(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)
Le cap de la septantaine - La reconnaissance du Gouvernement Franco - L"affaire Imianitoff et l'affaire Martens - Dissolution des Chambres - Invasion de la Tchécoslovaquie - Elections du 2 avril 1939 - L’inauguration de I 'Academia Belgica à Rome - Signature du pacte d'Acier - Le sort des petits Etats - Le problème de Dantzig - Le cinquantenaire de l'Union Interparlementaire à Oslo - Le Roi Hakon - Vains efforts pour arrêter la guerre - Le directoire de la S.D.N - Sur la ligne Maginot - Mort du Bourgmestre Max - Krach du Crédit Anversois - L'agression russe sur la Finlande - La dernière séance du Conseil de la S.D.N. 1939
(page 211) J'aime cette maxime formulée par Emile Verhaeren :
« La vie est monter, et non pas à descendre.3
Sur l'escalier de la vie qui se perd dans l'au-delà, les anniversaires sont des paliers où il est bon de s'arrêter un moment, à la fois pour mesurer le chemin parcouru, et pour méditer sur l'étape qui reste à accomplir.
En ce mois de janvier 1939, retenu une fois de plus à Genève par mes fonctions de délégué permanent de la Belgique à la S.D.N., j'ai été tout d'atteindre ma soixante-dixième année, et plus surpris encore, regardant autour de moi, de constater combien d'amis m'ont déjà faussé compagnie ! Quelle hécatombe aussi dans les idées !
La vigilance dans la neutralité - Crise ministérielle du 25 avril 1940 - Voyage à La Haye - Réunion interparlementaire à Lugano - Déjeuner diplomatique du 7 mai - L'agression du 10 mai. Les réactions la foule et aux Chambres - La résistance - Le canal Albert forcé - L 'exode à Ostende - Un Conseil à la chandelle - Abbeville et Le Havre - La Pologne à Angers - Le Gouvernement belge à Poitiers - Les séances du Conseil les 27 et 28 mai à Paris - La capitulation et le funeste malentendu - L 'assemblée de Limoges - La La Belgique demeure dans la guerre - Déchéance ou régence ? - La débâcle française - A bord du Baudouinville - Reprise de contact avec Laeken - A Proissans - Retour à Hastière - Le Manoir transformé en Centre d'accueil - Tactique des occupants et de leurs collaborateurs
(page 241) Puisque, depuis quatre mois qu'elle était engagée à nos frontières du sud-est, la guerre avait épargné la Belgique, pourquoi ne continuerait-il pas à en être ainsi ? L'homme est toujours enclin croire ce qu'il espère, et l'anxiété que le pays avait éprouvée en septembre avait déjà fait place en janvier à l'habitude d'une demi-sécurité, sinon dans les milieux officiels, tout au moins parmi la masse de la population. Pourquoi non ? La Belgique s'était déclarée neutre, Après la France et l'Angleterre, le Reich (page 242) nous avait solennellement promis, par sa déclaration du 13 octobre qu'il respecterait, et défendrait au besoin, notre neutralité. Notre gouvernement veillait à ce que cette attitude fût officiellement observée. Certes, il arrivait fréquemment que des avions de l'une ou de l'autre des armées belligérantes fussent surpris à violer notre ciel. Mais nos appareils leur donnaient chaque fois la chasse, et des protestations étaient aussitôt notifiées à Berlin, à Londres ou à Paris qui s'excusaient en invoquant quelque inadvertance commise par leurs aviateurs.
Dans les trois grands partis, la plupart des hommes politiques faisaient preuve de circonspection. Réunions publiques et meetings étaient suspendus. L'association catholique de Bruxelles donnait l'exemple d'une grande réserve. Elle se bornait à convoquer les familles dans son local « Patria » à une série de conférences sur I 'histoire de Belgique, dont je pris ma part. Que si l'une ou l'autre individualité sans responsabilité se livrait à quelque écart de langage ou de plume, - souvent sous l'inspiration de la propagande allemande ou de la propagande française, - les autorités y mettaient le hola selon toute la rigueur de nos lois renforcées à cette fin. Les garanties officielles qui nous avaient été données en 1937 par nos trois grands voisins. aujourd'hui en conflit armé, avaient été à plusieurs reprises confirmées par eux. N'était-ce pas faire à ces Grandes puissances une sorte d'injure, que de manifester la méfiance en leur parole ? Notre Service de la Sûreté surveillait et réprimait de son mieux les menées insidieuses des communistes et de quelques rexistes, que l'accord Molotov-Ribbentrop avait paradoxalement rapprochés. On pouvait donc vaquer aux tâches professionnelles et coutumières. sauf les contraintes fatales du blocus et les charges très lourdes de la mobilisation auxquelles un système de récupération civile et de retours périodiques au foyer. ainsi que l'organisation des « Loisirs du soldat » apportaient leurs allègements.
Nous connûmes toutefois une sérieuse alerte un jour d'hiver, lorsque se répandit la nouvelle qu'un aviateur allemand. ayant été fait prisonnier par nos soldats à la suite d'un atterrissage forcé dans le Limbourg, des documents avaient été saisis sur lui, révélant un plan d'attaque très précis sur le canal Albert. Une réunion convoquée au lendemain de cet incident, au ministère des Affaires Étrangères. fut l'occasion d'un échange de vues entre les membres du Gouvernement et quelques Ministres d'Etat. Nous demandâmes, M. Paul Hymans et moi, si, en cas d'une agression allemande, le concours des franco-britanniques pourrait s'ajuster sans aucun retard à notre défense. Les ministres déclarèrent qu'il n'existait pas de contacts réguliers (page 243) entre les Etats-Majors, mais que, si nous étions assaillis, un tel ajustement se réaliserait sans peine au premier moment, chacun des belligérants ayant dû prévoir les points probables d'attaque et connaissant parfaitement nos possibilités tactiques et nos voies de communications.
Après cette alerte, le front demeurant stabilisé, la fièvre redescendit peu à peu. Les plus optimistes se flattaient même de l'idée qu'en nous livrant ce plan d'attaque sur le canal Albert, l'Allemagne avait usé d'une feinte destinée à tromper ses adversaires. A la Chambre des Représentants. les sujets mis en discussion étaient choisis de préférence parmi les moins irritants, et j'eus ainsi la satisfaction de faire aboutir une réforme de notre régime légal de l'adoption, à laquelle tous les amis de l'enfance portaient un juste intérêt. Cette réforme fut consacrée par la loi du 22 mars 1940. Il n'en fut malheureusement pas de même au Sénat où, au lieu d'invoquer la trêve des partis pour faire ajourner un tel débat, M. Pierlot commit l'erreur de se rallier à un amendement très inopportun de M. Edgard de Bruyne, appuyé par le groupe flamingant, et qui tendait à une sorte de dédoublement du ministère de l'Instruction Publique... Ils prenaient bien leur temps ! Les libéraux refusèrent de se rallier à cette réforme et, de ce chef, le Gouvernement se trouva mis en minorité à la séance du 25 avril. La démission donnée par le Cabinet Pierlot, au soir de ce malheureux vote, fut refusée le lendemain par le Roi qui se borna à rappeler en termes excellents que l’heure n'était vraiment pas à ces querelles de la politique intérieure.
Une politique de vigilance s’imposait à toute évidence aux pays neutres que leur situation géographique condamnait, comme nous-mêmes, aux risques les plus redoutables. L'inquiétude régnait aussi à cet égard en Hollande et en Suisse, ainsi que j'avais pu m'en rendre compte personnellement, une réunion du Directoire de la Société des Nations m 'ayant appelé à La Haye du 9 au 12 février et les Commissions de l'Union Interparlementaire ayant tenu leur session à Lugano à la fin du mois de mars. A La Haye, le ministre des Affaires Etrangères, M. Van Kleffens, ne me cacha pas, - de même que son prédécesseur M. Beelaerts van Blockland, - les graves préoccupations que leur causaient les manœuvres de la « cinquième colonne » en connivence avec le parti naziste hollandais. dirigé par M. Musteert. Des agents allemands avaient été surpris au moment où ils se procuraient, en grandes quantités, des uniformes d'officiers ou de soldats qui ne pouvaient servir qu'à préparer quelque coup de surprise. En dépit de leurs soucis, nos voisins du Nord. pour ne donner aucune ombre de grief à Hitler, se dérobaient malheureusement à envisager un plan de (page 244) résistance militaire qui nous fût commun. En Suisse, la mobilisation de l'armée me donna une impression d'organisation solide et méthodique. Quant à nos séances de Lugano, elles ne manquèrent pas d'intérêt à cause de la rencontre de représentants des nations demeurées à l'écart du conflit allumé depuis plus de sept mois. Le seul objet qui touchât à l’actualité parmi les problèmes inscrits à l'ordre du jour, était le passage de l’économie de guerre à l'économie de paix. Les perspectives que pouvait offrir un tel débat ne se doraient-elles pas de quelque lueur prématurée d’espérance ? J'avais emmené avec moi, dans ce voyage du Tessin, l'aîne de petits-fils, François Houtart. pour lui donner la joie de découvrir, aux rives de ces lacs enchanteurs, des sites idylliques comme Marcote et l’Isola Bella. Au retour, de passage par Paris, j'assistai avec lui aux funérailles célébrées aux Invalides, du vaillant amiral Ronarch, que j'avais vu naguère à la tête de ses fusiliers marins, lors des grands jours de l' Yser.
Ce fut, en avril, qu'éclata en coup de surprise, l'attaque allemande sur la Norvège. En quelques heures, les Allemands s' installèrent à Oslo. et il s'en fallut de peu que le roi Hâkon et son fils, le prince héritier, ne fussent capturés par eux. Les belligérants allaient-ils trouver dans ce pays du Septentrion le champ de bataille que les lignes Maginot ou Siegfried leur refusaient à l'ouest ? L'orage allait-il ainsi se détourner de nous ?
Plus ou moins rassurées par ce déplacement du champ des hostilités, nos populations caressaient leurs illusions, d'autant que leur vie matérielle n'était que médiocrement affectée par les événements. Des mesures avaient été prises pour prévenir ou réprimer l'accaparement des produits, et le Gouvernement déclarait que le pays était largement approvisionné en vivres. Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, les ambassades des pays en guerre ne chômaient pas un instant. L'ambassadeur d'Allemagne. M. von SBulow Schwante, était entouré d'un nombre toujours croissant d'agents officiels ou officieux, dont beaucoup avaient appartenu à l'ambassade du Reich à Paris. De leur côté, l'ambassade de France, dirigée par M. Bargeton, d’une distinction d'esprit et d'un tact très appréciés, et celle d'Angleterre. à laquelle Sir Lancelot Olifant venait d'être appelé, témoignaient d'une bourdonnante activité que pouvaient justifier, à elles seules, les complications de toute sorte qu'entraînaient le blocus et les entraves mises à la circulation des personnes et des marchandises.
