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Souvenirs personnels (1918-1951)
CARTON DE WIART Henri - 1981

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1918-1951)

(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)

A Genève (1934)

Personnalités anglaises, françaises, allemandes, italiennes et autres - Les Précieuses de Genève - L’admission des Soviets

(page 147) Genève. Le Secrétariat général de la S.D.N. avait pour chef Sir Eric Drummond, que le Pacte inclus dans le traité de Versailles avait nommément désigné à ces hautes fonctions. Le Secrétaire général reflétait bien, en sa personne comme en sa mentalité, les meilleures traditions et les façons du « peerage » britannique et du Foreign Office où il avait conquis ses grades. Au premier abord, on pouvait se demander si cet aimable gentleman, qui n'avait rien de prestigieux dans l'allure, était bien le capitaine qu’il fallait à ce vaisseau de haut bord, où tout était à organiser, depuis la manœuvre des opérations jusqu’au choix du moindre homme d'’équipage. Il ne brillait guère dans la conversation, plus soucieux d'écouter que de donner son avis, ce qui était d'ailleurs une méthode de diplomatie, au milieu du tohu-bohu cosmopolite où il devait se (page 148) mouvoir. Quand il y intervenait, c'était parfois par un rire sonore qui ressemblait à un hennissement et ses discours, quand il devait en faire, nous fournissaient un curieux échantillon de cette voix hésitante et très semblable au bégaiement, qui est d'ailleurs considérée comme de bon sens au Parlement de Westminster, Mais la réalité valait mieux chez lui que les apparences. Sa loyauté, comme sa bonne volonté, était à toute épreuve, et sa présence, à la tête de ce grand état-major international, contribuait, - ne fût-ce que par la contagion de l'exemple, - à entretenir dans les rangs une bonne tenue et un esprit de fair-play très opposés au quant-à-soi et au goût de l'intrigue qui devaient y prendre leur revanche après qu'il eut quitté le service de la Ligue pour l'Ambassade d’Angleterre auprès du Quirinal.

Etait-ce en guise de contrepoids à cet aristocrate anglais de vieille souche (il était apparenté aux Norfolk et, comme eux, bon catholique) que les reconstructeurs de l'Europe avaient choisi un turbulent socialiste français pour diriger le Bureau International du Travail, qui fonctionnait à Genève en marge de la Société des Nations ? Albert Thomas était un disciple de Jaurès. Normalien comme son maître et comme lui d'une intelligence brillante et cultivée, il avait été associé, pendant la Grande Guerre, au Gouvernement d'Union Sacrée et son passage au ministère des Munitions avait été marqué par d'utiles réformes destinées à parer à l’insuffisance des armements qui, dès les premiers mois des opérations, avait mis la France en une dangereuse posture. Au B.I.T. ou à I'I.LO., - suivant qu'on veuille adopter la terminologie française ou anglaise, - cet intellectuel, qui savait passer de l'idéologie marxiste aux réalités les plus tangibles de l'administration et de la propagande, avait vraiment trouvé ce que les moines appellent « le lieu de son pâturage. » Tout en organisant avec méthode les services de cette vaste entreprise destinée à mieux garantir, par la coopération internationale, le sort des travailleurs des cinq continents, il jouissait largement de la vie, étant pourvu d'ailleurs d'un traitement plantureux, dont se serait accommodé le Chef d'un petit Etat à intérêts limités. Gastronome averti, il fallait l'entendre, de sa faconde de méridional et avec son masque sensuel de faune hirsute, commenter, pour la joie de ses invités, les recettes et les conseils de bonne chère d'après Brillat-Savarin ou Ali-Bab. Le budget du B.I.T. dépendait de celui de la S.D.N. Mais Albert Thomas, nourri dans le sérail parlementaire, avait si habilement manœuvré qu'il avait su dès l'abord se dégager de l'autorité du secrétaire général, et quand le digne Sir Eric s'en aperçut. le pli était pris, et le dirigeant de la maison-mère en était réduit à se plaindre à la cantonade d’une émancipation (page 149) qui soustrayait à peu près à son contrôle l'activité et les dépenses de cette filiale, dont chaque année voyait s'étendre la compétence et les cadres se gonfler.

