciaux où les professeurs de chacun d’eux figureraient par moitié ? Sur le premier point, le gouvernement se rallia, après quelques négociations, à l’affirmative : c’était une grande conquête pour la liberté d’enseignement. Sur le second point, nous prîmes, M. Mélot et moi, l’initiative d’un amendement qui avait pour lui la justice ; cependant, des professeurs de Louvain le combattirent avec énergie ; ils rencontrèrent quelque écho dans la droite ; mais, après bien des péripéties, l’amendement passa.
Nous fûmes ainsi dotés d’une loi sur l’enseignement supérieur qui, tout en introduisant des réformes heureuses, avait notablement agrandi le domaine de la liberté d’enseignement.
La session fut abordée par l’examen de cette loi et la discussion des budgets.
Je ne veux signaler, à ce dernier point de vue, que trois débats intéressants.
A l’occasion du budget de la Guerre, M. d’Oultremont demanda la nomination d’une commission mixte chargée d’examiner les questions relatives au recrutement de l’armée. Malheureusement pour lui, il ne possédait pas assez les secrets de la tactique parlementaire pour présenter cette proposition dans des conditions de succès. Il dut plusieurs fois modifier ses batteries, et finalement sa demande fut rejetée par le gouvernement et toute la droite, y compris les militaristes. Il avait ainsi opéré la concentration de toutes nos forces contre lui. Il en fut vivement contrarié et ne parla plus que de se retirer.
Le budget des Travaux publics donna lieu à de nouvelles instances en faveur de Bruges port de mer. Mes collègues de cet arrondissement me prièrent d’intervenir en leur faveur, ce que j’avais déjà fait une première fois. Je m’y décidai. Le député d’Ostende, M. Carbon, me demanda de m’abstenir ; je ne cédai pas à ses sollicitations. Il me paraissait qu’on pouvait voter aussi en faveur d’Ostende les crédits nécessaires à l’amélioration de son port. Je pense que mon intervention ne fut pas inutile ; peu de temps après, Bruges obtint gain de cause auprès du gouvernement.
Enfin le budget de la justice suscita des échanges de vues importants sur le régime pénitentiaire et les dépôts (page 410) de mendicité. M. Lejeune avait, à plusieurs reprises, esquissé sur ces problèmes difficiles des vues erronées. Il convenait de ne pas les laisser prendre corps, et, en le pressant, je parvins à lui faire reconnaître que le système cellulaire devait conserver sa prépondérance dans le pays.
Lors du même budget, une discussion politique fut engagée par M. Bara, puis soutenue par MM. Janson et Frère, unis pour faire campagne contre nous. Cette discussion porta d’abord sur les questions de principe ; ensuite, elle se concentra sur l’incident Nieter. Celui-ci, après avoir quitté le pays et avoir fait le mort pendant quelque temps, était rentré bruyamment en scène, réclamant une solution judiciaire, se soumettant à des interrogatoires et produisant certaines pièces qu’il devait à la confiance que le prince de Chimay lui avait témoignée et qui émanaient, soit du prince lui-même, soit de son entourage. Ce procédé souleva généralement le dégoût. Cependant, les orateurs de l’opposition s’armèrent de ces révélations ; ils en firent état à la tribune et provoquèrent le gouvernement à s’expliquer. Le prince de Chimay se défendit mal ; à partir de ce moment, beaucoup pensèrent que sa retraite était inévitable ; tel était aussi l’avis de M. Beernaert. Celui-ci eût désiré lui donner un successeur, mais, tout compte fait, on préféra conserver dans le gouvernement un ministre qui, sans briller dans les discussions parlementaires, jouissait d’une grande situation sociale.