A la suite d'une réunion du Conseil interallié qui fut tenue en avril, la rumeur se répandit que la France avait fait discrètement sonder le Gouvernement belge pour savoir si le droit de passage lui serait accordé (page 245) dans l'éventualité d'une opération que les Alliés envisageaient de tenter sur la Ruhr. La seule conséquence que devait comporter une telle démarche, exposée à un refus certain, ne pouvait être que le renforcement des mesures militaires que notre état-major avait prises pour se garer de toute tentative de pénétration du côté du Sud.
Le mardi 7 mai, nous eûmes à déjeuner chez nous le Nonce apostolique, Mgr Micara, qui, accrédité depuis une dizaine d'années en Belgique, y avait conquis la respectueuse sympathie de tous. A cause de sa démarche souple et comme cadencée, les petits journaux l'appelaient plaisamment « l’ondulation permanente. » Mais il n'y avait aucune malignité dans ce sobriquet, et le prélat avait autant de dignité que le diplomate avait de finesse. Avec lui, deux autres chefs de missions étaient nos hôtes : l'un, le nouvel ambassadeur d'Italie, le marquis Paulucci di Calboli Barone, que j’avais bien connu en sa qualité de secrétaire-adjoint de la Société des Nations, l'autre le ministre de la République argentine, M. Palacios Costa, avec lequel nous avions aussi lié amitié. Autour de ces diplomates, nous avions groupé quelques personnalités belges, parmi lesquelles Robert Capelle, secrétaire du Roi. Il ne fallait pas presser beaucoup l'ambassadeur d'Italie pour être informé de l'esprit qui animait la Consulta vis-à-vis de l'Angleterre. A Rome comme à Berlin, le mot d'ordre était, à toute évidence, de ménager la France et d'imputer tous les torts et toutes les responsabilités de la guerre à la « perfide Albion. » C'était pour servir les intérêts de l'Empire Britannique qu'en ce moment la France sacrifiait ses ressources et ses hommes. Tel était aussi le thème que commentait à longueur de journée la radio de Stuttgart, avec la complicité de l'un ou l’autre mauvais Français. traître à son pays.
Lié par l’engagement que j'avais pris vis-à-vis des Amitiés italo-belges de faire une conférence à Milan, j'avais prévenu M. Pirelli, qui présidait ce groupement et m'attendait chez lui, de mon arrivée en cette ville pour le 12 mai et m'étais assuré déjà de mes passeports et billets de voyage.
Ce fut à la fin de cette semaine, pendant la nuit du jeudi au vendredi, que h foudre fondit brusquement sur nous.
Evoquant ici le souvenir de la tragédie que la Belgique allait connaître. je ne puis mieux faire que de laisser la parole au journal dans lequel, soir par soir, je notais, dès le 10 mai, mes impressions quotidiennes.
(page 246) Vendredi 10 mai
De grand matin, je suis réveillé par mon gendre Marc Gendebien, adjudant dans notre cavalerie motorisée. Il nous était arrivé hier pour un court congé, laissant du côté de Machelen-sur-Meuse son groupe motocycliste qui, avec quelques autres unités d'avant-poste, est cantonné à la frontière du Limbourg hollandais. Il m'apprend que nous sommes attaqués par l'Allemagne et part, pressé qu’il est de rejoindre ses compagnons d'armes. Le bruit des sirènes alterne avec le fracas des bombardements sur la capitale. La radio annonce que l'agression allemande s'est produite à la fois sur trois points : Bastogne, Gemmenich et Maestricht. La première personne que je rencontre en sortant de chez moi est mon cousin et voisin Adrien Barbanson. Il vient d'être informé par téléphone que le fils de son frère Gaston a été tué à l'aube à l’aérodrome de Gossoncourt. Des bombes sont tombées à l'avenue de Tervueren, rue Belliard, à Schaerbeek, à Ixelles. L’agression a eu lieu à 5 h du matin sans aucun préavis ou ultimatum préalable. Je vais voir aussitôt M. Pierlot à l'ancien hôtel du ministère de la Justice. Les ministres, qui ont siégé pendant la nuit, ont été surpris tout comme l'Etat-Major, par la brutalité foudroyante de l’attaque. C'est ainsi que de nombreux officiers et soldats (près d'un cinquième de I 'armée) avaient été envoyés en un court congé et ont dû précipitamment rejoindre leurs unités. C'est ainsi que la plupart des aviateurs de la frontière de l'Est se trouvaient hier soir réunis en un banquet de corps à Liège et que beaucoup d'entre eux n'ont plus retrouvé leurs appareils déjà détruits. Les nouvelles reçues ces derniers jours, et que la propagande allemande avait pris soin d'accréditer, laissaient prévoir plutôt des opérations dans péninsule balkanique. Le Gouvernement a fait aussitôt appel à la garantie de la France et de l’Angleterre. Les Chambres sont convoquées pour 2 h 30. Le spectacle des rues rappelle la matinée du 3 août 1914, mais avec moins d'exaltation et plus d'angoisse, Les banques et les magasins d'approvisionnement sont assaillis, Notre armée, forte de quelque 600.000 hommes. Est, assurent nos autorités militaires. bien préparée. équipée et outillée. Mais nous savons, mieux encore qu'en 1914, à quel formidable ennemi elle a affaire. D'autre part, cette mobilisation, qui dure depuis huit mois, n’a pas été sans affecter un peu le moral de nos troupes, et il n'est que trop certain que l'action des nationalistes flamands et celle des rexistes aussi bien celle des communistes, a encouragé çà et là un fâcheux esprit de défaitisme.
(page 247) L'après-midi, au lieu d'une réunion plénière, - et à laquelle on s'attendait que le Roi eût assisté, les deux Chambres tiennent successivement et séparément séance. Tout se borne aux explications fournies par le Gouvernement. M. Spaak expose comment, vers 7 h 30 du matin, alors que les bombardements aériens avaient déjà fait de nombreuses victimes aussi bien civiles que militaires, M. von Bulow Schwante s'est présenté à son cabinet, lui donner lecture d’une note invoquant. comme seul prétexte, que le Reich, afin de devancer l' invasion préparée de la Belgique, de la Hollande a du Luxembourg par l'Angleterre et la France. se voit obligé, dit-il, d'assurer la neutralité de ces trois pays par les armes ! Notre ministre a prévenu l'ambassadeur d'un mot : « Moi, d'abord ! » et lui a reproché, en termes indignés, l'odieux attentat dont nous étions l'objet de la part d'une Puissance qui, tout récemment encore, s'engageait non seulement à nous respecter, mais à nous garantir contre toute agression ! Députés et sénateurs sont unanimes à approuver les déclarations du Gouvernement et à voter les mesures diverses et les délégations de pouvoirs qu'il propose. Léon Degrelle ne s'est pas montré à la Chambre. Au Sénat, je remarque qu'Henri de Man, qui est en uniforme, demeure la mine énigmatique, tandis que les applaudissements crépitent, soulignant les déclarations gouvernementales. Il est un de ceux qui, avec les publicistes du Pays Réel et de Cassandre, ont donné à leur prétendue neutralité, depuis le mois de septembre, un accent germanophile bien suspect. C'est hélas ! à ce personnage, en dépit de mes vives protestations, que le Gouvernement a confié, depuis plusieurs mois, la présidence de l'œuvre des «Loisirs du Soldat. »
Dans la journée, j'ai téléphoné à Juliette, qui était partie depuis 24 heures pour le Manoir, afin d'y préparer nos quartiers de Pentecôte, la pressant de venir à Bruxelles sans aucun retard. Elle me dit que le matin, dès 10 h., des troupes françaises. remontant la vallée de la Meuse, sont passées par Hastière. acclamées par les villageois. Elle a déjà eu à soigner un soldat français, blessé dans un accident de motocyclette.
Samedi 11 mai
La Hollande et le Grand-Duché ont été assaillis en même temps que nous. Le Grand-Duché est déjà occupé. Notre Etat-Major signale le nombre et la force des avions de bombardement et l'emploi de nombreux parachutistes. Bruxelles est livré à des alertes répétées qui produisent sur la population leur effet d'énervement. Au début de l'après-midi, je passe par l’Académie (page 248) où je mets rapidement mes confrères au courant des événements. A la Libre Belgique, où je me rends ensuite afin de faire paraître un article recommandant l'union dans la résistance, j'apprends que les journaux bruxellois envisagent déjà de suspendre leur publication.
Le 12
Dimanche de la Pentecôte. Les mauvaises nouvelles affluent par vagues successives. Les éléments avancés de notre armée avaient pout première tâche d'assurer des destructions et des obstructions. Ils ont rempli leur mission, avec de sérieux sacrifices, puis. sous peine d'être exterminés, ont reçu l'ordre de se replier derrière le canal Albert et la Meuse, après le fort d'Eben-Emael eut été réduit au silence. Les colonnes motorisées allemandes ont exercé sur Maestricht et de là sur Hasselt une irrésistible poussée qui a obligé bientôt notre 7ème D.I. à refluer, à son tour, après de lourdes pertes. A l'hôtel du Gouvernement provincial, où je trouve Albert Houtart attentif à toutes les mesures que commande la précipitation des événements, je rencontre plusieurs personnalités louvanistes, qui arrivent de leur ville. Les attaques de l'aviation sèment la terreur dans la malheureuse cité à peine relevée de ses ruines de 1914. La bibliothèque de l'Université vient d'être incendiée. C'est vraiment la Blitzkrieg, la guerre éclair, que nous faisaient redouter les méthodes employées en Pologne aux premiers jours de septembre dernier.