Pour faire, entre Bruxelles et Genève, une sorte de navette, je n'avais que l’embarras dans le choix des routes, soit par Bâle, soit par Nancy, soit par Dijon. A deux reprises, ayant pris le chemin des écoliers. je fus au passage l’hôte de M. Raymond Poincaré dans son aimable maison de campagne de Sampigny, qu'il fit rebâtir au lendemain de la guerre. Sampigny n'est pas bien loin de Domrémy, où je n'ai pas manqué de faire mon pèlerinage, à l’héroïque bergère lorraine. La maison de Jeanne d'Arc est demeurée intacte à l'extérieur. Au-dedans, on a eu la fâcheuse idée de créer une sorte petit musée. Du moins, la modeste chambre de la Pucelle a conservé son aspect. Elle est toute sombre, avec une petite fenêtre d'où Jeanne pouvait, de sa couchette, voir luire la lampe de la petite église que sépare de la maison un bout de jardin. Dans un coin, on voit encore la planche à pain sur laquelle la provision était mise à l'abri. C'est là qu'elle entendit la voix de l’ange lui dire : « Pars, fille au grand cœur ! » Quelle émotion d'évoquer ici la grandeur de cette vaillante enfant et de prendre de l'eau bénite au bénitier de l'église où elle-même a trempé ses doigts ! En suivant la vallée de la Meuse, qui est large et herbeuse, j'arrivai à Sampigny. Le cottage de M. Poincaré, son « clos », comme il l’appelait, y dominait, à mi-côte un tournant du fleuve, qui n'est encore à cet endroit qu'un grand ruisseau. Le Président y prenait, aux jours de vacances, un repos bien mérité. Encore, ce repos était-il tout relatif. car on l'y trouvait encombré, tout comme à Paris, de papiers et de dossiers. C'est là qu'il écrivait la plus grande partie de ses mémoires, où transparaissent si bien sa sagesse, sa précision et son patriotisme. A lire ses Mémoires, tout comme à s'entretenir avec lui, comment ne féliciterait-on pas la France d'avoir trouvé à sa tète, aux heures si critiques qu'elle connut de 1914 à 1918, un Chef d'État de raison froide et sachant s'élever au-dessus des querelles personnelles et des séductions de la popularité ? Qu'on imagine le gouvernail de la République livré, pendant toute cette longue période. à l'ambition maladive d'un Caillaux, à ma faiblesse grandiloquente d'un Alexandre Ribot, ou même aux dangereuses improvisations de Clemenceau, admirable d'énergie, mais farci de préjugés et toujours exposé à compromettre une situation pour le plaisir d’une boutade. Est-on bien sûr que le vaisseau n’eût pas échoué avant le port ? La caractéristique d'un Poincaré, c'est le sérieux, en un temps et dans un pays où cette qualité fait trop souvent défaut. J'admirais aussi la (page 150) simplicité de ce bourgeois et légiste de France, que tous les honneurs n'avaient point gâté. On lui a fait, bien à tort, je crois, une réputation d'insensibilité. Il suffisait de deviser avec lui dans l'intimité, en l'accompagnant au cours d 'une promenade dans son jardin fleuri ou encore à travers les rues de ce village lorrain où il connaissait toutes les bonnes gens par leur nom, pour voir son œil bleu s'animer souvent d'une gentillesse foncière ou d'une malice exempte de toute méchanceté qui contredisaient sa légende. On lui reprochait aussi de pousser la passion patriotique à une sorte de haine contre l'Allemagne, et j'ai entendu Austen Chamberlain dire de lui : « Dans la défaite, il ne pouvait oublier. Dans la victoire, il ne pouvait pardonner. » Et à la vérité, un tel reproche n'était pas tout à fait injustifié. Sans doute, pouvait-on invoquer pour son excuse ce fait qu'il était vraiment un fils de cette marche lorraine tant de fois saccagée par les invasions allemandes. Après l'intervention chirurgicale qu'il subit plus tard à la clinique de la rue de la Chaise à Paris, - où je le trouvai plein d'une résignation à laquelle ne manquait, hélas ! que cette foi chrétienne qu'il respectait chez autrui, - je devais le pour la dernière fois chez un de nos amis communs, Gabriel Hanotaux qui l'hébergeait chez lui, dans son délicieux « mas » du Cap Martin, haut perché près de la frontière italienne et d'où le regard embrasse un immense et splendide paysage de ciel, de terre et de mer. Ces deux grands Français résumaient, en ce qu'elle connut de meilleur, la vie de la Troisième République. Hanotaux, qui écrivait l'histoire du passé après avoir contribué à faire de son temps, - et dont le concours fu notamment précieux à Léopold Il à l'origine de sa grande entreprise congolaise, - est assurément un des plus étonnants vieillards qu'il m'ait été donné d'approcher. Non seulement sa mémoire et son activité littéraire pourraient, à plus de 80 ans, faire l'envie des meilleurs écrivains, mais son esprit est demeuré jeune et alerte, ouvert toutes les nouveautés, libre de toute amertume en dépit des ingratitudes que la vie politique lui a prodiguées, toujours prompt à aider un ami ou à servir une bonne cause.

Poincaré, ainsi que Hanotaux, ne manifestait à l'endroit de la Société des Nations qu'une confiance très mitigée. Tout en reconnaissant l’utilité évidente de l'institution pour le règlement des problèmes économiques ou sociaux entre les Etats, ils doutaient que, sur le plan politique, elle fût d’une grande efficacité pour garantir la paix du monde. C'était surtout dans le pays anglo-saxons que sévissait la foi en la sécurité collective assurée par qu'on appelait « la mise en vigueur des principes du Pacte » et les théoriciens du pacifisme, qui ont toujours été nombreux dans ces pays, (page 151) voyaient en la nouvelle Ligue le moyen de débarrasser sans plus de retard les Etats et les peuples des sacrifices et charges de toute espèce auxquels les condamne le soin de leur défense. A Genève même, cette espérance était entretenue par des groupements internationaux dont la plupart - les mieux rentés, - étaient de tendance protestante et humanitaire et qui y avaient, eux aussi, leurs représentants permanents. Aux côtés des fonctionnaires de la S.D.N. et du B.I.T., ces états-majors privés, que complétaient aussi des publicistes et des journalistes venus de tous les coins du monde, maintenaient, aux rives du lac Léman, en dehors même des réunions des grandes Commissions et des Sessions du Conseil et de l'Assemblée, une constante animation à laquelle « l'industrie hôtelière » du cru trouvait largement son compte. Un humoriste n'avait-il pas défini la Ligue « un fromage suisse à base de sel anglais » ?

La prépondérance de l'influence britannique se manifestait d'ailleurs dans la qualité et la quantité des délégués que Londres et les Dominions envoyaient à toutes les délibérations. Ils y arrivaient bien préparés et documentés, nantis d'instructions précises, escortés par des équipes de conseillers, de secrétaires et d'experts. Parmi les Ministres qui, aux grands jours, dirigeaient ces délégations, le plus sympathique dont j'aie gardé le souvenir était Austen Chamberlain, homme politique de grande classe. Entre autres mérites, il possédait celui, qui est assez rare parmi les Statemen de son pays, (chaque Anglais est une île, a dit Emerson) de savoir se placer dans le biais d'un interlocuteur étranger, de comprendre ses vues et parfois même de savoir s'y rallier. Loin d'être le captif volontaire d'une formule ou d'un système, il demeurait accueillant à toute explication ou suggestion plausible. lui vînt-elle d'un « Etat à intérêts limités ».

