(paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)
(page 364) La session de 1887-1888 fut précédée d’un changement ministériel. M. Thonissen se retira et fut remplacé à l’Intérieur par M. de Volder, dont le portefeuille échut à (page 365) M. Lejeune. M. Beernaert m’annonça ce changement par une lettre disant, au sujet de M. Lejeune : « Vous jugerez comme moi que c’est là une précieuse acquisition : » Je me gardai bien d’approuver cette combinaison. C’était, selon moi, une faute grave que de conférer les deux portefeuilles politiques du Cabinet à des hommes étrangers au Parlement. D’autre part, M. Lejeune n’avait jamais été mêlé au mouvement politique ; il n’était initié ni à notre histoire, ni aux traditions de notre cause. Sans doute, il possédait un talent brillant ; mais son esprit était dépourvu de toute précision et de toute portée pratique.
Quant à M. Thonissen, il était réellement souffrant. Son état de santé a été la cause immédiate de sa retraite. Mais il n’en est pas moins vrai que M. Beernaert avait supporté impatiemment pendant trois ans le mariage qu’il avait contracté avec lui.
Depuis un an, M. Beernaert avait consenti à ce que le projet de loi portant des modifications aux lois provinciale et communale fût porté à l’ordre du jour. Ce projet avait été rédigé par M. Jacobs et par moi et j’en étais le rapporteur. Il devait être discuté dès le début de la session. Le 30 octobre, M. Beernaert me convoqua dans son cabinet avec MM. Jacobs, de Volder et Lejeune, pour nous mettre d’accord sur ses dispositions. M. Beernaert, dans cette délibération, nous demanda s’il ne fallait pas, à l’occasion du projet, définir les droits du gouvernement en matière de répression d’émeutes. Il penchait pour l’affirmative. Je répondis : « J’eusse été de cet avis avant le mois de novembre 1884 ; mais, à cette époque, les droits du gouvernement (page 366) ont été reconnus dans des termes si larges que tonte définition ne pourrait que les affaiblir. » M. Beernaert insista un peu ; mais tout le monde finit par se ranger à mon avis.
La discussion fut approfondie à la Chambre : j’en soutins presque entièrement le poids. Toutes les modifications proposées par le projet furent successivement adoptées.
Cependant cette concession ne suffisait pas à nos amis. M. Beernaert se montrait de plus en plus disposé à ne leur donner comme satisfaction que des lois d’affaires et des nominations. J’étais d’un avis contraire, et c’est pourquoi je résolus de faire voter pendant la session une loi politique. Je déposai un projet réprimant les abus des bureaux de bienfaisance qui avaient refusé tout secours à ceux qui enverraient leurs enfants dans les écoles catholiques. Le ministère ne put faire autrement que s’y rallier, et, après des débats assez chauds, la loi fut votée.
De son côté, M. Vandenpeereboom, mis en demeure d’exécuter ses promesses dans la question des ingénieurs, établit des examens d’État et un concours pour tous les candidats d’où qu’ils vinssent. Une discussion intéressante surgit au sujet de cette réforme. La droite remercia le Ministre d’avoir établi en principe l’égalité entre l’enseignement libre et l’enseignement officiel ; mais elle se réserva de reconnaître à toutes les universités, lors de la loi sur l’enseignement supérieur, le droit de conférer des grades d’ingénieur, sauf au gouvernement à instituer un concours pratique, s’il le jugeait convenable. Les orateurs de la gauche reconnurent que (page 367) le système était plus logique ; M. Vandenpeereboom penchait visiblement à l’accepter ; toutefois, il ne s’engagea pas formellement, M. Beernaert n’ayant pas donné son assentiment.
Deux mesures tenaient à cœur à la droite : une compensation en faveur des instituteurs démissionnaires en 1879, et une loi électorale.
La cause des instituteurs démissionnaires intéressait l’honneur du parti, Nous avions été saisis successivement de pétitions nombreuses, et toujours, mes amis et moi, nous les avions défendues. La solution fut longtemps cherchée ; je la trouvai enfin dans une extension à donner à une loi de 1884, proposée par M. Van Humbeek ; je l’exposai à la Chambre et dans une réunion de la droite.
M. Beernaert s’obstina à la repousser ; il consentit seulement à faire voter un crédit de 30,000 francs pour venir au secours des anciens instituteurs nécessiteux. Je me réservai d’user dans la session suivante de mon initiative parlementaire.
Quant à une loi électorale, M. Beernaert l’avait promise dès le mois de novembre à plusieurs de mes collègues. Ils me rapportèrent ces promesses. Je leur répondis : « Vous verrez, vous n’aurez dans la session actuelle que la suppression du certificat scolaire, lequel est exigible, à partir de 1888, des capacitaires d’examen. » Ils protestèrent ; l’événement devait me donner raison. Cependant pendant les vacances de Noël, j’allai interroger M. Beernaert au sujet de ses intentions. Il me dit : « Je suis bien obligé de déposer une loi électorale, à cause du certificat scolaire. - Portera-t-elle sur le certificat scolaire seulement ? - Non, sur d’autres points encore. » (page 368) L’engagement ne se réalisa pas. Le projet, tel qu’il fut déposé, ne comportait que la suppression du certificat ; je fus nommé rapporteur, et je défendis en séance publique contre M. Frère la suppression proposée. Je dois ajouter que, dans la discussion de son budget, M. de Volder avait promis de déposer un projet plus complet.
Une escarmouche eut lieu à propos de la représentation proportionnelle. Un projet avait été présenté par M. de Smedt. On en discuta la prise en considération.
M. Beernaert l’appuya, en manifestant ses sympathies pour la réforme ; je l’appuyai aussi, en me prononçant contre. Mon but était de donner à mes amis une direction sur cette question, et je pense avoir réussi.
Les travaux de la session ne m’empêchèrent pas de m’occuper de mes œuvres ordinaires et de continuer ma collaboration à la Revue générale. En outre, on m’avait déféré la présidence d’un comité chargé d’écrire, à l’occasion du jubilé du pape Léon XIII, le Livre d’or de son pontificat. Les écrivains qui s’associèrent en vue de ce travail furent chargés chacun de la rédaction d’un chapitre. On m’attribua le chapitre traitant de Léon XIII et la question sociale. Nous n’eûmes de difficultés que du côté de M. de Haulleville. On lui avait demandé d’écrire, comme annexe, l’histoire des nonces en Belgique ; son manuscrit, qui aurait pu être admis s’il s’était agi d’une œuvre de polémique, était fort déplacé du moment où l’ouvrage avait le caractère d’un hommage au Saint- Père ; invité à y apporter des modifications, M. de Haulleville regimba ; mais nous tînmes bon.
Nous avions également des embarras à son sujet à la Revue générale. J’y avais fait admettre cette idée que (page 369) tout article, soit militaire, soit relatif à la protection et au libre échange, devrait passer par le comité de rédaction. M. de Haulleville avait été fort mécontent ; mais il avait dû se soumettre ; bientôt ses relations avec la Jeune Belgique nous causèrent de nouveaux ennuis ; il accueillait dans la revue des articles de cette école qui froissèrent notre clientèle catholique et conservatrice ; des observations lui furent faites ; il se déclara prêt à se retirer. En outre, le bilan de 1887 nous convainquit que nous avions perdu pas mal d’abonnés ; de nouvelles observations furent échangées à cette occasion ; M. de Haulleville les prit mal, il voulait « la dictature » ; il déclara derechef qu’il désirait se séparer de nous ; nous acceptâmes sa retraite en principe. Provisoirement, il fut entendu que le comité exercerait une action plus directe sur la composition du recueil.