Le lundi 13 mai
L'exode des Bruxellois s'accentue, au fur et à mesure que les bombardements se multiplient et que des colonnes de réfugiés traversent la capitale, venant de Hollande, de Liège, de Louvain, de Namur, et se dirigeant vers la frontière française. Nos troupes, secondées par des éléments français et anglais, dont l'aviation est cruellement insuffisante, défendent la ligne de la Gette qui risque d'être bientôt forcée. M. Pierlot m'a, dès samedi, prié écrit d'accompagner le Gouvernement dans le cas où celui-ci quitterait Bruxelles. Il a fait la même demande à deux autres ministres d'Etat, M. Paul Hymans et M. Emile Brunet. Etant respectivement à la Chambre les leaders des groupes catholique, libéral et socialiste, nous sommes les seuls parlementaires à avoir fait partie du Gouvernement lors de la guerre de 1914-1918. Le Gouvernement actuel juge que le concours de notre (page 249) expérience pourrait lui être utile et précise que « le Gouvernement serait heureux de pouvoir rester en liaison » avec les trois ministres d'Etat. Personnellement, je m'accommoderais mieux de demeurer à Bruxelles, et j’avais pris mes dispositions à cet effet. Mais, si le danger et l’incertitude sont partout, le devoir me semble être de déférer à l'appel qui m'est ainsi adressé.
Visites et coups de téléphone se succèdent sans discontinuer. Les uns sollicitent quelque information ou conseil. D'autres ont recours à mon intervention pour évacuer des familles menacées ou secourir des blessés. Beaucoup demandent des choses impossibles. Ma fille Gudule vient de mettre au monde son 12e enfant. Est-il sage pour elle de se risquer avec sa smalah dans les aventures de l'exode ? Je l'engage à demeurer plutôt à Gaesbeek ou à Bruxelles. Mais son mari est d'un autre avis, et la voici, elle aussi, lancée en auto sur les grands chemins de France pour quelque destination problématique. A en croire des nouvelles qui, toutes, ne sont pas nées dans l'imagination enfiévrée des foules, des parachutistes seraient descendus tout le long du canal maritime de Bruxelles et jusque dans le parc royal de Laeken. D'autres seraient tombés du ciel en pleine ville, à la porte de Namur ! Le fort d'Eben-Emael, dont la chute si rapide nous a déçus, semble avoir été la première victime de ce mode d'attaque qui constitue, avec l'emploi intensif des chars d'assaut, une des innovations les plus redoutables de la tactique allemande. C'est déjà sur la ligne de la Dyle, - ligne KW, - que les troupes alliées et les nôtres replient leur défense, tandis que la Meuse est, dit-on, déjà franchie à Houx, et même dans l'Ardenne française.
Mardi 14 mai
Le chef du Cabinet du Premier ministre m'avise téléphoniquement, vers 9 h., que le Gouvernement quitte Bruxelles pour Ostende et que je ne dois plus différer mon propre départ. Il m'envoie une auto officielle vers midi et je me mets en route en compagnie d'Emile Brunet. Notre voiture a quelque peine à se dégager du charroi militaire qui encombre la route de Gand. Alost a subi un sérieux bombardement qui a pris pour objectif la gare et les ponts sur la Dendre. Après un court arrêt à Bruges, où je vois Joseph Ryelandt, nous prenons nos quartiers à Ostende à l'hôtel Royal Astor, beaucoup plus modeste que son enseigne ne pourrait le faire supposer. Une chambrette, qui est presque une mansarde, m'y est octroyée au 4ème étage. Elle est placée (page 250) directement sous une plate-forme de zinc qui supporte une puissante sirène de la D.C.A. Les mugissements que me vaut un tel voisinage ajoutent à l'agrément des bombardements auxquels la ville et le port sont déjà livrés. Les services officiels s'installent de-ci de-là dans la ville, suivant un programme arrêté, me dit-on, de longue date. Les fonctionnaires des divers ministères sont nombreux, - trop nombreux, - et la plupart encombrés de femmes et d'enfants. Il eût été plus prudent d'éviter ces « impedimenta », ainsi que nous l'avions fait en août 1914, quand le Gouvernement dut quitter Bruxelles pour Anvers.
Le mercredi 15 mai
Les bureaux des Chambres, qui se sont transportés de Bruxelles à Ypres, arrivent à Ostende et tiennent une courte séance, au cours de laquelle s'échangent entre une cinquantaine de parlementaires les dernières informations recueillies par chacun d'eux. Les esprits sont très noirs. Pour donner quelque ressort à l'endurance des civils, je fais reparaître, en une édition mi-française, mi-flamande, le journal Le Carillon, qui avait, comme les autres, arrêté sa publication. Dans un leading-article. je recommande la maîtrise de soi, le calme, la discipline, l'union autour du Roi. La dernière émission de I'I.N.R. nous apporte un émouvant message royal enjoignant au commandant de la position fortifiée de Liège de résister jusqu'au pour la Patrie. Mais voici qu'on nous annonce que l'armée hollandaise est hors de combat et que la reine Wilhelmine aurait gagné l'Angleterre ainsi que ses ministres.
La journée du 16 me met surtout en rapport avec des diplomates et officiers.
Par ceux-ci. j'apprends que notre 7ème division s'est retirée vers le Sud et a déjà, sans doute, gagné le sol français. Le concours des Alliés a réservé à notre Etat-Major de très dures déceptions. Les Anglais entendent garder au moins 25 escadrilles de chasse pour défendre leur île. Le front de Meuse, que les Français devaient défendre, a été entamé dès le 12 par les Allemands à Houx et enfoncé après deux jours dans la zone de Sedan. L'ennemi pousse vers Hirson et a contourné la ligne Maginot ! L'Ambassadeur d'Espagne, de même que le Ministre du Portugal, m'annoncent leur intention de demeurer auprès du Gouvernement dans le cas où celui-ci serait contraint d'abandonner le territoire national. Bien que nous tenions encore l'Escaut à Gand, cette éventualité ne peut être exclue, à en juger par la violence et la rapidité de l'offensive. La nuit, étant descendu dans l'abri de l'hôtel, vers 2h. du (page 251) matin, j'ai la surprise d'y retrouver Juliette et Xavier qui viennent à peine d’arriver de Bruxelles, dans notre Chevrolet, ayant pris, la voie d’Audenaerde et d'Ingelmunster, en empruntant des chemins de campagnes.
Vendredi 17 mai
La situation devenant d'heure en heure plus critique à Ostende, il apparaît que les Services officiels transportés ici, ne pourront y faire aucun travail utile. Les fonctionnaires sont pour la plupart plus préoccupés de soustraire leurs familles aux dangers des bombardements que de se pencher sur des dossiers. Deux malles de l'Etat, qui sont dans le port, vont se mettre en route, avec,. pour leur ouvrir un chemin, un aviso anglais qui est armé du nouveau dispositif contre les fameuses mines magnétiques. Quant aux trains, on hésite les faire partir, plusieurs d'entre eux ayant déjà été mitraillés par avions en cours de route. M. Bargeton me demande si le gouvernement désire qu'il s'occupe de lui trouver en France une ville qui puisse l'accueillir. Je le conduis chez le Premier ministre, qu'il n'a pas vu depuis le début des hostilités et qui, à l'offre que lui fait l'ambassadeur, se borne à répondre que le Gouvernement va en délibérer. Nous apprenons que l'ennemi, en dépit des destructions opérées à l'entrée de la ville, vient de pénétrer à Bruxelles. Le soir, nous assistons. M. Hymans, M. Brunet et moi à un Conseil restreint avec le Premier ministre, M. Spaak et le général Denis. Notre séance a lieu dans un hôtel de la digue, où se sont établis les services du ministre de la Défense Nationale. Pour tout éclairage, une bougie est plantée dans le goulot d'une bouteille. La canonnade qui ne s'arrête pas de gronder est, nous dit-on, celle de la défense française qui, sous les ordres du général Brincard, tient l’île de Walcheren. tout au moins à l'ouest du canal de Wemeldinge. A ma question : N'allons-nous pas, pour pouvoir nous maintenir en territoire belge, renouveler les inondations de l' Yser ? le général Denis me répond que cette opération n'est pas actuellement dans le programme de l'Etat-Major. Il semble, en effet, que cette carte, qui nous a été si précieuse en octobre 1914, vaudrait d'être jouée aujourd'hui. Au surplus, si le Gouvernement est d'avis de se transporter en France, il devra veiller à y garder pleine indépendance. A ce point de vue, le choix du Havre s'indiquerait. Il pourrait y retrouver, comme dans les plis d'un ancien vêtement, des formules connues tant pour l'établissement de ses services que pour l'exercice de sa souveraineté. Il en est ainsi décidé. (page 252) M. de Vleeschouwer, ministre des Colonies, partira le premier pour cette ville ainsi que M. Paul-Emile Janson, le ministre de la Justice. Les trois Ministres qui délibèrent avec nous resteront auprès du Roi. Pendant cette séance nocturne, un officier apporte au général Denis un messager annonçant que la Zélande va être, si elle ne l'est dès ce moment, évacuée par les soldats alliés. L'ennemi aurait franchi l'embouchure de l'Escaut et se trouverait déjà à Breskens. Qu'une ligne de cette importance n'ait pas été plus efficacement défendue par la marine britannique, c'est une nouvelle et cruelle surprise !
Samedi 18 mai
Nous quittons Ostende vers 10h du matin. Nous faisons escale à Dunkerque, où nous rencontrons toute l'équipe du journal Le Peuple, avec Louis de Brouckère, Arthur Wauters et leurs collaborateurs. A l’entrée d’Abbeville, nous perdons de vue les voitures d'Hymans et de Brunet, qui prendront la voie du littoral, mais entraînons celle de Louis de Lichtervelde. La police anglaise m'autorise, à mes risques et périls, à entrer dans la ville où tout respire l'anxiété, sinon même la panique. En fait, les avions allemands en ont fait une de leurs cibles. Désirant câbler à notre ambassadeur de Paris, je découvre, non sans peine, par les rues désertes. l'hôtel des Postes et Télégraphes, mais personne dans les bureaux ! A mes questions, une bonne femme, aperçue dans un coin, me répond que le percepteur est dans son abri. Lorsque je descends dans la cave pour l'y chercher, le digne homme paraît peu rassuré : « Vous n'êtes pas un parachutiste, au moins ? » Lorsque je décline ma qualité, il se rassure et consent de bonne grâce à sortir de son trou, puis passe lui-même ma dépêche à Paris.