Il n'en allait pas du tout de même de Ramsay Mac Donald, personnage de médiocre envergure et qui, à la tribune des assemblées de Genève, ressassait tous les lieux-communs du pacifisme sur le ton larmoyant habituel aux prédicateurs en plein vent qui sévissent le dimanche près de Marble Arch. Autre esprit utopique jusqu'à la candeur, Lord Robert Cecil réapparaissait en qualité de second à chaque assemblée, que le Ministère fût de droite avec Baldwin et Austen Chamberlain, ou de gauche, avec Ramsay Mac Donald. A un de ses collègues étrangers, qui s'étonnait en l'entendant défendre une thèse très différente de celle qu'il avait développée l'année précédente, alors que le Cabinet de Londres était d'une autre nuance politique, Lord Robert se borna à répondre du haut de son long cou décharné : « Oh ! Monsieur, vous avez trop de mémoire ! » Sa haute taille, un (page 152) peu voûtée, émergeait des groupes coagulés dans la modeste salle des Pas Perdus des Pâquis ou dans les couloirs du Palais Electoral, et parmi lesquels il promenait son rêve étoilé. « Une âme de colombe dans un corps de vautour », ainsi l'avait défini Anna de Noailles. De jugement plus lucide et mieux équilibré, ni Sir Samuel Hoare ni Sir John Simon ne pouvaient être rangés parmi les chevaucheurs de chimères. J'admirais surtout dans le second un merveilleux debater, d'une éloquence naturelle, mais exercée pu une belle culture classique, et rompue à l'escrime du barreau. Les travaillistes étaient représentés par Arthur Henderson, un ancien ouvrier qui se fût trouvé mieux à sa place dans les Conseils des Trade Unions qu'à la présidence de la Grande Conférence du Désarmement, où il était à la fois immobilisé et dépaysé. Les années suivantes devaient mettre en vedette à Genève d'autres figures intéressantes, notamment celle de M. Anthony Eden, qui alliait à toute l'élégance d'un Brummel le meilleur oxonien, et celle de Lord Halifax, en qui je retrouvai toute la noblesse morale de son digne père, le théologien anglican qui avait organisé naguère avec le Cardinal Mercier les fameuses « Conversations de Malines » et à qui le Cardinal avait légué, à son lit de mort, l'anneau pastoral qu'il portai toujours au doigt.

Tout le prestige de ces représentants britanniques, à qui Australiens. Sud-Africains, Néo-Zélandais et Hindous faisaient un rayonnant cortège, ne parvenait pas cependant à éclipser celui d'Aristide Briard qui demeura, pendant quelque dix ans, le point de mire de la curiosité genevoise et de son snobisme. Etrange figure de la politique française celle de cet avocat-bohème, douze fois président du Conseil des Ministres et qui apparut, à certains moments, l'arbitre des destinées européennes ! Sa grosse tête enfoncée dans de lourdes épaules. avec sa longue chevelure négligée et ses moustaches tombantes. était celle d'un vieux tsigane désabusé. Il avait, au plus haut degré, l'esprit d'à-propos. Revenant un jour d'une promenade sur le lac, au cours de laquelle en compagnie des délégués allemands et anglais, il avait réglé avec eux quelques problèmes politiques, qui agitaient à cc moment l'opinion internationale, il trouva au débarcadère une troupe de journalistes massés sur le quai et qui le mitraillèrent de leurs questions indiscrètes, Il leur répondit sur le ton le plus aimable : « Messieurs, nous venons de faire ensemble quelques intéressantes recherches d'ichtyologie. Près de la rive, nous avons rencontré des poissons que nous avons identifiés sans peine. Arrivés au milieu du lac, nous en rencontré de plus gros, et ne sommes pas tout à fait certains du résultat. (page 153) Mais tous ces poissons avaient en commun une qualité qui nous a beaucoup frappés : leur mutisme. » Puis. avec un bon sourire : « Bonsoir Messieurs. » Et il se hâta de gagner son hôtel.

Tandis que je causais un jour avec lui dans les couloirs, captivé, - quoique j'en eusse, - par la souplesse et la bonne grâce de ses propos, un caricaturiste qui opérait de groupe en groupe vint lui soumettre un croquis enlevé en quelques traits de crayon et qui le représentait, une fois de plus, la mine fatiguée, le regard veule, et son éternelle cigarette au coin d'une lippe de travers. Ayant contemplé son image, il la rendit aimablement au caricaturiste. en lui disant de son ton gouailleur : « C’est pas encore avec ça que je trouverai à me marier ! » Gageons d'ailleurs que ce dessin, pour cruellement ressemblant qu'il fût, trouva aisément preneur dans l'essaim des Précieuses qui tourbillonnait autour de ce célibataire endurci et volage. Au moment qu'il avait choisi, il montait d'un pas pesant à la tribune et s'y appuyait fortement des deux mains, tandis que se penchaient au-dessus de lui, dans une étroite galerie, deux bons gendarmes suisses coiffés d'un bicorne démodé, qui semblaient empruntés à quelque guignol. Il attendait patiemment que les feux croisés des projecteurs et le déclic des appareils photographiques eussent encore accentué dans tout l'auditoire la fièvre de plaisir et de curiosité provoquée par son apparition. Puis sa voix caressante l'élevait avec des sonorités musicales, abordant et enveloppant harmonieusement les problèmes de l'heure et, au nom de la France immortelle, déclarait la paix au monde. Les applaudissements crépitaient. et quel que fût leur talent respectif, aucun de ses compatriotes ne pouvait prétendre à une telle virtuosité ni à un égal succès. Les accents de père noble et les beaux mouvements de menton d'un Paul Boncour. le ton dégagé et primesautier d'un André Tardieu. pour perspicace que fût sa critique, pour étincelant que fût son esprit à facettes, le style plus doctoral de Pierre-Etienne Flandin ou l'intelligence subtile et talmudique de Léon Blum n’éveillaient pas, tant s'en faut, les mêmes échos d'admiration.

