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Souvenirs personnels (1918-1951)
CARTON DE WIART Henri - 1981

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1918-1951)

(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)

Chapitre XVI (1941-1942)

Collaborateurs et attentistes - La position de la Belgique - Réunions de contact - Le Gouvernement à Londres - Les secrétaires généraux - Perplexité des fonctionnaires - Adresse au Roi du 28 mai 1941 - L 'esprit de la population - Misère et ruines - Le mariage du Roi - Travaux d'histoire - Séjour à Paris - A l'Institut - Chez le cardinal Suhard - La société parisienne - Pluie de condamnations - Arrestation des otages bruxellois - Le travail obligatoire

(page 281) Mornes années de l'occupation ennemie avec leurs misères et leurs angoisses ! Tandis que la vie matérielle devient toujours plus difficile. aux prises avec la rareté et la cherté de toutes choses, le cœur s'étreint au spectacle d'une population acculée à la famine, et l'esprit, qui aspire à la fin de ce calvaire, en est pourtant réduit à souhaiter qu'il se prolonge puisque c'est dans la durée même d'une telle épreuve qu'il cherche espoir de recouvrer, par une lente progression des Alliés, l'indépendance et la liberté qui nous sont ravies !

Le thème que ressassent à satiété ceux qui se font les complices de nos maîtres du jour, je le trouve formulé exactement dans cette page d'un livre de Jacques Chardonne : Voir la figure : « Nous sommes. écrit-il, à la merci de l'Allemagne. Elle dominera le vieux monde. Mais le (page 282) vainqueur épargnera le territoire des nations appelées à former l'Europe, si elles consentent aux conditions de cette unité. De toutes manières, le mode d'existence d'autrefois est fini, car les fondements de l'ordre anciens sont détruits, même chez les anglo-saxons. Seule l'Allemagne peut organiser le continent et elle nous procure l'occasion d'une réfection interne qui était nécessaire et qu'il nous appartient de réussir. » Langage d'un défaitisme consentant et d'une lâche servitude. Certes, il est exact que nous soyons entraînés non seulement dans le tumulte de la guerre, mais dans le tourbillon d'une grande révolution, Nous allons sans doute connaître, avec des péripéties encore imprévisibles, un de ces phénomènes que le cours des siècles ramène à de longs intervalles et que le philosophe Ballanche qualifiait du nom de « palingénésie ». Nous ne reverrons plus les façons de vivre auxquelles nous avaient habitués les doctrines individualistes et libérales de la Révolution française, ces doctrines dont les excès nous annonçaient d'ailleurs, depuis quelque trente ou quarante ans. le crépuscule ou la faillite. Mais que serait cette transformation morale, sociale et économique si elle devait se réaliser sous la loi de fer du nazisme avec le sacrifice de notre propre nationalité, avec l'asservissement aveugle à l’Etat totalitaire, avec le mépris des droits de la personne humaine, de la conscience chrétienne, de la famille ? Il faut que le nazisme soit vaincu, et nous devons garder au cœur non seulement l'espoir, mais la volonté de sa défaite.

A l'heure où nous sommes, dans cette volonté et cet esprit, notre pays bénéficie d'une position qui est nette et loyale. où aucun principe vital n’est compromis. En droit comme en fait, nous demeurons en guerre avec l'Allemagne. Les statistiques du ministère de l'Intérieur ont identifié déjà 5.262 militaires et 6.367 civils belges, victimes des hostilités. Elles donnent aussi les chiffres de 3, 282 soldats français et de 8.958 soldats britanniques tombés sur notre sol. Tandis que, par milliers, nos officiers et nos hommes sont encore retenus en captivité dans les oflags et les stalags et que tant des nôtres obéissent au plus noble devoir en continuant à se battre aux côtés des Alliés, le Roi est lui-même prisonnier à Laeken. Il s'abstient de tout politique. Il reconnait tout le premier cette impossibilité morale de régner que prévoit l'article 82 de la Constitution. Notre gouvernement, qui, - après s'être attardé à Vichy, s'est décidé à se regrouper à Londres - est la seule représentation légale de la Belgique. Pour réduit qu'il soit dans ses moyens, il exerce une souveraineté effective sur notre colonie, sur les Belges de l’étranger, sur nos troupes organisées en dehors du territoire (page 283) occupé. Il sauvegarde l'encaisse de notre Trésor. Il dirige le travail de nos agents diplomatiques et consulaires qui gardent le contact avec lui. Il défend nos intérêts nationaux et incarne la Belgique vis-à-vis des Puissances. Notre considération morale ne peut qu'y trouver son compte. « Un pays qui se défend s'impose au respect de tous », disait justement le roi Albert le 4 août 1914.

Cette situation, qu'il n'est pas toujours aisé de faire comprendre à beaucoup de braves gens, - qui demeurent d'une sévérité impitoyable pour le « Gouvernement de Londres », - déçoit très heureusement les calculs des traîtres que séduit la servitude naziste. Rien de plus significatif ce sujet que cette déclaration faite par Henri de Man, interviewé par le «Petit Parisien : « Les Français ont plus de chance que nous puisqu’ils ont un gouvernement qui leur a permis d'entrer dans la voie de la collaboration avec l'Allemagne, dans laquelle les circonstances ont interdit à la Belgique de s'engager jusqu'à présent. »

Reste l'administration intérieure du pays, telle qu'elle se poursuit sous la direction des secrétaires généraux. Elle n'échappe pas à l'équivoque. Plusieurs de ces hauts fonctionnaires. qui ne sont que des fonctionnaires d’occasion, - et parmi eux le député nationaliste-flamand Gérard Romsée, - ont une tendance collaborationniste plus que suspecte. Sans doute ils n’ont pas tenté d'établir la séparation administrative, telle que l'envahisseur l’avait organisée pendant la guerre précédente. Mais, à cela près, ils s’ingénient trop souvent, avec les encouragements de l'affreuse presse « embochée » et le concours des chefs et sous-ordres du rexisme ou du nationlisme-flamand, à introduire dans notre législation et notre administration des méthodes empruntées aux doctrines nazistes. Comment ils le peuvent faire tout en bénéficiant des apparences d'une certaine légalité, ceci vaut quelques explications :