Après avoir fait notre plein d'essence, nous voici sur la route de Rouen où coule, de plus en plus dense, le flot des réfugiés. C'est un spectacle inénarrable et navrant que cette colonie de gens et de bêtes, d’autos, de charrettes, de motos et de vélos ! Les fameuses estampes de Jacques Calot sur les « misères de la guerre » peuvent à peine donner quelque idée de ce pêle-mêle tout vibrant d'angoisse où la loi du sauve-qui-peut semble la seule qui compte... Chacun s'est enfui, emportant les objets précieux ou familiers, entassés à la hâte, dans un désordre à la fois comique et lamentable. Le tout n'avance qu'à petites secousses, et les pannes compliquent encore cette avance par soubresauts. Des avions à la croix gammée passent au-dessus de nous lâchant de temps en temps quelques bombes. (page 253) Comme le soir tombe, nous nous détachons de la route nationale en enfilant un chemin de campagne qui nous mène dans un petit village du nom de Fesques et qui est lui-même encombré. A défaut de logement, je fais ouvrir l’église où, sur des bottes de paille que nous allons quérir dans une ferme voisine, nous passons une nuit relativement calme, tandis que luit faiblement dans un recoin du chœur, la lueur de la veilleuse eucharistique, amortie par un écran improvisé.
Dimanche 19 mai
Après avoir fait, dès l'aube. nos ablutions une fontaine fleurie de cresson, voici que le maire, qui est un gros fermier, nous offre hospitalièrement un petit déjeuner réconfortant. Qu'on ne médise plus de l'égoïsme normand. Puis, à la faveur d'un savant détour par Saint-Saëns, nous parvenons à Rouen vers 10 h. J'y vois le préfet, notre consul et plusieurs officiers supérieurs de notre armée qui se sont déjà repliés ici avec leurs services. Une catastrophe de chemin de fer s'est produite hier à l'entrée de ville, faisant une cinquantaine de morts et de nombreux blessés. Des centres s'organisent pour accueillir et ravitailler les réfugiés, dont il faut évacuer déjà le trop-plein sur la rive gauche de la Seine. Dans l’après-midi, par cette route de Barentin et d' Yvetot, suivie tant de fois au cours des années 1914-1918, nous gagnons Le Havre où je retrouve, à la sous- préfecture, MM. Janson et de Vleeschouwer installés ici depuis hier, J’apprends que les ministres ont tenu un dernier Conseil à La Panne le 18, et à l'exception de MM. Pierlot, Spaak, Denis et Van der Poorten qui restent auprès du Roi, tous les autres sont en France.
L'accueil des autorités et des habitants ne nous fera pas défaut, mais il ne peut être question de retrouver ici les installations que nous y avons connues en 1914, car la plupart des locaux sont occupés à demeure par les Britannique.
Lundi 20 mai
D'autres membres du Gouvernement sont arrivés au Havre, notamment M. de Schryver et M. Balthazar. Il est décidé d'installer tant bien que mal les divers services à Sainte-Adresse. Chacun s'y emploie. Au Cercle François Ier, où nous déjeunons, nous rencontrons les chefs de la défense maritime et quelques hommes d'affaires, pour la plupart mobilisés et (page 254) affectés à des missions d'ordre militaire. Dans leurs propos. il est aisé de deviner les appréhensions qu'éprouvent ces Français d'élite à se voir engagés dans une entreprise formidable pour laquelle la politique gouvernementale des dernières années, - et surtout celle du Front Populaire, - n'a pas suffisamment armé leur pays, ni moralement ni matériellement. M. Olivier Senn, qui est au Havre le « roi du coton », nous a offert sa maison de la côte, avec un empressement vraiment touchant. En pleine nuit, je suis réveillé par la concierge : elle m'annonce la visite d'un officier supérieur belge, qui désire me voir d'urgence. Descendu en pyjama, je trouve au salon un brillant colonel, galonné et décoré et qui se présente comme l'aumônier général de l'armée belge pour le culte protestant. Il souhaite simplement trouver à se loger... Comme je m'enquiers d'où il vient, il me répond qu'il arrive de La Rochelle, où il s'est déjà rendu pour chercher à installer ses services... Mais le maire n'a pu y mettre à sa disposition, me dit-il, que quelques chambres, ce qui ne peut lui suffire !... Le digne homme ne se doute pas de tout ce qu'il y a « d'énaurme » dans ce cas d'un ecclésiastique faisant, aux frais du Trésor, de telles randonnées à travers la France, pour y installer confortablement un office d'une peu urgente utilité... La bureaucratie ne perd pas ses droits, même en temps de guerre.
Le mardi 21 mai
Les ministres arrêtent les termes d'un message destiné à encourager nos compatriotes et qui sera diffusé par la radio. La journée se passe à régler avec le sous-préfet et les mairies du Havre et de Sainte-Adresse, les conditions d'établissement des divers départements ministériels. Tandis que chacun procède à ces soins, les informations d’ordre militaire ne s’améliorent pas. Au contraire ! Les Allemands poussent furieusement leur effort vers le littoral, en descendant la Somme. Abbeville est, dit-on, entre leurs mains. S'ils réussissent cette manœuvre d'encerclement, notre armée et les forces alliées au nord de cette ligne seront coupées. D'autre part, qu'adviendra-t-il de la région havraise, acculée à la Seine et privée de pont entre l'embouchure du fleuve et Rouen ? Aussi les autorités doutent que ce coin de Normandie soit bien propice, dans ces conditions nouvelles, à l'établissement de nos services gouvernementaux, J'apprends que le général Gamelin vient d'être relevé de ses fonctions et remplacé par Weygand.
Mercredi 22 mai
(page 255) Ayant voulu téléphoner, de bonne heure, aux ministres et fonctionnaires afin de prendre rendez-vous avec eux, je reçois pour réponse : « Tout le monde est parti. » Cet exode subit, dont je n'avais pas été prévenu, doit avoir eu lieu au petit jour. Pour quelle destination ? Le maire de Sainte-Adresse, que je vais voir, me répond confidentiellement : Poitiers. Soit. Nous irons donc Poitiers... Mais je me propose, avant de gagner le Poitou, de m'assurer du sort de mes enfants qui, d'après les dernières reçues, doivent être dans la Normandie, sur la rive gauche de la Seine. Je me décide à passer le fleuve au bac de Bréville qui se trouve à 10 ou 15 km en amont du Havre. Ce passage est encombré par la masse des véhicules qui attendent, en s'agitant et s'enfiévrant, leur tour de passage. Les Britanniques, qui sont chargés du service d'ordre, m'autorisent à doubler la file. Quelques resquilleurs essaient de se glisser à ma suite, mais les prestations de la foule se traduisent de telle sorte qu'ils doivent renoncer à leur manœuvre astucieuse. Des femmes excitées se couchent en travers de la route pour les en empêcher. Rien ne justifie encore une telle panique. Mais la contagion fait son œuvre, et le struggle for life s'accuse par ces petits drames. A Villers-sur-Mer, j'apprends que mes filles et leurs enfants se sont déjà envolés vers une autre destination. Nous voici en route pour Bréhal dans le Cotentin, où j'ai appris que ma famille a trouvé un refuge, que leur a offert le colonel de Saint-Denis. Je m'informe de leur logis.. « Tout au haut du bourg, me répond une villageoise, de son joli accent chantant… un vieux petit manoir dans le feuillage. » C'est bien cela. Tout notre cher monde - ils sont une vingtaine de personnes - s'est installé au petit bonheur et après maintes péripéties dans cette retraite champêtre. Joie de se retrouver sains et saufs.
Jeudi 23 mai
Est consacré à des délibérations familiales, Je recommande cette chère colonie aux autorités, puis vais à Granville me pourvoir d'argent français. L’après-midi , arrivée en surprise du baron et de la baronne Paul Gendebien. Ils sont en quête d'un abri, ainsi que le comte Adrien de Borchgrave, Avec eux, nous gagnons Avranches. où nous trouvons ma fille Guillemette. Son départ de Thuin a été tragique, la route étant mitraillée par les Allemands. Georges Gendebien, qui avait repris du service comme capitaine de réserve, (page 256) a été tué en tête de sa compagnie près de Mazy, par un bombardement.
Vendredi 24
Parti avec Xavier de Bréhal, de grand matin, - après y avoir laissé Juliette - je fais arrêt à Angers où je rends visite au Gouvernement Polonais qui y a installé sa capitale de guerre. M. Zaleski, ministre des Affaires Étrangères, croit à la prochaine intervention de l'Italie aux côtés de l'Allemagne. L'ancien ambassadeur des Etats-Unis à Bruxelles, M. Hugh Gibson, que je rencontre en chemin, s'intéresse au ravitaillement de la Belgique occupée et insiste pour que nous nous adressions directement à Herbert Hoover afin qu’il prenne la direction d'une nouvelle Commission for relief.
Arrivé à Poitiers. je vais voir le préfet, M. Moulonguet. Les mauvais plaisants disent qu'il n'est ni mou, ni long, ni gai. Au demeurant, un fonctionnaire courtois et distingué. Il a réquisitionné l'Hôtel de France, où sera établi le centre des services belges, et un hôtel particulier, appartenant à un industriel. M. Gilbert. où nous logerons MM. Janson. Hymans, Brunet et moi. Nous y organiserons une sorte de mess, que Mme Hymans veut bien diriger. Nous éviterons ainsi la cohue des restaurants et surtout celle de l'Hôtel de France, transformé en une ruche bourdonnante. où des nuées de Belges viennent quérir des informations ou chercher quelque emploi pour remplir leur inaction ou leur désir de servir la cause nationale.
Samedi 25 mai
Les nouvelles que nous apportent la radio et les journaux sont imprécises et tendancieuses. Je rends visite à l'évêque. C'est un Breton bretonnant. Accueil simple et charmant. Il met à notre disposition quelques locaux de l'évêché pour y installer les bureaux du ministère de la Justice. que dirige le secrétaire-général, le baron Ernst de Bunswyck. mon ancien chef de cabinet. Poitiers, avec ses rues étroites, déclives et poussiéreuses, ses admirables églises romanes, - je me sens une sympathie particulière pour Saint-Hilaire et sa petite place du Doyenné - et son parc de Blossac, un de ces nobles jardins de l'intelligence dont a si joliment parlé Lucien Corpechot, que je retrouve ici, - Poitiers a un visage tout fait vieille France qui s'accommode mal du tapage et de l'encombrement que lui vaut (page 257) en ce moment l'afflux, d'heure en heure croissant, des réfugiés. Quantité de Belges notables sont ici. Le Cabinet et la Maison du Roi, au grand complet employés et archives, ont cherché abri dans un château des environs. Ces installations de fortune, devenues celles des réfugiés, leur ouvrent des horizons imprévus sur le manque de confort et l'insouciance en matière d’hygiène qui caractérisent la province française au Sud de la Loire. Que compte d'ailleurs tout cela en un moment où la bataille fait rage et où des centaines de milliers de familles errent sur les grands chemins, souvent dénués du strict nécessaire. Robert Capelle, rencontré dans les couloirs de l’Hôtel de France, est alarmé, comme nous, à la pensée de l’encerclement de notre armée.