Dans les rangs de la délégation française, une autre figure curieuse était celle de Léon Jouhaux qui représentait le syndicalisme triomphant et profiteur. Avait-il jamais beaucoup travaillé de ses mains ? On en pouvait douter à le voir si dodu et à l'entendre développer avec son accent faubourien, du haut de son double ou triple menton, des lieux communs empruntés à Proudhon ou à Jaurès. Sa qualité de porte-parole de la C.G.T. lui avait déjà valu, à Paris. d'être bombardé régent de la Banque de France. Mais à Genève, aux cotés de son ami Albert Thomas, qui le dépassait (page 154) d'ailleurs de toute sa subtile intelligence, ce prolétaire honoraire trouvait au B.I.T. le lieu naturel de son pâturage.

Au lendemain de Locarno, lorsque l'Allemagne fut admise à la Société des Nations, on put espérer qu'une ère de réconciliation et de collaboration sincères allait enfin s'ouvrir entre les peuples. Le Dr Stresemann, au cou d'apoplectique, donnait l’impression d'un de ces vieux bureaucrates de sens rassis et d'humeur paisible qui s'attablent longuement, le soir venu, dans les Rathausekeller de Francfort ou de Munich. En dépit de cette apparence, il se révélait d'ailleurs à l'occasion comme un politicien et parlementaire très habile. Il était doublé par un personnage plus massif encore, M. Von Schubert, dont le teint violacé faisait penser à une grenade qui vient d'éclater, et dont on vantait le sens diplomatique. Ils étaient de rapports très courtois, tout comme leurs co-délégués M. de Rheinbaben, sérieux et disert, et l'ex-ambassadeur comte Bernstorff, dont on oubliait, à converser avec lui, les méfaits qui avaient illustré sa mission à Washington. J'avais trouvé, en la personne du comte Bernstorff, un collègue beaucoup plus agréable que je ne l'avais pensé, lors de la grande Conférence sur le commerce des armes et des armements que j'avais présidée en 1925. Hélas ! Tout ce beau projet de Convention internationale que nous avions si laborieusement échafaudé à ce moment attendait toujours des ratifications officielles qui nous apparaissaient de plus en plus problématiques. Du moins, pouvions-nous espérer sauver de ce vaste ensemble deux modestes articles que j'étais parvenu à y introduire, sous la forme d'un protocole-annexe qui avait été signé à Genève le 17 juin 1925 et qui prohibait, entre toutes les Puissances contractantes, l'emploi la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires ainsi que de moyens bactériologiques. Le comte Bernstorff consentit à s'employer, comme je le faisais de mon côté, à une série de démarches afin d'obtenir que ces dispositions, à défaut du reste, fussent enfin rendues définitives par les ratifications des principaux Etats. Nous eûmes la joie d'y réussir. Le Parlement belge donna sa consécration à cette double interdiction par une loi qui fut publiée au Moniteur du 17 mars 1929. Ailleurs l'exemple fut suivi.

Auprès de tant de déceptions, cette réussite était, pour l'humanité non moins que pour la S.D.N., une consolation dont il appartiendrait à l'avenir de mesurer la valeur.

Le Dr Kaas, prélat du diocèse de Trèves et qui présidait au Reichstag le parti du Centre, fit aussi. à plusieurs reprises, partie de cette délégation allemande. Il voyait avec de vives inquiétudes se développer en Allemagne (page 155) le nouveau national-socialisme, dont l'épiscopat avait solennellement condamné les doctrines. Celles-ci, m'expliquait-il, ne tendaient à rien moins qu'à l'éviction de toute spiritualité, proposant le racisme comme une sorte d'ersatz de Dieu. Cette religion de la race, qui ne voulait d'autre Terre Sainte que la Germanie, avait pour prophète le Dr Alfred Rosenberg, l'auteur du Mythe du XXème Siècle, le rédacteur en chef du Volkischer Beobachter qui dénonçait dans le christianisme une théogonie orientale et appelait le Pape « le grand fétiche. » Le Dr Kaas considérait ce Rosenberg, au Reichstag, comme une manière d'antéchrist et s'employait à combattre de son mieux la virulente et scandaleuse campagne qu'il menait contre les congrégations religieuses.

L'ordre alphabétique qui déterminait les places des délégués aux Assemblées et des Commissions, y faisait voisines la Belgique et l'Allemagne, ce qui me donnait, en dehors même des relations purement officielles, l'occasion de maints entretiens privés et instructifs avec les représentants du Reich. Au Dr Kaas succéda le Dr Goebbels, autre apôtre du nazisme, dont son esprit ingénieux avait précisé et en quelque sorte codifié les principes. Petit, vif, nerveux, il n'avait rien, dans son physique disgracié, d'un Armodius ou d'un Aristogiton. Un jour que j'avais fait allusion aux mesures brutalement antisémitiques qui commençaient à sévir dans le nouveau Reich, il me demanda à brûle-pourpoint : « Etes-vous chasseur ? » Et comme je lui répondais que, sans être un Nemrod, il m'était arrivé de participer à quelques battues et même à l'une ou l'autre chasse. ‘Eh bien continua-t-il, vous devez savoir ce qu'est le lapin dans une chasse. Il est bon d'en avoir un parce que c'est un amusant gibier. Mais si vous le laissez pulluler, vous n'aurez bientôt plus de chasse du tout, car il se multiplie de telle sorte qu'il élimine tout le reste. » Et, de cette comparaison cynégétique, il partit pour justifier le numerus clausus qui devait, m'expliquait-il, empêcher l'enseignement, le barreau. la médecine, la banque et d'autres professions d'être envahis et rongés par les juifs. Au fur et à mesure que le nazisme affirma sa mainmise sur la politique du IIIème Reich. celui-ci s'éloignait de la Société des Nations dont il se retira non sans tapage en 1933. En même temps. il développait son réarmement à une cadence toujours accrue. L'histoire de Samson allait se renouveler : ses cheveux ayant repoussé, le géant ne devait point tarder à récupérer ses forces, et les colonnes du Temple de la paix ne résisteraient pas longtemps à ses efforts.

