(Paru à Bruxelles, en 1836, chez Louis Hauman et Cie, traduit de l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr.)
Etat politique et militaire de la Belgique. - Organisation de son armée. - Différents ministres de la guerre se succèdent. - État des finances. - Troubles. - Associations politiques. - Pillage de la maison de M. Mathieu. - Conduite des orangistes. - Politique de lord Ponsonby. - Prudence et habileté de sa conduite. - Van der Smissen. - Situation des classes laborieuses. - Tactique des partisans du prince d'Orange. - Aspect de Bruxelles. - Garde civique
(page 246) A cette époque, l'état d'incertitude et de désorganisation dans lequel la Belgique était plongée par suite du manque de solution de ses affaires, les prétentions et les intrigues des partis, résultant principalement de l'absence d'un point central de ralliement, était si profondément senti par la saine partie de la nation, et même par les patriotes les plus exaltés, que déjà, dans le mois de janvier, il avait été unanimement décidé que l'on résoudrait immédiatement la question du choix d'un souverain. Avant d'entrer dans les (page 247) détails de cet événement, qui occupa l'attention publique dès le commencement de janvier jusqu'à ce que la question ait été définitivement résolue par l'acceptation du prince Léopold, le 11 juillet, il est nécessaire de présenter quelques considérations sur l'état général du pays, et de faire connaître les progrès qui avaient été faits vers la réorganisation. Les deux points, qui naturellement excitèrent le plus l'intérêt, avaient rapport aux ressources défensives et financières. Car l'administration intérieure et judiciaire, quoique considérablement modifiée, surtout par le rétablissement du jugement par jury, paraissait marcher sans efforts et sans obstacles ; à l'exception des intrigues pour l'obtention de places et d'appointements, les ministres chargés de la justice et de l'intérieur éprouvaient peu d'embarras..
La dissolution de l'armée des Pays-Bas avait été si complète, la destruction de toute discipline, de toute subordination était si absolue ; les prétentions des hommes de tout rang étaient si grandes, non seulement pour obtenir des emplois peu élevés, mais pour commander, qu'à l'époque en question, la recomposition de l'armée belge avait fait peu de progrès. Le système militaire des Pays-Bas avait péri avec le gouvernement, et le système français lui avait été substitué. Une réorganisation nouvelle était en conséquence nécessaire pour chaque branche, mais (page 248) dans aucune plus que dans l'artillerie et le génie. Car quoique l'armement des forteresses fût complet, même dans ses plus petits détails, et que les Hollandais eussent abandonné une grande quantité d'artillerie légère et un matériel suffisant pour former une artillerie de campagne imposante, on manquait non seulement d'officiers supérieurs, mais même d'officiers subalternes, de sous-officiers ou d'instructeurs. Toutes les batteries attelées ayant été emmenées en Hollande, on manquait également de chevaux. Ce fut, en conséquence, avec la plus grande difficulté, qu'après quatre ou cinq mois, on parvint à organiser six batteries d'artillerie, et même encore étaient-elles fort incomplètes. Les mêmes observations peuvent s'appliquer à toutes les autres armes. On avait formé les cadres de onze régiments d'infanterie de ligne, de deux régiments d'infanterie légère, de dix bataillons de corps francs, et de cinq régiments de cavalerie, formant une force nominale d'environ 30,000 hommes d'infanterie, 2,000 de cavalerie, et d'un nombre double de gardes civiques ; mais l'effectif de l'armée de ligne n'arrivait guère qu'aux deux tiers de ce nombre ; et la garde civique n'était nullement en état de tenir campagne.
L'état général d'insubordination était déplorable. Tous les efforts de la part des chefs, pour établir la discipline, étaient repoussés par les inférieurs, sous prétexte de trahison, et d'orangisme. Toutes leurs tentatives pour repousser l'incapacité et punir la mauvaise conduite, étaient taxées d'actes anti-patriotiques ou de lèse-nationalité. D'un côté, la presse (la plus factieuse et la plus dévergondée qui ait pesé sur un pays), prenait fait et cause pour les plaignants, non par conviction, mais par amour du désordre ; non contente de les défendre, elle demandait souvent leur réintégration et même des promotions pour ceux qui manquaient des qualités les plus essentielles, même pour les grades inférieurs. D'un autre côté, la salle du congrès retentissait constamment des doctrines les plus hasardées et les plus dangereuses. Un grand nombre de députés, tandis qu'ils demandaient la guerre à grands gris, et accusaient les ministres de l'insuffisance des troupes, décourageaient l'armée régulière par les louanges exagérées qu'ils donnaient aux hordes de volontaires, ou corps francs, et de plus défendaient ouvertement le manque de discipline ; et, appuyant toujours la mauvaise conduite, l'ignorance et les prétentions, rendaient l'organisation de l'armée presque impraticable. Une demi-douzaine d'avocats, sans la plus légère connaissance des plus simples règles de la stratégie et de la tactique, s'érigeaient en connaisseurs de cette science militaire, qu'on ne peut acquérir que par une longue et laborieuse expérience sur le champ de (page 250) bataille et dans le cabinet, et prétendaient dicter des plans d'attaque et de défense aussi absurdes qu'ils étaient dangereux. La plupart, parce qu'une poignée de volontaires avait chassé le prince Frédéric de Bruxelles, affectaient de méconnaître l'utilité des armées régulières et, avec une exagération ridicule, déclaraient que leurs blouses et leurs barricades pouvaient défier tous les soldats de l'Europe.
Au lieu d'appuyer le gouvernement, ces hommes, dont les discours violents étaient répétés par les journaux, faisaient tout ce qu'il fallait pour augmenter les obstacles, déjà trop nombreux, que rencontrait la réorganisation de l'armée ; et, en remplissant le pays des notions les plus fausses sur sa force et son importance, ils l'empêchaient de se mettre sur ses gardes, et contribuaient ainsi matériellement à amener les désastres du mois d'août.
La tâche des ministres qui se succédèrent au département de la guerre était, dans le fait, des plus difficiles, et réclamait l'énergie et la vigueur de ces esprits supérieurs que les révolutions produisent quelquefois, mais qui ne se rencontrèrent pas dans ces circonstances. Exposés aux personnalités des députés, et chaque jour attachés au pilori par des journaux qui exerçaient un insolent despotisme sur l'esprit public, tremblant au moindre acte de vigueur, d'être en butte aux dénonciations des associations patriotiques, et que le moindre acte ne les désignât à la proscription et au pillage, arme dont ces associations se servaient avec une adresse effrayante, les hommes qui se succédèrent au ministère montrèrent un degré de tiédeur et de faiblesse morale incompatible avec les exigences de l'époque, alors qu'en effet aucun bien ne pouvait être accompli que par un homme armé de la plus grande fermeté, et capable de mépriser non les avis prudents de la presse, mais ses attaques injurieuses.
Ils avaient à créer toutes choses, comme si jamais il n'y eût eu d'armée. La matière première ne manquait pas, mais la difficulté était de la mettre en usage ((Note de l'éditeur anglais : Les passages guillemets sont, sauf quelques changements, extraits d'articles de l’ « United service journal » de janvier 1833, par l'Auteur). « Ainsi, jusqu'à la fin de 1830, la force armée présentait l'image d'un chaos d'incapacités, de jalousies et de divisions entre les chefs, d'arrogantes prétentions de la part des officiers subalternes et d'insubordination de la part des sous-officiers et des soldats comparables aux bandes de Bolivar ou des autres chefs de l'Amérique méridionale.
« Le manque d'officiers et de sous-officiers était, par dessus tout, très sensible. La proportion des (page 252) Hollandais sur les Belges ayant été de 6 à 1, on ne doit pas être surpris que la Belgique ne fût pas en état de fournir le nombre d'officiers nécessaire pour son armée, notamment dans les armes spéciales, où la partialité hollandaise s'était le plus montrée.
« L'immense augmentation de l'armée et le manque d'officiers qui en était la suite, rendit l'admission des étrangers indispensable et donna lieu à un avancement très rapide. Dans ces derniers temps, on a montré beaucoup de réserve dans l'avancement et dans le choix des étrangers ; mais à l'époque en question, les plus hauts grades militaires étaient distribués avec profusion. Ainsi, le lieutenant-colonel Van Halen, espagnol réfugié, fut promu au grade de lieutenant-général ; le comte d'Hane, major de cuirassiers, le comte Vandermeere qui avait servi comme capitaine dans les colonies, M. Goblet, capitaine du génie, le marquis de Chasteler, ancien major de hussards, et M. Niellon, ex-sous-officier de cavalerie en France, furent rapidement élevés au grade de généraux de brigade, tandis que MM. Charles de Brouckère et Kessels, ex-lieutenants d'artillerie, furent promus, l'un au grade de colonel, l’autre à celui de major dans la même arme (Note de bas de page : On doit cependant faire observer que, dès 1819, M. de Brouckère était lieutenant, et chargé de l'instruction de tous les officiers, sous-officiers et cadets de son bataillon. Il quitta le service en 1820, et se livra à l'étude de l'administration. Possédant de grandes propriétés dans le Limbourg, il fut nommé lieutenant-colonel d'un régiment de garde communale, en 1826. Mais, opposé au gouvernement, il donna sa démission en décembre). De tels exemples d'avancement rapide, impossibles dans les temps ordinaires, étaient le résultat inévitable de ces grandes convulsions qui ouvrirent un vaste champ au développement des capacités politiques et militaires, lesquelles, sans cela, fussent demeurées dans l'obscurité.
« Il en fut de même pendant les guerres de la première révolution française, où une foule de citoyens obscurs s'éleva si rapidement ; et en peu de mois, plusieurs d'entre eux placèrent leurs noms à côté de ceux des plus illustres capitaines qui brillent dans les annales de l'histoire de France. On doit également faire observer que plusieurs des officiers, qui durent leur élévation soudaine à la révolution, auraient eu déjà atteint des grades élevés, si le gouvernement hollandais s'était montré moins partial dans ses promotions, et s'il n'avait pas repoussé entièrement, ou placé au dernier rang pour l'avancement, plusieurs de ceux qui, fidèles à Napoléon, dans son infortune, avaient attendu son abdication et leur démission honorable, avant de quitter le service français, et d'offrir (page 254) leur épée à leur nouveau souverain, lors de la formation du royaume des Pays-Bas.