La préparation des élections préoccupa tout l’élément militant du parti catholique pendant les premiers mois de l’année 1888. Les nouvelles des provinces étaient fort mélangées. Quant à l’élection de Bruxelles, on l’avait longtemps considérée comme perdue d’avance. Cependant les divisions des libéraux, à l’approche du scrutin, s’étant accentuées, l’espoir reprit dans les rangs de la coalition de 1884 et le succès de nos candidats fut entrevu comme possible. Il y avait un gros point noir : c’étaient les tiraillements qui existaient au sein de cette coalition ; ils étaient le résultat de la conduite de l’association des indépendants et de quelques-uns des députés de Bruxelles. J’ai déjà dit que les indépendants, tout en se proclamant conservateurs, étaient possédés de la fièvre de créer un parti nouveau. Je redoutais beaucoup (page 370) cette éventualité : notre force est dans notre union, et je considérais comme un devoir d’écarter, parmi les conservateurs, toute tentative de division. Je disais à mes collègues de Bruxelles : C’est vrai, vous êtes le produit d’une coalition ; que les uns parmi vous restent donc libéraux modérés ; que les autres soient des nôtres ; de cette façon, nous pourrons vous soutenir tous ; mais ne nous reniez pas en masse, car alors nos électeurs ne marcheront plus au scrutin.
M. d’Oultremont n’admettait pas ce point de vue. Il voulait constituer un tiers parti, et son secret espoir était d’y attirer une fraction de la droite et de la gauche. C’est pour prévenir le succès de ce plan que, le 11 décembre, à l’anniversaire du cercle catholique de Gand, je prononçai un discours où j’affirmai qu’il n’y avait à la Chambre ni extrême droite ni centre droit, mais une droite unie autour d’un même programme.
Le discours eut un long retentissement, et les indépendants, si peu nombreux qu’ils fussent (car ils ne formaient qu’une infime minorité), se montrèrent très vexés. Près de trois mois après, leur association, ayant à choisir un nouveau président, nomma M. Théodor ; celui-ci leva, dans son discours d’inauguration, le drapeau du tiers parti ; il ne réussit pas à assigner un programme à ce prétendu parti nouveau ; mais il attaqua vivement le parti libéral et le parti conservateur ; il appela ce dernier un parti fermé et exclusif, soumis au joug de l’autorité ecclésiastique. La maladresse était grande, car nous avions besoin de toutes nos forces pour l’emporter à Bruxelles, au mois de juin, et voici que M. Théodor tirait sur une fraction de ces forces, de beaucoup (page 371) la plus nombreuse Le lendemain, je demandai à M. d’Oultremont : « Approuvez-vous le langage de M. Théodor ? - Oui, me dit-il, absolument. »
L’association conservatrice ne pensait pas ainsi, et son comité, dans plusieurs réunions, décida qu’il repousserait la candidature de M. Théodor, si elle était mise en avant. Je m’associai vivement à cette résolution ; je dirai plus, je l’avais recommandée. M. d’Oultremont l’apprit, se fâcha fort et prétendit nous imposer M. Théodor ; M. Simons était d’accord avec lui, M. Bilaut était d’un avis contraire. De longues négociations eurent lieu ; finalement, M. Nothomb, président de l’association conservatrice, céda. La chose faite, le bureau de l’association convoqua les travailleurs, plus quelques autres personnes parmi lesquelles je me trouvais, soi-disant pour leur soumettre la liste. Je dis au Bureau : « Vous avez commis deux fautes : vous avez choisi pour le Sénat M. t’Kint, qui n’est pas sympathique à la campagne, et pour la Chambre, M. Théodor, auquel les catholiques sont hostiles. Ces deux noms ne conviennent pas ; mais la liste est ne varietur ; nous ne pouvons plus y toucher. » Le Bureau protesta ; mais c’était comme cela ; le temps manquait pour ouvrir au sujet de sa composition de nouvelles négociations avec l’association des indépendants.
Je dois ajouter que M. Nothomb nous lut une déclaration du comité des indépendants reconnaissant que M. Théodor avait fait erreur en attribuant à l’association conservatrice un esprit d’exclusion qu’elle n’avait jamais eu. Mais il n’en restait pas moins le porte-étendard du tiers parti, et si, dans ces conditions, il était entré à (page 372) la Chambre, il fût devenu l’expression de la scission parmi les conservateurs.
Que fallait-il faire ? J’étais fort combattu. On m’avait demandé de ne pas attaquer M. Théodor dans la séance générale de l’association ; je me rendis à ce désir. Mais fallait-il prêcher l’abstention sur son nom ? Je ne fis pas de propagande contre lui ; seulement je déclarai à plusieurs de mes amis que je ne voterais pas pour lui ; ils me répondirent qu’ils agiraient comme moi, et cela suffit pour que M. Théodor échouât.
Le résultat fut la rentrée à la Chambre de M. Buls. Certes, il n’avait pas mes sympathies ; mais, à tout prendre, j’estime que son élection ne pouvait entraîner de graves conséquences. M. Buls était un adversaire ; eu égard à notre forte majorité, il ne pouvait nous gêner ; M. Théodor était un allié scissionnaire ; il pouvait semer des germes de discorde parmi nous et devenir ainsi un sérieux embarras.
A Nivelles, nous perdîmes M. Jules de Burlet. Mais, partout ailleurs, les élections furent heureuses pour nous ; nous conquîmes même les sièges de Virton et d’Ostende. L’on ne peut contester que le pays s’était montré, par ses choix, hostile au service personnel. Les députés de la droite qui avaient voté le service personnel avaient bien, à une exception près, été réélus ; mais leurs noms avaient été très discutés avant le scrutin ; à Courtrai et à Turnhout, MM. Vandenpeereboom, Lammens et Nothomb n’avaient été réélus qu’à la suite de déclarations diverses impliquant que la question était désormais écartée. Je viens de dire à une exception près ; je veux parler de M. de Becker. M. de Becker ne tenait (page 373) guère à son mandat ; mais M. Beernaert désirant qu’il fût réélu, M. de Becker, par déférence pour ce désir, s’abstint, sans solliciter de nouvelle investiture, de prendre spontanément sa retraite ; il pensait que, de cette façon, il serait réélu sans difficulté ; il se trompait : à Louvain on ne voulait plus de lui ; on s’arrangea de façon à le mettre de côté, en argumentant de ce qu’il ne réclamait pas un nouveau mandat. Quand il apprit cette résolution, il fut fort indigné et envoya sa démission de membre de l’association conservatrice de Louvain : on se contenta d’en prendre acte.
M. Beernaert avait à droite, avant les élections, trois gardes de corps : MM. de Becker, J. de Burlet et de Bruyn ; il en avait perdu deux. On peut donc dire que les élections, en renforçant notre opinion, n’avaient pas servi les intérêts directs de M. Beernaert.
Je constatai les résultats des élections dans la livraison de juillet de la Revue générale, et j’en fis ressortir la portée, au double point de vue de la situation des partis dans les Chambres et de la question militaire. M. de Haulleville attaqua, dans le Journal de Bruxelles, les points de cet article qui concernaient la position des indépendants et le service personnel. Tout le reste de la presse catholique m’approuva vivement ; M. de Haulleville ne répliqua pas ; il avait été blâmé par M. de Lantsheere ; chaque fois qu’il commettait une incartade, les choses se passaient ainsi, et voilà pourquoi les polémiques du Journal de Bruxelles s’arrêtaient court. Je saisis, du reste, la première occasion qui se présenta pour affirmer l’union de notre parti autour d’un programme unique. Cette occasion s’offrit au mois d’août, lors du banquet (page 374) offert à M. de Cock à Bruges. Mes paroles furent longuement applaudies et toute la presse battit des mains.
Le Journal de Bruxelles s’associa cette fois aux éloges que je recevais de toutes parts ; mais il dépassa la vérité dans sa glose ; il soutint que j’avais adhéré « à la direction qu’imprimait M. Beernaert à la politique de la droite. » Assurément, j’étais d’avis que le ministère devait être maintenu ; mais de là à faire croire que je m’inclinais en tous points devant la direction de M. Beernaert, il y a loin : d’abord, parce qu’il n’y avait pas de direction active de sa part, et ensuite, parce que, n’approuvant pas son désir de ne rien faire, je me réservais dans l’avenir d’user de mon initiative, comme je l’avais fait dans le passé.