Le dimanche 26 mai
J’assiste avec le comte Louis Cornet de Ways Ruart, grand maréchal de la Cour. à une émouvante cérémonie religieuse à la cathédrale. L'évêque y prononce une éloquente allocution. Il appelle sur les armes de la Belgique et celles des Alliés la protection divine. De Londres, arrive un télégramme du baron de Cartier informant les ministres qu'un Conseil se réunira ce soir même, à 8 h, à notre Ambassade à Paris. Comment interpréter cette nouvelle ? Faut-il en déduire que M. Pierlot et ceux de ses collègues que nous avions laissés auprès du Roi, se seraient repliés en France ? Et le Roi lui-même ? Sur cet avis, les membres du Gouvernement qui sont à Poitiers partent de suite pour Paris. Ensuite, au cours de la nuit, un coup de téléphone de mon fils Hubert, secrétaire de notre Ambassade, nous demande à Hymans. Brunet et moi d'arriver, nous aussi. à Paris pour un Conseil élargi qui se tiendra demain rue de Suresnes à la fin de la matinée. Les présidents des deux Chambres, qui sont à Limoges, y sont convoqués de leur côté.
Lundi 27 mai
Un détour, qui nous est imposé à Rambouillet, puis une panne prolongée, nous retardent sur le chemin de paris. Dès notre arrivée à l'hôtel de l'Ambassade. rue de Suresnes, vers 1 h. de l'après-midi, nous y trouvons tous les Ministres réunis, sauf M. Delfosse dont on est sans nouvelles. Les président des Chambres, MM. Gillon et Van Cauwelaert, arrivés un peu avant nous sont aussi présents, tandis que vont et viennent, très affairés, (page 258) des fonctionnaires et attachés des cabinets ministériels ou de l'Ambassade. Aussitôt, nous sommes mis au courant d'une série d'événements dont la gravité me bouleverse... ! M. Pierlot et M. Spaak exposent comment, après notre départ d'Ostende, ils sont demeurés en contact intermittent avec le Roi qui marquait peu d'empressement à les recevoir. En raison de la poussée allemande vers notre littoral, qui se faisait de plus en plus violente et meurtrière, ils ont insisté auprès de lui pour qu'il évitât d'être fait prisonnier et se décidât à passer avec notre armée soit en France, soit en Angleterre, si la voie était coupée vers la France. Ils l'ont trouvé rebelle à leurs conseils. « Ne comprenez-vous pas, leur répétait-il, que la guerre est finie. » Il n'envisageait plus, nous dirent-ils, que ce qu'il appelait une « indépendance relative sous l’autorité de l'Allemagne. » S'agirait-il, dans la pensée du Roi, lui ont-ils demandé, d'accepter une situation analogue à celle à laquelle s'est résigné le roi de Danemark ? » La réponse fut qu’une formule de ce genre ne devait pas être exclue. A quoi les ministres opposèrent qu'ils ne pourraient jamais donner leur contreseing à un acte qu'ils jugeaient incompatible avec l'indépendance de la Nation. Ils multiplièrent leurs objections et leurs adjurations, au cours de divers entretiens qui prirent un tour de plus en plus vif et pénible. La dernière de ces rencontres a eu lieu samedi, c'est-à-dire avant-hier, à Wynendaele. « Le Roi. nous dirent-ils, avait l'œil hagard, Il n'a pas tardé à mettre fin à la discussion dans des conditions qui marquaient une véritable rupture » Les ministres sont persuadés que le Roi subissait depuis quelque temps d’autres influences que la leur. notamment celle de M. Henri de Man. qui s’est trouvé auprès de lui depuis plusieurs jours, et que c'est à sa suggestion et à celle de l'un ou l'autre officier de son entourage, qu'il aurait pris la résolution de négocier un modus vivendi avec l'ennemi... Voyant que leurs arguments et leurs efforts pour l'en détourner demeuraient impuissants contre son dessein, ils se sont enfin résolus eux-mêmes à gagner l'Angleterre par avion et n'ont fait que toucher barre à Londres d'ou ils sont arrivés hier à Paris par la voie des airs.
Après que nous avons été instruits de cette situation tragique, la délibération s'ouvre dans une atmosphère de fièvre à laquelle s’ajoute encore la confusion de coups de téléphone ou de visites successives qui obligent l'un ou l'autre des Ministres présents à quitter cette séance du Conseil, tenue dans un salon de l'Ambassade. Chacun émet son avis. On peut comprendre que le Roi ne se soit pas résolu à quitter l'armée ni le territoire national. Pareil souci était en 1914 celui du roi Albert, qui ne se (page 259) décida pas non plus à abandonner le lambeau de notre sol que devaient nous conserver les inondations de l'Yser. Quant à une reddition strictement militaire, les éléments d'information me manquent pour savoir si elle était inéluctable. Mais un chef d'armée a le droit, même s'il est aussi chef d'Etat, de mettre bas les armes lorsqu'il se trouve écrasé par des forces irrésistibles. François Ier l'a fait à Pavie et Napoléon III à Sedan sans qu'on puisse le leur reprocher. Tout autre chose est la perspective d'un compromis d'ordre politique conclu avec l'ennemi et aux termes duquel le Roi consentirait à gouverner ou à administrer sous la coupe des Allemands, Pareil compromis ne peut se concilier avec le devoir essentiel de préserver l'indépendance du pays. De toute façon, cet abandon ou cette défection, qui rompt la solidarité entre les Alliés, provoquera une indignation compréhensible chez les Puissances garantes que nous avons appelées à notre aide et qui ont répondu de suite à notre appel. Anglais et Français ont pris fait et cause pour la Belgique. Leurs troupes luttent avec les nôtres. Sans que nous soyons à proprement parler les alliés de nos garants, un lien moral nous enchaîne au sort de leurs armes. Le destin même de notre indépendance et l'avenir de nos institutions sont conditionnés par leur victoire. Au cours de la délibération, le général Denis insiste sur la possibilité de poursuivre la lutte, avec les forces belges relativement importantes qui se trouvent aujourd'hui sur le sol français. Presque toute la jeunesse belge, en âge d'être appelée sous les drapeaux, est en France, où le nombre total de nos réfugiés doit s’élever à environ deux millions de Belges.
En conclusion, il importe, de l'avis des ministres, de préparer sans retard l’opinion à l'éventualité de ce coup de surprise qui sera pour elle un coup de massue et de la prévenir que, quoi qu'il survienne au front, le Gouvernement belge continuera la lutte contre l'agresseur. Le Conseil examine aussi quelle serait la situation juridique créée par une capitulation qui aurait en tout cas pour effet d'empêcher le Roi d'exercer librement sa fonction. La Constitution prévoit, par son article 82, que si le Roi se trouve dans l’impossibilité de régner (et tel serait évidemment le cas s 'il était aux mains de l’ennemi), les ministres, avoir fait constater cette impossibilité, convoquent immédiatement les Chambres. L'article 82 dit ensuite qu’il est pourvu à la tutelle et à la régence par les Chambres réunies. Mais il ne peut être question. jusqu'à nouvel ordre, de convoquer les Chambres en territoire étranger. Le ferait-on qu'il ne serait pas possible sans doute d'y réunir la majorité de leurs membres, sans laquelle aucune des deux Chambres ne peut prendre de résolution. C'est donc au Conseil des Ministres qu’appartiennent, jusqu'à nouvel ordre, les prérogatives (page 260) du pouvoir exécutif. Un communiqué est lu la radio par M. Pierlot et aussitôt transmis à la presse. Il y est dit :
« Cet après-midi, à l'Ambassade de Belgique. a eu lieu une importante réunion du conseil des Ministres, à laquelle assistaient, outre les membres du Gouvernement belge, MM. Van Cauwelaert et Gillon, présidents des Chambres législatives, ainsi que MM. Hymans, le comte Carton de Wiart, Brunet, ministres d’Etat.
« Après examen de la situation, et envisageant tous les développements dont elle est susceptible, le Gouvernement a été unanime à affirmer sa volonté de continuer, quoi qu'il advienne, la lutte aux côtés des Alliés jusqu'à la victoire commune. »
Après un appel à tous les Belges et une allusion aux épreuves qui sont encore réservées à la Belgique, M. Pierlot a terminé :
« Le Gouvernement gardera le contact avec tous ses compatriotes. Il leur demande de suivre, en esprit d'union et de discipline nationales, les directives qu'ils recevront de lui.
« Point de paix sinon dans l'indépendance reconquise, dans le respect des droits et de la dignité du pays. »
J'apprends incidemment que le baron Capelle, secrétaire du Roi et M. Frédéricq, le chef de Cabinet du Roi, qui ont dû arriver de Poitiers à Paris dès hier soir, ont conféré avant nous avec les membres du Gouvernement. Ils sont partis de Paris ce matin même en compagnie de M. Raoul Richard. ancien ministre des Affaires Economiques. Ils vont tenter de gagner le grand Quartier Général par avion, avec l'espoir de dissuader le Roi, s’ils peuvent le rejoindre en temps utile, de mettre à exécution le dessein d'un accord avec l'ennemi, Mais on doute qu'ils puissent être rendus à temps.
Mardi 28 mai
En arrivant à l'ambassade. après une nuit de cauchemar, j’apprends que M. Pierlot a été appelé ce matin à la première heure au Quai d'Orsay pu M. Paul Reynaud, qui venait d'être avisé de l'ordre donné par le Roi à ses troupes de cesser les hostilités et de livrer leurs armes et approvisionnements. A cette entrevue, le maréchal Pétain et le général Weygand étaient présents. Le président du Conseil français s'est élevé avec contre ce qu'il a appelé une défection en rase campagne. D'ailleurs, nous entendons bientôt, à notre tour, M. Paul Reynaud annoncer cette nouvelle à la radio.
(page 261) Son discours est d'une cruelle violence. Il accuse le roi des Belges d’avoir, par son accord avec l'ennemi, « ouvert les portes de Dunkerque aux divisions allemandes. « Cette décision, ajoute-t-il, a été prise en pleine bataille, à l’insu des Alliés, sans un mot, sans un regard pour les soldats français et anglais. » Nous en sommes réduits à écouter cette diatribe, avec un sentiment de douleur que je ne puis définir.