Dans leur séance du 10 mai 1940, les Chambres avaient voté une loi de circonstance ayant pour but d'assurer la marche régulière des services publics en temps de guerre en permettant notamment à des magistrats ou à des fonctionnaires qui seraient privés de toute communication avec l’autorité supérieure dont ils dépendent, d'exercer, dans le cadre de leur activité professionnelle. et pour les cas d'urgence, les attributions de cette autorité. Ce texte, en cherchant à organiser, sous l'occupation étrangère, le fonctionnement régulier et par des Belges de notre vie publique en conformité de la législation nationale, se concilie d'ailleurs fort bien avec la Convention de La Haye de 1907 qui, en dehors des exigences des (page 284) opérations militaires dont l'occupant demeure juge, n'autorise celui-ci à n(intervenir dans l'ordre et la vie publique du pays occupé que si son intervention est nécessaire pour rétablir cet ordre et cette vie publique. De cette loi du 10 mai 1940, il résulte que les secrétaires généraux des départements ministériels étant, dans l'ordre hiérarchique, les fonctionnaires immédiatement subordonnés aux ministres, peuvent, en l’absence de ceux-ci, exercer leurs attributions sous la réserve de ne pas sortir du cadre de leur activité professionnelle et pour autant qu'il y ait nécessité urgente. Interprétant largement cette sorte de délégation de pouvoirs, la Cour de Cassation. par un arrêt du 3 novembre 1941, a déclaré qu'un secrétaire général pouvait, en observant toujours cette double condition, ordonner des mesures d'administration dans des matières qui, en temps ordinaire, étaient normalement réservées au législateur. Notre Cour suprême devait aller plus loin encore en admettant, en 1942, que les secrétaires généraux remplaçant les ministres pouvaient se réclamer d'une loi du 7 septembre 1939 promulguée aux premiers jours de la mobilisation et qui accordait au gouvernement le droit de faire des arrêtés-lois pour pourvoir aux besoins urgents de la Nation. Malheureusement, certains secrétaires généraux ne s'en tinrent pas là. Abusant de l'autorité dont ils se trouvaient investis, plusieurs d'entre eux - et précisément ceux qui n'avaient pas été désignés par le gouvernement. mais qui s'étaient nommés eux-mêmes par le mayen d'une sorte de cooptation - imaginèrent de légiférer en toute matière en sortant à la fois de leur activité professionnelle et sans pouvoir invoquer aucun sérieux motif d'urgence. Cherchant à imposer ses propres conceptions politiques qui cadraient, sur beaucoup de points, avec de l'occupant, saisissant cette occasion d'écarter de leurs fonctions les autorités belges qui lui portaient ombrage et de les remplacer par des nouveaux venus à sa dévotion, M. Romsée. Devenu, de façon irrégulière, secrétaire général du ministère de l'Intérieur, supprima les Conseils provinciaux et communaux, démissionna d'office les bourgmestres et échevins qui lui déplaisaient, puis, violant manifestement et sans aucune nécessité d'urgence les lois belges auxquelles il avait juré d’obéir, il engloba dans le territoire de Gand, d'Anvers, de Bruxelles, de Liège, de Charleroi, de La Louvière, des communes de la banlieue de ces villes, bouleversant à la fois la structure et le fonctionnement de nos institutions nationales.

De tels arrêtés-lois excédaient manifestement les limites fixées par l'article premier de la loi du 7 septembre 1939. En face d'illégalités aussi flagrantes (page 285)>auxquelles leurs fonctions les exposaient à participer à titre d'exécution, qu’allaient faire de loyaux serviteurs de l'Etat et notamment ceux qui occupaient des postes de gouverneurs de province ou de commissaires d’arrondissement ? Le problème se présentait pour deux de mes beaux-fils, le baron Albert Houtart, gouverneur du Brabant depuis 1935, l'autre Marc Gendebien, qui avait été nommé à titre intérimaire, au lendemain de la campagne des 18 jours à laquelle il avait pris une part très remarquée, d’abord aux fonctions de commissaire de l'arrondissement de Philippeville, puis à celles de commissaire de l'arrondissement de Namur. Certes, il était infiniment désirable que l'administration intérieure du pays demeurât, autant que possible, pendant l'occupation allemande, aux mains d'autorités belges qui pouvaient discrètement favoriser la résistance. Mais un tel souci pouvait-il les conduire à violer nos lois fondamentales et les exposer à devenir les complices tout au moins apparents d'une politique cauteleuse qui se confondait en maintes circonstances avec les desseins de l'ennemi ? Ils sacrifièrent l'un et l'autre leur situation à leur conception du devoir. Marc Gendebien prit occasion de la fête nationale du 21 juillet 1941, dont M. Romsée avait défendu la célébration, pour inviter au contraire tous les bourgmestres à célébrer cette fête, après quoi il parvint à gagner l'Espagne et à s'engager dans la R.A.F. Albert Houtart donna sa démission en octobre 1942 plutôt que de s'associer à l'application des arrêtés sur le Grand-Bruxelles et sur les réquisitions, ou plutôt les déportations d'ouvriers.

Dans l'ensemble, en dépit de quelques défaillances individuelles qui sont sévèrement jugées, la masse, tout comme l’élite de la population, conserve son attitude faite de compréhension et de dignité. Des entretiens périodiques qui réunissent en secret des parlementaires catholiques de toutes les régions du pays, donnent le réconfortant témoignage de leur accord ce sujet. Nos séances clandestines, qui avaient lieu d'abord rue Royale à Bruxelles, dans un local que M. Bauweraerts avait mis à notre disposition, se transportèrent ensuite, pour dépister la Gestapo, à Koekelberg puis à Alost où M. Romain Moyersoen n'hésita pas à nous accueillir chaque semaine chez lui, soit en ville, soit à la campagne. Au 28 mai 1941, à l’occasion du douloureux anniversaire de la reddition de nos armes, le cardinal van Roey et le général Biebuyck, seul survivant des divisionnaires de notre campagne de 1914-1918. ont pris l'initiative d'une adresse au Roi que j’ai signée avec d'autres personnalités demeurées en Belgique et avec les chefs de nos Cours et Tribunaux. Cette adresse apporte au Roi, dans sa (page 286) captivité de Laeken, l'affirmation de l'union des Belges autour de sa personne. Certes, dans divers milieux, beaucoup de bons esprits regrettent que notre Souverain n'ait pas gagné l'Angleterre comme l'ont fait le roi de Norvège et la reine des Pays-Bas. Cependant, même réduit comme il l’est au silence et à l'impuissance politique, sa seule présence au milieu de son peuple, constitue un élément de cohésion et d'unité. L'Unité nationale, voilà pour nous la meilleure chance d'avenir. Après avoir depuis tant d'années défendu et servi cette thèse contre des aveugles et des fanatiques qui poussaient à la désagrégation des Belges et à la séparation administrative, je m'efforce aujourd'hui, dans toute la mesure que me permettent les circonstances, d'y rallier tous ceux que je puis toucher. Les nations ne meurent que par le suicide, soit que les dissensions y aient détruit toute volonté d'une vie commune, soit que la décadence et l'oubli des disciplines nécessaires y aient détendu les ressorts du courage militaire et civique. En revanche, contre une communauté consciente de son originalité et soucieuse de son honneur, que peuvent l'agression et la tyrannie étrangère. ? L'opprimer, la faire cruellement souffrir, sans doute, mais non pas entamer ses forces vitales. Bien plus, lorsqu'elles sont vaillamment supportées, de telles épreuves rapprochent plus étroitement les enfants d'un même sol. Elles grandissent son renom et la fortifient dans le sacrifice.