L’opposition mena grand bruit, dans la Chambre et dans la presse, au sujet de l’affaire Nieter, et elle ne se fit pas faute de réveiller l’affaire Pourbaix. Le but était (page 411) d’impressionner le corps électoral. Elle croyait à une victoire prochaine, notamment à Gand ; elle se flattait que le pays éprouvait pour le gouvernement le dégoût factice qu’elle affichait, et elle estimait, par suite, qu’il était de bonne guerre de fortifier de telles dispositions. En cela, elle se trompait. Les accusations étaient si exagérées, si odieuses, qu’elles étaient demeurées sans prise sur l’opinion. Il semble, du reste, que les élections partielles qui avaient eu lieu depuis six mois auraient dû l’éclairer. Successivement des sièges étaient devenus vacants à Dinant, à Namur et à Louvain. Le parti libéral avait cru y triompher ; il présenta partout des candidatures ; il organisa des campagnes oratoires ; il commit la faute grave de les laisser conduire par les radicaux ; il échoua par trois fois. Ces échecs se retournèrent contre lui et vinrent très opportunément établir que le revirement attribué au pays n’existait pas. Dès lors, les catholiques se préparèrent avec un zèle plus marqué à la prochaine lutte électorale ; mais les libéraux conservèrent leur confiance ; les avertissements, si éloquents qu’ils fussent, étaient restés pour eux sans signification.
Pendant que ces événements se déroulaient devant le public, M. Beernaert s’occupait de la solution de la question du Congo. Celle-ci faisait l’objet des constantes préoccupations du Roi. Il m’en avait entretenu plusieurs fois dans le courant de l’hiver et je n’avais pas hésité à me montrer favorable à ses vues ; j’apercevais là un grand intérêt de civilisation, et je me serais reproché de ne pas aider au succès d’une oeuvre destinée à favoriser les progrès de l’Évangile. Le Roi ne pouvait plus faire (page 412) face à lui seul aux charges du Congo. On a cru et dit qu’il avait sacrifié dans cette entreprise toute sa fortune personnelle. On s’est trompé ; au printemps de 1890, cette fortune était intacte ou peu s’en faut ; elle se composait de 17 millions environ ; mais il en avait fait le trésor du Congo, et les intérêts de ces millions formaient l’élément le plus important des recettes du jeune État ; en joignant à cet élément le produit des impôts, soit 500,000 francs à peu près, on arrivait à un total de 1 million à 1 million 200,000 francs pour des dépenses se chiffrant déjà à 3,500,000 francs et ne pouvant qu’augmenter. Il était donc urgent d’aviser.
J’avais démontré au Roi que le premier emprunt du Congo avait été émis dans des conditions telles, qu’il devait échouer ; il avait été conçu, lui avais-je dit, dans la pensée que le public, sur lequel il comptait, n’était formé que de millionnaires. Le Roi avait été frappé de ces réflexions et m’avait dit qu’il chercherait autre chose. Il avait fini, de concert avec des banquiers, par trouver une combinaison assez compliquée, portant sur 150 millions ; mais ne devant lui apporter, comme bénéfice, que 20 millions. M. Beernaert n’était pas hostile à cette combinaison ; elle fut soumise à quelques membres de la droite, MM. Nothomb, Jacobs, de Lantsheere, de Moreau, Van Cleemputte et moi ; nous l’agréâmes en principe ; mais M. Van Cleemputte et, avec lui, les Gantois, consultés à ma demande, posèrent comme condition de leur adhésion que tout fût ajourné jusqu’après les élections. Leur voeu fut transmis au Roi, qui se résigna. Mais, dans l’entre-temps, des indiscrétions avaient été commises, et la combinaison, connue du (page 413) publics fut vivement attaquée : elle devait entraîner pour les banquiers des bénéfices assez considérables ; et, non sans raison, l’opinion en fut offusquée. A ce moment, il n’était pas encore question entre la Belgique et l’État du Congo d’une convention impliquant une annexion future : il s’agissait d’une pure opération financière. L’opération projetée succomba donc devant la réprobation qu’elle avait suscitée ; M. Beernaert n’insista plus pour qu’elle fût acceptée ; mais au moins fallait-il, avant les élections, tomber d’accord sur autre chose. Sept ou huit membres de la droite furent consultés ; nous agitâmes le point de savoir si on ferait au Roi un don ou un prêt de 25 millions. M. de Lantsheere se prononça pour le don ; moi, pour le prêt ; celui-ci prévalut, et, le Roi fut informé de notre décision. Après les élections on devait faire un pas de plus et, prenant acte de cette générosité, lier le sort de l’État du Congo à la Belgique.