Au cours de cette matinée, j'apprends aussi que le Roi a demandé télégraphiquement via Londres qu'on lui envoyât deux arrêtés royaux contresignés en blanc, demande à laquelle M. Pierlot a refusé de donner suite, ne voulant pas se prêter à la constitution d'un nouveau Gouvernement pour couvrir un accord ou compromis avec l'Allemagne.
Dans le sentiment de foi patriotique qui nous étreint, une manifestation est improvisée au monument du roi Albert, au Cours la Reine. A 3 h., les ministres s'y rendent individuellement et je fais le court trajet avec le comte d'Aspemont-Lynden, ministre de l'Agriculture. La cérémonie se borne à une émouvante minute de recueillement et au dépôt, par M. Pierlot, d'une couronne de fleurs au pied de la statue. Ce n'est que le soir que M. Pierlot fait à la radio de Paris une déclaration qui avait été annoncée pour midi et demi. Le texte, tel que je l'entends à l'écoute, n'est plus exactement celui dont le Premier ministre nous avait donné lecture le matin. Dans cette déclaration, le Gouvernement fait savoir que, « contrairement à l'avis de ses Ministres, le Roi a traité avec l'ennemi. » Il ajoute que le Gouvernement belge, avec les forces dont il dispose, est résolu à continuer la lutte pour la délivrance du pays. Il affirme la solidarité qui nous lie, depuis l'agression de l’Allemagne, aux Puissances qui nous ont prêté leur garantie, conformément à leurs engagements. Il définit, ensuite, conformément au petit commentaire de droit public dont le Conseil a arrêté ce matin les termes, la position du Gouvernement, investi, en vertu de l'article 82 de la Constitution, du pouvoir exécutif que le Roi se trouve actuellement dans l'impossibilité d'exercer. La déclaration contient un passage dont il n'avait pas été question à ma connaissance, au Conseil des Ministres. C'est celui qui délie les officiers et fonctionnaires du serment de fidélité envers le Roi. J'en suis aussi choqué que surpris. Lorsque je demande des explications à ce sujet, il m’est répondu que ce passage a été introduit dans la déclaration gouvernementale à la prière du ministre de la Défense Nationale, celui-ci ayant été avisé dans la journée du fait que plusieurs de nos officiers se trouvant en France ont fait savoir que le serment de fidélité qu'ils ont prêté au Roi ne leur permet plus de continuer la lutte au moment où celui-ci ordonne toute (page 262) cessation des hostilités. A supposer qu'une telle objection eût dû être rencontrée dans cette déclaration radiodiffusée, il eût fallu le faire en d’autres termes. La seule chose qui importe en ce moment, c’est que la Nation belge continue en pleine souveraineté et que les Belges n’ont pas autre chose à faire qu'à se grouper autour de leur Gouvernement pour poursuivre la lutte avec les forces qui nous restent. Cependant. dans Paris et dans toute la France, une vague de fureur monte contre les Belges, accusés de duplicité. voire de complicité avec l'Allemagne. et que beaucoup de Français, dans leur besoin de trouver un bouc émissaire, rendent responsables de leurs propres déceptions et revers.
Les troubles et les drames intimes causes par une telle épreuve se traduisent, suivant le tempérament de chacun, par l’indignation, la consternation ou l'accablement. Nous passons une cruelle veillée, mon frère, mon fils Hubert et moi, à commenter ces affreux événements et leurs conséquences.
Mercredi 29 mai
Il ne me reste plus rien à faire Paris. où je n'ai personnellement pas jugé convenable ou utile de prendre contact avec les membres du Gouvernement français, me bornant à m'inscrire à l’Elysée. D'ailleurs, la plupart des ministres belges, à l'exception de M. Pierlot et de M. Spaak, regagnent Poitiers. C'est de là que partiront les ordres destinés à organiser l'instruction militaire des milliers et milliers de nos jeunes gens qui, obéissant aux avis que la radio belge leur a donnés dès le 12 ou 13 mai, ont quitté leurs foyers pour échapper aux risques des déportations et se tenir, en territoire libre, à la disposition des autorités militaires. En compagnie de MM Janson, Brunet et Hymans, ainsi que de M. Matagne, ministre des Travaux Publics, je prends la route de Tours. Dans cette ville. je rencontre les ministres d’Argentine et de Portugal. Ils m’informent que l’ambassadeur d'Espagne, M. Aunos. vient de partir pour Madrid.
Jeudi 30 mai
La Sûreté française. agissant parfois spontanément, parfois d’accord avec (page 263) notre auditorat général, a bouclé un certain nombre de suspects, parmi lesquels Léon Degrelle et quelques députés ou ex-députés rexistes, L'un d’eux, M. Vermer, avocat à Dinant, me fait tenir un message me conjurant d'intervenir pour sa libération, ce que je fais bien volontiers, convaincu de son innocence. Le Dr Martens. qui était porteur d'une grosse fortune en pièces d'or (8 millions. me dit l'Auditeur général), a eu la singulière idée de se réfugier en France. On comprend qu'il ait été mis à l’ombre, après avoir servi l'Allemagne en Belgique pendant la dernière guerre. Aujourd'hui même, Paul Colin, le directeur de Cassandre, qui s'était présenté, paraît-il, à l’Hôtel de France, a eu la même aventure. Chaque jour, je reçois des paquets de lettres auxquelles j'ai bien de la peine à répondre. Demandes de conseils, de renseignements, d’interventions. Tous les réfugiés belges, ou à peu près, sont en quête, qui d’un parent, qui d’un emploi, qui de ressources.
Vendredi 31 mai
La réunion des parlementaires belges à Limoges a été convoquée par les présidents du Sénat et de la Chambre. Elle a eu lieu à l'hôtel de ville et a débuté par un discours de réception du maire. Celui-ci n'a rien trouvé de mieux que de rééditer, en des termes enflammés, les accusations de félonie que les journaux français prodiguent en ce moment à notre Roi. Dans sa réponse, M. Gillon, le président du Sénat. se montre à peine plus modéré. M. Van Cauwelaert fait preuve de plus de mesure. Ensuite, s'ouvre une séance à laquelle n'assistent que les parlementaires et les membres du Gouvernement. On compte une centaine de députés et une soixantaine de sénateurs. Les listes de présence signalent : pour la Chambre. 31 catholiques, 22 libéraux. 45 socialistes, 1 communiste et 1 rexiste ; et pour le Sénat : 21 catholiques. 15 libéraux. 31 socialistes, 2 rexistes et 1 nationaliste flamand. Je retrouve parmi les sénateurs de droite. MM. Van Overbergh, Carton de Tournai. Crokaert. Orban. Leyniers, le vicomte Simonis, le baron Gendebien et le baron Nothomb. et parmi les députés catholiques, MM. Van Cauwelaert, Heyman, Philipart, Merget, Baillon, Koelman, Materne. Fieullien, Mignon, Haustraete, Michaux, Blavier, sans compter le comte d'Aspremont-Lynden et M. de Schryver, qui font partie du Cabinet. M. Spaak a exposé tout d'abord, et très longuement, la question (page 264) des contacts entre les Etats-Majors belge et français. Ce qu'il a dit au sujet de ces contacts pendant les derniers mois, n'a pas laissé de me surprendre. Sans doute, a-t-il voulu, par ces révélations inattendues, amortir les critiques dont la politique d'isolationnisme, dont il s'était fait le champion, a soulevées dans les rangs des socialistes wallons qui sont nombreux à cette réunion. M. Spaak reproche ensuite au grand commandement français diverses fautes qui nous ont été fatales et narre enfin, mais avec moins de détails qu'il ne l'avait fait à Paris, les démarches et instances des ministres auprès du Roi pour le déterminer à les suivre. Le débat, qui s'institue après ce discours et ceux de M. Pierlot et du général Denis, traduit le dessein non seulement de condamner la décision du Roi mais de proclamer sa déchéance. Nombreux sont ceux qui sont favorables à l'institution immédiate d'une régence. C'est le courant qui domine parmi les socialistes. Le même courant se manifeste dans les interventions des libéraux. Très violent, M. Camille Huysmans, bourgmestre d'Anvers, propose le texte que voici : « … se déclarent entièrement solidaires du gouvernement qui a proclamé en fait la déchéance de Léopold III en constatant son impossibilité de régner sous la coupe de l’ennemi. » Déjà. plusieurs libéraux, tels que M. Charles Janssens, député d'Anvers, et M. Victor de Laveleye, député de Bruxelles, se sont ralliés à ce texte. Un autre libéral modéré, M. Godding, sénateur d'Anvers, propose de dire : « flétrissent la capitulation dont Léopold III a pris la responsabilité devant l'Histoire et dont la sanction ne peut être que la déchéance. » J'estime qu'il faut à tout prix éviter ce vote de déchéance dont les conséquences seraient d'une gravité irrémédiable et j'interviens dans le débat pour conjurer l’assemblée de ne prendre aucune décision de ce genre. Mon thème fut celui-ci : « Nous sommes réunis ici à titre officieux, et nous ne sommes pas qualifiés pour traduire le sentiment de nos collègues demeurés en pays occupé. Au surplus, nous sommes sans précisions au sujet de compromis qui serait intervenu avec l'ennemi. Cette réunion doit être dominée par un but : affirmer la volonté de la Nation de continuer la lutte pour son et le ralliement de ses mandataires autour du Gouvernement qui représente officiellement la Nation. » Sans les interventions de MM. Pierlot et Brunet et la mienne, la déchéance du Roi courait grand risque d'être proclamée !
Par l'ordre du jour qui est voté à l'unanimité et par appel nominal, les parlementaires, retenant la première partie seulement du texte de M. Godding, « flétrissent la capitulation dont Léopold III (page 265) a pris l’initiative et dont il portera la responsabilité devant l'Histoire ;
« Ils s'inclinent avec respect devant ceux qui sont déjà tombés pour la défense de notre indépendance et rendent hommage à notre armée qui a subi un sort immérité ;.
« Affirment leur confiance dans notre armée qui. à brève échéance, fera réapparaître nos couleurs sur la ligne de feu ;
« Se déclarent solidaires du Gouvernement qui a constaté l'impossibilité juridique et morale pour Léopold III de régner.