Vainement les condamnations pleuvent sous tous les prétextes sur les meilleurs citoyens. On les endure avec vaillance et souvent le sourire aux lèvres. Chaque famille, ou à peu près, compte des victimes. Comme bien d'autres, mon fils Xavier a connu, dès les Pâques de 1941, une incarcération prolongée à la prison de Saint-Gilles. L'université libre de Bruxelles s'étant courageusement refusée à accepter dans son corps professoral deux ou trois brebis galeuses désignées par l'autorité occupante. a dû fermer ses portes, et plusieurs de ses dirigeants ont été emprisonnés à la citadelle de Huy. Aussitôt, les trois autres universités se sont offertes à recueillir les étudiants bruxellois ainsi privés de leurs maitres et l'Alma Mater de Louvain n'y a pas été la moins empressée. Le Belge, dit-on, n'aime guère les juifs, Le traitement barbare que les Allemands ont infligé à ces derniers n'a éveillé que sympathie pour les persécutés et indignation pour les bourreaux. Plusieurs membres du Barreau ayant été arrêtés et détenus pour avoir défendu en justice des thèses qui déplaisaient à l'occupant, la Fédération des Avocats belges s'est honorée en adressant au gouverneur militaire, le général von Falkenhausen, une protestation aussi ferme de pensée que parfaite de ton. M. Van de Meulebroeck, bourgmestre de Bruxelles, s’étant (page 287) élevé de son côté contre les atteintes portées aux institutions communales, la sanction n'a point tardé. Tandis qu'il était condamné à la prison, tous les habitants de la capitale se virent taxés d'une forte amende sous le nom d’impôt Van de Meulebroeck. Jamais impôt ne fut plus allègrement acquitté. Pendant ce temps, et le contraste était éloquent, d'énormes indemnités étaient allouées à nos frais aux traitres de l'espèce de Borms qui, à la suite de leur félonie pendant la dernière guerre, avaient été condamnés par nos tribunaux et qui, en tout autre pays moins clément, auraient été pendus haut et court ou envoyés au peloton d'exécution.

Les journaux et pamphlets clandestins passent de mains en mains. L’esprit de fronde et d'exaspération se traduit par des actes de sabotage et aussi par de fréquents attentats, tels que des agressions isolées, des meurtres, des explosions qui entraînent d'impitoyables représailles. Souvent, l'un ou l'autre propos, surpris au hasard, en dit plus long sur l'âme des foules que des considérations générales. C'est à ce titre que je veux rapporter ici quelques menus traits dont j'ai été le témoin ou le confident amusé.

Obéissant à une consigne répétée à satiété par la radio de Londres, nos compatriotes, et surtout les enfants des écoles que ce sport enchantait, multipliaient depuis plusieurs semaines sur tous les murs, au crayon, à la craie, au goudron, à la couleur, le signe V qui promettait la victoire anglaise et évoquait aussi, en pays flamand. les deux noms de « vrijdheid » et « vaderland. » Impuissants à découvrir les coupables, les Allemands avaient obligé les administrations communales à appointer des agents spéciaux chargés du soin d'effacer partout et chaque jour cette inscription fatidique. Mais le V réapparaissait par enchantement et tournait pour nos maîtres à l'obsession. Alors, en juillet 1941, pour arrêter cette guerre de graffiti, ils eurent une idée ingénieuse : s'approprier eux-mêmes cette initiale pour le service de leur propagande. Par d'immenses affiches sur calicots prodiguées à nos frais, ils invitèrent le public à reproduire le V à profusion comme un symbole de leur propre victoire et donnèrent l'exemple en traçant eux-mêmes le V sur leurs camions et leurs équipements.

Ce fut au matin du 21 juillet, jour de notre fête nationale, que cette expropriation imprévue fut proclamée à son de trompe. Comme je me rendais ce jour-là vers 11 heures à la cérémonie célébrée à Sainte-Gudule, je vis monter sur la plate-forme du tramway un groupe très animé de jeunes étudiants qui s'empressèrent de commenter le nouvel ukase. « Quelle chance ! s'exclamaient-ils bruyamment. Désormais nous allons pouvoir (page 288) inscrire des V partout ! Tout le monde devra s'y mettre. » Et les farceurs d'interpeller toutes les personnes qui encombraient la plate-forme. « M. le ministre, dirent-ils en me désignant, devra aussi inscrire des V… et Monsieur aussi », ajoutèrent-ils en s'adressant cette fois à un allemand qui écoutait complaisamment leurs propos. Puis tout à coup, changeant de ton : « Il n’y a qu'une contrepartie bien malheureuse à cette nouvelle consigne : c'est qu'elle va réduire au chômage et à la misère les agents qui étaient employés partout à effacer les V. Que vont devenir ces malheureux ? Ne trouvez-vous pas que la corporation des employés des services publics devrait leur venir en aide et leur obtenir un traitement d'attente. Ou bien, nous pourrions organiser une fête de bienfaisance à leur profit ? » L’officier allemand, peu familiarisé avec les pièges de la zwanze bruxelloise, marqua, d'un hochement de tête, combien il s'apitoyait, à l'unisson de cette jeunesse généreuse, sur le sort des pauvres agents désormais sans emploi, - cependant que les autres auditeurs riaient sous cape. Me trouvant quelques jours plus tard sur un autre plate-forme. Je surpris un autre colloque non moins plaisant. Un officier allemand, monté en cours de route, demanda dans sa langue, un renseignement au receveur qui se borna à hausser les épaules en grognant : « je ne comprends pas l'allemand. » Sur quoi un civil, qui devait être quelque collaborationniste désireux de faire sa cour à ceux que le public appelle plaisamment nos « protecteurs » crut devoir intervenir en interpellant le receveur : « Comment n'avez-vous pas déjà appris les quelques mots d'allemand qu'il faut pour répondre à des questions aussi simples ? » Le quidam s'attira la réponse que voici, à laquelle l'accent bruxellois du receveur ajoutait toute sa saveur : « Allez-allez ! Nous, apprendre l'allemand... pour une fois que cela peut nous servir tous les vingt-cinq ans. »