Vers le même temps, les actionnaires du Journal de Bruxelles eurent de nouveau à examiner sa situation. En 1888, les bénéfices avaient encore été de 29,000 francs. A l’assemblée générale du mois de mai 1890, la gérance fit connaître qu’ils étaient tombés en 1889 à 14 mille francs, et que, pour 1890, il y avait, rien qu’en ce qui concerne les abonnements pris à la poste, une nouvelle chute de 18,000 francs. C’était donc le déficit assuré pour l’exercice 1890. Je formulai, dans le procès-verbal, les observations que cet état de choses me suggérait ; je réclamais des mesures énergiques, et je dis que la responsabilité du comité de surveillance y était engagée. Celui-ci commençait à le comprendre ; mais on (page 414) décida d’ajourner toute résolution jusqu’après les élections.
Celles-ci, en effet, commençaient à absorber l’attention des deux partis. La vingt-deuxième session de la Fédération des cercles catholiques et des associations conservatrices, qui se tint à Renaix avec un extrême éclat, servit, en quelque sorte, de prologue à la campagne. Dans plusieurs arrondissements, nos amis affectaient de grandes espérances ; ailleurs, ils faisaient preuve d’une grande hésitation : à Ath, l’inaction prévalait ; à Tournai, des contestations de personnes paralysaient toute activité ; à Soignies, il n’y avait pas d’élan.
Sur ces entrefaites eurent lieu les élections provinciales. Elles furent pour les libéraux une première déception. Ils comptaient conquérir les députations permanentes du Luxembourg et de Namur, au moins la première : elles nous restèrent toutes deux, appuyées sur des majorités plus fortes que par le passé. A Malines, où les libéraux annoncèrent leur victoire, ils furent également battus.
Les élections législatives leur apportèrent une seconde déception. Les travailleurs électoraux de Gand nous avaient promis une majorité d’au moins deux cents voix ; de plus, nos amis paraissaient certains de l’emporter à Verviers et à Charleroi (pour trois sièges) ; à Soignies et à Huy, ils avaient le plus grand espoir ; par contre, ils ne comptaient guère sur Thuin ; à Mons, ils se figuraient que leur progrès serait marqué. Comme presque toujours, is résultats s’écartèrent sensiblement des prévisions ; nous fûmes battus partout dans les arrondissements wallons, sauf à Thuin, où la révision du premier scrutin (page 415) paraissait devoir nous procurer un siège, mais nous triomphâmes à Gand, en distançant les libéraux de plus de cinq cents voix.
Ce succès éclatant, bien que partiel, fixa le caractère de la journée ; il terrifia les libéraux ; il pallia nos autres échecs ; il nous conservait à la Chambre une majorité de cinquante voix. Notre majorité ancienne ne se trouvait donc affaiblie que de quatre voix ; mais elle devait bientôt remonter de deux voix, par suite du compte rectifié qui fut fait des suffrages de Thuin.
Nous pouvions nous réjouir largement d’une telle victoire. Après six ans de pouvoir, elle dépassait nos voeux. Cependant, je fus frappé de nos insuccès dans les provinces wallonnes ; ils étaient en partie imputables à un défaut d’organisation. Aussi, je m’empressai de convoquer dans une réunion plénière nos amis les plus dévoués du Hainaut et de la province de Liége, à l’effet d’y établir une organisation électorale plus sérieuse. On répondit de toutes parts à cet appel, et nous parvînmes à jeter les bases d’une reconstitution du parti dans la presque totalité de la région wallonne. Peu après, on mit la main à l’oeuvre à Tournai, à Mons, à Charleroi, à Thuin et à Huy ; à Ath et à Soignies, on montra moins d’empressement ; rien pourtant n’y était désespéré ; seulement une impulsion nouvelle devait y être donnée.