Deux mois après les élections, M. de Moreau donna sa démission de ministre de 1’Agriculture : elle n’eut pas d’autre cause que son état de santé. Il avait beaucoup travaillé pendant les quatre années qu’il avait dirigé son département. Il n’avait jamais eu de position politique dans le Cabinet, et toujours il s’était abstenu de prendre part à aucun débat étranger à l’administration qu’il dirigeait.
A peine la retraite de M. de Moreau fut-elle connue, qu’on agita dans la presse, pour le remplacer, les noms les plus divers. La plupart de ceux qu’elle mit en avant ne furent même pas prononcés au Conseil des ministres. Deux furent sérieusement discutés : MM. Mélot et de Bruyn. On a soutenu que les catholiques les plus ardents avaient voulu imposer M. Mélot à M. Beernaert. La vérité est que, dès que M. de Moreau eut fait connaître (page 375) ses intentions, M. Beernaert répondit : « Nous prendrons Mélot. » Mais des objections diverses vinrent de plusieurs côtés, même de Namur, et c’est ainsi que M. de Bruyn finit par être choisi. Il accepta, mais non sans résistance ; il dut, en effet, sacrifier plusieurs positions financières. Ce qui le distinguait, c’était une grande facilité à traiter les affaires. A ce point de vue, son entrée dans le Cabinet pouvait être utile ; au point de vue politique, il partageait les idées de M. Beernaert, ou plutôt depuis quatre ans, il avait presque toujours affecté de ne pas en avoir d’autres que lui. Il avait voté, à la vérité, pour les droits d’entrée sur le bétail et contre le service personnel ; mais il l’avait fait sans grand enthousiasme, et peut-être, s’il avait été complètement libre de ses mouvements, ne se serait-il pas prononcé dans ce sens.
Pendant les vacances parlementaires décéda subitement l’un des députés de Bruxelles, M. Systermans. Fallait-il disputer son siège aux libéraux, qui présentaient M. Graux, et aux radicaux, dont le candidat était M. Féron ? Les députés et les sénateurs de Bruxelles ne le croyaient pas. Le comité des indépendants et celui de l’association conservatrice partageaient cet avis ; ils réunirent l’un et l’autre, presque au dernier moment, des assemblées générales, convaincus que celles-ci se rallieraient à leur manière de voir. Aux indépendants, le président, M. Allard, parvint, en levant brusquement la séance, à prévenir toute opposition. Mais à l’association conservatrice, je m’élevai énergiquement (page 376) contre l’abstention ; je fus soutenu par M. Alex. de Burlet qui fit, à cette occasion, sa rentrée à l’association et dont l’intervention surprit un peu. Piqué au jeu, le comité se déclara prêt à entamer la lutte, si l’association le décidait ; mais il ajouta qu’en présence des attaques dont il venait d’être l’objet, il donnerait sa démission. Ceci se passait le vendredi 12 octobre ; l’élection devait avoir lieu le 22. On fixa une seconde assemblée générale au dimanche 14 ; dans l’intervalle, le comité avait cherché un candidat ; aidé de M. Beernaert, il obtint l’assentiment de M. Louis Powis de Tenbossche, et celui-ci fut proclamé par l’association conservatrice, tandis que quelques indépendants, mécontents de l’abstention de leur association, fixèrent leur choix sur M. Van Bunnen.
MM. Powis et Graux arrivèrent au ballottage. Le premier avait réuni plus de cinq mille voix, et ce résultat encourageant donna du cœur aux travailleurs de l’association conservatrice. Beaucoup d’indépendants, M. A. d’Oultremont entre autres, n’avaient pas voté. Ils prirent part au second scrutin, et M. Powis l’emporta. On voulut bien m’attribuer en grande partie l’honneur de cette victoire, qui eut partout du retentissement. J’en appris la nouvelle à Renaix, où j’inaugurais le nouveau local du cercle catholique l’enthousiasme fut à son comble.
L’élection de M. Powis était doublement heureuse : elle écartait M. Graux ; elle apprenait aux indépendants qu’ils ne pouvaient seuls faire la loi à Bruxelles. Cette leçon jointe à celle résultant de l’échec de M. Théodor n’était pas inutile et devait porter ses fruits.
(page 377) On approchait de l’ouverture de la session. M. Beernaert me manda pour conférer avec lui au sujet des questions politiques pendantes. Il m’entretint principalement de deux points.
Le premier se rapportait à l’organisation de la réserve ; le général Pontus, me dit-il, est résolu à se retirer si, dans la prochaine session, on ne crée pas les cadres de la réserve, comportant une dépense de 600,000 francs.
M. Beernaert semblait très peu enthousiaste de cette mesure ; mais il redoutait de devoir se séparer du général Pontus, avec qui il me pria de m’entretenir de ses projets.
Le second point concernait les questions électorales.
M. Beernaert comprenait qu’il ne pouvait plus les ajourner. Il désirait étendre le suffrage pour les Chambres. Je lui démontrai que, du moment où il ne voulait pas se rallier au projet formulé par la droite en 1881 et dont la disposition principale avait pour objet la division de la contribution foncière, il n’y avait rien ou presque rien à faire au point de vue des élections législatives. Restaient les élections provinciales et communales. J’insistai pour la suppression des capacitaires de droit ; M. Beernaert me dit que c’était accordé ; mais il paraissait favorable à l’octroi du droit électoral à l’occupant dans les conditions de notre projet de 1881. J’élevai quelques objections ; il n’insista pas, et je lui dis en terminant : « Puisque la loi électorale à faire ne portera que sur un ou au plus deux points, déposez-la sans retard. - Tout de suite ! » me répondit-il.
Tout le commencement de la session fut absorbé par la discussion de la loi flamande présentée par M. Coremans (page 378) et destinée à donner, devant les tribunaux, de nouvelles garanties aux Flamands. Je me montrai favorable à une partie des revendications flamandes ; mais je soutins que, si un prévenu flamand réclamait une procédure française, il fallait la lui accorder. Il sortit de ces longs débats une loi transactionnelle qui accorda aux Flamands des satisfactions notables. M. Lejeune avait réussi à mécontenter à peu près tout le monde ; ses incertitudes, ses contradictions, ses improvisations causèrent plus d’une fois un véritable désarroi, et l’on peut dire qu’à aucun moment il ne dirigea la discussion avec autorité. Le vote de la loi eut pour effet d’apaiser momentanément certains groupes flamands. Mais il était à prévoir que ce succès leur en ferait poursuivre d’autres, et que la question flamande allait devenir de plus en plus l’un des grands embarras de notre politique intérieure.
Avant les vacances de Noël, M. Beernaert réunit la droite pour la consulter au sujet des questions électorales. Je pus découvrir immédiatement dans son attitude une préoccupation qui ne s’était pas fait jour, au moins au même degré, dans notre entretien précédent ; il insista pour qu’on étendît le suffrage à tous les degrés. La droite en majorité n’était pas favorable à cette réforme ; les idées les plus diverses et les plus opposées se firent jour, et l’on se sépara sans conclure. Le lendemain, la Réforme publia un compte rendu assez exact de la délibération. M. Beernaert, très mécontent de voir que, malgré les engagements pris, le secret n’avait pas été gardé, déclara qu’il ne réunirait plus la droite. Il devait bientôt s’écarter de cette résolution ; mais au moins (page 379) parut-on d’accord pour reconnaître que les questions électorales ne pouvaient être élucidées dans une réunion plénière de la droite ; l’idée se fit jour, petit à petit, de nommer une commission chargée de s’entendre avec le Cabinet. Elle fut composée de MM. de Smet de Naeyer, Jacobs, Mélot, Nothomb, Snoy, Tack, van Wambeke, Am. Visart et moi. M. Beernaert promit de la convoquer à bref délai ; il ne le fit cependant que pendant les vacances de Pâques, et ce retard donna à penser qu’il était secrètement favorable à un nouvel ajournement de toute solution.