Des peines très sévères menacent quiconque écoute la radio anglaise. Elles n'arrêtent personne. Cependant elles justifient quelque prudence. Aussi des voyageurs (la scène se passait à Gand, toujours dans une voiture de tramway) marquèrent-ils quelque surprise en entendant un de leurs compagnons de voyage qui était un digne curé de la ville, faire ouvertement allusion aux informations que la B.B.C. lui avait apportées la veille au soir. Leur surprise se mua en inquiétude lorsque un individu qui se trouvait au nombre des voyageurs et qui n'était autre qu'un policier allemand, enjoignit au curé de descendre de la voiture et de le conduire sans désemparer à son presbytère aux fins de perquisition et de sanctions. Très docile, le curé le mena à sa demeure en se défendant d'ailleurs d'avoir chez lui le moindre (page 289) poste de radio. De fait, le policier chercha vainement dans toutes les chambres le corps du délit.

« Comment avez-vous donc pu entendre les communiqués de Londres ? », interroge-t-il alors.

« Puisque vous voulez le savoir, répondit le curé, venez donc par ici.3

Il lui ouvrit la porte d'un « lavatory » et s'expliqua : « Voici, lorsque chaque soir je viens m'isoler dans ce réduit, j'entends, par cette lucarne ouverte, la voix de la radio qui m'arrive, que je le veuille ou non, de la maison voisine que vous voyez d'ici, de l'autre côté d'une petite cour. » Et il ajouta de son air le plus benoît :

« Cette maison, vous devez la connaître, c'est le local de la Kommandantur…3

Tout Gand en fit des gorges chaudes.

Au mois de septembre 1941, les frais d'occupation sous leurs diverses formes et les créances belges sur l'Allemagne atteignaient déjà un total de vingt-sept milliards de francs, dépassant le double des dépenses ordinaires de l'Etat belge. Notre situation financière qui était saine au 10 mai 1940, apparaissait ainsi comme quasi désespérée et réduite à faire appel, non seulement à des charges d'impôts tout à fait excessives, mais encore à une inflation dont on ne voyait pas la fin. Des quantités massives de matières monnayables, notamment du charbon, des produits métallurgiques, des denrées alimentaires devaient prendre le chemin de l’Allemagne ou encore servir aux exigences des services allemands établis en France. A cette détresse causée par une politique d'épuisement, allaient s’ajouter les rigueurs de l'hiver. Justement alarmés d'une telle situation, les secrétaires généraux adressèrent au regierungsprësident, le Dr Reeder, une lettre datée du 23 septembre 1941 et dont M. Plisnier, le secrétaire général du ministère des Finances, avait rédigé le texte. Cette lettre expliquait notamment que l'existence du marché noir était rendue fatale par l'insuffisance des rations destinées à la population et que le relèvement urgent de ces rations, surtout celles de pain et de matières grasses, était indispensable pour sauver la santé publique déjà gravement atteinte. Mais l'autorité allemande demeurait sourde à ces protestations. Toute son attention se portait sur le développement de ses moyens de guerre. Pour accroître la production de ses industries d'armements. elle s'efforçait d'attirer en Allemagne même, par des appâts de toutes sortes, le meilleur de notre main-d'œuvre, et bientôt elle y employa la contrainte. Dans le même temps, (page 290) pour faire face à l'offensive qu'elle avait déclenchée contre l'U.R.S.S, son alliée de la veille, elle créait une légion flamande et une légion wallonne, afin d'aller combattre en Russie, s'efforçant d'y enrôler, sous prétexte d'une croisade anti-bolchéviste, les naïfs que les chefs du rexisme et du nationalisme-flamand recrutaient pour son service.

Sur ces entrefaites, une nouvelle très imprévue, celle du mariage du Roi, éclata à la mi-décembre 1941. Elle devait provoquer des commentaires et des remous de toute nature et ébranler l'unanimité qui se formait autour la personne royale, auréolée par sa captivité même d'un prestige presque mystique. Pour ma part, j'en eus connaissance dans un coin perdu de l'Ardenne, à Jévigné, où je résidais à ce moment auprès de ma plus jeune fille et de ses enfants. A la messe du dimanche, le curé donna lecture au prône d'une lettre pastorale du Cardinal-Archevêque de Malines annonçant qu'il avait eu, quelques temps auparavant, « l'honneur et la joie de bénir le mariage du Roi avec Mlle Liliane Baels, fille d'un ancien ministre. » Certes, nous n'ignorions pas que le Roi, qui avait eu l'occasion de jouer au golf du Zoute, avant la guerre, avec Mlle Baels, dont la beauté et l’élégance étaient notoires, avait reçu sa visite à Laeken, où elle était venue demander la grâce de son père, révoqué comme gouverneur de la West-Flandre en mai 1940 pour avoir quitté son poste. Mais qu'une démarche filiale aussi touchante, et renouvelée d Assuérus et d'Esther, dût aboutir à un mariage, personne ne s'y attendait. Quant à l'impression ressentie par ce public de campagnards ardennais, elle fut significative. Au sortir de l'église, un vieux paysan avec qui je faisais route, me dit en branlant tristement la tâte : « Ainsi, il abandonne nos prisonniers. » Beaucoup plus que la surprise de cette mésalliance, beaucoup plus que la fumée des ragots auxquels elle donnait matière, beaucoup plus que l'appréhension des conséquences d'ordre public qu'elle pouvait entraîner, beaucoup plus que l'étonnement éprouvé par les juristes en apprenant que le mariage religieux avait précédé le mariage civil, un sentiment confus affectait l'âme simpliste de la foule : « Tandis que nos soldats souffrent des rigueurs de la captivité, leur chef, qui avait promis de partager leur sort, s'abandonne aux douceurs de la vie privée ». Que retenir de ce commentaire ? Sur le plan humain, rien n'était plus compréhensible et justifiable qu'une telle union. Mais le choix du Roi eût-il désarmé toute critique, l'heure ne s'y prêtait assurément pas. Lorsqu'une Nation a fait choix d'un souverain pour régner sur elle, celui-ci ne peut agir comme un particulier. C'est aux familles royales tentées de revendiquer les droits qui appartiennent à la famille ordinaire, que Chateaubriand répond dans ses Mémoires d'outre-tombe : Eh bien non, vous ne le pouvez pas. Vous n’êtes ni une famille divine, ni une famille privée, Vous êtes une famille politique. » L’émoi que cet événement avait suscité se prolongea longtemps encore, notamment sous la forme de publications clandestines qui polémiquaient en un sens ou dans l'autre, soit pour critiquer, soit pour expliquer le mariage royal, puis, le temps fit, comme en toutes choses, son œuvre. Les vagues s'apaisèrent à peu près mais non sans que l'auréole du souverain n’en eût sérieusement souffert.