Trois semaines après les élections s’ouvrit la session extraordinaire. Deux choses l’avaient rendue nécessaire : le vote d’une adresse au Roi à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de son avènement et la solution de la question du Congo. Quelques-uns de nos amis insistèrent pour qu’on votât le projet de loi électorale, (page 416) et, comme conséquence, qu’on retardât les élections communales. M. Jacobs, malade à Kreuznach, insista dans ce sens ; M. de Malander aussi, les Anversois de même. Mais nous ne disposions que de peu de temps, et aucune proposition publique ne fut faite. On se mit même d’accord pour ajourner au mois de novembre le dépôt du rapport de M. Schollaert :
La rédaction de l’adresse fut confiée à des commissions de douze membres à la Chambre, et de neuf membres au Sénat. A la Chambre, M. le président de Lantsheere fut chargé de ce soin. Son travail faisait l’éloge de notre régime politique et rendait grâces à la Providence. Le jour où il fut lu au sein de la commission, M. Frère ne fit aucune objection ; MM. Bara, Sainctelette, Tesch et Janson n’étaient pas venus ; mais tous les membres présents convinrent qu’on réclamerait la signature de tous les députés. Cependant, quelques membres de la gauche demandèrent à la lire ; ils protestèrent contre ses constatations ; M. Sainctelette fut le plus animé ; ils déclarèrent ne pouvoir se féliciter d’un état de choses qui leur était si contraire ; M. Frère retira alors la signature qu’il avait déjà donnée, et l’on décida que l’adresse serait signée par le bureau seul ; à la suite de cet arrangement, une résolution analogue fut prise par le Sénat.
L’affaire du Congo ne vint qu’après les fêtes du mois de juillet. Elle consistait en un prêt de 25 millions avec éventualité de l’annexion de l’État à la Belgique au bout de dix ans. Le parti libéral, à l’exception d’une petite fraction, n’y paraissait pas d’abord très favorable ; le comte de Kerchove goguenardait, quand lecture fut (page 417) donnée du projet ; d’autres ne témoignaient guère de meilleures dispositions. Petit à petit pourtant, ils changèrent d’attitude. Le second jour des fêtes, le Roi donna un grand dîner ; il y entretint longuement M. Bara ; il en fit de même avec moi ; il était déjà convaincu qu’il n’avait guère d’opposition à attendre des libéraux ; mais, en même temps, il me dit que c’était un grand honneur pour le parti catholique de résoudre cette question.
Les prévisions royales se réalisèrent ; M. Frère attaqua l’attitude du Cabinet dans un assez mauvais discours ; en fin de compte, ses amis et lui votèrent le projet.
Un instant cependant d’assez grosses alarmes avaient surgi. Le gouvernement français venait de déposer à la Chambre des députés des documents d’où l’on pouvait inférer que la France se réservait de se prévaloir vis-à-vis de la Belgique de son droit de préférence sur le Congo. Le baron Lambermont fut envoyé à Paris, et, à la suite d’une conversation avec M. Ribot, ministre des Affaires étrangères, il adressa à M. Beernaert un télégramme relatant les paroles de son interlocuteur et nous donnant pleine satisfaction. M. Beernaert se disposait à lire ce télégramme à la Chambre, quand M. Bourée, ministre de France, intervint. Dans une lettre à M. Beernaert, il déclara que la pensée du gouvernement français était bien celle qu’exprimait le télégramme de M. Lambermont, mais que ce gouvernement ne désirait pas que les termes du télégramme pussent lui être attribués. Dans ces circonstances, le télégramme ne fut pas lu. Mais M. Beernaert se crut en droit de rassurer complètement le Parlement sur les dispositions de la France. M. Frère, à raison de ces dispositions, avait insisté auprès du (page 418) président de la Chambre pour que le projet fût ajourné. Cette suggestion avait été immédiatement écartée.
En dehors de ces deux objets, la session extraordinaire ne porta guère que sur le projet de loi relatif aux falsifications des denrées alimentaires. Néanmoins, un vif débat avait précédé la révision des élections de Thuin ; mais il était apparent que la gauche manquait de souffle, malgré l’excitation dont quelques-uns de ses membres se montraient animés, principalement vis-à-vis des ministres.
