(paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)
(page V) Les Mémoires du comte Woeste embrassent soixante-deux années de sa vie, de 1859 à 1921. Ils ne constituent pas une autobiographie et laissent dans l’ombre bien des aspects de sa personnalité. Un biographe devra montrer, quelque jour, doublant l’homme d’État et le chef de parti, le chrétien, l’homme d’œuvres et aussi le maître du barreau. Car Charles Woeste fut l’avocat comme il restera le parlementaire.
Son œuvre écrite ne le cède en rien à son action verbale. Historien, polémiste, bibliographe, il fut surtout l’annaliste ponctuel qui, pendant un demi-siècle, commenta pour les lecteurs de la Revue générale les événements marquants de la politique belge. Ses principaux articles sont réunis dans une série de recueils. Le premier, Vingt ans de polémique, date de 1885 ; le suivant, A travers dix années, paraît en 1895 ; puis viennent, dix ans plus tard, les Échos des luttes contemporaines. La guerre interrompt la série. Avec la paix, le polémiste reprend la plume ; presque au bord de la tombe, à quatre-vingt-cinq ans, il publie ses Œuvres de Combat.
Dans ces huit volumes le comte Woeste n’a pas tout dit. Il a réservé pour ses Mémoires « des dessous que le (page VI) public n’a pas connus et que souvent même il n’a pas soupçonnés. » (Avant-propos.)
Les Mémoires ont été écrits dans une pensée que leur titre définit : pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique. Cette histoire est en élaboration. M. le comte Louis de Lichtervelde, qui a mis en si puissant relief la grande figure de Léopold II, n’a pas dissimulé que des obscurités planent encore autour d’elle. Les Mémoires du comte Woeste projettent leur clarté sur les quarante-quatre années du règne de notre deuxième Roi. Ils constituent un document de telle valeur que nous n’avons pas cru pouvoir en priver longtemps ceux qui interrogent l’histoire et la font parler.
Les Mémoires tiennent en dix-neuf chapitres. Avons- nous été à l’encontre de l’idée qui inspira leur auteur, en les scindant de manière que les six premiers chapitres viennent au jour avant les autres où apparaissent trop de personnalités encore mêlées à notre vie politique ? Nous ne le croyons pas : M. Woeste a écrit ses Mémoires avec la double préoccupation « d’alimenter l’expérience des hommes mûrs » et « d’aider à enrôler des jeunes gens sous les drapeaux de l’Église et de la Patrie. » (Avant-propos.) En quel temps les hommes mûrs eurent-ils davantage besoin de lumière et la jeunesse d’exhortations ? Même fragmentaire, la publication des Mémoires contribuera « à dégager, des traces laissées par les disparus, des enseignements pour les vivants. »
Pour bien comprendre le comte Woeste, il faut connaître sa jeunesse. Il avait seize ans lorsque l’effort de sa volonté le conduisit à la foi catholique. Le récit de (page VII) sa conversion date de 1864 ; ce récit, s’il n’en fait pas partie, a cependant sa place marquée en tête des Mémoires. Il en est à la fois comme l’introduction et la clef. (Remarque du webmaster : pour la présente version numérisée, nous avons choisi de ne pas reprendre ce récit, d’inspiration très « augustinienne »).
Devenu fils de l’Église, Charles Woeste luttera pour elle avec l’ardeur du néophyte. Le début de ses Mémoires reporte au premier des grands congrès catholiques de Malines ; à vingt-six ans, il s’y fait applaudir à l’égal d’orateurs illustres. Déjà, il a subi le charme de Montalembert : l’alliance de la religion et des libertés modernes est dès lors son étoile. Mais, comme on l’a dit, il prendra sa revanche sur le terrain de l’action : il sera catholique-libéral de tête et ultramontain de coeur.