Bien que le fascisme eût triomphé chez elle dès 1922, l'Italie demeurait (page 156) très présente à Genève. Elle y envoyait pour la représenter des diplomates, des généraux, des juristes qui faisaient preuve d'assiduité et de finesse. L'un des plus remarquables était sans conteste le savant Scialoja, dont l'esprit original jusqu'au paradoxe était empreint de la philosophie doucement sceptique d'un vieux Romain à qui la connaissance des hommes et de l’histoire n'a laissé que très peu d'illusions. Ce scepticisme ne l'empêchait pas d'ailleurs d'être superstitieux, Il croyait à la Jerratura et je le vis d'une fois s'alarmer lorsqu'il avait affaire à un de ses co-délégués. M. Gallavresi, brillant professeur milanais, dont l'érudition historique était éblouissante, mais qui passait, au-delà des monts pour avoir le mauvais œil. Comme son compatriote approchait un jour de son banc, M. Scialoja, pris au dépourvu, et n'ayant pas le temps de lui présenter la petite corne en corail qu'il avait dans son gousset, dirigea vers l'arrivant les deux pointes de l'appareil acoustique biscornu qui permettait aux délégués d'entendre téléphoniquement la traduction instantanée des discours prononcés à la tribune. Et ce fut à l'abri de cette protection peu discrète qu'il échangea quelques mots avec son redoutable interlocuteur.

On a dit qu’à Genève, on parle le français dans toutes les langues. Ceux qui le parlaient sans doute le mieux étaient les délégués de cette Roumanie où l’élite sociale, - je m'en étais déjà rendu compte au cours de plusieurs séjours dans les pays danubiens, - se distingue par le sens de l'élégance et souvent par un goût raffiné. Leur chef de file était M. Titulesco, dont la face de Kalmouk affichait une spirituelle laideur, et dont l'éloquence déliée se prêtait aussi aisément aux plus graves problèmes de la politique et aux sujets les plus badins de la conversation mondaine. C'était un jeu plaisant de démêler chez ces représentants de l'ancienne Dacie, des traits de physionomie ou de caractère qui, à leur façon, racontaient les épisodes de la formation de leur pays, ou de son histoire. Tels d'entre eux, comme M. Comnène ou la princesse Alexandrine Cantacuzène. faisaient penser à Byzance et aux Phanariotes. Tel autre, le prince Ghika. grand seigneur cosmopolite d'une culture et d'une distinction accomplies, pouvait réclamer des anciens chefs albanais passés au service de la Sublime Porte et devenus dans la suite Hospodars de Moldo-Valachie. Par leur charme physique ou leur finesse d'esprit, les femmes ajoutaient au rayonnement de cette ambassade périodique venue des marches de l'Orient. Chez Hélène Vacaresco. la disgrâce d'un embonpoint boursouflé avait fait quelque tort aux attraits qui paraient naguère la demoiselle d'honneur favorite de Carmen Sylva. Elle n’en demeurait pas moins attirante et singulièrement (page 157) sympathique par le charme de son esprit et de son cœur. Quelque chose eût manqué aux grandes assemblées annuelles si, à propos de l'un ou l'autre thème de la coopération intellectuelle ou morale entre les peuples ou même hors de propos, cette imposante muse roumaine n'était montée aux rostres pour offrir tous les délégués bientôt conquis le dessert d'une improvisation brillante, où il semblait vraiment que le lyrisme coulât de source. On eût pu croire que ses yeux levés au ciel y déchiffraient, à livre ouvert, le texte même des périodes d'un style impeccable que sa voix de contralto répandait comme des ondes harmonieuses sur un auditoire habitué à de moindres régals. Son féminisme resté très féminin, contrastait avec celui des doctoresses à lunettes rondes et à cheveux courts qui nous encombraient à d'autres heures de leurs manifestes et de leurs prospectus. Elle nous expliqua un soir qu'il y avait trois espèces de féminismes. Le premier, le féminisme couché, - celui des femmes qui exercent leur influence par leur grâce et leur séduction physique. Le second, le féminisme assis, - celui des femmes qui excellent dans la vie mondaine, et qui reçoivent leur table ou dans leur salon. Le troisième, le féminisme debout, - celui des femmes haranguent leur prochain sous forme de discours publics ou de conférences. Je m'avisai de lui dire qu'il existait un féminisme d'une quatrième sorte et qui était le sien : le féminisme qui plane, - celui des femmes-poètes qui se trouvent chez elles dans l'empyrée. Elle me regarda d'un air d'amical reproche, me rappelant à la réalité de ses formes aujourd'hui épaissies et qui débordaient de son fauteuil : « Qui plane !... Vous ne voudriez pas ! »

Du côté masculin, mes travaux me mettaient encore plus souvent en rapport avec les juristes qu'avec les politiques, et je prenais grand agrément et profit à ce commerce d'esprit avec des savants tels que M. Vespasien Pella, le brillant pénaliste roumain, ou M. Nicolas Politis. le plus subtil des Hellènes. ou M. Aloïsi, président à la Cour de Cassation d'Italie, dont la gesticulation saccadée accentuait l'amusante dialectique, sans parler d’autres maîtres du Droit que la science anglaise nous envoyait en les personnes de Sir Cecil Hurst et de Sir John Fischer Williams et l'Université de France en celles de MM. Fromageot, Weiss ou Basdevant. Dans ces délibérations et surtout pour la rédaction des conventions, la spécialité des Français, - et ceux-ci n'y manquaient pas, - est leur besoin cartésien logique et d'ordre, grâce à quoi ils parviennent à rendre clair ce qui est confus et lucide ce qui est opaque.