« Quand la défaite imprévue des troupes royales eut lieu, et que leurs débris se furent retirés au delà de la frontière du Brabant septentrional, le département de la guerre était dirigé par M. Jolly. Le général Nypels, qui avait remplacé Van Halen, avait le commandement général des forces actives. A cette époque, les cadres de deux ou trois régiments réguliers se formaient. Mais les forces principales consistaient en quelques bataillons mal organisés de volontaires ou corps francs, parmi lesquels se trouvaient des aventuriers de toutes classes, de toutes dénominations et de tous pays. Le gouvernement provisoire, s'apercevant bientôt que M. Jolly n'était pas à la hauteur de la tâche qu'il avait entreprise, accepta avec plaisir sa démission et le remplaça par le général Goethals. Vieilli dans le métier des armes, accoutumé à la précision, à la routine des armées régulières, mais ne possédant ni une activité ni une énergie suffisante pour remplir les fonctions dont il s'était chargé, Goethals s'aperçut bientôt que ses efforts ne parviendraient pas à diriger et organiser cette masse incohérente et à remplir cette mission, si peu en rapport avec ses antécédents. En conséquence, il se retira, après un court essai, pendant lequel l'organisation ne fit aucun progrès.
(page 255) » II fut remplacé par le général Goblet. Cet officier avait servi, avec distinction, dans l'arme du génie en France, avait fait plusieurs campagnes et s'était particulièrement fait remarquer au siège de St.'-Sébastien, place forte à la défense de laquelle il avait beaucoup contribué. Quoique lieutenant dès 1808, il n'avait été promu au grade de capitaine qu'en 1822, et n'avait pas reçu d'autre avancement, à l'époque de la révolution, lorsqu'il fut successivement élevé au grade de colonel et de général de brigade, récompenses méritées par vingt-deux ans de services honorables et actifs. Goblet, dont le caractère doux, les habitudes régulières et la politique modérée s'accordaient peu avec un semblable poste, accepta sa nomination à regret, et ne fut pas longtemps sans songer à quitter une position si pénible et si désagréable. Découragé par les attaques virulentes de l'opposition et de la presse, et se trouvant hors d'état de satisfaire aux prétentions de tous ceux qui réclamaient des promotions, incapable d'établir cette discipline, cette régularité sans lesquelles tous les efforts d'organisation échouent, il fut heureux de pouvoir se retirer et de changer le fardeau de l'administration pour les fonctions d'inspecteur général des fortifications et du corps du génie auxquelles il fut nommé.
« II fut, au bout de quelques jours, remplacé (page 256) par le comte d'Hane (Depuis aide-de-camp du roi Léopold, et adjudant- général de sa maison militaire). Mais quels qu'aient été le zèle et l'activité de cet officier, il trouva aussi au dessus de ses forces le lourd fardeau de responsabilité de tant de travaux divers qui pesait sur lui, et en conservant son portefeuille, il ne fit que céder aux pressantes sollicitations de ses collègues. Quoi qu'il en soit, son administration et celle de son prédécesseur ne laissèrent pas que de produire quelques améliorations. L'armée fut augmentée de 12 régiments d'infanterie, 2 de chasseurs, 5 de cavalerie, et 8 batteries d'artillerie, sans compter 2 ou 3 bataillons de chasseurs francs, et elle fut partagée en deux corps (Note de bas de page : Chaque régiment consistait en 3 bataillons actifs, et 1 bataillon de dépôt de 6 compagnies. Les régiments de cavalerie étaient de 4 escadrons de 120 chevaux chaque ; et les batteries d'artillerie qui, depuis quelque temps, sont composées de 8 pièces, ne l'étaient alors que de 6). L'un, appelé armée de la Meuse, sous les ordres du lieutenant-général Daine, avait son quartier-général à Tongres, et était destiné à surveiller Maestricht et la frontière de la Campine, par Hasselt, Hamont et Weerd ; l'autre, désigné sous le nom d'armée de l'Escaut, était cantonné dans le voisinage de Schielde et de Turnhout, et devait protéger les routes de Bréda et de Bergen-op-Zoom. Une faible garnison occupait Anvers, tandis qu'un corps détaché, sous les ordres du général Duvivier, ayant son quartier-général à Gand, avait la mission d'observer les Flandres hollandaises.
« Le budget du département de la guerre s'élevait à la somme de 16,000,000 de florins.
« Si MM. d'Hane et Goblet avaient été bien secondés par toutes les personnes qui étaient sous leurs ordres, leur administration aurait eu de grands résultats ; mais la discorde et la jalousie qui régnaient entre les chefs, la négligence, la mauvaise foi, les malversations de quelques officiers, et l'inexpérience de la grande majorité des titulaires de tout grade, paralysaient leurs efforts et les empêchaient de s'assurer de la véritable situation de l'armée. C'est ainsi que M. d'Hane, lorsqu'il présenta aux chambres un rapport sur l'armée (même à une époque aussi avancée que celle du 25 mai ), déclara qu'il avait augmenté ses forces actives de 26,000 hommes ; et qu'il avait ainsi 50,000 hommes d'infanterie prêts à entrer en campagne, 60 pièces de canon et 3,000 chevaux, alors que l'effectif réel de l'armée n'était pas de plus de 25,000 hommes, et que la moitié de l'artillerie manquait de fourgons et d'une partie des chevaux nécessaires (Note de bas de page : On peut se faire une idée du gaspillage qu'il y avait alors en remarquant que le budget de la guerre de 1833, pour une armée de 110,000 hommes d'effectif, comprenant 8,000 hommes de cavalerie, et une artillerie avec 136 pièces de canon, tous parfaitement montés et équipés, excellait de fort peu de chose celui de 1831, époque à laquelle l'armée était des deux tiers moins nombreuse).
(page 258) « Découragé par le mauvais succès de ses efforts, et dégoûté par les mêmes attaques qui avaient été dirigées contre son prédécesseur, le général d'Hane donna aussi sa démission et fut remplacé, le 16 juin, par le général de Failly, qui avait commandé le 5e régiment hollandais, lors de l'attaque de Bruxelles, et avait été nommé ensuite gouverneur d'Anvers. Cet officier-général fut continué dans ces fonctions, après l'arrivée du roi Léopold, et il les occupait au moment de l'invasion hollandaise. Mais sous son ministère, l'organisation de l'armée paraît avoir plutôt rétrogradé qu'avancé. La confusion et l'insubordination régnaient partout au plus haut degré ; c'est ainsi que, quand le prince d'Orange pénétra dans la Campine, les troupes furent surprises dans un état d'indiscipline et de désorganisation qui passe l'imagination.
« Toutefois, si les généraux qui se sont succédé au ministère de la guerre, manquaient, jusqu'à un certain point, de talents éminents, d'énergie et d'expérience, il est juste de dire qu'ils étaient environnés d'obstacles de tout genre, et qui (page 259) étaient bien propres à paralyser leur courage, si grand qu'il fût, et à déjouer les combinaisons, des hommes les plus consommés en économie politique. L'esprit public était si irrité, le langage des députés si inconsidéré, la presse si violente, que les agents du gouvernement étaient en butte à toute sorte d'attaques, et, qu'avant même d'avoir commencé leurs fonctions, ils étaient déclarés incapables de les remplir. Ce pouvoir naissant, au lieu de trouver de l'indulgence et de l'appui dans le pays, était en butte à tous les outrages. Ses détracteurs, qui avaient détruit l'édifice militaire, voulaient qu'il fût relevé en un jour, et ajoutaient ainsi aux difficultés qui étaient le résultat naturel de la révolution. Le mot de lord Halifax que : « c'est un crime que d'avoir une place se trouvait bien vrai alors, comme il le fut aussi dans les divers phases des événements de la Belgique. »
Rien, dans le fait, ne présente un contraste plus frappant que la conduite morale des deux nations belligérantes. Les désastres qui frappèrent les Hollandais semblaient avoir fait sur toute la nation l'effet d'un talisman. A peine furent-ils revenus de la première stupeur que leur avait causée la défaite, que toute la population se leva, pleine d'énergie, et animée d'un noble dévouement. La presse et le peuple, fermement unis, se rallièrent autour du trône, et oubliant toutes dissensions (page 260) de partis et de personnes, concoururent avec ardeur à soutenir le gouvernement et à défendre le pays. Toute la nation avait une seule et même pensée. Roi, princes, sénateurs, peuple, tous se réunissaient dans un même but. Nul sacrifice n'était jugé trop grand ; rien ne paraissait trop pénible. L'activité et l'énergie succédaient partout à des habitudes de temporisation. La réorganisation de l'armée se faisait avec rapidité ; et tandis que les Belges n'avaient que 20,000 hommes sous les armes, les Hollandais avaient 33,000 hommes d'infanterie bien disciplinée (indépendamment de la garde communale), 4,000 hommes de cavalerie, et 64 pièces de canon ; ils avaient en outre une grande quantité d'officiers dévoués et habitués à la discipline, un état-major expérimenté, leurs magasins de toute nature, leurs moyens de transport et leurs hôpitaux étaient bien organisés ; en un mot, ils avaient tout ce qui était nécessaire pour une guerre offensive ou défensive.
D'un autre côté, les Belges étaient tourmentés par des dissensions intestines, par des jalousies et des conspirations ; ils manquaient de système politique et d'unité dans leur but ; enfin, chez eux régnait la plus complète confusion. Ils avaient, il est vrai, une grande quantité de généraux, d'officiers d'artillerie et d'état-major ; mais, néanmoins, ils manquaient d'officiers supérieurs et d'officiers subalternes dans toutes les armes. Les (page 261) chefs étaient en butte aux attaques de la presse, du congrès et des associations, qui avaient les prétentions les plus exagérées et les plus tyranniques d'omnipotence et d'omniscience. L'infanterie, quoique bien habillée et bien armée, manquait d'une partie de son équipement, était indisciplinée et savait à peine exécuter les plus simples évolutions. La cavalerie était bien montée ; mais elle était dépourvue de ce qui était essentiel, car elle était complètement incapable d'entrer en campagne. L'artillerie était composée d'hommes forts et vigoureux ; mais elle manquait d'officiers et surtout de sous-officiers, et n'avait aucune idée, ni de la théorie ni de la pratique de la manœuvre des pièces. Il n'y avait pas de corps d'intendance ; on était dépourvu d'hôpitaux, de convois et de réserve ; enfin toute l'armée était dans un état bien différent de celui de l'armée ennemie. Cette situation déplorable continua jusqu'au désastre de Louvain ; on reconnut alors la nécessité d'adopter un système différent : la presse et la tribune gardèrent le silence ou prêtèrent leur appui au gouvernement pour faire avancer la réorganisation de l'armée.
(Note de bas de page : Les débuts des chambres belges prouvent qu'elles ne sont pas encore revenues de leurs habitudes d'exagération. Dans la discussion qui eut lieu dans la séance fin 24 mars 1834, par suite de l'altitude menaçante qu'avait prise la Hollande, dans le Brabant septentrional, un membre s'exprimait ainsi : « Ce n'était pas le courage qui nous manquait au mois d'août 1831, car chaque fois que les Belges se sont mesurés avec les Hollandais, ils les ont battus ! ! Je connais un major qui, à la tête de 400 hommes, a repoussé et mis en déroute, un corps de 10,000 Hollandais » ! Cela fut dit et écouté, avec une imperturbable gravité).