Ainsi se termina l’année parlementaire. Elle avait été marquée pour moi par de nombreux travaux et de grandes fatigues. A la suite des élections, j’avais écrit dans la Revue générale un article sur la situation, qui fut lu et cité partout. Je ne puis mentionner ici la Revue générale sans constater que, quelques mois auparavant, nous nous étions séparés de M. de Haulleville. La reconstitution de la revue s’était faite avec le concours de beaucoup d’hommes distingués, notamment de professeurs de Louvain et de Liége, et avec l’espoir que nous pourrions lui imprimer un nouvel essor.
Au mois de juillet, les avocats à la Cour de cassation m’avaient élu bâtonnier. A la veille des élections, le gouvernement m’avait promu au grade de commandeur de l’Ordre de Léopold. J’appris, depuis, que M. Beernaert avait considéré comme une gracieuseté de sa part de m’avoir nommé commandeur de l’Ordre de Léopold quatre ans après que j’eusse été nommé officier.
A peine la session était-elle terminée que M. le procureur général van Schoor vint annoncer à M. Beernaert qu’une ordonnance de non-lieu serait provoquée par lui (page 419) dans l’affaire Nieter. C’était, pour le gouvernement, une assez forte déconvenue. Mais M. Beernaert m’affirma qu’il savait pertinemment que l’auteur des détournements de documents était bien Nieter. Il ajouta que celui-ci était un homme des plus dangereux et que, au témoignage de M. Bourée, il était, depuis nombre d’années, l’espion du gouvernement français.
Les vacances parlementaires donnèrent, en matière d’enseignement, deux satisfactions aux catholiques. L’école normale d’humanités de Liége et l’école moyenne de filles de Couvin furent supprimées.
La suppression de la première était la conséquence des dispositions votées à l’occasion de la loi sur l’enseignement supérieur. On craignait un peu que M. de Volder ne reculât l’exécution de cette mesure. Il faut lui rendre cette justice qu’il n’en fit rien. La fermeture de l’école moyenne de filles de Couvin était sollicitée depuis trois ans : promise par M. Thonissen, elle avait toujours été différée par M. de Volder. Chaque année, lors du budget de l’Instruction publique, elle était réclamée. M. de Volder répondait vaguement ; finalement, au mois de juillet 1890, je lui écrivis pour lui dire que, s’il ne prenait pas une décision favorable, je proposerais à son budget un amendement impliquant la suppression de l’école. C’est ainsi que j’obtins gain de cause. Mais combien n’était-il pas pénible de devoir toujours recourir aux grands moyens !
A peine les Chambres s’étaient-elles séparées que des meetings ouvriers, secondés par la presse libérale presque tout entière, réclamèrent de nouveau la révision de la Constitution et le suffrage universel. Les chefs de (page 420) parti ouvrier organisèrent le 10 août une manifestation socialiste à Bruxelles, à laquelle prirent part de nombreux ouvriers venus de divers côtés. Assurément, il ne fallait rien exagérer ; mais on annonçait qu’à la suite de cette manifestation, la grève générale serait décrétée si le suffrage universel n’était pas accordé, et, d’après des renseignements sérieux, dans quelques centres industriels, la menace avait réussi à faire adopter pour programme le suffrage universel par une fraction importante des classes laborieuses.
Je craignis que, si ce mouvement n’était pas contrarié, des conservateurs, les uns par lassitude, les autres par inconscience du péril, ne se laissassent aller à sacrifier la Constitution. J’écrivis donc le 31 août au Patriote une lettre pour sonner de nouveau le ralliement de tous les conservateurs autour de la Constitution. Aucun organe catholique ne me contredit ; beaucoup d’entre eux applaudirent. Quant à la presse libérale, elle se livra contre moi à un véritable déchaînement. Son plan avait été de nous entraîner à sa suite et de nous faire consentir à la révision : il se trouvait momentanément éventé.
A quinze jours de là, le 14 septembre, se tint un congrès socialiste ; il décréta la grève générale, mais repoussa l’exécution de cette résolution jusqu’à ce qu’elle fût possible. C’était un recul. Il était néanmoins incontestable que les difficultés de la question ouvrière grandissaient et qu’elles ne pouvaient tarder à dominer la situation.