Prenant spectacle que celui de cette période et qui aurait même une sorte de séduction si l'esprit pouvait se borner au spectacle et à la méditation des événements. De quoi demain sera-t-il fait ? Quel que soit le résultat des opérations militaires, il semble bien que l'évolution ou la révolution amènera dans tous les pays le progrès des formules d'autorité et de « dirigisme ». Il m'aura été donné, depuis un demi-siècle, d'assister au crépuscule de la liberté, d'abord dans le domaine social, puis dans l'ordre économique et aujourd'hui dans la vie politique. C'est toute une conception de la civilisation qui décline à l'horizon. Soit par l'abus qu'on en a fait, soit par les défaillances de ceux qui l'ont servie, le discrédit de la liberté est allé grandissant. La nouvelle génération s'en détourne pour afficher un réalisme orgueilleux et proclamer le besoin de l'ordre, de la discipline, de l'autorité, tout cela s'incarnant dans le pouvoir absolu ou la dictature. Cette transformation n'est pas autre chose d’ailleurs que le jeu de balancier de l’histoire qui oscille d'un pôle à l'autre, cherchant un point d'équilibre que perpétuellement sa violence dépasse. La sagesse politique est de trouver ce point de rencontre ou de juste milieu entre les deux forces qui alternent en se refoulant : liberté et autorité. Mais ce point d'équilibre, s'il existe, l’humanité ne s'y attache jamais pour un long temps et l'on peut se demander si ces oscillations continuelles entre deux pôles contraires, ce perpétuel mouvement de piston n'est pas aussi nécessaire à l'humanité que ne l'est à l'organisme le souffle de la respiration ou la circulation du sang ?

Suivre ce spectacle du moment, c'est un dérivatif, auquel s'ajoute pour moi l'attrait des travaux d'histoire. Au cours de ces longs mois, je pouvais les poursuivre à loisir, soit à Bruxelles, dans une salle tranquille de la Bibliothèque Royale, soit dans l'une ou l'autre retraite champêtre : à Hastière, à Gaasbeek ou à Jévigné. J'y écrivis deux romans historiques. Le premier, intitulé Terres de débat (du nom donné naguère à la région de la Dendre entre Ath et Grammont) évoquait cette curieuse période de 1695 à (page 292) 1715 qui correspond au gouvernement de Maximilien-Emmanuel de Bavière aux Pays-Bas catholiques, période qui s'intercale entre la souveraineté des Habsbourg de Madrid sur nos provinces et celle des Habsbourg de Vienne, Le second, d'un tour plus dramatique, Les Cariatides montrait le rôle rempli chez nous par les femmes au cours des années de la domination jacobine de 1794 à 1799. « L'Histoire, a dit Lacordaire, est la science de l'homme vieillissant. Tandis que la jeunesse s'avance en regardant l’avenir, l'homme qui a vécu se retourne vers le passé dont il commence à faire partie et il cherche dans les générations disparues le pressentiment des choses qui viennent et qu'il ne verra pas ». Aucune censure préalable n'existant pour les livres, je pus faire paraître ces deux ouvrages, l'un en 1941, l'autre en 1942, et l'accueil qu'ils reçurent l'un et l'autre répondit bien à un des objets que j'avais poursuivi : aider à consolider l'armature nationale en inspirant davantage à notre peuple la conscience de sa personnalité et la fierté de son dur et glorieux passé,

L'Office de Publicité, qui avait édité Les Cariatides, venait, au bout d'un mois, d'en commencer un troisième tirage, lorsque la Gestapo intervint en décembre 1942. Je reçus un beau jour la visite d'un officier allemand à l'allure brutale et arrogante, qui me réclama, sous de sévères menaces, le manuscrit de mon ouvrage. De son côté, mon imprimeur eut à livrer tous les exemplaires qu'il avait encore en magasin, et dut envoyer, et à deux reprises, un avis « recommandé » à 135 libraires, qui étaient ses correspondants, pour leur notifier l'interdiction de mettre encore en vente le volume défendu. Le résultat le plus clair de cette mesure de police fut de faire passer l'ouvrage au « marché noir. » Sans me décourager, j'entrepris ensuite d'autres ouvrages, de dimensions plus modestes : l'un sur Saint-Hubert parut à Paris chez Albin-Michel, l'autre intitulé : Nény et la Vie Belge au XVIIème siècle parut en 1943 à Bruxelles, dans la « Collection Nationale », puis j’écrivis un Beernaert et son Temps.

Quand l'hiver 1941-1942, d'une rigueur exceptionnelle, toucha à sa fin, l'aviation anglaise, ripostant aux attaques sur Londres, inaugura un système de bombardement presque quotidien sur les villes allemandes ainsi que sur des objectifs industriels situés en territoires occupés. La banlieue de Paris en eut largement sa part. Je pus personnellement m'en rendre compte au cours d'un séjour de trois semaines que je fis à Paris en juin-juillet de cette année. C'était la première fois que je revoyais la capitale française depuis deux ans. Son aspect était bien changé. Je retrouvais un Paris moins tumultueux, moins cosmopolite et désintoxiqué d'essence. Certes, les (page 293) uniformes allemands y étaient nombreux, comme chez nous. Mais dans le calme relatif de la grande cité, le beau fleuve, les larges perspectives, les monuments s'enveloppaient de plus de force et de plus de noblesse. Plus de gravité aussi dans les entretiens et les propos.

Mon fils Hubert, qui, avec le titre de Consul général, avait été investi par notre gouvernement de la direction des services de l'Ambassade, était parvenu très habilement à faire bénéficier les Belges de France du statut des neutres, et avait pu ainsi les soustraire, par milliers, aux réquisitions du travail forcé et aux déportations en Allemagne. Il profitait aussi de sa fonction pour aider nos compatriotes à passer la frontière espagnole et rejoindre nos troupes en Angleterre.