(page 262) Tel fut l'état militaire de la Belgique pendant la première année qui suivit la révolution, état qui était loin de répondre à la position stratégique du pays (si éminemment désavantageuse relativement à la Hollande) et aux dépenses qui furent faites avec tant de prodigalité. Pour se convaincre des dilapidations qui avaient lieu alors, il suffit de jeter un coup d'œil sur les ressources pécuniaires du gouvernement provisoire et sur les moyens qu'il employa pour satisfaire aux exigences de la crise d'alors.
Sous l'ancien gouvernement, les provinces méridionales étaient imposées dans la proportion des seize trente-unièmes de la totalité des contributions du royaume des Pays-Bas. Ainsi, le budget des voies et moyens s'élevant à la somme totale de 75,000,000 fl., la Belgique ayant une population de 3,900.000 habitants payait 40,000,000 fl., tandis que la Hollande, dont la population n'était pas de plus de 2,100,000 habitants, ne payait que 35,000,000 fl. Mais cette répartition était basée (page 263) sur la richesse comparative des deux pays, et non sur la population. Les grandes richesses de la Hollande provenaient de son commerce, celles de la Belgique de son agriculture. Les villes de la Hollande contribuaient aux charges publiques dans une proportion plus considérable que celles de la Belgique ayant une population égale ; et quoique ce dernier pays fût bien au-dessus de l'autre sous le rapport des richesses agricoles, la balance n'en penchait pas moins en faveur de la Hollande. Quelques parties de la province de Namur et une grande partie de celle du Luxembourg, sont si arides que le faible revenu qu'elles produisent est loin de répondre aux contributions qu'elles paient. Le cens électoral, dans ces provinces, est de 20 fl., tandis qu'il est de 30 dans les Flandres. Cela suffit pour prouver que les provinces de Namur et du Luxembourg ne peuvent pas entrer en parallèle avec les autres.
Le gouvernement provisoire, en entrant en fonctions, trouva Je trésor public presque vide et fut contraint de demander une avance à la banque, qui lui en fit une de 600,000 fl. Mais comme on se trouvait au commencement du dernier trimestre de l'année financière, et que les contributions avaient été payées avec la plus grande ponctualité, le trésor public fut bientôt en état de faire face aux demandes les plus pressantes. Les voies et moyens, quoique augmentés de 20 centimes (page 264) additionnels à la contribution foncière, ne pouvaient parer aux embarras toujours croissants de la crise financière ; il était donc nécessaire de recourir à d'autres mesures (Le système de finance hollandais était maintenu et existe encore, sauf les modifications résultant de l'abolition de quelques abus). Marcher avec les ressources ordinaires était chose impossible. Le seul moyen de se créer les ressources dont on avait besoin était donc d'autoriser un emprunt national et dans le cas où ce moyen échouerait, de décréter la perception d'un impôt extraordinaire. On tenta un emprunt forcé par un arrêté du 22 octobre, mais il ne produisit pas plus d'un demi-million, indépendamment des 380,000 fr. de dons volontaires. On décréta aussi une contribution extraordinaire de 25,000,000 en octobre, et de 21,000,000, dans le mois de mars suivant (L'emprunt forcé, levé au moyen de la perception d'une somme double des contributions directes, fut remboursé avec un intérêt de 4 p c. en 1832 et 1833).
Telles sont les ressources financières que l'on créa à cette époque.
Le spectacle d'une nation qui sortait à peine d'une révolution, ou plutôt qui se trouvait encore dans la crise révolutionnaire est l'étude la plus instructive à laquelle puisse se livrer un philosophe ou un économiste politique. C'est ainsi que la Belgique présenta une série continuelle d'épisodes du plus haut intérêt, non seulement dans les questions de politique étrangère qui se sont liées à ses destinées, mais dans les divers événements intérieurs qui ont fait ressortir le caractère de ce peuple et les droits qu'il a à l'estime des autres nations. Quoique la situation de la Belgique ait été souvent dépeinte à l'étranger avec exagération et mauvaise foi, nous devons reconnaître que, durant la première année qui suivit la révolution, elle fut plongée dans un état d'effervescence qui, indépendamment des résultats dangereux qu'il pouvait avoir pour l'Europe, menaçait ses propres cités des plus graves désordres. Outre les républicains, dont les efforts tendirent constamment à la destruction de tout ordre social au dedans et au dehors, et dont les intrigues étaient encouragées par le général Lamarque, Odilon-Barrot et quelques autres membres du parti du mouvement en France, trois grandes factions divisaient le pays. C'étaient : les indépendants, les réunionistes, dont quelques-uns étaient républicains, et les orangistes.
Le premier de ces partis était le plus puissant ; ses doctrines étaient défendues par les membres les plus éclairés et les plus profonds politiques des deux chambres, appuyées par les journaux les plus répandus et par le parti catholique, dont l'immense influence suffisait pour faire prévaloir tout (page 266) système pour lequel il se serait déclaré. Les membres des deux chambres qui ont défendu avec le plus de constance et de talent les principes de l'indépendance, sont MM. Lebeau, Van de Weyer, de Muelenaere et Nothomb. Ils doivent être considérés comme les auteurs de ce système de politique, auquel l'Europe a dû le maintien de la paix générale, et la Belgique l'affermissement de sa nationalité. Ils ont aussi beaucoup contribué à changer ce système diplomatique, exclusivement français et essentiellement anti-anglais, qui contribuait tant à grossir les difficultés des négociations et les embarras de la position de lord Ponsonby (Note de bas de page : C'est parce que les principes de quelques-uns de ses collègues étaient essentiellement français, que M. Van de Weyer donna sa démission de ministre des affaires étrangères, en avril 1831, bien déterminé à se séparer entièrement d'un système qui compromettait la paix de l'Europe et l'indépendance de son pays. Il y avait autant de politique que de patriotisme dans une telle conduite. (Note de l’auteur anglais). Cette note de l'auteur anglais est fondée sur des informations inexactes. M. Van de Weyer ne « donna pas sa démission » de ministre des affaires étrangères, en avril 1831, mais il tomba, dans les derniers jours de mars, avec tout le ministère connu sous le nom de premier ministère du régent. Cette administration se retira engager des négociations pour donner un roi à la Belgique. Quelle qu'ait été l'opinion de M. Van de Weyer, on ne peut donc dire qu'il donna sa démission « à cause des sentiments essentiellement français de ses collègues ». S'il avait eu manifesté des sentiments tels que l'auteur les lui attribue, il n'aurait pas été repoussé de la composition du deuxième ministère du régent, formé à la fin de mars, malgré le désir qu'il témoigna d'y conserver son portefeuille, désir fortement appuyé par le régent ; car le ministère qui a ouvert la négociation relative au prince Léopold de Saxe-Cobourg, et qui ne s'est retiré qu'après l'avoir en quelque sorte assis sur le trône, était composé en presque totalité d'hommes dont la volonté bien connue était de consacrer au plutôt la nationalité et l'indépendance de la Belgique, pour éviter qu'elle ne continuât à demeurer la pomme de discorde entre les puissances intéressées, et que sa situation si précaire jusqu'alors ne provoquât une guerre générale qui aurait sans aucun doute compromis son indépendance et perdu la révolution. (Note de l'Éditeur belge)). L'habileté avec laquelle ce diplomate a (page 267) profité de cet heureux changement de politique, a été très utile à la Belgique et a dû lui prouver que son existence comme nation dépendait de la conformité de politique et de la sincérité de l'union entre la France et l'Angleterre. Car il faudrait que les Belges fussent aveugles pour ne pas voir que, sans un parfait accord entre la France et l'Angleterre, la Belgique aurait été pour la France ou pour toute autre puissance, un accroissement territorial.
Les réunionistes savaient tous cela ; et tous leurs efforts tendaient à faire naître des rivalités entre les deux cabinets et les agents diplomatiques, et à (page 268) entretenir cette soif d'agrandissement et de conquête, dont ils savaient que le comte Sébastiani était dévoré, et dont le prince Talleyrand lui-même n'était pas tout à fait exempt. Quoique l'immense prépondérance des théories monarchiques sur toutes les autres, paralysât complètement les efforts des républicains, quoique les réunionistes fussent en très petit nombre, comme ils le sont encore maintenant, cependant ces deux factions ne laissaient pas que de causer de grands embarras. Les uns attiraient dans le pays grand nombre d'individus sans ressources, membres de la Société des Droits de l'Homme et autres associations politiques ; les autres poussaient sans cesse le cabinet français à s'écarter de cette politique modérée commencée par Lafitte et continuée franchement par Casimir Périer ( Note du l'Éditeur anglais : Ces passages ont été écrits longtemps avant les déplorables scènes dont Bruxelles a été le théâtre en avril 1834.)
Les réunionistes ne cherchaient pas moins que les orangistes à troubler la paix de l'Europe. En effet, c'était à cela qu'ils tendaient, en conseillant sans cesse l'intervention armée, en fomentant des complots et des conspirations parmi le peuple, en propageant les mécontentements, et en répandant la confusion dans l'armée. C'est ainsi qu'ils excitaient des horribles scènes de pillage (page 269) qui ont si souvent désolé la capitale et les villes de province, scènes dans lesquelles les orangistes n'eurent jamais d'autre rôle que celui de victimes.
La principale barrière élevée contre les efforts des orangistes, fut l'association nationale dont faisaient partie un grand nombre d'officiers et la majorité des fonctionnaires publics résidant dans la capitale. Ce dangereux imperium in imperio, dont le pouvoir était égal sinon supérieur à celui du gouvernement, exerçait sur l'esprit public une espèce de terreur inquisitoriale, et étendait sa domination sur tout le pays. Telle était son influence qu'elle agissait sur le congrès même, entravait la marche du gouvernement et même souvent mettait la vie et les propriétés des citoyens à la merci de la populace, en excitant des actes de violence et d'outrage, qui répandaient la consternation dans le pays.
« Les rapports du Hainaut (disait le Courrier Belge, dans un article d'une date plus récente, mais qui s'applique parfaitement à l'époque dont nous nous occupons) sont des plus alarmants. Il se manifeste des symptômes d'anarchie et de désorganisation, qui paraissent se lier à de noirs complots et à de criminelles actions (Allusion aux prétendues intrigues des orangistes pour exciter des désordres, lorsque, dans le fait, ils n'en furent jamais que les victimes). Ici ce (page 270) ne sont pas des ennemis que l'on combat, ce sont de paisibles citoyens que l'on dépouille, ce sont des frères que l'on ruine et que l'on massacre. Là des négociants ou des manufacturiers respectables, qui répandent autour d'eux l'abondance et la civilisation, sont pillés par une populace effrénée. De riches fabriques, qui font la gloire et la prospérité de notre beau pays, sont saccagées et dévastées par des hordes de malfaiteurs ; et nous sommes dans la nécessité de mettre nos propres cités en état de siège (comme cela est arrivé à Gand), afin de nous protéger contre des ennemis intérieurs, plus barbares que des soldats hollandais.