« Adressent à leurs compatriotes de la Belgique occupée par l'ennemi l'expression de leur fraternelle et ardente sympathie, sûrs qu'ils sont de leur indéfectible patriotisme ;
« Attestent leur ferme résolution de consacrer toutes les forces du pays et de „sa colonie à la poursuite de la lutte contre l'envahisseur jusqu'à la libération du sol de la patrie aux côtés des puissances qui ont répondu sur l'heure à l’appel de la Belgique envahie ;
« Expriment leur profonde gratitude à la France et la Grande-Bretagne qui ont accueilli fraternellement à leurs foyers ses réfugiés.
« Et affirment leur inébranlable confiance dans la victoire du droit et de l’honneur. »
Samedi 1er juin
Interviewé à la suite de cette réunion par l'Agence Belga, je souligne que l’ordre du jour, voté par 89 députés et 54 sénateurs appartenant à toutes nos régions et à toutes les nuances de notre arc-en-ciel politique, consolide la position prise par le Gouvernement. J'ajoute qu'en raison de l'impossibilité où se trouve le Roi d'exercer le pouvoir exécutif, ce pouvoir est exercé exclusivement, jusqu’à nouvel ordre, par les ministres réunis en conseil. C'est du Gouvernement seul que l'armée, les magistrats, les fonctionnaires tiennent, jusqu'à nouvel ordre, leurs droits comme leurs devoirs. C'est auprès de ce Gouvernement que les Etats étrangers sont désormais représentés sans qu'ils aient d'ailleurs à faire renouveler les lettres de créance de leurs diplomates. Leur mission continue sans autre formalité auprès du seul Gouvernement régulier.
D'autre part, m'appuyant sur les informations que nous recueillons par bribes aux radios allemande et italienne. je fais remarquer que rien ne permet d'affirmer quoi que ce soit quant au caractère de la (page 266) tractation ou d'un modus-vivendi d'ordre politique avec l’ennemi. [Note de bas de page : L'essentiel de cette interview est reproduit dans « La Meuse » du 4 juin 1940 (qui s'imprimait alors à Paris sur les presses de Paris-Soir) sous le titre « Rien ne permet d'affirmer que la capitulation du Roi ait aggravée par on ne sait quel « modus vivendi » avec l'ennemi. déclare le comte Carton de Wiart. »]
A en croire les informations allemandes, le protocole de reddition aurait été signé le 28 à 0,20h par le général Reichman pour Hitler et par le général Derousseau pour le Roi. Il permet aux officiers belges de conserver leurs armes et met le château de Laeken à la disposition du Roi, de sa famille, de sa suite militaire et de ses serviteurs.
Le colonel André de Meeus, que je rencontre dans une rue de Poitiers, m'explique comment, ayant le commandement d'un de nos camps d’instruction à Béziers, il a, mardi dernier, après avoir entendu les violents reproches que M. Paul Reynaud a adressés à notre Roi par la radio, pris l'initiative de protester par un ordre du jour destiné à nos recrues. Cette initiative a été très peu goûtée par le général français qui commandait cette région. Il a été aussitôt mis aux arrêts et le général Carlos de Selliers, qui commande en chef nos centres d'instruction, l'a relevé de ses fonctions. J'insiste auprès du général Denis pour qu'il tienne compte du sentiment si honorable auquel a obéi André de Meeus, qui appartient à la Cour. Un incident se produit au sujet des archives de la Maison du Roi, sur lesquelles l'autorité française veut, paraît-il, mettre la main. Grâce à l'esprit de conciliation dont fait preuve M, Bargeton, il est entendu que ces archives seront mises sous scellés par le ministre de la Justice de Belgique et déposées, provisoirement, dans les caves de la maison Gilbert. M. Paul van Zeeland vient me confier son sentiment, Il se demande, comme le député Michaux et plusieurs de nos hommes politiques, s'il ne devrait être procédé sans plus de retard à la nomination d'un Régent, Dans les groupes de réfugiés, c'est le thème à la mode. Des noms sont prononcés, parmi lesquels j'apprends que le mien voisine avec ceux du général Denis, de M. Paul Hymans, de M. Gillon. de M. Van Cauwelaert. A Paul van Zeeland comme à Camille Huysmans et à Luc Hommel, qui m'en parlent, je réponds qu'une telle formule m’apparaît comme une dangereuse fantaisie. L'exil, le chagrin et le désœuvrement qui font leur œuvre sont trop propices, hélas ! aux vains propos. Comment oublier, d'ailleurs, que le morceau de Belgique, en ce moment transplanté en France, n'est qu'une partie de la Nation !
Du 4 au 9 juin
Poitiers, surpeuplé, est devenu un véritable centre belge. M. Henri Heyman, qui vient me voir, est d'avis que le groupe des travailleurs chrétiens, dont il est le président, soit représenté au gouvernement. M. Delfosse, le ministre des Communications, qui remplissait ce rôle, a disparu entre Ostende et Le Havre, en même temps que Jacques Basyn, Ceuterick et le directeur général Devos qui l'accompagnaient. On craint que cette disparition ne soit due à quelque accident tragique. Il est vrai que la même inquiétude, que nous éprouvions en ce qui concerne le sort de l'Ambassadeur d'Angleterre, Sir Lancelot Olifant, vient d'être dissipée. Une récente information nous apprend, en effet, qu'il est sain et sauf, mais prisonnier de l'ennemi. Parmi nos diplomates à l'étranger, Louis d'Ursel et Alain du parc ont fait savoir qu'ils ne se croyaient pas déliés de leur serment de fidélité au Roi. Ce scrupule est honorable, et rien n'oblige, assurément, le Gouvernement à exiger que l'obéissance à ses instructions s'accompagne d’une renonciation à ce serment. J'ai redouté de suite cette équivoque, à laquelle on donne pour excuse la demande du général Denis, soucieux d'empêcher que des officiers, se croyant liés par ce serment, refusent de continuer la lutte aux côtés des alliés. Nous voyons arriver ici quelques officiers et soldats belges qui, à l'annonce de la capitulation, ont pu gagner La Panne et Dunkerque et de là l'Angleterre, puis la France. Dans le nombre, le colonel Bastin, Léon Terlinden, Ernest Melot, le député Hubin. Dans plusieurs de nos unités, on a cru d'abord à une simple suspension d'armes. D'autres ont cru à la fin générale des hostilités, Ces « rescapés » nous disent que, dans la succession des opérations de défense, les meilleurs éléments de notre armée avaient toujours le sentiment que l'ordre de se replier arrivait trop tôt. A la demande de M. Pierlot, je rédige le texte d'une sorte de proclamation destinée aux réfugiés, pour les renseigner sur les dispositions prises à leur sujet : service d'accueil et de renseignements, incorporation des recrues, emplois au travail par des offices de placement, etc. Nous recevons à dîner le préfet et M. Bargeton. Un niveau remaniement ministériel dans le Gouvernement français provoquer le départ de M. Daladier. Il est question de confier au maréchal Pétain une sorte de dictature. D'après certaines rumeurs, les Allemands auraient offert à la France les conditions d'une paix séparée. Quoi qu’il en soit, la bataille fait rage. Paris est menacé. L'intervention de l’Italie paraît proche.
(page 268)
Lundi 10 juin
Dans un conseil élargi, auquel assistent aussi MM. van de Vyvere, Poncelet et van Overbergh, M. Spaak nous donne connaissance de divers documents apportés à Berne par M. Frédéricq, le chef de Cabinet du Roi et que le vicomte Berryer a rapportés de Berne à Paris. Le plus important est un mémorandum qui justifie la décision prise par le Roi, en invoquant l'impossibilité où se trouvait notre armée de tenir plus longtemps et le souci du Roi d'empêcher des sacrifices inutiles et un surplus de désastre pour nos populations. Cette décision n'a eu qu'un caractère militaire à l'exclusion de toute pensée politique. Une lettre pastorale du cardinal van Roey explique, elle aussi, et défend la décision royale en spécifiant qu'elle ne s’est accompagnée d'aucune tractation avec l’ennemi. M. Frédéricq a fait aussi par la même voie, que l'attitude du Roi, agissant en sa seule qualité de Chef de l'armée, était approuvée, du point de vue juridique, par MM Hayoit de Termicourt, J. Pholien et Albert Devèze, qui ont rédige une consultation à ce sujet. Ce qui est important et qui dissipe une affreuse erreur, c'est que le Roi se considère et soit tenu pour prisonnier de guerre, et ne songe pas ou ne songe plus à opposer, sous l'autorité ennemie, un Gouvernement au Gouvernement légal. Ces documents sont pour moi révélation et un soulagement immense et j'insiste pour qu'il leur soit donné sans aucun retard toute la publicité possible. Quel dommage que la vérité des faits nous soit connue à nous-mêmes si tardivement !
Je reçois, au cours de cette séance, deux télégrammes : l'un de M. Avenol me pressant de me rendre le 17 à Genève pour le Directoire de la S. D.N. l'autre du baron de Cartier insistant pour que je défère au désir de parlementaires anglais de leur faire, dans un salon de la Chambre des Communes. un exposé de la situation de la Belgique dans la guerre. Je suis tout prêt à partir pour Genève, ce qui me permettrait de prendre contact avec Bruxelles, et m'offre à M. Pierlot pour lui servir de messager et aider ainsi le Gouvernement à dissiper ce que le cardinal van Roey appelle justement un funeste malentendu. Il ne donne aucune suite à mon offre. D'ailleurs, les événements se précipitent de telle sorte que tous les projets sont dépassés, au fur et à mesure qu'on les forme. Le Gouvernement français a quitté Paris et s'installe près de Tours. Que nous réserve demain ? On apprend le 10 au soir que l'Italie est entrée en guerre et que les troupes britanniques se sont rembarquées à Narvik d'où Adrien Carton de Wiart les ramène en Angleterre. Il semble aussi qu'une grande parie des (page 269) forces anglaises, qui étaient sur le continent, ont pu se rembarquer à Dunkerque.
Le 12 et le 13 juin
Voyage à Bréhal. Je vais y chercher ma femme que j'amène à Poitiers, non sans être pris au retour dans le flot des réfugiés qui, notamment à Laval et à Angers, prend des aspects catastrophiques.
Le 13 juin
Une déclaration faite par M. Paul Reynaud à la radio fait appel au président Roosevelt. Elle témoigne d'un véritable désarroi. S'il le faut, dit M. Reynaud, le Gouvernement se défendra dans une province française ou même dans les possessions françaises d'Afrique ou d'Amérique.