Aux séances hebdomadaires de l'Institut, j'assistai notamment à un intéressant exposé sur les mesures prises pour assurer, par le contrôle et le rationnement des produits, le ravitaillement de la population civile. Le garde des sceaux, M, Joseph Barthélémy, qui faisait cet exposé, reconnut l'erreur qu'avait commise le gouvernement dont il faisait partie en étendant le rationnement à un nombre excessif d'articles de consommation dont beaucoup n'étaient pas de première nécessité. Il nous expliqua aussi comment le gouvernement avait créé, sous le nom de Tribunal d'Etat, une juridiction exceptionnelle et souveraine à laquelle il déférait à sa guise toutes les affaires d'ordre répressif qui présentaient quelque caractère politique, soustrayant ainsi ces procès aux cours et tribunaux ordinaires. L'expression des visages fermés ou réservés de ses confrères me laissait deviner que ce ministre du maréchal Pétain ne comptait guère de sympathies dans ce savant auditoire.

Un ancien ambassadeur de France à Bruxelles, M. Peretti della Rocca, que je rencontrai chez des amis communs, avait été désigné par le Maréchal comme juge de ce Tribunal d'État. Bien que son humeur corse parût s’accommoder d'un pouvoir fort et dur, (tout Corse est demeuré un peu bonapartiste) il nous avoua que les sanctions instituées par la nouvelle législation pour la répression des infractions contre l'ordre public étaient d’une si impitoyable rigueur que ses collègues et lui acquittaient souvent les délinquants dont la culpabilité leur paraissait certaine plutôt que de devoir les condamner à la peine capitale.

Dans les rangs de la société parisienne, il me parut que les adeptes de la collaboration. étaient très clairsemés, Certes, M. Pierre Laval et sa politique comptaient quelques ardents défenseurs et la comtesse Greffulhe, née Caraman-Chimay, sur laquelle les années avaient passé sans lui ravir sa (page 294) vivacité d'esprit et son élégance raffinée, me fit de ce personnage une longue et chaleureuse apologie. En revanche, le cardinal Suhard, que j'avais connu naguère évêque de Bayeux, en ma qualité d’administrateut de la société des Pèlerinages de Lisieux, et que je retrouvais archevêque de Paris, ne me cacha pas son hostilité à l'endroit de la collaboration. “C’est un mot, me dit-il, que je ne permets pas qu'on emploie autour de moi. Certes, je souhaite le rapprochement des peuples. D'autres part, la situation présente nous impose fatalement des contacts avec les autorités allemandes, contacts que je veille à maintenir dans les lignes de la correction. Mais collaborer avec elles dans les conditions où nous sommes, c'est un non-sens... Il n'y a pas de collaboration possible entre un Etat soucieux de son honneur et de sa liberté et un autre Etat qui le tient sous sa botte. Une telle collaboration serait celle du cheval et de son cavalier.”

Le Cardinal, dont la gravité naturelle et la distinction d'une aimable franchise de langage, me conta comment, lors des bombardements de Billancourt, il avait été frappé de constater que, parmi tant de blessés et de veuves auxquels il s'était empressé de prodiguer ses consolations, il n'avait pas surpris le moindre blâme à l'adresse des Anglais, auteurs de cette agression.

« Au cours des funérailles solennelles célébrées à Notre-Dame, me dit-il, je fis une allocution où je traduisis mon émotion chrétienne et ma pitié pour les victimes, mais sans y ajouter une parole de réprobation pour l' Angleterre ou ses aviateurs. Après la cérémonie, le gouverneur militaire allemand m'en exprima son mécontentement. Je me bornai à lui faire cette réponse : tout d'abord. M. le gouverneur, vous savez, comme tout le monde le sait, que les usines bombardées fabriquaient du matériel pour votre armée. Dès lors, les Anglais en s'appliquant à les détruire ont accompli un acte de guerre comme vous en accomplissez vous-mêmes. D’autre part, si j'avais tenu le langage que vous souhaitiez, mon autorité que vous désirez ménager, m'avez-vous dit, et à laquelle en tout cas je tiens personnellement, en eut été très compromise, car j'aurais parlé contre le sentiment de 90 p. c. de mes auditeurs.3

S'expliquant ensuite sur la politique intérieure, Son Eminence se loua fort des dispositions qui se manifestent dans l'attitude des autorités de Vichy à l'égard du problème religieux et de l’enseignement libre. Qu'il y ait quelque chose de transformé dans les rapports entre ces autorités et l'Eglise catholique, j'en eus d'ailleurs une preuve manifeste en assistant à un grande journée eucharistique organisée la basilique de Montmartre, le dernier dimanche de juin. Tous les lycées de Paris y avaient envoyé de gros contingents de leurs élèves accompagnés de leurs maîtres. A côté des institutions religieuses d'enseignement, des délégations des établissements laïques étaient édifiantes de recueillement et de piété. Pendant mon séjour à Paris, je fus également témoin des réactions provoquées par le traitement de plus en plus barbare qui était infligé aux juifs. « On nous a enlevé jusqu'au plaisir d'être antisémites », me disait un ami que je connaissais pour un lecteur fidèle de l'Action Française. En même temps, avec le vain espoir de mettre fin à des actes de sabotage, à des explosions, à des agressions répétés des officiers et des soldats allemands, le général von Stupnagel multipliait les arrestations,, condamnations et exécutions ; à Paris et dans la France, l'occupant avait décidément renoncé à sa tactique caressante et enveloppante des premiers jours.