La seule apologie que l'on puisse faire d'une révolution, c'est de dire qu'elle est le résultat non du despotisme, mais de la plus insupportable tyrannie, de la violation des droits de citoyen, et d'une soif générale d'améliorations constitutionnelles, fondées sur l'intérêt de l'ordre social, la civilisation et sur une liberté raisonnable. Car le gouvernement doux et paternel de la Prusse est la preuve que les sujets d'un roi absolu peuvent jouir de tous les bienfaits que peut offrir la monarchie constitutionnelle la plus libérale. Mais les révolutions sont horribles, quand elles se présentent escortées de la violence et de l'outrage, ruinant de paisibles industriels, et foulant aux pieds la loi et la justice. Lorsque la guerre civile, (page 271) l'anarchie et le pillage sont les résultats des changements politiques (comme cela arrive malheureusement dans toutes les révolutions), lorsque la terreur règne au nom de la liberté, alors l'esclavage, sous le gouvernement le plus despotique, est mille fois préférable à ces tristes époques. De telles horreurs sont les conséquences inévitables de l'établissement des associations politiques dont les actes échappent à tout contrôle. Quel que soit leur nom, ces sociétés sont le malheur du pays où elles existent. Quel que soit leur but apparent, leur véritable objet est toujours non de maintenir, mais de détruire. Elles veulent faire triompher l'action des masses, en d'autres termes, substituer l'argument de la force à celui de la raison et de la loi. Les associations et la légalité sont incompatibles. L'exemple de la France, qui, après deux révolutions, en redoute une troisième, a constaté cette vérité.
« Les associations politiques (disait un éloquent orateur français), telles que nous les entendons, telles qu'elles existent parmi nous, forment une cité dans la cité, un gouvernement dans le gouvernement, s'appelant elles-mêmes république dans le sein de la monarchie, ayant leurs journaux, leur tribune, leur armée, leur diplomatie, déclarant la guerre, non seulement aux autorités constituées à l'intérieur, mais aux puissances étrangères, travaillant à étendre leur joug partout, (page 272) faussant nos institutions par leur seule existence, combattant la prospérité de tous leurs efforts, arrêtant les travaux de l'industrie, quand ils sont si nécessaires à leur propre existence et à notre prospérité ; toujours prêts à nous mettre en guerre avec nos voisins, malgré nos efforts pour maintenir la paix, et néanmoins nous déconsidérant aux yeux de l'Europe, dont ils excitent la défiance par ce schisme dans l'unité nationale ; de telles associations constituent une anomalie monstrueuse, incompatible avec l’existence nationale. La liberté qu'elles demandent n'est pas la liberté d'association, mais l'impunité pour conspirer, c'est-à-dire le pouvoir d'exécuter en plein jour, à haute voix, par dizaines et centaines de mille, avec la presse pour organe et la France pour théâtre, ce qui auparavant pouvait à peine être exécuté dans l'obscurité, en silence, par quelques conspirateurs timides, c'est-à-dire la bonne vieille anarchie de 1793, anarchie de pur sang ! » (Discours prononcé par M. de Salvandy à la chambre des députés de France, le 25 mars 1835, dans la discussion de la loi contre les associations).
Ce tableau des sociétés politiques, en France, est applicable sur une plus petite échelle à celle de la Belgique. Heureusement, le bon sens de la nation en fait justice, sans l'aide d'une intervention (page 273) légale. Le pays voit le danger de leur existence, et, en conséquence, elles tombent d'elles-mêmes à défaut de soutiens et d'aliments. Les chefs de ces associations, choisis parmi les patriotes les plus exaltés (car le titre de patriote est donné par opposition à celui d'orangiste, peu importe que l'on soit républicain, réunioniste ou indépendant), avaient fortement repoussé toute accusation de participation aux désordres qui affligèrent Bruxelles, Liége, Gand, Anvers et autres villes, spécialement pendant les mois de février et mars 1831. Il était évident cependant que ces désordres n'étaient pas un acte spontané du peuple, mais qu'ils avaient été excités et exécutés sous les yeux des associations dans la capitale, et organisés par des délégués dans les provinces ; par exemple, la dévastation de la maison de M. Mathieu à Bruxelles, qui eut lieu dans la nuit du 26 mars 1831, peut être offerte comme preuve du pouvoir de l'association, et suffit pour démontrer comment ces scènes malheureuses étaient organisées et exécutées en général.
Des complots contre-révolutionnaires réels ou imaginaires préoccupant sans cesse l'opinion publique, la fidélité des uns était mise en doute, tandis que des dénonciations accusant les autres de conspirer contre la cause nationale excitaient au plus haut point l'exaspération des chefs des associations politiques. Cependant, comme nulle (page 274) preuve évidente de trahison ne pouvait être donnée contre quelques personnes en particulier, la vengeance de l'association tombait sur ceux que leurs antécédents et leurs inclinations rendaient suspects. En conséquence, on avait pris la résolution (pour adopter l'expression banale du jour) de « réchauffer le patriotisme populaire par un acte qui, en inspirant une terreur salutaire, » pût servir de leçon aux autres. La victime était ordinairement un négociant riche qu'on supposait avoir fourni des fonds aux orangistes, et être un partisan zélé et actif du prince. Non seulement les projets de pillage étaient connus plusieurs heures à l'avance, et ouvertement discutés dans les rues, mais la populace, instrument de destruction, était réunie, payée et endoctrinée ; et toujours quelques-uns des membres influents de l'association se montraient pour applaudir au pillage. Les autorités étaient contraintes de servir d'accessoire indirect ; car lorsqu'on les informait que des désordres étaient médités, elles trouvaient convenable de ne pas s'opposer à ces « démonstrations des sentiments populaires » qu'elles déclaraient être un malheur, mais un malheur qui pouvait avoir d'heureuses conséquences. On disait qu'il était nécessaire de jeter la terreur dans les rangs des orangistes, et d'éviter ainsi les désastres qui arriveraient nécessairement si les machinations de ce parti n'étaient pas arrêtées. Une sorte de (page 275) pacte tacite existait en conséquence entre les autorités et les pillards, qui étaient assurés de l'impunité, pourvu que leurs excès restassent limités à l'exemple en question.
Cela étant arrêté, des émissaires étaient envoyés dans les villages environnants, pour réunir les plus mauvais sujets, en leur promettant une ample récompense pour leur perte de temps, et un pillage assuré sans aucun danger personnel ; en sorte que vers l'après-diner du jour choisi, des groupes d'étrangers, de mauvaise mine, étaient aperçus entrant en ville, et marchant aussitôt vers les points choisis comme lien de rendez-vous ; là on leur donnait à boire, on les animait par des chansons, et, lorsqu'ils avaient reçu de l'argent et les instructions nécessaires, ils se mettaient à l'œuvre, dans un effrayant état d'ivresse. Quand la nuit était venue, ils s'élançaient en avant, et, rejoints par un immense rassemblement de la populace, ils paradaient dans les rues, chantant, criant, vociférant : « A bas les orangistes ! » jusqu'à ce qu'enfin ils arrivassent auprès de la demeure de la victime désignée. En quelques secondes, les fenêtres et les portes étaient réduites en poussière, et la horde, se lançant dans l'intérieur, commençait à piller et à détruire. Les sucres, les cafés, les épiceries, les marchandises de prix, les meubles précieux, la vaisselle, le linge étaient, sans distinction, la proie sur laquelle se jetaient (page 276) la fureur et l'avidité des assaillants. Les rues voisines étaient littéralement jonchées de débris de marchandises. Des objets de literie, des meubles étaient emportés et vendus à vil prix par les pillards, ou conservés par eux pour leur usage. Après quelques heures de durée, lorsque toutes les marchandises et les meubles eurent été emportés ou détruits, les pillards traînèrent les voitures de M. Mathieu sur la place publique, où ils les brûlèrent, au milieu des cris de triomphe que poussaient ces brigands. Quelques-uns, dans une ivresse furieuse, grimpés sur l'impériale ou sur les sièges des voitures, faillirent périr dans les flammes. Tout se termina sans que la force année y apportât le moindre obstacle. Il est vrai que l'on battait la générale, qu'on rassemblait la garde civique, et qu'elle se mit en mouvement avec la résolution apparente de maintenir l'ordre ; mais aucun effort ne fut fait pour protéger la maison désignée à la dévastation, Il était évident que la garde civique croyait ce sacrifice nécessaire, et était résolue à permettre qu'il fût consommé.
L'œuvre de spoliation étant complet, et le dernier débris des équipages brûlés ayant disparu, par une transition aussi rapide qu'elle fut remarquable, la ville passa du désordre le plus affligeant à un calme profond. Longtemps avant la pointe du jour suivant, on ne rencontrait plus personne dans les rues ; de telle sorte que l'étranger (page 277) qui aurait traversé la ville n'aurait pu découvrir le moindre vestige des scènes qui venaient de se passer. La terreur et l'anxiété des habitants paisibles étaient néanmoins très grandes. Les portes et les fenêtres étaient fermées ; le silence régnait partout ; mais peu de personnes pouvaient dormir ; chacun savait qu'il pouvait devenir victime à son tour. Ceux spécialement qui se considéraient comme exposés à être accusés d'attachement à la famille de Nassau, tremblaient pour leur vie et leurs propriétés. Le calme de la nuit était redouté comme le précurseur d'une nouvelle tempête. Des rapports exagérés sur de nouveaux projets de désordres circulaient au dehors. On parlait de listes imaginaires de proscription, contenant les noms des citoyens les plus riches, ainsi que ceux de certains étrangers, parmi lesquels quelques Anglais qui avaient imprudemment exhalé leur haine contre la révolution. Car la plus grande partie des Anglais qui étaient demeurés à Bruxelles, rentiers ou négociants, n'avaient pas hésité à exprimer leurs vœux pour le retour du prince d'Orange. Quoique ces personnes, surtout les rentiers, eussent peu de propriétés exposées, et moins à craindre de la fureur populaire que les autres habitants de la capitale, ils n'étaient pas moins les premiers à répandre les bruits les plus exagérés et les plus alarmants, et à exprimer des craintes pour leur sûreté. L'association (page 278) exploitait adroitement ces bruits pour augmenter son influence sur l'esprit public : ce fut cette terreur, plus que toute autre chose, qui servit à paralyser tous les efforts des partisans du prince.