Le collégien qui écrivait à sa confidente : « Les luttes parlementaires ont pour moi un attrait irrésistible », n’attendait que l’âge d’homme pour se jeter dans l’arène des partis. A diverses reprises, les portes du Parlement s’entrouvrirent, puis se refermèrent devant lui, si bien qu’un moment il fut près de renoncer à la politique pour la magistrature. On l’en dissuada. En 1874, des électeurs, qui lui restèrent fidèles pendant près d’un demi-siècle, l’envoyèrent à la Chambre. Il y trouva la majorité aux mains de ses amis politiques et Jules Malou au gouvernement. Le successeur du baron d’Anethan paraissait surtout préoccupé de montrer qu’un cabinet catholique était capable de se maintenir au pouvoir. Le nouveau député d’Alost s’accommoda avec peine d’une politique à son sens trop passive. Plus tard toutefois, Charles Woeste rendra hommage à Jules Malou. Il dira, en tête de sa biographie : « Ceux qui n’ont pas vécu à cette époque peuvent difficilement se rendre compte (page VIII) des écueils qu’elle offrait ; les attaques contre la Constitution, parties de certaines bouches et de certaines plumes catholiques, attaques ardemment exploitées par les libéraux, réclamaient, de la part du ministère, une extrême prudence. » (I. DE TRANNOY, Jules Malou, préface, p. ;VII, Dewit, 1905)
Ces attaques, furent, à en croire les Mémoires, la principale cause du revirement qui ramena, en 1878, les libéraux au pouvoir. Dans la lutte qu’ « avec un esprit de décision remarquable », Malou mena, de 1879 à 1884, contre la politique scolaire du Cabinet libéral, Charles Woeste devint son plus fidèle lieutenant.
Les présents Mémoires rappellent, après ceux du cardinal Ferrata, ancien nonce à Bruxelles, que, dans ces graves conjonctures, des divergences de vues se manifestèrent entre l’épiscopat belge et les dirigeants du parti catholique. Le troisième chapitre évoque les incidents qui accompagnèrent et suivirent la publication de la correspondance diplomatique entre le gouvernement belge et le Saint-Siège. Ces incidents remontent à une époque qui déjà appartient à l’histoire. Le contester serait soutenir que Bismarck ne lui appartient pas encore. Il y a beau temps qu’ont paru les Souvenirs du Chancelier de fer, que l’Histoire du Culturkampf a été écrite par M. Georges Goyau, et que celui-ci a pu dire de l’Église que la logique de son dogme l’amène à traiter l’histoire en auxiliaire et non point en suspecte.
Le ministère du 16 juin 1884, le seul dont le comte Woeste ait fait partie, ne vécut que quatre mois. L’intérêt du chapitre qui lui est consacré se concentre sur la loi scolaire, œuvre de transaction, qui réservait l’avenir en tenant compte des possibilités de l’heure. M. Woeste en (page IX) revendique la paternité. Il la discuta, article par article, avec le Roi. Ces deux hommes, que tant d’idées séparaient, se sont à maintes reprises rapprochés. De bonne heure, Léopold II avait discerné en Charles Woeste une force ; dès 1871, il s’employait personnellement à faire revenir le jeune publiciste de ses préventions contre le militarisme. Ce ne fut pas pour incompatibilité de sentiment qu’eu novembre 1884 le Roi sacrifia M. Woeste ; celui-ci, de son côté, garda malgré tout le respect de la personne royale. Il prévint une rupture entre la droite et la Couronne et contribua grandement à décider M. Beernaert à prendre le pouvoir.
Cependant, entre les deux hommes d’État, ne tarda pas à se manifester un antagonisme que révèle chaque page des deux derniers chapitres du présent volume. « Antagonisme des conceptions politiques autant que des personnes, » a dit M. Édouard Van der Smissen, qui a tant servi la mémoire de Léopold II et celle de M. Beernaert en publiant leur correspondance. « Jusqu’à la révision, note dans son introduction le regretté professeur de Liége, M. Beernaert a été le représentant, le champion des forces conservatrices ; en décidant la révision constitutionnelle, il prend la direction des forces novatrices. De sorte qu’à considérer les choses sous l’angle de la politique traditionnelle de la droite parlementaire belge, M. Beernaert paraît un transfuge. »
Cela explique l’opposition que rencontra l’artisan de l’œuvre révisionnelle. Les Mémoires font revivre une joute mémorable, sans égale dans nos annales parlementaires. Elle dura quatre ans. Charles Woeste la mena d’un bout à l’autre. Il ne put empêcher que la (page X) révision se fît en 1893, mais tint en échec la représentation proportionnelle.
Pour un temps, nous suspendrons à ce point la publication des Mémoires. La révision, en ouvrant le Parlement à un tiers parti, a fait entrer la Belgique dans une phase nouvelle de sa vie politique.
Baron de Trannoy.