C’est donc très opportunément qu’au mois de septembre se réunit à Liége le troisième congrès des oeuvres sociales.
(page 421) Dès le printemps, une réunion avait arrêté chez Mgr Doutreloux les grandes lignes du programme. On avait décidé notamment de substituer, à la seconde section des congrès précédents (oeuvres sociales), une section intitulée Législation internationale. Ce terme était bien vague ; je le fis remarquer ; mais peut-être n’était-il pas mauvais de convaincre les esprits sagaces de la difficulté d’arriver, en matière sociale, à une législation commune à tous les pays.
Je suis porté à croire que le but des organisateurs du congrès, M. Collinet et le comte Waldbott de Bassenheim, était tout autre : ils voulaient créer un mouvement en faveur d’une législation de ce genre. Je m’en aperçus au choix des rapporteurs des principales questions inscrites dans cette section, le comte de Kuefstein, le chanoine Winterer, l’abbé Pottier, professeur au grand séminaire de Liége, le R. P. Lehmkuhl, tous interventionnistes plus ou moins décidés. La présidence de cette section avait été confiée à un homme de la même opinion, le comte Blome, membre de la Chambre des seigneurs d’Autriche, et la conversation que j’eus avec lui et le comte de Kuefstein au dîner donné chez M. Collinet le jour de l’ouverture du congrès, me prouva qu’ils étaient résolus à tenter un effort dans le sens de leurs idées. M. de Kuefstein était même partisan du minimum de salaire, et l’abbé Pottier se rangeait à la même thèse. Au cours du dîner, Mgr Rutten, vicaire général de Liége, me fit part des tendances de ce dernier. Après le dîner, je communiquai mes appréhensions à Mgr Doutreloux ; celui-ci, tout en admettant une certaine intervention de l’État, paraissait les partager dans quelque mesure ; (page 422) il me dit qu’il ouvrirait lui-même la seconde section et qu’il recommanderait la modération et la conciliation.
Ici, une explication me paraît nécessaire. J’ai toujours pensé, et je pense encore, que la loi peut intervenir pour aider et protéger l’ouvrier. C’est pourquoi j’avais, dès le deuxième congrès, demandé la réglementation du travail, l’assurance obligatoire et la personnification civile des unions professionnelles. Mais autre chose est l’intervention de la loi, autre chose celle de l’État ; et encore ne faut-il admettre l’intervention de la loi que quand elle est nécessaire pour aider la liberté individuelle et non pour se substituer à elle. C’est pour marquer, dès le début du congrès, ma manière de voir que, dans le discours que je prononçai à la séance d’ouverture, tout en dénonçant le travail exagéré auquel certains ouvriers étaient soumis et en réclamant pour eux la liberté du dimanche, je fis appel, pour réprimer ces abus, plus aux influences morales qu’à la contrainte, et je prononçai ces paroles «J’ai peur de l’État et je hais le césarisme. » Ces paroles furent énergiquement applaudies ; mais elles n’exprimaient pas l’avis de l’assemblée tout entière. Mgr Korum, évêque de Trèves, vint me dire qu’il me combattrait ; Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, approuva, au contraire, mon langage dans les termes les plus gracieux.
La question de l’intervention de la loi et de l’État se posa dans deux sections : la deuxième et la troisième.
Dans la deuxième on devait traiter de la réglementation du travail, de la durée de la journée de travail et du minimum de salaire ; dans la troisième, de l’assurance (page 423) ouvrière et de la personnification civile des unions professionnelles.
Les débats de la deuxième section furent plus animés que ceux de la troisième. La personnification civile des unions professionnelles ralliait, en effet, tous les catholiques : elle apparaissait comme une mesure de protection. L’assurance ouvrière et, surtout, l’assurance obligatoire furent assez vivement discutées. Un jésuite français, le Père Forbes, combattit, presque passionnément l’assurance obligatoire. Il eut un double tort, celui de ne pas s’être renseigné sur les législations étrangères et celui de donner à ses développements une forme trop scolastique. La section persista dans les résolutions votées précédemment, mais celles-ci n’allaient pas jusqu’à recommander l’organisation de l’assurance par l’État.