Cependant, à une exception près, la révolution belge n'a pas fourni un seul exemple qu'un étranger respectable ait été molesté pour ses opinions politiques. On peut citer contre ce que nous avançons, l'exemple du baron de Krudner. Mais nous observerons que ce diplomate russe parut à Bruxelles, au moment où les haines de parti étaient le plus exagérées, que son arrivée excita beaucoup de soupçons et de défiance, et qu'on l'avait vu constamment en communication avec les orangistes les plus ardents, qui l'entouraient sans cesse, et n'avaient ni la discrétion ni le tact suffisants pour garder leur secret et le sien. Les démarches du baron de Krudner étaient en conséquence surveillées ; deux espions suivaient ses pas et lisaient sa correspondance. Son but, ses intentions étaient bien connus, et comme son plan était d'employer tous les moyens possibles pour aider ceux qui songeaient à renverser le gouvernement existant, et qu'il n'était pas protégé par un caractère officiel ou reconnu, le gouvernement employa lui-même tous les moyens qui étaient à sa disposition, moyens que sanctionnait une loi despotique non abolie, et lui ordonna de (page 279) quitter le territoire de la Belgique dans un temps donné (En vertu de la fameuse loi du vendémiaire an VI).
L'animosité des républicains et des réunionistes était également dirigée contre lord Ponsonby, pour l'appui qu'on supposait qu'il donnait aux orangistes. Une semblable mesure d'expulsion fut conseillée au gouvernement ; mais, quoiqu'un ou deux de ses membres fussent disposés à adopter cet avis impolitique, la majorité montra le danger d'insulter ainsi le gouvernement anglais, et ce projet fut abandonné. Ne renonçant pas cependant tout à fait au désir d'insulter l'envoyé britannique, trois ou quatre individus armés de pierres, et favorisés par la nuit, réussirent à briser quelques vitres de l'hôtel qu'il habitait. Lord Ponsonby traita sagement cet outrage, avec le mépris qu'il méritait, quoique ses auteurs et ses instigateurs lui fussent bien connus.
En retraçant ces circonstances, il est nécessaire de rappeler encore les difficultés et les embarras de la position de lord Ponsonby, de même que les préventions qui pesaient sur ses actes et les intentions de son gouvernement ; nous le devons d'autant plus que la coalition était composée de légitimistes et de républicains, coalition bien plus étrange encore que l'union des catholiques et des libéraux, avant la révolution, et qui n'épargnait nul effort, au moyen de la presse hollandaise, ou (page 280) des chambres belges pour avilir les uns et tourmenter les autres.
En parlant des efforts des orangistes, et du désir que les puissances conservaient de voir élire le prince d'Orange, nous avons démontré jusqu'où le gouvernement anglais était déterminé à porter son intervention, et que quelque ardent que fût son désir de voir l'adoption pacifique d'une mesure qui, à cette époque, eût concilié toutes les exigences des puissances étrangères, il était résolu de conserver strictement le système de non-intervention, et d'abandonner la solution des affaires à la décision du pays. Par la nature des instructions de son agent lord Palmerston, et par la déclaration franche et complète de lord Grey, à la chambre des lords, il est facile de prouver que ce système fut suivi avec bonne foi, en ce qui regarde le prince d'Orange et le prince Léopold, et de démontrer aussi que lord Ponsonby n'a jamais dévié à ses instructions. Peu de mots suffiront pour établir que les ressources physiques et morales du parti orangiste étaient bien au dessous du but auquel il se proposait d'arriver, et que ses projets ne pouvaient être encouragés au delà d'un certain temps, sans compromettre positivement la paix de l'Europe. En agissant ainsi, le gouvernement anglais aurait mérité les accusations de machiavélisme et de fausseté qu'on a portées contre lui.
(page 281) Mais le temps n'est pas encore venu où il peut être permis de lever le voile qui couvre ces transactions, en apparence mystérieuses, et toutefois si simples qu'elles ne demandent que quelques explications. De telles révélations seraient à la fois dangereuses et impolitiques. L'époque est trop récente, les passions trop excitées pour permettre de divulguer des vérités qui pourraient exposer des hommes respectables à la vengeance populaire, et réveiller les animosités et les jalousies de ceux qui se nomment eux-mêmes les hommes de la révolution contre ceux qui sont désignés comme les hommes du lendemain, ou qui, bien qu'entraînés dans la révolution, sont hostiles à ses principes, tout en ayant loyalement et franchement adopté ses conséquences (M. Legrelle, bourgmestre d'Anvers, un des plus honorables et des plus dévoués soutiens du gouvernement du roi Léopold, n'a pas hésité à déclarer devant les chambres « qu'il était l'ennemi des révolutions et des révolutionnaires. »)
A une époque où le roi des Belges s'applique, avec sa sagacité politique, à fermer les yeux sur tout parti, autre que celui qui l'a appelé au trône, quand il fait tous ses efforts pour réunir les opinions différentes, et rallier tous les citoyens autour d'un centre commun, et leur inspirer des sentiments d'unité et de nationalité si essentiels à l'indépendance du pays, il serait criminel de (page 282) réveiller les passions endormies, en citant des noms propres, et pourtant, sans cela, il est impossible de vérifier les faits et de repousser ces accusations malveillantes, qui ont été si libéralement prodiguées au ministère de la Grande- Bretagne et à ses agents. C'est donc un devoir de laisser cette partie du sujet dans l'oubli, où il est déjà enveloppé. En outre, les actes du gouvernement britannique n'ont pas besoin d'être défendus ; basés qu'ils sont sur les principes les plus larges et les plus sains d'une politique régénérée, politique qui n'est pas renfermée dans l'intérêt exclusif de l'Angleterre, mais essentiellement libérale et européenne. Ayant pour objet le maintien de la paix, aussi longtemps que la paix sera compatible avec la dignité et l'honneur de la couronne britannique, ces actes parlent d'eux-mêmes. La continuation de la paix de l'Europe, la prospérité croissante et l'extension des franchises du peuple anglais, sont les nobles monuments que l'administration de lord Grey a élevés par sa politique intérieure et étrangère.
En ce qui regarde lord Ponsonby, on peut affirmer que la conviction d'avoir été de bonne foi et juste envers toutes les parties, d'avoir avec honneur, zèle et habileté rempli une mission délicate et difficile, doit le consoler des imputations dont il a été l'objet, de quelque source qu'elles soient venues. Le passage suivant, qui termine le (page 283) premier chapitre de l'Essai de M. Nothomb, et dans lequel il parle de la mort du général Belliard, peut être cité pour prouver que les hommes les plus compétents pour juger la conduite de l'envoyé britannique, reconnaissent et apprécient son mérite : « Plus heureux que lord Ponsonby (dit l'auteur), le général Belliard n'a pas eu a se plaindre de l'ingratitude publique. La Belgique, reconnaissante de ses services, a promis de lui élever un monument, et c'est avec regret qu'elle s'est vue privée de ses cendres » (Le général Belliard, mort d'apoplexie, le 28 janvier 1832).
Une manière plus délicate et plus forte d'exprimer les sentiments qu'inspirent les services de lord Ponsonby ne pouvait être adoptée, qu'en faisant contraster les honneurs posthumes décernés à la mémoire du général français avec l'ingratitude dont a été l'objet son collègue anglais qui a pris part, avec tant de zèle et de cordialité, à ses travaux, et qui a marché d'accord avec lui dans toutes les occasions. La manière la plus frappante de mettre en relief le mérite d'un homme, c'est de déclarer qu'il a été victime de l'ingratitude.
Lord Ponsonby n'a jamais fait un secret de sa politique, qui était fondée sur les intentions les plus pures et les plus éclairées, relativement aux intérêts de l'Europe et à ceux de la Belgique. Son principal but était de maintenir la bonne (page 284) harmonie entre la Grande-Bretagne et les puissances, et surtout entre la France et la Grande- Bretagne. Il combattait pour la stabilité et la splendeur de la couronne de France ; mais il était opposé à tout agrandissement du territoire français. Il considérait le maintien de la paix générale comme essentielle aux intérêts de la Grande- Bretagne et au bien-être de toute l'Europe. Comme une restauration, ou même une quasi-restauration avait été reconnue impraticable, il travailla avec zèle à la consolidation de l'indépendance belge, sur des bases assez solides et assez avantageuses pour la rendre forte, prospère, et satisfaite de sa position, au point de la détacher de ses anciennes sympathies pour des nations étrangères, et en éveillant chez elle l'amour de la nationalité, substituer une barrière morale contre les prétentions des Etats voisins, au lieu de celle qui était fondée sur une union déclarée impossible par lord Aberdeen lui-même.
Aussi longtemps que lord Ponsonby a pensé qu'il était possible de rappeler le prince d'Orange, sans exciter une guerre étrangère ou la guerre civile, il se crut autorisé à appuyer les partisans et les défenseurs de cette combinaison. En agissant ainsi, il remplissait les intentions avouées de son gouvernement et celles des grandes puissances, excepté peut-être le vœu de la France, qui désirait secrètement un partage, jusqu'à l'époque (page 285) où l'élection de Léopold fit naître la possibilité d'une alliance par un mariage entre le roi des Belges et la fille aînée de Louis-Philippe. En agissant ainsi, lord Ponsonby ne dissimulait ni ses vues ni celles de son gouvernement, et ne négligea aucune occasion de soutenir la cause du prince, non avec ses adhérents, car cela eût été superflu, mais contre ses opposants, dont l'hostilité fut souvent heureusement désarmée par lui. Aussitôt que l'envoyé britannique découvrit la faute dans laquelle les orangistes voulaient l'entraîner, aussitôt qu'il put s'éclairer sur l'état des sentiments nationaux et qu'il eut reconnu qu'il avait été trompé sur les forces du parti du prince, que la force de ses partisans s'épuisait en paroles au lieu d'actions, et que sa cause était antipopulaire, que la presse et le public lui étaient irrévocablement opposés, et que s'il persistait plus longtemps dans ce projet, il attirerait les calamités intérieures et étrangères qu'il était si désireux d'éviter, alors et seulement alors il regarda comme un devoir impérieux d'éclairer la conférence sur le peu de fondement des espérances du prince, et sur la nécessité d'adopter une combinaison qui pût atteindre le même but, sans compromettre le repos de l'Europe, ou sans rendre les négociations interminables.