Quant aux politiques proprement dits, les déceptions de la sécurité (page 158) collective qui, à partir de l'affaire de Mandchourie, ne devaient cesser de se multiplier, rapprochèrent à peu les uns des autres des Etats d'importance moyenne, qui se ressemblaient par leur régime constitutionnel et qui se sentaient exposés, de par leur situation géographique ou leur vie économique, aux mêmes menaces d'étouffement ou d'agression. Ce fut ainsi que se forma bientôt, dans ces périodiques rendez-vous de Genève, la constellation qui devait recevoir le nom de groupe d'Oslo, et où se trouvaient juxtaposées, à peu près dans l'ordre des étoiles de la Grande-Ourse, les quatre puissances scandinaves : Danemark, Suède, Norvège Finlande, ainsi que les trois États dont les ducs de Bourgogne avaient fait au XVème siècle leur magnifique domaine des Pays-Bas : Hollande, Luxembourg. Les représentants de ces sept gouvernements se découvraient d’année en année des affinités nouvelles. Sans nouer entre eux des liens aussi étroits que les pays de la Petite Entente, dont Titulesco et Nenès dirigeaient l'action commune, ils crurent un moment, en négociant et en signant entre eux la Convention d'Oslo, pouvoir conjurer, par un abaissement graduel de leurs tarifs douaniers, l'étranglement commercial dont le protectionnisme et l'autarcie, en s'accentuant chaque jour., resseraient aussi de jour en jour pour eux l'étau meurtrier. Mais les grandes Puissances se mirent en travers d'un aussi sage dessein, et l' Angleterre fut la première à lui opposer une conception abusivement rigoriste de la clause de la nation plus favorisée, A ce concert nordique, la Suisse eût volontiers adhéré, si son neutralisme traditionnel ne l'avait retenue. M. Giuseppe Motta, qui présidait très habilement aux affaires extérieures de la Confédération, y veillait avec une constante sollicitude. Que de fois ce petit homme vif et courtois, au teint rose sous les cheveux blancs et dont l'éloquence souvent chaleureuse était toujours empreinte de dignité et d'élévation morale, s'efforça-t-il de concilier, dans ses discours, - et sans doute pour rassurer sa propre conscience - ce souci réaliste d’un strict quant à soi national avec les besoins et les devoirs de la collaboration requise par la paix commune !

Il était originaire d'une bourgade du Tessin sise au pied du méridional du Saint-Gothard et me racontait volontiers comment, dans son enfance, avant que ne fût percé le tunnel, il accompagnait son père, qui était maître des postes, dans les dangereuses traversées du grand massif alpin qui se dresse comme une barrière entre le monde germanique et le monde latin, et d'où roulent, à l'état de torrents, les eaux glacées qui deviendront le Rhin et le Rhône. Un jour, le chemin de fer souterrain déboucha à quelque cent (page 159) mètres de la maison paternelle et, dès lors, le jeune Motta vit se croiser et se mêler graduellement sous ses yeux un double courant de civilisation, l'un venu du Nord, l'autre venu du Sud, chacun apportant son flot continu de gens, de choses, de traditions, d'idées. Sorti de l'Université d'Heidelberg et bientôt lancé dans les luttes de la vie publique, il devait, grâce à sa connaissance des langues et à sa souplesse d'esprit tout italienne, devenir une des incarnations les plus sympathiques du patriotisme suisse, dont on retrouvait en lui tous les traits dominants.

Un de ces traits, on le sait, est la simplicité. Motta, dans sa vie officielle dans sa vie privée, avait conservé cette absence d'apparat et ce mépris du faste qui répondent là-bas à de vielles traditions rustiques ou montagnardes. Une anecdote, que j'ai tout lieu de croire exacte, illustre cette simplicité. Par un jour de printemps, le président de la Confédération, - il cumulait à ce moment cette haute magistrature avec la direction du département politique - s'était installé à son bureau - ayant « tombé la veste » - lorsqu'on lui annonça la visite d'un diplomate qui représentait une des principales Puissances européennes et qui venait d'être accrédité à Berne. M. Motta s'aperçut qu'il était en manches de chemise, et pour recevoir cette Excellence, il se mit prestement en devoir d'endosser un habit convenable. A cette fin, il alla décrocher lui-.même, dans un petit vestiaire obscur,. voisin de son cabinet de travail, un vêtement noir qu'il crut sien et qui avait l'aspect d'une redingote suffisamment protocolaire. Puis il fit introduire son visiteur qui se répandit d'abord en politesses, Toutefois, au bout de quelques instants, le regard de ce visiteur se troubla. Il venait de constater avec stupéfaction que le Président avait revêtu. pour le recevoir, un léger pardessus de demi-saison dont lui-même s’était débarrassé dans l'antichambre et qu'il avait confié à l'huissier de service. On devine le quiproquo. Le pardessus du diplomate avait été accroché par l’huissier à un porte-manteau où M. Motta avait lui-même l'habitude pendre de ses vêtements. Dans son empressement et par une distraction bien excusable, au lieu d’endosser son propre habit, le ministre avait revêtu celui de son visiteur. L'aventure ne provoqua d'ailleurs aucune rupture diplomatique et s'acheva en de joyeux éclats de rire.