A Bruxelles aussi d'ailleurs. Des attentats presque quotidiens alarmaient nos « protecteurs. » Parmi les attentats mineurs, les écoliers, - j'en avais le témoignage par mes petits-fils, - se faisaient un jeu de lacérer, sur les plates-formes des tramways, les uniformes des Allemands au moyen de petites lames de rasoir. Un autre de leurs sports consistait à dévisser. quand ils le pouvaient, les bouchons des autos pour verser du sucre dans les réservoirs d'essence. Mais les vrais résistants ne s'arrêtaient pas à ces broutilles et n’hésitaient pas à abattre des Allemands isolés ou des traîtres qui s'étaient justement rendus odieux. Pour se protéger contre de telles méthodes, les autorités occupantes recouraient de plus en plus à la prise d'otages qui étaient rendus responsables sur leur liberté, voire sur leur vie, de ces actes imputés, aux termes d'un vocabulaire de circonstance, aux communistes, bolchévistes et terroristes. Dans la nuit du 7 au 8 septembre 1942, rentré la veille de la campagne, je dormais chez moi à poings fermés lorsque je fus éveillé par la sonnerie de la porte de rue qui ne s'arrêtait pas de tinter. Comme les domestiques, logés aux étages supérieurs, ne bougeaient pas, je me décidai à aller ouvrir moi-même et me trouvai en présence de deux individus, l'un en uniforme de policier allemand, l'autre en tenue civile d'allure massive et vulgaire et qui empestait un odieux parfum de musc. Celui-ci. revolver au poing, m'annonça qu'il avait ordre de m'arrêter sans pouvoir me donner aucune autre explication. Ils me firent voir leurs papiers et consentirent à me laisser tout juste le temps de m'habiller et d'expédier Emblant de déjeuner. Puis, m'ayant fait monter dans une auto qui attendait à ma porte, ils me conduisirent à la maison d'arrêt de Saint-Gilles. Dans un couloir de la prison, je croisai un ecclésiastique que je pris d'abord (page 296) dans la pénombre pour un aumônier de service, mais qui, m'ayant reconnu, se présenta aimablement : c'était le chanoine Goffoel, directeur de l'Institut Saint-Louis. Bientôt arrivèrent une à une d'autres personnalités appartenant aux milieux les plus divers : M. Dronsart, le directeur général de la Croix-Rouge de Belgique, le général Umé, le colonel Goethals, qui était jusqu'en mai 1940 notre attaché militaire à Berlin, les bourgmestres de Schaerbeek, d'Uccle, M. Dejasse et M. Herinckx, le Dr Dustin, recteur de l'Université de Bruxelles, le juge Paulsen, des commissaires de police de Bruxelles et de Saint-Gilles, MM. Baes, Charlier et Vauthier, professeurs à l'Université, le Dr Mage, le statuaire Pierre De Soete, M. Devos, directeur général de la Marine, M. Gaston Périer, le banquier bien connu, ainsi plusieurs industriels et négociants et quelques fonctionnaires supérieurs de diverses administrations. Le Père Rutten devait bientôt nous rejoindre. Après avoir été conduits tout d'abord dans des cellules où nous fûmes enfermés trois par trois, on nous amena successivement dans un bureau où un officier allemand, après avoir vérifié notre identité, nous annonça qu'à la suite d'une explosion qui avait été commise l'avant-veille au cours d'une réunion rexiste dans un cinéma du centre de la ville et qui avait fait plusieurs victimes, l'autorité occupante avait décidé d'arrêter à titre d'otages cinquante notables de l'agglomération bruxelloise et de les soumettre à un régime sévère aussi longtemps que ces attentats ne viendraient pas à cesser. Si ceux-ci se reproduisaient, nos tètes en répondraient. Pour achever d'impressionner la population de la capitale, celle-ci aurait à livrer aux Allemands cinq mille bicyclettes, indépendamment d'une forte amende s'ajoutant à toutes celles dont les habitants avaient déjà été accablés. Vers une heure de l'après-midi, on nous fit monter en groupe dans un grand autocar, non sans avoir relâché toutefois le directeur de la Croix-Rouge. Nous avions signalé à l'officier allemand tout ce que l'arrestation de celui-ci avait de particulièrement inconvenant en raison des devoirs urgents et d'ordre humanitaire auxquels il avait à faire face. L'autocar nous conduisit à Louvain dans une ancienne caserne d'artillerie transformée en prison-auxiliaire. Au troisième étage de ce grand bâtiment sans gaieté, nous fûmes introduits dans une salle profonde et basse de plafond où se trouvaient réunis déjà une centaine de prisonniers politiques avec lesquels nous eûmes bientôt lié connaissance. Parmi eux trois parlementaires socialistes. deux curés du pays de Courtrai à l’humeur joviale, un savant religieux barnabite, des ouvriers mineurs du Nord de la France, et quelques Polonais. Nous apprîmes que plusieurs de leurs compagnons de chambrée avaient, au cours (page 297) des semaines précédentes, été enlevés, qui, pour être expédiés en Allemagne qui, pour être envoyés au peloton d'exécution. Dès 8 h du soir nous fûmes avec tout ce monde emmenés à l'étage inférieur pour y passer la nuit dans un dortoir où les lits étaient représentés par des cadres à paillasse superposés les uns aux autres. La consigne, dont des garde-chiourmes allemands assuraient le respect avec des coups de gosier qui ressemblaient à de rauques aboiements plus qu'à des sons humains, nous obligeait à demeurer silencieux sur ces couches inconfortables jusqu'à 7 h du matin. Les installations hygiéniques étaient représentées par deux ou trois seaux nauséabonds placés dans un des angles de la salle, ce qui permit à un de mes voisins de caractériser d'un mot cette manifestation de l'ordre nouveau : « Eaux et gaz à tous les otages. » Dieu merci, le moral de tous ces détenus demeurait excellent, encore que beaucoup d'entre eux fussent soumis à ce terrible régime depuis de longs mois et que plusieurs fussent très affaiblis par l'insuffisance de l'air respirable et la médiocrité de l'alimentation. Les suivants, nous eûmes à connaître les passe-temps de la vie pénitentiaire en commun : épluchage des pommes de terre et des carottes, corvées diverses, promenades en rond dans la cour de la caserne. Trois fois par jour un des geôliers, que nous avions surnommé Mikado, nous comptait un à un comme des pièces de bétail. Cependant. l'agrément des causeries entre toutes ces victimes de la Gestapo. parmi lesquelles je trouvai des hommes de noble caractère ou d'intelligence très cultivée, me rendait ce genre d'existence plus tolérable que je ne l'aurais imaginé. Dans la soirée du jeudi, on nous fit ranger en position de garde-à-vous dans l'annonce d'une inspection supérieure. Au bout d'une demi-heure d'attente, un officier très galonné suivi d'un petit état-major fit son entrée solennelle et nous passa en revue. Ce visiteur qu'on nous dit être le général Schreiber, de haute taille et d'une raideur toute prussienne, interpella successivement plusieurs otages qui lui exprimèrent leurs desiderata, soit qu'ils voulussent correspondre avec leurs familles, soit qu'ils sollicitassent quelque objet indispensable dont ils étaient privés. Quand il m'adressa la parole, je me bornai à lui répondre avec beaucoup de calme en rassemblant toutes mes connaissances en langue flamande : « Puisque vous m'en donnez l'occasion, je tiens à vous dire que ce que vous faites ici est en contradiction flagrante avec toute idée de droit et d’honneur. Vous avez attaqué et envahi un pays dont vous vous étiez engagé à respecter et à défendre l'intégrité. Ici même, vous violez la Convention de La Haye en enfermant des citoyens honorables pour des faits auxquels vous savez qu'ils sont étrangers. » Ces quelques mots. auxquels mes compagnons (page 298) ne s'attendaient pas plus que I 'officier allemand, provoquèrent dans toute la chambrée les remous qu'on peut deviner. Tandis que les visages des prisonniers cachaient mal leur satisfaction, le général pâlit et laissa choir son monocle. Avec véhémence, il me répliqua que les Allemands étaient plus maltraités par les Anglo-Saxons que nous ne l'étions nous-mêmes et que sa femme qui se trouvait aux Etats-Unis y avait été soumise à je ne sais quelles vexations. A quoi je lui répondis que j'en étais bien fâché, mais que cela ne changeait rien à mes observations. Alors il mit fin à ce colloque en s'écriant d'une voix irritée : « Keine debatten, keine debatten ». Puis il annonça avant de quitter la chambrée que deux des otages, le Dr Dustin et M, Gustave Charlier, professeurs à l'Université de Bruxelles, seraient bientôt libérés à raison de leur état de santé. (Le Dr Dustin devait mourir quelques jours plus tard), Lorsque ces officiers allemands furent sortis de la chambrée, mes compagnons d'infortune me firent fête, me félicitant d'avoir traduit leurs protestations communes. Après cet incident, je m'attendis bien à voir ma détention se prolonger pendant quelques semaines au moins et sans doute avec une recrudescence de sévérité. Aussi fus-je très surpris lorsque le lendemain. c'est-à-dire le vendredi 11, un autre militaire fit son entrée dans la chambrée et ayant appelé mon nom ainsi que ceux MM. Dustin et Charlier. déclara que nous étions tous trois libres, nous invitant à sortir à sa suite. Je répondis aussitôt que je désirais demeurer avec les otages, Mais il répliqua brusquement : « Es isl nicht moglich. Herhaus ! herhaus ! » En quelques instants, je me trouvai entraîné au greffe par un feldwebel et de là conduit à la rue, ayant à peine eu le temps de toucher au passage les mains de quelques-uns de ceux dont j'aurais sincèrement souhaité continuer à partager le sort. J'emportai de cette courte expérience un double souvenir : l'un de caractère moral né de la sympathie et de l'entraide entre des patriotes unis dans une même résistance à la tyrannie, l'autre d'ordre physique qui se résumait en une sorte de courbature générale telle que doit la provoquer une crise de rhumatisme. Rentré chez moi je trouvai bientôt en abondance lettres et cartes qui témoignaient de la part prise à cette aventure par maints amis connus et inconnus et je ne tardai pas à savoir que si ma détention n'avait pas été plus longue, je ne le devais qu'à mon âge. La jurisprudence policière allemande exclut en effet de la prise d'otages, ceux qui ont dépassé la soixante-dixième année. Mais une bévue, commise à la lecture de mon dossier, avait créé une confusion entre le millésime de ma naissance en 1869 ct le chiffre de mon âge ainsi ramené à 69 ans. J'aurais mauvaise grâce n'être point flatté d'un tel rajeunissement.