Le tact, la prudence et l'humanité déployés par lord Ponsonby, dans ces conjonctures difficiles, (page 286) furent plus qu'ordinaires ; car, en soutenant plus longtemps son premier plan, au lieu d'être utile au prince, il eût accompli le désir des anarchistes et des réunionistes. Après avoir inondé la Belgique du sang de ses citoyens, il l'eût jetée épuisée et mutilée dans les bras de la France, et occasionné une conflagration générale. Telles étaient (de l'opinion des principaux hommes d'Etat de l'Europe) les conséquences inévitables qu'aurait entraînées la persistance dans ses premiers projets. Que les réunionistes et le parti du mouvement, ou ceux dont les convulsions et les scènes sanglantes sont l'élément, soient irrités de la non-réussite de leurs projets, cela n'est pas douteux ; mais que les orangistes, dont la plus grande partie appartient à l'aristocratie héréditaire ou commerciale, soient assez aveugles pour ne point voir les maux incalculables qui en seraient résultés pour eux, c'est une preuve de l'ignorance où ils sont de leur propre position, sinon de leur indifférence égoïste pour le bien-être général. Indépendamment de tous motifs politiques, d'anciennes sympathies faisaient la défense de la cause du prince d'Orange une sorte d'obligation pour tous les Anglais. L'abandonner était chose douloureuse, le persécuter eût été bas et criminel. Lord Ponsonby était pénétré de cette vérité ; mais la nécessité était imminente, et il n'hésita pas à agir avec promptitude et franchise. La politique lui (page 287) indiquait ce changement, et l'humanité exigeait qu'il s'y déterminât promptement. Il ne put balancer un moment entre ses devoirs envers son pays et l'Europe, et la crainte d'attirer sur lui-même la haine des factions. Pour s'assurer le succès et empêcher les mécomptes diplomatiques, il faut savoir saisir promptement l'occasion et agir avec une inflexible énergie. Lord Ponsonby adopta cette maxime, et la paix fut maintenue.
Avec quelqu'amertume que les orangistes puissent déplorer la sévère nécessité qui amena le changement de vues de la conférence, ils sont les derniers qui aient le droit de la reprocher aux autres ; car il est incontestable que la diplomatie n'a abandonné leur cause, que lorsqu'ils l'eurent abandonnée eux-mêmes, alors que leur vie et leurs propriétés étaient vouées à la destruction, et que la tranquillité de l'Europe était sur le point de disparaître dans un abîme. Le démon de la guerre, d'une guerre d'opinions et de principes, brandissait déjà ses torches. La plus légère erreur pouvait, comme une étincelle, enflammer les matières combustibles, dont l'incendie eût entraîné des conséquences incalculables. C'est alors et seulement alors, que lord Ponsonby entra avec habileté et rapidité dans la seule voie qui pouvait concilier l'indépendance de la Belgique avec les exigences de la conférence, et, se servant adroitement des talents et de l'honorable courage de (page 288) M. Lebeau, il se dévoua au succès de cette combinaison, qui pouvait être regardée comme la dernière planche de salut pour la Belgique et la seule ancre qui pût préserver l'Europe du naufrage d'une guerre générale. Le publiciste éclairé que nous avons déjà cité, s'exprime ainsi sur ce point : « M. Lebeau trouva un auxiliaire sincère et dévoué dans un diplomate étranger (lord Ponsonby) qui, désespérant d'établir l'indépendance belge sous un prince de la dynastie hollandaise, embrassa avec ardeur une combinaison qui pouvait conserver la Belgique, comme une barrière contre la France, sans le secours de la restauration.
Si d'autres preuves devaient être données des vues et de la politique de la conférence et de son envoyé, on les trouverait dans les instructions du cabinet prussien, au baron Bulow : « Faire tout ce qu'il est possible pour ramener la Belgique sous le sceptre du roi Guillaume (disait le ministre des affaires étrangères de Prusse au ministre plénipotentiaire de cette puissance à Londres). Mais, si l'on ne peut y réussir, tâcher de l'ériger en royaume indépendant sous le prince d'Orange, et si cette combinaison manque encore, consentir alors à ce que Léopold soit roi des Belges. Car, par ses qualités personnelles et sa position à l'égard des grandes puissances, ce prince offre les garanties les plus sûres et les plus nécessaires (pour le (page 289) maintien de la paix) « (Extrait d'un opuscule intitulé : « Noch ein wort ûber die Belgisch-Hollandische Frache. » Hambourg, 1832. - Cette production est attribuée au baron Stockmar). » Dans un autre passage du même ouvrage (dont l'auteur est profondément initié dans tous les secrets et les mystères de ces négociations), le point de vue d'urgence sous lequel les plénipotentiaires considéraient la question est pleinement démontré : « Deux jours avant le départ de Léopold pour Bruxelles, avant le retour du baron de Wessenberg, qui avait été envoyé à La Haye pour engager le roi des Pays-Bas à accepter les 18 articles, tous les membres de la conférence se rendirent à Marlborough- House et déclarèrent unanimement au prince que son acceptation du trône de la Belgique était le seul moyen de tirer l'Europe des embarras immenses dans lesquels elle était plongée et de conserver la paix qui serait infailliblement compromise par son refus. »
Les véritables motifs de l'animosité des orangistes, des réunionistes et du parti du mouvement contre le gouvernement anglais, peuvent se résumer en peu de mots. Les premiers, sans le moindre égard à l'état politique et moral de l'Europe, rêvaient ardemment une restauration, ou même une quasi-restauration ; peu leur importait qu'elle fût le résultat d'une invasion étrangère ou d'une (page 290) commotion intérieure, non par un attachement direct à la dynastie, mais dans l'espoir de recouvrer ce qu'ils avaient perdu ou d'augmenter ce qu'ils avaient déjà gagné par la révolution. Ainsi, par exemple, le baron Vander Smissen, Grégoire, Borremans et plusieurs autres avaient gagné, par les événements contre lesquels ils conspiraient alors, leur rang et leur fortune. Les réunionistes, indifférents aux conséquences générales, calculaient avec égoïsme les avantages qui pouvaient résulter pour eux-mêmes par la réunion à la France, et fermaient les yeux sur les malheurs qu'ils auraient attirés sur le reste de leurs concitoyens, par suite de la guerre générale, qui devait nécessairement suivre toute tentative directe de réunion (Note de bas de page : La ville de Verviers, célèbre par ses manufactures de draps, présenta au congrès, le 29 décembre 1830, une pétition pour obtenir la réunion à la France. Le « Courrier Belge » du 12 janvier 1831 parle ainsi de cet acte : « Nous ne contestons pas aux pétitionnaires le droit d'émettre librement leurs opinions. Mais tout Belge peut se réserver le droit d'apprécier et de juger cette demande et de condamner comme mauvais citoyens, ceux qui ne savent pas faire le sacrifice temporaire de quelques intérêts commerciaux, en faveur de la tranquillité future et de l'indépendance de notre pays. » Il ajoutait plus loin : « Malheureux peuple ! c'est ainsi que quelques égoïstes, dans l'espoir de vendre un peu plus cher, pendant quelque temps, du drap, du calicot, quelques quintaux de fer ou de houille, veulent nous livrer comme un vil troupeau ! »). (page 291) Le parti du mouvement, qui fut pendant un moment le plus dangereux, n'avait d'autre but que l'anarchie et la confusion. N'ayant rien gagné par la révolution, il désirait exciter une commotion universelle, qui pût l'amener au pouvoir ou entraîner l'Europe avec lui-même dans un effroyable abîme. La politique prudente et courageuse de M. Lebeau et de ses collègues, secondés par lord Ponsonby, détruisit les espérances de toutes ces factions, et sauva l'Europe. Forts de leurs convictions, ayant été les principaux auteurs de cette grande et heureuse conception, lord Ponsonby et ceux qui l'ont exécutée avec lui, peuvent dédaigner les calomnies dont ils sont l'objet. La postérité impartiale leur rendra une justice, que leur refuseront peut-être les préventions de leurs contemporains ; c'est le sort ordinaire de tout ce qui est bon et sage.
Après une convulsion aussi violente que celle qui a eu lieu en Belgique, convulsion qui avait totalement renversé les institutions existantes, on pouvait penser que tout le système social serait détruit jusque dans ses fondements, que la nation, plongée dans un état alarmant de langueur commerciale et de découragement moral, serait encore tourmentée par des divisions intestines et en proie à toutes les incertitudes des combats politiques, et que la misère s'étendrait parmi ces classes qui, vivant au jour le jour du travail de leurs (page 292) mains, tirent leur existence des spéculations commerciales et des besoins du luxe de l'aristocratie. Il exista, en effet, une assez grande misère ; et cependant, quelque incroyable que cela puisse paraître, cette misère même forma une des ressources auxiliaires des factions extrêmes, qui s'en servaient comme d'un moyen pour stimuler les masses à épouser leur cause. Les uns soutenaient que la stagnation de l'industrie et des affaires deviendrait bientôt si insupportable, et le mécontentement général si intense qu'ils rendraient indispensable le retour de l'ancien gouvernement ; tandis que les autres, spéculant sur l'ignorance et les passions de la multitude, calculaient qu'il leur serait encore plus facile de l'entraîner au désordre, quand elle serait exaspérée par la misère résultant du manque de travail.
Mais, comme cela arrive souvent dans les malheurs publies et privés, ceux qui souffraient le plus n'étaient pas ceux qui criaient le plus haut. Car les pertes qui frappaient les marchands et les maîtres d'atelier, retombaient sur les artisans et les ouvriers, qui supportaient leurs privations avec une patience exemplaire. Aussi, pendant toute la révolution, on peut dire que ce sont les hommes de ces classes qui ont montré le plus d'abnégation et de patriotisme. Instruments dans les mains des autres, ils versèrent leur sang et subirent toutes les privations, sans la plus légère espérance de (page 293) compensation et d'amélioration. L'aristocratie et les propriétaires, à l'exception de quelques propriétaires de forêts, qui tiraient leur principal revenu des fournitures qu'ils faisaient aux forges de Namur, de Liége et du Luxembourg, souffrirent très peu, et pourtant ils se plaignaient le plus fort ; la vente des produits de l'agriculture se faisait mieux que les années précédentes. En conséquence, le prix des grains, du bétail et des fourrages, ainsi que de la main d'œuvre, augmenta considérablement ; de sorte que le producteur s'enrichissait, tandis que le consommateur seul souffrait. C'est un fait notoire, que telle était l'amélioration de la condition des fermiers, telle était la quantité des demandes et, par une heureuse coïncidence, celle des produits, que plusieurs propriétaires qui, depuis deux ou trois ans, n'avaient pas touché le montant de leurs fermages, reçurent tout d'un coup tout l'arriéré qui leur était dû ; en sorte qu'à mesure que le commerce et la fabrique souffraient, la valeur des biens-fonds augmentait ; car ceux qui, dans d'autres circonstances, eussent placé leurs capitaux dans des spéculations commerciales, les employaient de préférence à des achats de terres.