Catholique convaincu, Motta aimait à retrouver à Genève des délégués qui partageaient sa foi religieuse, et que rapprochait tout naturellement, dans ces rencontres périodiques, la communauté de leurs conceptions sur les droits de la justice et les conditions de la Paix entre les Etats. Ces délégués avaient pris l'habitude de se rencontrer en l'une ou l'autre (page 160) cérémonie religieuse ou en l'un ou l'autre dîner que Mgr Marius Besson, l'évêque de Genève-Frib0urg et Lausanne, relevait de sa présence et de sa docte et souriante autorité. Le doyen d'un tel groupe était sans conteste le comte Albert Apponyi, contemporain, ou à peu près, de l’empereur François-Joseph et dont la mémoire et la verve pouvaient réveiller pour nous jusqu'aux échos de la révolution de 1848. Je l'entendis plus d’une fois évoquer les luttes intérieures de l'ancienne monarchie austro-hongroise avec Mgr Seipel, puis avec Dollfuss, qui s'efforçaient si courageusement de défendre, contre vents et marées, le faible esquif de la jeune république autrichienne. A cette tâche difficile, presque impossible, l'un et l'autre s'étaient donnés tout entier, Mgr Seipel, dans un noble esprit de devoir, tout pénétré de dignité et même d'austérité. et le chancelier Dollfuss, beaucoup plus proche, par sa simplicité accorte et cordiale de la fameuse gemütlichkeit, et qu'une popularité de bon aloi ne devait pas préserver, hélas ! des coups des assassins, Tout menu de taille, et très jeune de visage. avec tête trop grosse pour son corps (tout comme la nouvelle Autriche) on l'appelait par dérision le « Chancelier de poche » ou le « Millimetternich », et il était le premier à en rire. Dans la suite et jusqu'au moment de l'Anschluss, Schuschnigg le remplaça à Genève, où il arrivait en compagnie de la princesse de Stahremberg, mère d'un de ses collaborateurs au gouvernement. Grande dame de mine fière et de belle intelligence, que j'aimais à retrouver à la Commission de la Protection de l'Enfance où elle siégeait ainsi que la très digne comtesse Albert Apponyi, née Mensdorff-Pouilly-Dietrichstein. Dans ce groupe catholique, la Pologne voisinait avec l'Espagne ou l'Irlande, celle-ci incarnée par Eamon de Valera. Conspirateur d’hier, Premier ministre d'aujourd'hui. celle-là par de nobles hidalgos, tels que don Pedro Sangro de Ros y Olano, marquis de Guad-el-Jelu, un modèle de cette vieille courtoisie castillane qui s'accompagne toujours de gravité et de réserve. Quelques Italiens, quelques Canadiens, quelques Américains du Sud, complétaient ce caucus où la fille aînée de l'Église n'était représentée que par à-coups, lorsqu'un Georges Pernod ou un Champetier de Ribes faisaient d'aventure partie de la délégation française. Pour n'être pas officiellement délégués de leurs gouvernements. d'autres personnalités catholiques éminentes étaient fidèles à ces réunions, et dans le nombre le savant et charmant Père de la Brière, le maître du droit international à l'Institut Catholique de Paris, et Gonzague de Reynold, aristocrate suisse aux vues personnelles et pénétrantes, et dont certains ouvrages, - notamment son Europe tragique, - rendent un son de prophétie.

(page 161) Au long des trois semaines de septembre, où siégeaient les assemblées, Genève prenait ainsi l'aspect d'un microcosme, dont le caractère d'universalité était accentué par la présence d'écrivains illustres reflétant toutes les nuances d'opinion de l'arc-en-ciel intellectuel et politique. En dehors des longues et souvent fastidieuses séances diurnes et même nocturnes, quelques salons ou quelques tables hospitalières permettaient à tout ce monde de se rencontrer sans jamais se heurter, à la faveur de cet « esprit de Genève » dont on a trop médit. et que Robert de Traz a judicieusement analysé en un de ses meilleurs livres, Dans sa « villa Lamermoor », délicieusement située sur la rive du lac, Mrs Banon recevait les délégués les plus huppés. Petite-nièce de Robert Peel, son esprit et son tact excellaient à établir la liaison entre tous ses hôtes, Elle devait mourir subitement et prématurément, en arrivant un jour d'hiver à Bruxelles. où nous nous faisions une fête de I 'accueillir à notre tour.

La société était plus variée encore, et beaucoup plus mêlée, au château de Pregny, où Maurice de Rothschild, secondé par Georges Mandel, au visage anguleux et glabre, à la prunelle froide et inquiétante, faisait, avec une molle nonchalance d'enfant gâté par la fortune, les honneurs d'une cave incomparable et d'un jardin de rêve. A Coppet, les filles du comte d'Haussonville ne manquaient pas d'organiser, à l'occasion de ces grandes assises, quelques soirées ou quelques spectacles de société où les souvenirs de Mme de Staël et de Juliette Récamier apportaient une heureuse diversion aux travaux et aux soucis du jour. A Morges. j'avais plaisir à aller voir Paderewski qui, après nous avoir montré avec fierté sa basse-cour, où il élevait en connaisseur des « coucous de Malines » dont la reine Elisabeth lui fait le cadeau, consentait ensuite à se mettre au piano pour nous offrir l’émouvant divertissement d'un chef-d'œuvre de Beethoven ou de Chopin. Sur la rive française du lac, dans son château de Tourronde, la duchesse de Vendôme, toujours bonne et gracieuse et secondée par sa charmante fille la princesse Geneviève, aimait à accueillir les délégués de son pays natal. Elle faisait preuve de ce « goût exquis » que Balthazar Gratian recommande avant tout aux princes et qui n'est autre chose qu'une attention constante à la Beauté. Maniant avec un talent consommé le crayon et le pinceau. elle illustrait de délicieuses aquarelles ses notes de voyage, écrites d'une plume spirituelle et alerte. Elle veillait aussi, en ce séjour tranquille, à la publication des Souvenirs de son arrière grand-mère, la reine Amélie et de la correspondance si intéressante de sa grand-mère. Louise-Marie, la première reine des Belges. Le château de Bellerive, la villa Diodati, le salon de Mme (page 162) Léopold Boissier, les propriétés de MM. Barbey, Jean Martin et de quelques autres grands bourgeois de Genève étaient d'autres lieux, propices à la rencontre des esprits, et si les soirées et les bals du fameux Conges de Vienne offrirent le spectacle d'un cosmopolitisme plus frivole, je doute qu'un observateur y eût trouvé plus d'informations et d'enseignements sur le monde que nous n'en recueillions dans ces coulisses de la Société des Nations.