J’étais décidé, et en quelque sorte obligé par mes antécédents, à proposer le remboursement aux instituteurs démissionnaires de leurs versements dans les anciennes caisses provinciales. Dans les sessions précédentes, j’avais pris l’initiative de mesures diverses qui avaient finalement été accueillies ; il me semblait que la session de 1888-1889 ne pouvait se passer sans qu’enfin les réclamations des instituteurs fussent écoutées. A ma demande, le gouvernement avait inscrit en leur faveur, au budget de 1888, un crédit de 30,000 francs, j’estimais que ce n’était pas assez : de là le projet que je déposai à la rentrée des vacances de Noël. Cinq membres de la droite s’unirent à moi, et l’on peut dire que dès que ce projet, très modéré en soi, fut connu, il obtint l’assentiment universel des catholiques. Le Cabinet avait, il est vrai, déclaré antérieurement qu’il repoussait l’idée qui lui servait de base ; mais j’espérais qu’il ne persisterait pas.
Je me trompais. Lorsque j’eus donné lecture des développements, M. de Volder se leva et fit connaître que, (page 380) tout en ne s’opposant pas à la prise en considération, il combattrait la proposition. Un assez vif émoi suivit cette déclaration, et le Cabinet crut devoir expliquer à la droite sa résolution. Celle-ci ayant été réunie à quelques jours de là, sans que l’objet de la convocation eût été indiqué, M. de Volder déploya tout un dossier et se mit à exposer compendieusement les motifs de son hostilité au projet. Au cours de son argumentation, je l’interrompis plusieurs fois pour dire qu’il dénaturait la portée du projet et je demandai la parole. Mais il continua, et, finalement, il posa la question de portefeuille. M. Beernaert s’empressa d’ajouter que le Cabinet s’associait à M. de Volder (Note de bas de page : Le gouvernement redoutait de créer par la voie législative un précédent, que ses adversaires, revenus au pouvoir, eussent pu invoquer. (T.)). Le procédé était au moins étrange discuter un projet de loi pendant une grosse demi-heure et puis jeter l’existence du Cabinet dans la balance, c’était tout à la fois s’attribuer les avantages de la discussion et en rendre la continuation impossible. Aussi je répondis incontinent que je me proposais de réfuter le ministre, mais qu’en présence de ses derniers mots, je n’avais plus qu’à me taire ; je me gardai toutefois de déclarer que je renonçais à mon projet. La droite se montra fort troublée de ce gros incident. M. Jacobs proposa un biais : le doublement au budget de 1889 du crédit de 30,000 francs. Bref, rien ne fut arrêté ; on reconnut seulement qu’un arrangement devait être cherché ; on se promit d’y travailler et de garder le secret. A peine la séance était-elle levée, que M. de Bruyn nous fit connaître que M. Beernaert n’avait pas été autorisé par (page 381) le Conseil des ministres à poser pour le ministère tout entier la question de Cabinet ; nous ne sommes tombés d’accord, nous dit-il, qu’au sujet de la retraite éventuelle de M. de Volder
A quelques jours de là, l’Impartial de Gand publia une lettre de Bruxelles expliquant l’attitude de M. de Volder à l’occasion de mon projet et manifestement inspirée ou même écrite par lui. Je me tus. Mais, presque immédiatement après, le Journal de Bruxelles publia un long article reproduisant toute l’argumentation de M. de Volder à la réunion de la droite. Le but était visible : c’était de jeter le discrédit sur mon projet, en le faisant considérer comme exagéré. Cette fois, je crus ne pouvoir garder le silence et j’entamai avec le Journal de Bruxelles une polémique qui prit bientôt les allures les plus vives. J’appris que M. de Volder avait reçu les épreuves du second article du Journal, où j’étais fortement pris à partie : telle fut la communication que me fit M. Mesens, gérant du Journal.
Cette conduite me causa un légitime mécontentement ; mais je n’aurais pas voulu, pour le servir, provoquer une crise ministérielle, et je poussai, autant que possible, à un arrangement. M. de Volder s’y refusa d’abord, M. Beernaert aussi. Finalement cependant, M. Beernaert, pressé par M. de Lantsheere, consentit à laisser majorer de 10,000 francs le crédit figurant au budget en faveur des instituteurs démissionnaires. C’était peu ; j’insistai, sans succès, pour avoir davantage. Cet incident pénible laissa des traces : les instituteurs furent très irrités contre le Cabinet, et mes rapports avec M. de Volder s’en ressentirent.
(page 382) Pendant que tout ceci se passait, une nouvelle levée de boucliers militariste se produisait. M. d’Oultremont, dans un interview, avait annoncé le dépôt d’une seconde édition de son projet sur le service personnel ; lors d’une petite réunion d’indépendants, il annonça les mêmes intentions. Interviewé à mon tour, je réduisis à leur juste valeur ces démonstrations, et j’annonçai que ma résistance serait la même qu’en 1887. Les choses en étaient là, quand parut sans signature une brochure anonyme qu’on appela, de la couleur de sa couverture, la brochure verte, et qui, sous le prétexte de tracer un programme politique national, recommandait la solution de la question du Congo, l’établissement d’une marine et, sous une forme très agressive pour moi, le service personnel. De qui émanait-elle ? On l’attribua un instant au Roi ; ce n’était pas son style ; j’incline à croire que la brochure avait paru sous son inspiration, mais que le chapitre du Congo était l’œuvre de M. Banning, celui de la marine, de M. Sadoine, et le chapitre militaire, du général Brialmont ; la paternité de ce dernier chapitre finit même par n’être plus contestée.
Cette première brochure fut bientôt suivie d’une seconde, émanée de MM. A. d’Oultremont, Jacmart, Jules Terlinden et van der Burch, deux représentants et deux sénateurs du groupe des indépendants, et qui renfermait, avec exposé des motifs, un projet de loi organisant le service personnel.
Un bruit calculé se fit autour de ces brochures. La seconde fut distribuée gratuitement partout ; elle annonçait clairement le dépôt prochain à la Chambre d’une (page 383) nouvelle proposition en faveur du service personnel. Elle était revêtue de l’adhésion de quatre lieutenants généraux, MM. Brialmont, Nicaise, van der Smissen et Jolly. Le général Pontus fut extrêmement froissé de cette sorte de pronunciamento ; il parla de se retirer ; mais on le retint, en lui accordant la remise en vigueur des circulaires qui défendaient aux officiers d’écrire sans l’autorisation du ministre de la Guerre.
Il me parut que je ne pouvais laisser la parole exclusivement aux partisans du service personnel. M. A. d’Oultremont, ayant obtenu la réunion de l’association conservatrice pour y exposer ses vues, y fut soutenu par le général Jacmart, qui prononça des paroles imprudentes, et par le comte van der Burch. Je leur répondis, appuyé par la majorité de l’assemblée ; le général Jacmart ayant affirmé avec solennité que nous n’avions pas cent trente mille hommes, je l’ajournai à une prochaine discussion au sein de la Chambre, d’où il devait sortir battu. Je fis plus ; je publiai sous ce titre Appel au bon sens public (Appel au bon sens public. Le service personnel et la réforme militaire. Société belge de Librairie. Mars 1889), une courte brochure que je m’efforçai de rendre substantielle. Il ne m’appartient pas de dire si cette réplique eut du succès. Ce qui est certain, c’est que les partisans du service personnel furent déçus de leurs espérances ; les brochures qu’ils publièrent ne firent aucune conversion ; elles irritèrent même certains champions de ce mode de recrutement, qui estimaient que le moment de rouvrir la campagne n’avait pas sonné. MM. d’Oultremont, Jacmart, Terlinden et van der Burch publièrent un nouvel écrit en réponse au mien ; (page 384) ce fut sans résultat appréciable ; leur écrit fut à peine signalé. Ces débats extra-parlementaires eurent leur épilogue à la Chambre, lors de la discussion du budget de la Guerre ; j’y pris une fois de plus mes adversaires à partie, et le sentiment général, à la suite de ces efforts opposés, fut que toute tentative de supprimer le remplacement échouerait à l’heure présente. La session se passa donc sans qu’aucun projet de service personnel fût déposé. Mes amis et moi, nous avions d’ailleurs été aidés par la diversion des radicaux en faveur de la nation armée. Quand parut la brochure de M. Lorand, écrite pour défendre ce système, le colonel Lahure me dit tristement : « Nous sommes débordés !» je lui répondis : « Relisez-moi ; vous verrez que je vous l’avais prédit. »
L’examen des budgets traîna beaucoup. Le budget de l’instruction publique me fournit l’occasion de réclamer quelques suppressions d’écoles vides ou à peu près, et de défendre l’enseignement libre. Il était vraiment pénible de devoir revenir chaque année à la charge pour obtenir quelque chose. Mais l’expérience m’avait appris que ce n’était qu’à force d’instances que quelques concessions pouvaient être arrachées : de là les discours multipliés que je ne cessais de prononcer sur ces délicates questions.