Les effets de la révolution furent donc à peine ressentis par l'agriculture. Tout le poids en retombait malheureusement sur ceux qui contribuent, (page 294) pour la plus grande part, au bien-être des royaumes, c'est-à-dire sur les classes commerçantes. On commençait à s'apercevoir combien était factice la prospérité due au « million de l'industrie ». Les fabriques, les fourneaux, les machines à vapeur chômaient complètement, ou n'avaient plus qu'une demi-activité ; les produits, qui sous l'ancien gouvernement excédaient de beaucoup les véritables besoins des marchés, étaient absorbés alors par les besoins factices de la société de commerce. Il existait déjà néanmoins un excédant considérable, qu'il eût été imprudent d'augmenter. Il devint donc indispensable de réduire la fabrication. Ainsi, parmi tant d'autres, un fabricant entreprenant, M. John Cockerill, dont les magnifiques établissements de Seraing, près de Liége, font l'admiration de tous les étrangers, en était réduit à une grande détresse, et il fut obligé de renvoyer la plus grande partie de ses ouvriers, qui étaient, au moment de la révolution, au nombre de 2,500. Des centaines d'ouvriers de Gand, Tournay, Liége, Namur et Bruxelles, se trouvaient aussi sans occupation, et leurs familles obligées de recourir à la charité publique. Les immenses demandes de produits de l'agriculture donnèrent de l'ouvrage à quelques-uns, tandis que le service militaire devint une ressource pour les autres ; mais cela ne pouvait produire qu'un allégement insuffisant, dans un pays où les fabriques de (page 295) coton seules employaient auparavant 250,000 ouvriers (Pétition des fabricants de coton au roi Léopold, 18 janvier 1834).
La misère était grande, l'avenir effrayant, le danger imminent ; toutefois, par l'anomalie la plus extraordinaire, les crimes auxquels les malheureux sont poussés par le besoin et par les cris de leurs enfants mourants de faim et de froid n'étaient pas sensiblement augmentés ; et ils ne furent pas en proportion des souffrances des classes inférieures dans les villes manufacturières. Il est digne de remarque que le nombre des crimes, commis pendant les six premiers mois de la révolution, fut moindre que ceux qui avaient eu lieu pendant le même espace de temps, à une période antérieure donnée. La stagnation du commerce était ruineuse pour les marchands en général, et la dislocation de la société anéantissait, pour ainsi dire, le commerce de détail dans la capitale. Du grand nombre de ceux qui auparavant vivaient en grande partie des dépenses de la cour, de l'aristocratie et de la masse d'étrangers, surtout des Anglais qui se trouvaient à Bruxelles, étaient obligés d'abandonner leurs magasins et de vivre de leur capital. Quelque étrange cependant que cela puisse paraître, quelles que fussent les raisons de ces classes nombreuses d'abhorrer la (page 296) révolution et quel que fût leur intérêt à désirer une restauration, à aucune époque, les chefs du parti du prince d'Orange ne purent les amener à une coopération active, soit qu'ils craignissent les vengeances de l'Association, ou que leur amour de l'indépendance nationale fût assez fort pour leur faire oublier leurs intérêts privés. Que leurs vœux secrets et personnels fussent généralement favorables au prince d'Orange, cela ne peut être contesté ; et néanmoins, il fut impossible de les amener à exprimer un désir collectif, soit en élisant des candidats orangistes au congrès, soit en se prononçant ouvertement pour la cause du prince ; ils prévoyaient sagement que des scènes de confusion résulteraient de toute démonstration en faveur de la dynastie déchue. Six mois d'expérience leur avaient fait apprécier les tristes résultats des commotions civiles ; tout ce qu'ils désiraient était le retour de la tranquillité, sans laquelle il n'y a point de commerce.
Nous avons dit que les factions, c'est-à-dire les orangistes et le parti du mouvement, regardaient la misère du peuple comme un auxiliaire de leur cause : « Tous les moyens sont bons, dans les temps de révolution. Peu importe le levier, pourvu qu'il produise l'impulsion désirée ! » Telle est la maxime des agitateurs de tous les pays. Qu'ils aient compté sur une telle assurance, cela ne doit point surprendre ; mais attribuer une politique si (page 297) machiavélique et si égoïste aux familles orangistes, est une assertion que l'on ne peut soutenir, à moins de la justifier par des preuves de la plus grande évidence.
Il est à peine nécessaire de dire que la plus grande partie des ouvriers et des classes indigentes dans toutes les capitales et les grandes villes, tirent leur existence des dépenses des gens riches et des besoins du luxe. Ce n'est pas tant les choses nécessaires que les superfluités de la vie qui fournissent la plus grande somme de prospérité aux artisans. L'aristocratie belge, dont la portion la plus riche, à peu d'exceptions près, appartient au parti orangiste, fut de tout temps remarquable par ses habitudes d'économie, par son amour de l'argent, par le peu de propension qu'elle a pour cette hospitalité franche et généreuse qui caractérise l'aristocratie de Paris, de Londres et des autres capitales. Plus occupés d'augmenter leur fortune, que de contribuer au plaisir de leurs égaux ou à la prospérité de leurs inférieurs, ils montraient une économie presque parcimonieuse, et ce n'était que rarement qu'on voyait régner chez eux le luxe et la profusion.
Cette disposition organique, espèce d'héritage moral, peut cependant être attribuée aux changements politiques continuels que le pays a subis, changements qui, en lui ravissant son nom et sa nationalité, ont détruit les sentiments d'unité et (page 298) de patriotisme, qui caractérisent si essentiellement les habitants de la vieille Néerlande. Alternativement appelés à subir le joug de l'Espagne, de l'Autriche, de la France et de la Hollande, exposés à tomber d'une domination sous une autre, selon l'issue des batailles, dont leurs domaines ont été trop souvent le théâtre, ayant constamment souffert dans le passé, et ayant peu d'espérance dans l'avenir, l'homogénéité et la confiance furent détruites parmi l'aristocratie, qui considérait la patrie seulement comme une caisse d'épargne, et se croyait nécessairement appelée à se garantir contre les tempêtes de la politique, comme le planteur indien contre celles des éléments. De sorte que cette économie, née d'abord des prévisions politiques, a fini par devenir un type national.
La révolution fournit à cette classe un admirable prétexte pour se livrer à ses habitudes naturelles d'économie ; en conséquence, elle produisit le double résultat d'augmenter leur fortune, tout en ajoutant à la misère et au mécontentement des classes inférieures et aux embarras des autorités locales, par la diminution des demandes de travail et du produit des octrois municipaux, dont une partie était consacrée au soulagement des pauvres. Pour mieux remplir ses vues, la plus grande partie de l'aristocratie se transporta dans les pays étrangers, ou se renferma dans ses châteaux, (page 299) tandis que ceux qui rentraient dans la capitale, tenant leurs portes fermées, habitant un coin de leurs hôtels, renvoyaient leurs équipages et la plus grande partie de leurs domestiques, et bornaient leur dépense au strict nécessaire.
On peut objecter que le temps n'était pas favorable au déploiement de la richesse et du luxe, et que, dans les commotions civiles, les hommes pouvant passer subitement de l'opulence à la gêne, il est nécessaire de songer au lendemain.
On a dit que le peuple, étant l'artisan de la révolution et de ses propres souffrances, n'avait pas le droit de réclamer l'appui de l'aristocratie, ou des personnes attachées à l'ancien gouvernement. Si en augmentant les privations temporaires des pauvres et des classes moyennes, on avait pu les amener à comparer l'aisance qu'ils avaient perdue avec les privations qu'ils enduraient, et les amener ainsi à se prononcer pour une restauration, ou pour le prince d'Orange, c'eût été procurer un immense avantage au pays, et remplir les vues de tous les cabinets de l'Europe. Cela peut être ; mais si les personnes qui font valoir ces arguments avaient étudié l'histoire des commotions populaires, ou même seulement la nature humaine, ils auraient découvert que les souffrances qui accompagnent généralement les guerres civiles et les désordres sociaux, ont (page 300) été beaucoup plutôt les causes des progrès de l'anarchie que d'un retour à l'ordre.
De même que ceux qui sont victimes de l'intempérance physique sont portés à s'y livrer de plus en plus comme à un soulagement de leurs peines, de même les classes inférieures, quand elles sont échauffées par les excès politiques, et qu'elles en ressentent les malheureux effets, sans en comprendre les causes et les conséquences, sont infiniment plus disposées à continuer leurs désordres qu'à revenir à la modération. La tendance des hommes au mal et à la destruction trouve un nouvel aliment dans leurs souffrances. Ainsi, au milieu du malaise général, le parti orangiste fut hors d'état, soit par l'or ou l'intrigue, d'exciter les masses en sa faveur, tandis que l'association patriotique trouva toujours en elles un instrument prêt soit à chercher à intimider le congrès par ses vociférations, soit à se livrer à quelque autre méfait utile à ses propres vues (Note de bas de page : Le pillage déplorable des orangistes du 6 avril 1834, et les désordres qui eurent lieu à Bruxelles, viennent à l'appui des observations ci-dessus).
Heureusement pour les orangistes (car leurs richesses et leur impopularité les eussent rendus les premières victimes), la patience du peuple et la charité publique prévinrent les malheurs que l'on pouvait redouter. Des dons volontaires, (page 301) s'élevant à une somme considérable, furent distribués par l'aristocratie patriote, par le clergé et par toutes les personnes auxquelles leurs moyens permettaient de venir au secours des malheureux. Des emprunts furent faits par les municipalités ; de l'emploi dans les travaux publics fut donné à tous les ouvriers sans ouvrage ; et ainsi la classe laborieuse trouva sa subsistance, et les malveillants perdirent tout prétexte pour se livrer au désordre. Une somme de plus 100,000 fl. fut ainsi dépensée par la régence de Bruxelles, pendant les premiers six mois de la révolution. Le vénérable M. Rouppe, bourgmestre de la ville, ainsi que plusieurs autres citoyens respectables, déployèrent, pendant cette crise, une grande philanthropie, et ce noble exemple ne fut pas perdu pour leurs concitoyens.
En traversant les riches et fertiles plaines de ce beau pays, auquel la Providence prodigue, depuis des siècles, ses trésors, comme une compensation des maux que lui infligeait l'ambition des hommes, le voyageur n'aurait découvert aucune trace de la tempête qui avait renversé le trône, ni même de cette guerre civile qui le ravageait encore, et le menaçait de plus grandes infortunes que celles qu'il avait supportées. Tout était calme, riche et, en apparence, prospère. Un air d'abondance et de bonheur régnait partout. Mais en atteignant la capitale, la scène changeait : Bruxelles (page 302) était encore debout dans toute la beauté pittoresque et gracieuse qui en fait une des cités les plus remarquables du continent. Mais l'immense changement, qui s'était opéré dans son état social, était sensible à tous les yeux. Un sentiment général d'anxiété et de manque de confiance se peignait sur toutes les figures. Le voisin se défiait de son voisin, l'ami de son ami. Chacun professait l'indépendance et le désintéressement, et toutefois la soif des places, la jalousie contre ceux qui les occupaient n'avaient jamais été plus loin.