A Bruxelles, le ministère de Broqueville jetait ses derniers feux. Les rapiéçages auxquels son chef avait eu recours en janvier, puis en juin, avaient pu calmer quelques oppositions, mais l'avaient affaibli dans sa cohésion. L'idée d'adjoindre au ministère des Finances deux collègues dans la personne de M. Ingenbleek. ancien Secrétaire du Roi, et de M. Paul van Zeeland, un jeune directeur de la Banque Nationale, n'était qu'un médiocre expédient. Non pas que la compétence de ces deux « outsiders » fût douteuse, mais ils se trouvaient l'un et l'autre aux côtés de M. Sap, à ce moment chargé des fonctions de Grand Argentier, sans attributions précise et ce fut dès ce moment que naquit et grandit entre M. Sap et M. van Zeeland un antagonisme qui était fatal, pour qui connaissait leur caractère respectif. A l'ouverture même de la session parlementaire de 1934-1935, le comte de Broqueville démissionna avec toute son équipe. et M. Theunis fut appelé à le remplacer, amenant avec lui deux ministres des Finances, M. Emile Francqui, un des magnats du monde des affaires, et M. Camille Gutt, celui-ci d'un esprit plus souple et plus délié, dont la mission spéciale était de parler au Parlement et au public, genre de sport auquel M. Francqui était absolument rebelle.

Au cours de l'été, Jules Renkin avait succombé à une maladie qui l'immobilisait depuis plusieurs mois, Pour moi, je voyais disparaître avec ce vieux frère d'armes le dernier de mes compagnons de l’Avenir Social et de la Justice Sociale. Dans notre vie politique de l'après-guerre. nous avions vu s'élever parfois entre nos conceptions l'un ou l’autre nuage passager, mais notre amitié n'en avait pas été atteinte. J'admirais son exactitude, sa foi robuste, sa prompte compréhension des choses. sa vaillance au travail et ce parfait bon sens qui lui faisait dire : « Mieux vaut être énergiquement modéré que modérément énergique. »

L'assemblée de la Société des Nations, où je m'en fus en septembre avec Henri Jaspar et Paul-Emile Janson ne devait pas apporter grand apaisement (page 163) aux soucis que nous donnait de plus en plus la situation internationale. Quelques semaines auparavant, le chancelier Dollfuss avait été sauvagement assassiné et nous avions pu croire que cet attentat, qui avait provoqué une heureuse réaction en Italie contre le nazisme, allait rapprocher la Consulta, le Quai d'Orsay et le Foreign Office. En fait, l'assemblée de Genève fut marquée surtout par l'admission d'un nouvel Etat-membre : L’union des Républiques Socialistes Soviétiques. Les avis étaient très partagés quant à l'opportunité d'introduire ce loup dans la bergerie. Les plus ardents à lui en faire ouvrir les portes était Louis Barthou, ministre des Affaires Etrangères de France. Je crois qu'il ne s'agissait pas seulement, dans sa pensée, de compenser le tort que l'exode de l'Allemagne avait fait de l'universalité de la Ligue. Rendu assez inquiet par la nouvelle orientation de la politique polonaise qui, sous la direction du colonel Beck, semblait se détacher de la France, le Quai d'Orsay s'efforçait d'associer la Russie au jeu de ses alliances, dont la petite Entente constituait la pièce principale. De quelle utilité serait pour la France le concours de la Tchécoslovaquie, de la Yougoslavie et de la Roumanie, qu'elle aurait éventuellement à protéger contre l'Allemagne, si la Pologne et la Russie lui demeuraient indifférentes ou même hostiles ? Au plaidoyer d'ailleurs habile que Louis Barthou prononça en faveur de l'entrée de I'U.R.S,S., Motta répliqua par un très émouvant discours qui transportait le problème sur le plan des principes supérieurs de la civilisation. Attaquant de front le communisme, il n'admettait pas que IU.R.S.S. fût placée au rang des autres Etats. « Dans tous les domaines. dit-il, religion, morale sociale, politique économique, le communisme est la négation la plus radicale de toutes les idées qui sont notre substance et dont nous vivons. Pour sage que le principe de l'universalité de la Société des Nations, il suppose un maximum de conformisme moral et politique entre les Etats. » Cette réplique fit sensation. Mais, à Genève, plus encore que dans les Parlements nationaux, les meilleurs discours, s'ils peuvent ébranler ou modifier les convictions, changent rarement les votes ; d'autant que les délégués des gouvernements y arrivent d'habitude avec des instructions précises, auxquels ils ne peuvent pas se soustraire. La quasi-unanimité des Etats se prononça pour l'admission. Avec la Suisse, la Hollande et le Portugal furent pour la négative, tandis que la Belgique se bornait à s'abstenir.

Ce fut le dernier acte politique de la carrière de Louis Barthou, Dans les mois précédents, il avait fait preuve d'une activité fébrile, courant de l'une à l’autre des capitales d'Europe. « Il est Barthou à la fois », disaient les (page 164) mauvais plaisants. De Genève, il partit pour Marseille, où il devait accueillir au débarqué le roi Alexandre de Yougoslavie. L'attentat qui coûta la vie à tous deux avait été combiné de longue main par des autonomistes croates, mais il eût suffi sans doute de certaines policières pour en empêcher la perpétration. Je vis, quelque temps plus tard, au Musée de l’Armée à Belgrade, la salle où se trouvent exposées, avec un réalisme saisissant, toutes les reliques de ce drame. Le long de l'automobile officielle, où avaient pris place les victimes, - et qui s'offre aux regards encore toute maculée de sang, - court un double et long qui rendit facile l'agression. Aucune escorte ne flanquait la voiture, et les assassins purent donner ainsi, sans beaucoup de difficultés, une réplique à l'attentat de Sarajevo.