On gagna ainsi les vacances de Pâques. M. Beernaert réunit alors plusieurs fois la commission électorale. Toujours préoccupé de l’idée d’étendre le suffrage, il nous exposa un projet assez développé ayant pour idée mère l’établissement d’un nouvel impôt sur le revenu cadastral, impôt un peu plus élevé, dans les villes que (page 385) dans les campagnes et dont le produit devrait être attribué aux communes, à raison du chiffre de leur population ; moyennant cette mesure, il consentait à supprimer les capacitaires de droit. M. van Wambeke, toujours très ministériel, aurait facilement adhéré ; M. de Smet de Naeyer montrait les mêmes dispositions, moyennant quelques modifications ; moi, je combattis très vivement le projet ; MM. Mélot, Snoy et Tack se rangèrent à mon avis. Un peu décontenancé, M. Beernaert interpella M. Jacobs et lui demanda ce qu’il pensait de tout cela. M. Jacobs s’était-il montré antérieurement favorable à l’idée ? Je suis porté à le croire. Mais, en présence de l’opposition qu’elle rencontrait, il hésita et dit qu’il n’oserait la conseiller. M. Beernaert se vit ainsi obligé de renoncer à la réforme qu’il avait méditée ; il en conclut qu’il n’y avait rien à faire pour étendre le corps électoral législatif ; je lui répondis que je restais partisan de notre projet de 1881, que je ne pouvais en demander l’adoption actuelle, puisqu’il y était hostile, mais que j’espérais qu’un jour la droite y reviendrait. Il fut très vexé de ces réserves.
Restait à examiner ce que l’on ferait des capacitaires de droit. M. Beernaert répugnait à les supprimer, sans une compensation ouvrant la porte électorale à de nouveaux citoyens. Bref, après de vifs débats, on tomba d’accord sur deux points : suppression des capacitaires de droit ; abaissement du cens provincial à 10 francs ; cette dernière mesure avait été admise comme une concession à M. Beernaert.
Il paraissait entendu qu’un projet de loi reposant sur ces deux bases serait déposé à bref délai. Il n’en fut (page 386) rien et je dirai dans un instant pourquoi sa présentation fut différée.
La veille du jour où la Chambre allait reprendre ses travaux, s’ouvrit le Congrès de Malines destiné à donner une impulsion nouvelle aux œuvres du diocèse. L’archevêque, Mgr Goossens, m’avait très instamment et en personne prié d’accepter la présidence d’une des sections, la section des œuvres sociales, et de prononcer un discours en assemblée générale. J’avais un peu hésité ; je craignais que le succès sur lequel il comptait ne fût pas atteint. Je finis cependant par me rendre à ses désirs. Les discussions des sections ne présentèrent que peu d’éclat ; de bonnes résolutions furent cependant votées. Les assemblées générales furent nombreuses, et lorsque, le dernier jour, celui où je devais prendre la parole, je vis l’immense auditoire qui se pressait dans la grande salle du Petit Séminaire, ma pensée se reporta vers les anciens congrès de Malines : c’était comme le reflet de ces grandes et fécondes assises. J’exposai à cet auditoire les devoirs des catholiques en matière d’enseignement ; je ne lui ménageai pas les remontrances ; je le suppliai de ne s’abandonner, dans ce domaine, à aucune défaillance, et, à voir l’accueil qu’on me fit et l’approbation ouverte par laquelle Mgr Goossens souligna mes paroles, j’emportai l’espoir que mes avis seraient entendus.
L’archevêque me remercia avec effusion du concours que je lui avais prêté. Il venait d’être nommé cardinal ; il partit pour Rome, aussitôt après le congrès, et il y obtint du Saint-Père, pour M. Jacobs et pour moi, la Grand’Croix de Saint-Grégoire le Grand.
Peu de jours après se tint l’assemblée générale annuelle (page 387) des actionnaires du Journal de Bruxelles. Il s’était fait, depuis quelques semaines, tout un travail ayant pour objet de faire passer un certain nombre d’actions aux mains de quelques indépendants de Bruxelles, MM. Alphonse et Victor Allard, Terlinden, van der Burch, etc. Le comité avait été ému de cette manœuvre ; il y découvrit la main de M. de Haulleville ; il lui en fit les plus vifs reproches, et son président, M. de Lantsheere, qualifia son acte de « trahison ». A l’assemblée générale, les nouveaux propriétaires d’actions étaient présents ; j’allai droit au but ; je demandai si on avait en vue de changer la ligne politique traditionnelle du Journal ; on protesta ; on n’aurait pas osé en convenir devant les notabilités de la droite qui étaient présentes. Ce premier résultat obtenu, j’examinai et je fis ressortir la situation du Journal. Elle devenait de plus en plus mauvaise. Les bénéfices étaient tombés en 1888 à 29,000 francs ; une nouvelle dépression des recettes pouvait déjà à être constatée pour 1889 et il devenait manifeste que le moment approchait où le passif l’emporterait sur l’actif. Tous les actionnaires présents, y compris les indépendants, attribuèrent à M. de Haulleville la responsabilité de la situation ; M. Nothomb seul le défendit quelque peu ; mais les chiffres accusés par le bilan enlevaient tout crédit à cet essai d’apologie. Ce qui est certain, c’est que M. de Haulleville avait réussi à provoquer de toutes parts des mécontentements croissants ; il en était, du reste, la première victime ; sa part dans les bénéfices était tombée à rien ; après avoir atteint jusqu’à 10 mille francs dans les meilleures années. J’appris, vers ce moment-là, que, tout en se targuant d’être le défenseur du (page 388) Cabinet, il était brouillé avec M. Beernaert qu’il ne voyait plus depuis le mois de novembre 1888.
Le 18 mai, j’allai tenir à Mons la vingt et unième session de la Fédération des cercles catholiques et des associations conservatrices. Nous avions choisi Mons, parce que nos amis de cette ville fêtaient en 1889 le vingt-cinquième anniversaire de la fondation de leur Cercle catholique. Je fus enchanté des progrès réalisés par l’opinion conservatrice dans un arrondissement où pendant si longtemps les catholiques avaient été abandonnés. Les discussions et le banquet dépassèrent nos espérances. Des rapports très soigneusement préparés furent présentés sur plusieurs questions sociales, et prouvèrent une fois de plus la sollicitude des catholiques pour les classes ouvrières. Au banquet, les toasts furent très réussis. Je revins de Mons avec la conviction que cet arrondissement était en voie de démentir son vieux renom de citadelle du libéralisme.
Dès la rentrée de la Chambre, après les vacances de Pâques, elle eut à discuter la loi des cadres, qu’avait présentée le général Pontus et dont M. Beernaert m’avait parlé avant l’ouverture de la session. Le général avait mis tout en œuvre pour réduire au minimum la dépense qu’il avait à solliciter. Son projet qui, dans une première esquisse datant de 1884, comportait une dépense de 1,200,000 francs, avait été refait trois fois et avait fini par descendre au chiffre de 400,000 francs. Ces remaniements successifs attestaient que le général s’était efforcé de tenir compte des répugnances de la droite. Je me résolus à défendre ces propositions : elles n’étaient, du reste, que la consécration du système de (page 389) réserve que j’avais préconisé depuis plusieurs années. Une fois de plus, j’entraînai mes amis ; ils avaient beaucoup hésité jusque-là ; après m’avoir entendu, ils crurent pouvoir voter comme je le demandais. Par contre, M. d’Oultremont attaqua le projet ; le général Jacmart, après bien des tergiversations, s’y rallia. Rien ne fut plus piquant que de voir le général Pontus et moi unis contre le comte d’Oultremont.