Dans ces questions difficiles et complexes, on ne distingue pas assez entre l’État et la loi. Cette confusion régna dans les discussions de la deuxième section, discussions qui prirent, à certain moment, un tour trop animé. Cependant la victoire resta plutôt aux idées de modération et de conciliation. Au point de vue de la réglementation du travail, la section alla un peu plus loin que la loi belge, en demandant qu’on légiférât au sujet des femmes majeures. Mais elle écarta la question du minimum du salaire ; et, en ce qui concerne la durée du travail, tout en disant que la loi pouvait intervenir et qu’il serait désirable qu’une législation internationale fut élaborée, elle admit des maxima variables suivant les pays et les industries : c’était, en quelque sorte, se contredire ; où serait le caractère international (page 424) d’une semblable législation ? Mais, quand la division est profonde on aboutit souvent à des résolutions reflétant des idées opposées, et l’on doit féliciter le chanoine Winterer d’avoir, quoique Allemand, proposé une transaction acceptable. Les conclusions trop absolues du comte Ruefstein furent écartées. En somme, l’assemblée resta bien en deçà des conclusions de la lettre que lui avait adressée le cardinal Manning.
On ne peut méconnaître toutefois qu’une certaine intervention de la loi fût dans les vœux de la majorité de l’assemblée. Et il était vraisemblable que les décisions qui reflétaient ce sentiment seraient appelées à exercer sur les catholiques du dehors une action durable. J’ai déjà dit que cette intervention était aussi dans mes désirs. Mais elle n’échappera à un caractère dangereux que si elle est étroitement limitée.
Il serait injuste, au surplus, de contester l’importance des congrès de Liége. Les notabilités qui y ont pris part, le retentissement qu’ils ont eu à l’étranger, l’affluence des orateurs et des auditeurs, la gravité et la variété des résolutions prises, tout autorisait à croire que ces grandes assises exerceraient une action sérieuse. Tel fut, du reste, le sentiment des organes libéraux les plus importants de l’étranger. Dans notre pays, les libéraux que la haine du catholicisme ne domine pas exclusivement pensèrent de même. Mais la petite presse libérale ne trouva, pour combattre les congrès, qu’un dénigrement systématique et des arguments misérables.
On pouvait pressentir aussi que les voeux adoptés donneraient aux oeuvres ouvrières une impulsion nouvelle et puissante Là réside principalement la solution (page 425) de la question sociale. La législation peut enlever quelques griefs aux ouvriers ; mais les oeuvres seules peuvent guérir les âmes.
J’avais, pendant toute la durée du troisième congrès, été très absorbé par la direction des travaux de la section que je présidais. La plupart des conclusions ne m’étaient parvenues qu’au dernier moment, et il m’avait fallu élaguer les unes, modifier les autres, en tâchant de ne pas blesser leurs auteurs. Ce labeur avait été assez lourd. J’utilisai cependant les loisirs que me laissèrent les séances des sections et de l’assemblée générale à m’entretenir avec les illustrations étrangères. C’est un des attraits les plus grands des congrès de ce genre. Causer avec Mgr Korum et le chanoine Winterer, ces vaillants champions de la cause catholique en Allemagne, et avec une foule d’illustrations du même pays ; avec Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, faisant entendre au sujet de la situation de la France une note plutôt optimiste et dont la parole pleine de bonne grâce et d’atticisme touchait à tout sans effort ; avec le comte de Kuefstein, qui déclarait les catholiques incapables d’organiser une presse et des écoles en Autriche ; avec lord Asburham, pair d’Angleterre, converti au catholicisme et partisan de M. Gladstone dans la question irlandaise ; avec Mgr Vaughan, évêque de Salford, déjà alors successeur présumé du cardinal Manning, conservateur et plutôt anti-Irlandais ; avec beaucoup de Hollandais qui manifestèrent la conviction que le service personnel serait rejeté dans leur pays, c’était assurément pour moi un régal d’un prix sans pareil, et je le goûtai vivement.