(page 299) Parmi tant de mesures arbitraires ou odieuses qui laissaient les esprits partagés entre la haine et la terreur, l'organisation du travail obligatoire s’étendant à notre population masculine de 18 à 50 ans et même aux femmes célibataires jusqu'à 35 ans, provoquait une émotion grandissante. Dans deux lettres au général von Falkenhausen. l'une du 15 octobre, l'autre du 16 novembre, les chefs de corps de la Magistrature et les bâtonniers près les Cours de Cassation et d'Appel, élevèrent une éloquente protestation contre un traitement qui enlevait chaque jour des pères de famille à leur foyer et exposait des jeunes filles belges à de redoutables périls. Le 11 novembre, M. Plisnier, le secrétaire général du ministère des Finances, convoqua les ministres pour leur faire part des extorsions de plus en plus missives que l'Allemagne imposait au Trésor belge : à une charge de 1500 millions par mois s'ajoutait mensuellement un prélèvement de plus de 600 millions correspondant aux fournitures que nos industriels devaient livrer à l'ennemi et que celui-ci portait à un soi-disant clearing dont nous ne recevions aucune contrepartie. Sur ces entrefaites la Saint-Léopold survenant le 15 novembre, fut l'occasion de manifestations patriotiques qui témoignèrent de l'endurance de nos populations, J'envoyai au Roi à cette occasion la lettre que voici :

« Sire.

« Entraînés dans une tourmente universelle et tragique, dont ils sont les victimes ou les spectateurs, c'est un réconfort pour tous les Belges de se rallier autour du trône, en ce jour de la fête patronale de Votre Majesté et de lui offrir l'hommage de leurs fervents souhaits pour son bonheur et celui de la famille royale. A mesure que les évènements se précipitent, chacun de nous sent plus intensément quel puissant motif de confiance constitue, pour réalité irréductible qui s'appelle la Belgique, l'union de tous ses enfants sous l'autorité de la dynastie qu'elle a choisie et qui s'est identifiée avec elle.

« Dans le message si judicieux qu'il adressait le 25 juin dernier à ses compatriotes, M. Salazar, le chef du Gouvernement portugais, leur disait : « La conscience nationale est exposée au triple danger de se diviser, de s’égarer, de perdre sa personnalité. » Cette vérité, notre peuple a pu en méditer la leçon. Flamands et Wallons comprennent que leurs aspirations comme leurs intérêts trouvent leur meilleur abri dans l'unité nationale et le patriotisme commun. D'autre part, quiconque dispose de quelque action sur l'opinion publique sait, s'il est de jugement droit et libre, que le devoir lui commande d'éteindre les animosités plutôt que de les nourrir. Les malentendus se dissipent dans la clarté évidente de notre position politique (page 300) et juridique : la Belgique a été plongée malgré elle dans la guerre. En défendant, soit par les armes, soit par sa dignité et son endurance, face à une agression injuste et à une occupation cruelle, elle continue à s'imposer au respect de tous. Enfin, la Nation fidèle à la fois aux traditions chrétiennes et familiales comme aux conditions géographiques er économiques qui ont déterminé sa vie millénaire, est toujours disposée à seconder, quand et comment elle le pourra, les intérêts de la Paix dans un monde réconcilié.

« Puisse la Providence hâter l'heure de cette réconciliation Puisse-t-elle protéger et éclairer le Roi dans sa haute et dure mission ! Au soir d’une existence que j'ai consacrée de mon mieux au service de notre Patrie bien-aimée, tels sont les vœux dont je me permets d'exprimer au Roi l’assurance en me disant, Sire, de Votre Majesté. le très respectueux et fidèle serviteur. »