La session s’était poursuivie jusque-là avec un calme relatif. L’affaire de Mons en changea la physionomie.
Au mois de décembre 1888 s’était tenu à Châtelet un congrès socialiste. On prétendit que ceux qui y avaient pris part avaient organisé un complot contre la sûreté de l’Etat, et une instruction criminelle s’ouvrit. Au cours de cette instruction, le parquet mit en prévention deux individus, Laloi et Pourbaix, qui se donnèrent pour agents de l’administration de la Sûreté publique. Aussitôt il émit la prétention d’interroger à leur sujet les fonctionnaires de cette administration. M. Lejeune devait-il autoriser ceux-ci à déposer en justice, c’est-à-dire à livrer à la magistrature et, par voie de conséquence, à la malignité publique les secrets d’une des branches de l’administration de l’Etat ? Il se prononça pour l’affirmative, et, d’après ce qui a été dit depuis, MM. Beernaert et de Volder se rallièrent à son avis. Lorsque cette décision eût été prise, M. Gautier de Rasse, administrateur de la Sûreté publique, vint me trouver et me demanda si, comme ministre, je prescrirais en pareil cas aux fonctionnaires de la Sûreté publique de déposer en justice.
« Non seulement, lui répondis-je, je ne le prescrirais pas, mais je vous interdirais de dire un seul mot. » Le (page 390) parti de M. Lejeune était cependant pris, et M. Notelteirs, chef de bureau à la Sûreté publique, fut contraint de déposer.
A la suite de cette instruction, se présenta la question de savoir s’il y avait eu complot ; M. Gautier ne le pensait pas ; il me l’avait dit dès le mois de janvier ; le duc d’Ursel, gouverneur du Hainaut, partageait le même sentiment. Mais M. van Schoor, procureur général, était d’un avis opposé, et M. Lejeune l’autorisa à poursuivre, commettant ainsi une seconde faute d’où devaient sortir, ainsi que de la première, tous les embarras qui allaient surgir.
Le procès s’engagea devant les assises de Mons au mois de mai. Pourbaix n’était pas compris dans la prévention ; Laloi, au contraire, y figurait et il avait pour défenseur M. Edmond Picard, choisi par M. Gautier, à la connaissance de M. Lejeune, qui n’avait fait à cette désignation aucune objection. Les prévenus étaient défendus par des avocats catholiques et libéraux. Tous s’entendirent pour citer comme témoins MM. Gautier et Notelteirs, pour contester l’existence du complot et pour rejeter la responsabilité des faits incriminés sur les deux agents de la Sûreté publique, Laloi et Pourbaix, qu’ils dépeignaient comme des mouchards, Les attaques contre Pourbaix furent si pressantes, que celui-ci fut mis en prévention, arrêté, et qu’une nouvelle instruction fut ouverte contre lui.
M. Gautier était très ému de la position qu’on voulait lui faire. Mécontent d’avoir à déposer, il crut discerner chez M. Lejeune l’intention de décliner toute responsabilité, de charger la Sûreté publique et puis de la sacrifier. (page 391) C’est alors que, forcé de déposer, il raconta que Pourbaix lui avait été adressé et recommandé par M. de Volder,. sur les instances du sénateur Cornet ; que, sans l’intervention du ministre, il ne l’aurait pas pris à son service ; que d’ailleurs Pourbaix avait vu un soir M. Beernaert, et que celui-ci l’avait envoyé à M. de Volder, en consignant par écrit les déclarations qu’il en avait obtenues ; qu’enfin le même M. Beernaert avait reçu communication par Pourbaix d’un projet de manifeste incendiaire, qu’il l’avait fait réexpédier à Pourbaix, sachant que celui-ci devait le faire signer par un ouvrier, que cet ouvrier avait été Conreur, et que Conreur, après avoir signé, avait été poursuivi devant les assises.
Tout cela produisit une assez grande surprise et fut exploité avec un acharnement inouï. La presse libérale dénonça les relations des ministres avec « les mouchards » ; elle les accusa d’avoir suscité par leurs agents un complot que les prévenus n’avaient jamais eu l’intention de fomenter, et ainsi d’avoir laissé poursuivre Conreur, alors que celui-ci n’avait signé le manifeste que sur l’instigation de Pourbaix.
La Cour d’assises acquitta tous les prévenus du chef de complot, tout en condamnant Laloi à une peine relativement légère du chef de provocation.
A la suite de cet arrêt, les ministres étaient obligés de s’expliquer. Ils le firent. M. Lejeune prit le premier la parole. Ses explications se réduisirent à un véritable réquisitoire contre la Sûreté publique ; pressé par les interruptions de la gauche, il donna clairement à entendre que M. Gautier avait trahi, et que la Sûreté publique, désormais jugée, devait être supprimée. M. de Volder lui (page 392) succéda et défendit ses actes. Puis M. Bara entra en scène. Je dois dire ici que M. Gautier était venu me voir plusieurs fois avec le désir que je le défendisse, et il m’avait remis à cet effet les documents dont il était possesseur. Je lui avais répondu que je ne pouvais me séparer de mes amis, et c’est à la suite de cette réponse, je crois, qu’il avait prié M. Bara de se charger de ses intérêts. L’attaque de M. Bara fut des plus violentes, il traita les ministres avec le dernier mépris. M. Beernaert et M. de Volder en furent extrêmement troublés ; le premier se plaignit après la séance à M. de Lantsheere de ce que celui-ci ne l’avait pas suffisamment protégé ; il était même arrivé qu’en s’expliquant, il avait perdu tout à coup, lui toujours si maître de lui-même, le fil de ses idées.
M. Jacobs vint au secours des ministres ; pas plus qu’eux, il n’éleva le débat ; comme eux, il plaida, et le tout se termina par le vote d’un ordre du jour de confiance. Je m’étais soigneusement abstenu d’intervenir dans la discussion ; je ne m’étais même permis aucune interruption. Mon avis était que les attaques dirigées contre MM. Beernaert et de Volder étaient odieuses, mais que M. Lejeune avait commis des erreurs que ses collègues avaient eu le tort de le laisser faire, et que ces fautes avaient encore été aggravées, pendant les débats, par la façon dont il avait parlé de la Sûreté publique.
La discussion close à la Chambre continua, dans la presse, avec une passion inconcevable. Le but évident des libéraux était d’obtenir de la Couronne la révocation des ministres. M. Bara croyait réussir ; dans un entretien curieux que j’avais eu avec lui, il m’avait affirmé que (page 393) les ministres ne resteraient pas, qu’ils ne pouvaient pas rester. Les ministres, du reste, avaient eu le tort d’accepter la position d’accusés et de prêter ainsi le flanc à des déclamations calomnieuses. M. Lejeune avait maladroitement cherché un dérivatif en mettant la Sûreté publique sur la sellette et en accusant très nettement M. Gautier. La presse catholique avait applaudi aux menaces dirigées contre ce dernier et réclamait sa destitution : aussi son étonnement et son mécontentement furent-ils grands quand le Cabinet se résolut à ajourner toute décision quant à la situation de M. Gautier jusqu’après l’instruction dirigée contre Pourbaix.
Un malheureux événement vint compliquer la situation. M. Stroobant, député de Bruxelles, décéda. Je déclarai incontinent que ce siège était perdu pour nous ; c’est pourquoi, tandis que j’avais vigoureusement agi au mois d’octobre pour décider les catholiques de Bruxelles à disputer à leurs adversaires le siège de M. Systermans, je m’abstins cette fois de pousser à la lutte et de paraître dans aucune réunion électorale. Cependant beaucoup ne partageaient pas ce pessimisme ; les ministres surtout désiraient qu’on luttât ; ils espéraient trouver une revanche dans un succès électoral, et M. de Volder se rendit chez M. de Becker pour le prier d’accepter une candidature ; ce n’était pas un nom très heureux, mais j’avais remarqué plusieurs fois que ce nom - c’était sans doute un souvenir du barreau - produisait sur MM. Beernaert et de Volder une sorte de fascination ; avec M. de Becker, ils comptaient l’emporter ; ils pensaient, du reste, que les divisions des libéraux, prônant, les uns M. Janson, les autres M. Graux, produiraient (page 394) le même effet qu’à l’élection précédente. J’étais convaincu, au contraire, qu’à raison des circonstances les libéraux se réuniraient au ballottage. Je ne m’étais pas trompé. M. Janson, appuyé par les radicaux et les doctrinaires, battit M. de Becker à une majorité de deux mille voix. L’élection avait été portée sur le terrain de l’affaire de Mons l : e Cabinet était directement atteint.