Les rues étaient tristes et désertes ; les promenades publiques et les lieux ordinairement fréquentés étaient abandonnés ou animés par quelques groupes de politiques gesticulants. Les classes les plus riches semblaient avoir abandonné la ville, pour la livrer aux pauvres qui, par centaines, spécialement les femmes, mettaient les passants à contribution. Les hôtels des nobles étaient fermés, et des affiches, placées sur chaque porte, annonçaient qu'ils étaient vides ou à louer. Les fiacres traversaient çà et là les rues, mais on ne voyait plus une seule voiture de maître. L'herbe commençait à croître dans les places publiques, au centre desquelles on voyait des arbres de la liberté, d'une triste végétation, surmontés de chapeaux et de bannières en lambeaux, élevant leur tête flétrie. Il n'existait plus ni société ni cordialité ; tout était incertitude et alarmes ; des bruits (page 303) d'émeutes projetées inquiétaient chaque jour les citoyens tranquilles, que des cris et des vociférations troublaient dans leur repos des nuits. Les séances du congrès étaient souvent bruyantes et agitées : tantôt troublées par les murmures ou les applaudissements des tribunes ; tantôt interrompues par les déclamations exagérées des orateurs qui, pour fortifier leurs arguments, en appelaient quelquefois aux passions des spectateurs. Des agents des sociétés républicaines de Paris se mêlaient dans les groupes, menaçaient et insultaient les députés, dans la chambre et au dehors. Les affaires se faisaient, mais les marchandises des magasins manquaient d'éclat et de fraîcheur ; on n'achetait que le strict nécessaire, et rien de ce qui avait rapport au luxe et aux superfluités de la vie ; des emprunts forcés et des contributions pesaient sur les citoyens, dont les souffrances étaient encore augmentées par les logements militaires continuels. Bruxelles, par sa situation centrale, était un rendez-vous ou un lieu de passage pour les troupes. A peine se passait-il un jour sans que des officiers et des soldats, souvent exigeants et indisciplinés, ne fussent logés chez les habitants.
Les esprits étaient si complètement absorbés par les intérêts du jour, que tout sujet, excepté ceux qui avaient rapport à la politique, était exclu des conversations. Les arts, les sciences étaient négligés ; (page 304) on ne s'occupait plus d'autre littérature que de celle de la presse périodique. L'avidité avec laquelle les hommes songeaient à fortifier leurs espérances personnelles et leurs opinions, par celles de la presse quotidienne, n'était pas moins remarquable que l'immense influence dont jouissait cette dernière ; et toutefois une partie de ces journaux était rédigée et publiée par des étrangers qui, insouciants des vrais intérêts de la Belgique, avaient embrassé le journalisme comme une spéculation pécuniaire plutôt que politique. L'ascendant de ces journaux sur l'esprit public n'était pas moins préjudiciable qu'étendu ; car, pour un argument tendant au maintien de la paix, ou renfermant une idée juste sur les vrais principes de la politique européenne, cinquante étaient subversifs, visionnaires et, de tout point, opposés à ces maximes qui forment la base de l'ordre social. Les écrivains et les lecteurs, incapables de discerner l'usage de l'abus de la presse libre, tombaient dans les extrêmes les plus opposés d'une licence sans bornes, ou d'une excessive timidité. Les uns, sans frein légal et sans autre considération que la crainte d'un châtiment personnel, tombaient dans les derniers excès ; les autres, spécialement ceux qui étaient en place, peu accoutumés à ces attaques, qui sont si incessamment dirigées contre les hommes publics, en Angleterre, tremblaient constamment que leurs moindres paroles, leurs (page 305) moindres actions ne fussent mal interprétées, et de devenir l'objet de sarcasmes, de calomnies et peut-être de persécutions. A peine un homme public fut-il exempt de cette faiblesse, excepté M. Lebeau qui, du moment où il s'éleva au dessus du niveau commun politique, déploya le plus grand courage moral, et se montra tout à fait indiffèrent aux insultes et aux libelles qu'on lançait contre lui.
Les vices les plus saillants de la conduite des journalistes, en Belgique, était en premier lieu 1° d'entretenir l'idée erronée qu'une opposition systématique au gouvernement était nécessaire, pour prouver leur indépendance ; 2° l'oubli complet de leur position relativement aux autres Etats. Dans presque toutes les questions qui se liaient à la politique européenne, ils argumentaient comme si la Belgique avait plus d'importance que l'Europe entière. Ils traitaient les questions de territoire et de relations extérieures comme s'ils eussent été une puissance de premier ordre, et les autres nations un assemblage d'Etats faibles, destinés à recevoir des lois de leurs mains ; empressés de se voir admis comme membres de la grande famille européenne, ils repoussaient les maximes reconnues et adoptées par toutes les autres nations, comme condition nécessaire de leur coexistence. Ils déclaraient dégradant pour leur pays, ce que la Grande-Bretagne, (page 306) l'Autriche et la Prusse considéraient comme honorable pour elles-mêmes ; sans égard pour les intérêts qui n'étaient pas les leurs, ils rejetaient les moindres concessions qu'on leur demandait, tout en exigeant des autres des sacrifices, non comme concession, mais comme un droit ; oubliant leur faible nombre, leurs divisions intestines et leur manque des choses nécessaires même pour la défense, ils vantaient leur force, leur union, leur puissance d'attaque, et parlaient de batailles et de campagnes, comme si la grande armée avait été à leur disposition.
Il est vrai qu'ils tenaient la torche de la discorde, suspendue comme l'épée de Damoclès sur l'Europe, qu'ils pouvaient la plonger dans une guerre et contraindre la France à venir à leur aide ; mais ils oubliaient que le premier pas de ses armées les conduirait au sein de leur pays, qu'elles ne se porteraient sur le Rhin, qu'après l'avoir épuisé et que, vainqueurs ou vaincus, les résultats seraient également désastreux pour eux. La conséquence inévitable de la guerre aurait été un changement de domination ou un retour à celle qu'ils avaient si récemment secouée.
En parlant de l'état général de Bruxelles, à cette époque, il est nécessaire de dire quelques mots de la garde civique. Cette classe de citoyens armés reçut une organisation définitive par une loi du 31 décembre 1830, par laquelle (page 307) il était ordonné que toutes les personnes, sauf quelques exceptions, de l'âge de 20 à 50 ans inclusivement, seraient obligées à ce service, sous peine d'amende et d'autres pénalités. Elle était divisée en trois classes : la première, comprenant tous les célibataires et veufs, sans enfants, de l'âge de 20 à 31 ans, était sujette à être appelée à un service actif ; la seconde, consistant dans toutes les personnes de la même classe de l'âge de 31 à 50 ans, était destinée au service des garnisons ; et la troisième, comprenant tous les individus indistinctement entre 20 et 50, était exclusivement sédentaire. Dans le cas où elle eût été appelée, par une loi, au service actif, le premier ban était placé sur le même pied, quant à la solde et à la discipline, que l'armée de ligne ; les officiers et les sous-officiers, excepté les colonels, étaient élus par les gardes ; système convenable peut-être en temps de paix, mais très préjudiciable à la discipline, en temps de service actif.
Aucune occasion ne s'est offerte pour juger de l'utilité du premier ban de la garde civique, depuis qu'elle a été soumise à une organisation régulière ; car la loi qui la concerne, ne fut mise en vigueur qu'après l'invasion hollandaise. Mais il y a tout lieu de penser, qu'en cas de nécessité, elle ferait son devoir aussi bien que la troupe de ligne, à laquelle elle est généralement supérieure, pour la force des hommes, et peu (page 308) inférieure pour l'équipement et la discipline. Le danger d'employer des bandes désorganisées à tout autre service qu'à celui de la garde des localités, fut malheureusement prouvé par les désastres du mois d'août 1831. La confiance exagérée, placée dans cette espèce de forces, par quelques-uns des membres du congrès belge, ne prouvait que leur ignorance de la science militaire. Aucun sophisme, aucune théorie ne peuvent détruire les enseignements de l'expérience. L'histoire ancienne et moderne en fournit de nombreux exemples. Il est incontestable que, sans discipline, il ne peut exister d'unité, et que sans unité il n'y a point de force ni de victoire possible. La valeur, même la plus ardente, ne peut la remplacer. Chaque fois qu'une nation sera réduite à de telles légions, pour se défendre contre un ennemi bien organisé, son sort sera toujours celui de la Belgique en 1831. Quelques bataillons réguliers suffiront toujours pour renverser des hordes indisciplinées. D'un autre côté, si vous organisez les masses, si vous les payez comme la ligne, vous détruisez leur caractère civique et leur indépendance, pour les assimiler tout d'un coup aux armées régulières.
Pour la défense extérieure, les gardes nationales, dans leur forme primitive, sont inutiles, et leur utilité est même problématique pour assurer la paix intérieure. Sans contredit, les désordres (page 309) furent souvent empêchés en Belgique, pendant les six premiers mois de la révolution, par la fermeté de la milice bourgeoise, et il est incontestable que le repos de Paris a été maintenu, depuis la révolution de juillet, par la même classe de citoyens. Mais l'ordre qui peut être maintenu, peut aussi être troublé par ces mêmes moyens ; et la position d'un gouvernement ou d'une dynastie devient précaire et effrayante, quand son existence et même la sécurité des propriétés privées sont dans les mains du peuple armé. Une semblable dépendance est une espèce de despotisme militaire. La différence morale entre le soldat régulier et les gardes nationales, ayant les armes en main, est si faible qu'on peut attendre de l'une et de l'autre les mêmes effets. Réunissez les masses en bataillons ou en corps, et elles devront agir par une impulsion unanime, ou tomber dans une inextricable confusion. L'obéissance et la docilité temporaires doivent exister, quoiqu'elles n'aient ni discipline ni instruction ; et l'esprit de l'homme est si disposé à céder à l'enthousiasme de l'exemple, et à se laisser entraîner par la fascination qu'exercent les intelligences supérieures, que les soldats-citoyens peuvent devenir plus dangereux pour la liberté, guidés par ces personnes, que les soldats des armées régulières obéissant aux gouvernements absolus. Supposez qu'un chef ambitieux et capable, qu'il soit prince ou soldat de (page 310) fortune, gagne la confiance de ces bandes, il les convertira en instruments directs de despotisme. L'axiome vulgaire « qu'une demi-connaissance est une chose dangereuse » peut être applicable aux gardes nationales ; car, quand le peuple se fait législateur, les armes à la main, quand ceux qu'il serait le plus avantageux de retenir dans une complète ignorance de la science militaire et de l'immense puissance qui résulte de l'unité, sont initiés à la connaissance de leurs propres forces, et exercés aux moyens de les appliquer, le danger est imminent, non seulement pour les gouvernements, mais pour les libertés publiques. Placez des armes aux mains de toute la population mâle de Birmingham, Manchester et Glasgow ; enseignez-leur à serrer les rangs et à exécuter les manœuvres ; essayes la même expérience à Londres, et les associations des ouvriers (Trades unions) seront bientôt converties en puissance formidable capable de rendre tout gouvernement constitutionnel et toute autorité légale impossibles. Heureusement le temps est encore éloigné, il faut l'espérer, où ces innovations seront introduites dans la Grande-Bretagne.