A peine entré à la Chambre, M. Janson annonça une interpellation et demanda tant aux ministres qu’à la majorité de se démettre. Dans les meetings, il avait dit qu’il réclamerait la mise en accusation des ministres ; on lui avait sans doute fait comprendre, à gauche, qu’une telle proposition serait excessive : de là l’objet plus modeste de son interpellation. MM. Beernaert et Lejeune intervinrent l’un après l’autre, le premier surtout sous le coup d’une émotion très accentuée, se défendant pied à pied au lieu de prendre l’offensive et tous deux donnant le spectacle d’hommes troublés et embarrassés au lieu de celui d’hommes indignés et révoltés de tant d’injustice. D’où venait cette attitude ? Peut-être des erreurs commises par M. Lejeune ; peut-être de quelques imprudences de MM. Beernaert et de Volder, mais aussi de la violence des attaques dirigées contre eux, alors qu’ils s’étaient toujours bercés de l’illusion qu’ils étaient des conservateurs acceptés et bien vus, même des libéraux, à raison de leur modération. Toujours est-il qu’ils se montrèrent à ce point bouleversés que M. Beernaert, au milieu de sa discussion, vit ses idées se confondre de nouveau, et que M. Lejeune, venant à son secours, se laissa acculer ; ce qui obligea M. de Lantsheere à lever brusquement la séance. Le lendemain, mes amis me (page 395) pressèrent de prendre la parole. J’hésitais ; on me remontra que mon silence, lors du premier débat, avait été remarqué et qu’il était exploité contre le Cabinet. Finalement, je déclarai à M. Fris que je consentais à prendre la parole si M. Lejeune ne parlait pas avant moi, ne voulant pas me mettre à sa suite dans une discussion où il multipliait les faux pas. M. Fris alla négocier cet arrangement ; celui-ci fut accepté. Je pris alors la parole et prononçai un discours qui, je pense, rétablit la bataille. Les félicitations me vinrent de toutes parts, même du corps diplomatique. J’avais pris soin, au cours de mes développements, de défendre le maintien de la Sûreté publique, et cette défense fut soulignée partout.
Le second débat sur l’affaire de Mons se termina sans vote. Elle devait avoir des conséquences durables. D’une part, les libéraux s’étaient réconciliés sur le terrain électoral ; d’autre part, les ministres avaient perdu tout appui dans les fractions intermédiaires de l’opinion, et ils avaient été traités comme jamais M. Jacobs et moi nous ne l’avions été. Jusque-là, ils aimaient à parler de leur prudence, de leur sagesse, de leur modération, et voilà que ce renom qu’ils s’attribuaient venait à succomber dans une aventure vulgaire !
Pendant toute la crise, nous avions eu grand’peur que le Roi n’abandonnât ses ministres. Il ne le fit pas, et, quand nous eûmes doublé le cap du second débat, nous respirâmes enfin. C’était au commencement de juillet. Sur ces entrefaites, mourut M. Cornesse. M. Beernaert crut le moment favorable pour mettre sur le tapis la candidature de M. de Volder. Mais toutes les forces de l’arrondissement de Maeseyck s’étaient immédiatement (page 396) tournées contre elle ; on reprochait à M. de Volder son adhésion au service personnel, son opposition aux droits d’entrée et sa conduite dans l’affaire d’Audenarde. Les ministres furent très sensibles à cette déconvenue.
Immédiatement après la seconde interpellation relative à l’affaire de Mons, M. Beernaert réunit la droite et il la remercia du concours qu’elle lui avait prêté. On discuta ensuite l’ordre du jour et l’on tomba d’accord pour y porter avec priorité quelques lois sociales. Mais, en même temps, je rappelai qu’il avait été entendu qu’une loi électorale serait proposée et votée avant la fin de la session. M. Beernaert n’en disconvint pas ; mais il ajouta que les événements l’avaient empêché d’en parler au Roi, et qu’il allait le faire.
Il laissa s’écouler de nouveau plusieurs jours, et puis il convoqua la commission électorale. Le débat, par suite de l’examen antérieur, se trouvait limité aux élections provinciales et communales. Nous pensions que l’accord s’était fait. Mais M. Beernaert insista une fois de plus pour qu’on étendît le suffrage pour la commune, du moment où on était décidé à supprimer les capacitaires de droit. Je fis remarquer qu’une extension du suffrage n’était nécessaire que quand elle était réclamée par l’opinion ; qu’il n’en était pas ainsi en ce moment, et qu’il serait plus sage de réserver des conceptions de ce genre pour l’heure où des revendications populaires se feraient entendre. Enfin, de guerre lasse, nous transigeâmes et nous consentîmes à réduire le cens provincial à 12 et le cens communal à 8 francs. M. de Smet de Naeyer proposa en même temps de conférer le droit de suffrage à ceux qui habitaient une maison dont (page 397) ils étaient propriétaires. M. Beernaert accéda tout de suite ; je fis remarquer qu’il fallait au moins consulter sur ce point nos amis ; on en tomba d’accord et nous pensions qu’enfin le projet allait être déposé, quand (nous avions délibéré le vendredi 12 juillet), le mardi suivant, M. Beernaert nous dit que MM. de Bruyn et Vandenpeereboom faisaient de fortes objections.
Nouvelle réunion de la commission électorale, ces deux ministres présents. M. Vandenpeereboom poussa des cris d’orfraie ; il dit que, dans l’état d’affaiblissement du Cabinet, il ne pouvait présenter de loi électorale, Nous lui répondîmes vivement. Je fis remarquer que le ministère devait faire preuve de virilité, et que, d’ailleurs, convaincu désormais qu’il ne pouvait compter sur les libéraux modérés, il devait s’appuyer sur ses amis et ne pas les mécontenter. M. Beernaert déclara alors qu’il était résolu à ne pas se séparer de la droite, dût-il se suicider, et, ajouta-t-il, « je serais bien heureux qu’on me fournît une occasion de suicide ». Nous relevâmes cette observation comme il convenait, et l’on décida que le projet électoral serait présenté.
Il semble que M. Beernaert n’en avait pas encore parlé au Roi. Il l’en entretint enfin. Le Roi fit des objections, non sur la suppression des capacitaires de droit, mais sur l’extension du suffrage ; il signa néanmoins. Nous comptions toujours que le projet serait discuté avant la séparation des Chambres ; mais tel n’était probablement pas le sentiment secret de M. Beernaert ; aussi le dépôt eut lieu trop tard, pour que l’examen pût avoir lieu dans la session qui finissait. J’imagine qu’impressionné par la résistance de M. Vandenpeereboom, M. Beernaert (page 398) s’était arrêté à ce biais, de déposer le projet sans en admettre la discussion immédiate. Le calcul était doublement mauvais : d’une part, parce qu’il devenait ainsi presque impossible d’appliquer les dispositions nouvelles aux listes devant servir aux élections communales de 1890 ; d’autre part, parce que le Cabinet jetait en pâture à de longues discussions une loi dont ou eût pu enlever l’adoption aisément à une fin de session. Le projet, tel qu’il était rédigé, n’était pas parfait. Il renfermait, entre autres dispositions, celle proposée par M. de Smet de Naeyer. Mais nos amis, notamment ceux du Luxembourg, n’avaient pas été consultés sur l’opportunité de l’introduire. C’était un tort ; l’extension du suffrage était poursuivie par M. Beernaert avec un esprit de suite remarquable ; il avait passé outre sans information plus ample.
Le mois de juillet et le commencement du mois d’août furent consacrés à la discussion de plusieurs lois importantes. Trois lois sociales avaient été votées pendant la session : les conseils de prud’hommes, les habitations ouvrières et la réglementation du travail.
La première ne souleva guère que des questions de détail, mais quelques-unes divisèrent la Chambre et le Sénat, et il fallut plusieurs délibérations pour arriver à un accord.
La seconde exemptait les maisons ouvrières de la contribution personnelle. Elle provoqua à ce point de vue quelques réserves à gauche, fondées sur la radiation, qui devait être la conséquence de la mesure proposée, d’un certain nombre d’électeurs communaux. Ce résultat était prévu et voulu par nous ; on nous avait fait craindre (page 399) dans plusieurs villes, et notamment à Malines, de mauvaises élections communales, s’il n’était pas législativement consacré. Aussi proposé-je de restituer à ceux qui allaient être exemptés de la contribution personnelle ce qu’ils avaient payé pour 1889 ; je le fis à la demande de M. Fris ; M. Beernaert, pressenti, avait fait espérer qu’il ne s’opposerait pas à l’amendement ; il s’y opposa cependant, mais faiblement ; la gauche soupçonna qu’il y avait anguille sous roche, sans discerner toutefois où était l’anguille ; bref un vote émis par la droite presque entière me donna gain de cause.
La même loi sur les habitations ouvrières créait un organisme nouveau, les comités de patronage, chargés de veiller à la salubrité publique et où l’élément gouvernemental était appelé à dominer. J’estimai que cette institution nouvelle devait émaner, en majorité, des députations permanentes, et qu’il fallait élaguer du projet tout ce qui portait atteinte aux attributions de l’autorité communale en matière d’hygiène publique. Je déposai des amendements dans ce sens ; après de vifs débats, ils furent adoptés, quelques-uns malgré l’opposition de M. Beernaert.
La loi sur la réglementation du travail soulevait des questions importantes. Une grande majorité était décidée à réglementer le travail des enfants, et l’on n’était en désaccord que sur les applications de l’idée. Mais que fallait-il faire en ce qui concerne les femmes majeures ? La section centrale s’était prononcée avec force pour la réglementation de leur travail ; le gouvernement semblait aussi partager cet avis. Quant à moi, je me prononçai pour la réglementation du travail des femmes jusqu’à (page 400) l’âge de leur majorité, pas au delà. Tout au moins insistait-on pour que le travail des femmes dans les mines fût défendu même après l’âge de vingt et un ans. Petit à petit cependant mon système intermédiaire conquit plus de suffrages ; MM. Pirmez et Jacobs s’y rallièrent ; M. Janson consentit à l’accepter transactionnellement, et finalement, dans une réunion de quelques-uns de nos amis chez M. de Bruyn, MM. Van Cleemputte et Kervyn demandèrent seuls, mais sans succès, qu’on dépassât cette mesure.
Ces divers votes me causèrent une joie légitime. J’ai toujours pensé que la force d’un parti et la confiance qu’il mérite dépendent de sa fidélité aux principes fondamentaux qui l’ont constitué. Le respect des libertés communales et de la liberté individuelle n’a pas cessé de figurer dans le programme catholique. C’est pourquoi j’avais pris l’attitude que je viens de rappeler dans la discussion de lois sociales.
La veille de la clôture de la session, M. Lejeune déposa un projet de loi accordant la personnification civile aux unions professionnelles. J’avais plusieurs fois, et avec insistance, réclamé ce projet. Un mois avant son dépôt, M. Beernaert me le communiqua ; il était déjà signé par le Roi. Le projet renfermait des dispositions donnant, surtout au point de vue de la dissolution des unions professionnelles, des attributions importantes au ministère public. Je dis à M. Beernaert que je ne pouvais souscrire à l’intervention des parquets dans ces choses-là. Il soumit alors le projet à M. de Lantsheere, qui, sans me consulter, présenta des objections analogues. Dans le projet déposé, les dispositions critiquées par M. de Lantsheere (page 401) et par moi étaient heureusement supprimées.
La session avait été pour moi très laborieuse, et j’en vis arriver le terme avec satisfaction. Elle trouva son complément dans certaines mesures administratives que le gouvernement prit pendant les vacances parlementaires.
Chaque année, je m’étais donné pour tâche de signaler, lors de la discussion du budget de l’Instruction publique, les satisfactions que le pays attendait du gouvernement. Je ne crois pas que celui-ci fût toujours très satisfait de ces discours-programmes que je prononçais. Mais l’expérience m’avait prouvé que c’était par ce moyen seulement qu’il était possible d’arracher quelques concessions. En 1888, on avait supprimé l’école normale de garçons à Bruges et l’école normale de filles de Gand ainsi que les écoles moyennes d’Audenarde et de Selzaete. En 1889, on supprima l’école normale de garçons de Virton et l’école moyenne de filles de Binche. Ces dernières mesures avaient été indiquées par moi, et les journaux libéraux ne manquèrent pas de faire remarquer que « le maître de nos maîtres » les avait exigées.
D’autre part, le général Pontus régla l’aumônerie militaire en attachant les aumôniers à chaque garnison, en leur donnant l’accès en tout temps des hôpitaux et des parloirs dans les casernes, en leur attribuant des marques distinctives de leur service et en prescrivant qu’ils reçussent les honneurs militaires. Le général avait préparé un projet de loi consacrant ces mesures ; mais le Conseil des ministres avait préféré procéder administrativement. (page 402) Au fond, la chose revenait au même, et c’est pourquoi, M. Halfiants ayant insisté à la Chambre pour qu’une loi intervînt, j’avais fait remarquer qu’il importait peu qu’on procédât administrativement ou législativement.
Mes labeurs parlementaires et judiciaires n’avaient pas interrompu mes travaux littéraires. J’avais aussi les yeux toujours fixés sur nos intérêts scolaires. Au mois de février, on m’avait réclamé à Liége pour y donner une conférence en faveur des écoles libres de cette ville, lesquelles manquaient de ressources ; j’en profitai pour parler avec force des devoirs des catholiques en matière d’enseignement. L’évêque de Liége, qui était présent, exhorta en quelques mots l’auditoire à suivre mes conseils. D’autre part, je n’avais cessé d’être préoccupé de la nécessité d’organiser des caisses de pensions pour les instituteurs libres. Les caisses déjà constituées dans le Limbourg et le Hainaut soulevaient des objections financières. Un nouveau système fut proposé par M. Gosée, inspecteur des écoles libres du Brabant, ayant pour objet de rattacher l’institution à créer à la caisse de retraite de l’État. Nous examinâmes et débattîmes ce système ; il donnait à l’institution le caractère d’une société de secours mutuels. Le baron t’Kint de Roodenbeke, président de la Commission permanente des sociétés de secours mutuels, revit le projet et l’approuva. Les instituteurs du Brabant furent réunis sons ma présidence, et, après un double débat, la société fut fondée : j’en fus nommé président d’honneur. La province de Namur suivit bientôt l’exemple du Brabant.
Je ne terminerai pas la relation des événements qui se (page 403) produisirent pendant la session de 1888-1889, sans mentionner l’audience que j’eus du Roi au mois de juillet. Le Roi avait manifesté à M. de Lantsheere le désir de me voir pour me remercier de la sympathie que je témoignais aux projets relatifs au Congo. Il me retint pendant une heure, me comblant d’amabilités et discutant tour à tour avec moi les questions se rattachant au Congo et à la crise sociale. Je lui dis très nettement sur ces deux points ma manière de voir. Je ne sais comment la presse libérale eut connaissance de cette audience ; elle la commenta d’une façon inexacte. Mais il ressortit de cette polémique pour le public la conviction que le Roi ne m’était pas hostile ; quelques-uns en furent étonnés ; au fond, tout ce qui me revenait de lui me prouvait qu’en dépit de mon attitude au sujet du service personnel, il n’avait cessé d’être animé à mon égard de beaucoup de bon vouloir.