Le 14 juin
J’apprends que, dans une séance du Conseil des ministres, dont je n'ai pas été avisé, le Gouvernement a envisagé son départ pour l'Angleterre. Mais, si ce départ est possible. quel en serait l'effet sur nos troupes qui sont en France aux côtés de l'armée française ? Quel en sera aussi l'effet sur l’opinion française ?
Le 16 juin
Se réunit un nouveau Conseil auquel je suis, cette fois, convoqué. Je constate que plusieurs ministres ont changé d'avis et ne songent plus à gagner l'Angleterre, du moins en ce moment. D'ailleurs, le conseiller d'ambassade anglais vient de nous faire savoir que son Gouvernement pourrait peut-être envoyer prendre par avion à Nantes 24 personnalités belges - mais pas une de plus, - ce qui exclurait le départ des fonctionnaires ainsi celui des familles des ministres. Or, il apparaît bien que ce désir de gagner l’Angleterre dérive chez plusieurs de la crainte où ils sont de voir leurs familles et eux-mêmes tomber sous la coupe des Allemands. Mme Hymans, étant israélite, demeure hantée par tout ce qu’elle a appris des persécutions auxquelles les juifs ont été soumis par les nazis, soit à Vienne, soit lors de l'invasion de la Pologne. Dans la soirée, (page 270) nous sommes avisés que le Gouvernement français compte établir à Poitiers divers services qu'il a évacués de Paris. Mais il a lui-même quitté déjà Tours pour Bordeaux, Le Gouvernement belge va le suivre en cette ville, sauf à établir sa propre administration dans une bourgade de la Gironde, du nom de Sauveterre-de-Guyenne et qui vient de lui être assignée à cet effet. Ainsi va prendre fin cette existence en phalanstère que nous menions dans l'antique capitale du Poitou et qui me rappelait un peu notre genre de vie à l'hôtellerie de Sainte-Adresse.
Dans ces veillées de la rue de Blossac, à l'hôtel Gilbert, entre deux délibérations ou deux émissions de la radio, nous avons échangé bien des réflexions. Brunet est notre doyen d'âge. Nature généreuse, esprit peu pratique, il est de la lignée des romantiques de la Révolution française, - beaucoup plus radical que socialiste, - en dépit de l'étiquette. En Paul Hymans, j'admire une vivacité passionnée. Chez lui, les facultés de la raison l’emportent sur celles du cœur. La vie, qui ne lui a pas ménagé les commodités ni les honneurs. a développé en lui une sorte d'égoïsme inconscient. Avec l'âge qui vient, Paul-Emile Janson a pris des façons de père noble. Il aime à conter, de sa belle voix sonore, des anecdotes qu'il détaille en un style impeccable. Chez cet aimable homme, le cœur est d'équilibre avec l'intelligence, et son sens politique, s'il n'est pas doublé d'une grande énergie, se distingue par la loyauté et la mesure. Rien de sectaire chez ce franc-maçon honteux, dont l'âme est naturellement chrétienne. Quant à Hubert Pierlot, je le vois ou je l’entrevois plus rarement. et il me semble, ainsi qu'à MM. Hymans et Brunel, qu'après nous avoir incités à accompagner le Gouvernement, le Premier ministre se soucie assez peu de nos avis. C'est un caractère froid et fermé. On voudrait que ses qualités de droiture et la conscience qu'il a de son devoir fussent complétées par plus d'ouverture d'esprit et quelque épanchement de sensibilité. Il est littéralement en bois. Soit réserve, soit timidité, il demeure distant et frigide. Chez lui, pas de sens diplomatique. Aucun magnétisme non plus. Rien qui vibre et fasse vibrer. Il semble toujours se défendre contre la spontanéité. C'est ainsi que s'il inspire l'estime, il n'éveille pas la sympathie, De plus, si sa volonté donne souvent, dans la discussion, l'impression de l'entêtement, dans l'exécution, elle est lente à réaliser.
En ce moment même. il tarde beaucoup trop à reprendre contact avec le Roi, et à réparer la lourde faute qu'il a commise en nous faisant croire, - et en faisant croire au monde par sa déclaration à la radio, - que Léopold III avait « traité avec l'ennemi. » Depuis, - et malgré ce déplorable message, (page 271) le Roi a fait le premier pas en dépêchant à Berne M. Frédéricq afin de justifier sa propre attitude. En réponse à cette démarche, le Gouvernement aurait dû s’expliquer lui-même, et mettre le Chef de l’Etat au courant de ses intentions, soit en envoyant un délégué en Suisse, soit en recourant à l’intermédiaire d'un diplomate neutre. C'est dans ce sens que j’ai insisté auprès du Premier ministre, qui me paraît parfois enclin à suivre cette idée, mais diffère d'heure en heure de l'exécuter.
Lundi 17 juin
A 12 h 1/2, une communication radiophonique du maréchal Pétain notifie au monde une affreuse nouvelle. La France capitule ! Quel désastre et quelle humiliation ! La Belgique, dont l'indépendance trouvait chez sa grande voisine une si précieuse garantie, en subit le cruel contre-coup. Le maréchal Pétain invoque la disproportion en nombre et en armes ! C'est une vérité que la France non moins que l'Angleterre eût, hélas ! dû méditer lorsque, ayant constaté que le Reich violait les engagements pris à Munich, elles ont, l'une et l'autre, prodigué imprudemment, et notamment à la Pologne, des garanties d'ordre militaire qu'elles n'étaient pas en mesure de tenir et surtout du jour où I'U.R.S.S. passait dans le camp de l'Allemagne.
Comment se défendre contre l'accablement ? Le préfet, dont je vais prendre congé, est littéralement effondré.
Quelles sont les conditions qu'Hitler imposera à cette France qu'il tient à merci ? Que réclamera l'Italie pour sa part de curée ? Comment l’Angleterre acceptera-t-elle d'être abandonnée par son alliée ? Comment pourra-t-elle, avec son armée de terre si réduite, tenir seule désormais contre l'Allemagne et l'Italie ?
Nous devons nous réunir en Conseil ce soir à 11 h. à Bordeaux, où le rendez-vous nous est assigné au bureau du ministre des Colonies, rue de Trouilhe. Dans la ville obscure, ce n'est pas sans peine que je découvre cette rue au nom bizarre. Quelques ministres iront loger ) Sauveterre-de-Guyenne. Avec d'autres, nous nous installerons à bord du Beaudouinville, une malle congolaise de la Compagnie Maritime Belge, la sœur de l'Albertville, qui vient d'être coulée dans le port du Havre, où les Français l'avaient conduite après l'avoir utilisée, d'accord avec le Gouvernement belge, pour retirer leurs troupes de Dunkerque, C'est un très beau bâtiment amarré à quelque 5 ou 6 km en aval du pont de la Dordogne.
Le mardi 18
(page 272) Les jours suivants sont un temps d'anxiété. On attend d'heure en heure les conditions des vainqueurs. Si ces conditions étaient telles que le Gouvernement français ne pourrait y souscrire sans se déshonorer, on assure que la France continentale serait abandonnée aux Allemands et le Gouvernement se réfugiera en Algérie ou au Maroc. J'ai la joie de retrouver en ville mon frère Edmond, Dans un Conseil tenu le mercredi au château de La Bottière, deux décisions importantes sont arrêtées : La première, à laquelle je ne cesse d'insister depuis que j'ai eu connaissance le 10 juin des précisions que le Gouvernement a reçues via Berne, c'est l'envoi au Roi d'un télégramme. J'avais préparé à cet effet le projet de texte que voici :
« La détermination annoncée par le Gouvernement français de mettre fin aux hostilités ne permet pas au Gouvernement belge établi sur le territoire de la France d'y poursuivre librement une activité d'ordre militaire ou politique. La conséquence en doit être la cessation de tous actes hostiles par les Belges se trouvant en France. Le Gouvernement belge, qui reconnaît et déplore s'être mépris sur le caractère véritable de la décision royale du 28 mai, exprime le désir d'être mis en communication avec Votre Majesté par l'intermédiaire d'une puissance neutre ou de telle personnalité qu'il lui plaira de désigner. Il entend ne rien négliger pour assurer la continuité de la vie nationale dans le respect des principes constitutionnels et dans l'union de tous les Belges autour du Roi. Il croit devoir différer sa Jusqu'au moment où sera réglé le sort des soldats belges, et de nos compatriotes réfugiés en France. »
Ce projet, dont je donne lecture, est accueilli très froidement de même qu'un autre texte presque tout semblable que mon frère Edmond - par une curieuse coïncidence - venait de suggérer par une lettre au Premier ministre. Toutefois, après un assez long échange de vues, les membres du Gouvernement se mettent d'accord entre eux sur la rédaction suivante :
« Veuillez faire connaître à Bruxelles de toute urgence la position que le Gouvernement belge compte prendre dans l'hypothèse très probable de cessation des hostilités en France. Le Gouvernement constatera :
« 1. - Qu'il est venu en France pour continuer la guerre aux côtés des garants.
« 2. - Que l'armée française a cessé de combattre.
« 3. - Que dans ces conditions les Belges en France doivent éviter tout acte d'hostilité vis-à-vis des Allemands.
(page 273) « 4. - Que le sort des officiers et des soldats belges doit être identique au sort des officiers et des soldats français.
« 5. - Que la population civile et les réfugiés devront exécuter scrupuleusement les instructions qui seront données.
« 6. - Que le Gouvernement démissionnera dès que le sort des soldats belges et des réfugiés sera réglé, afin de faciliter les négociations probables de paix entre l'Allemagne et la Belgique. »
Il est décidé que ce texte - où il n'est pas dit un mot pour réparer ou est mettre au point l'erreur commise dans l'appréciation du geste royal du 28 mai - sera chiffré par les soins de M. Le Tellier et sera envoyé à notre ambassadeur à Madrid. afin qu’il en communique la teneur à Bruxelles.
Le Conseil prend ensuite un arrêté désignant M. de Vleeschouwer en d'administrateur général de la colonie, ce qui lui permettra d'exercer tous les pouvoirs nécessaires au Congo jusqu'à la fin des hostilités. M. de Vleeschouwer, nanti de ces pouvoirs, nous quitte aussitôt afin de gagner sans aucun retard l'Espagne, et ensuite le Congo ou Londres. selon les circonstances. Que vont faire les autres ministres ? Les avis sont partagés : les uns veulent s’embarquer pour l’Angleterre - où nous apprenons que Marcel-Henri Jaspar aurait déjà transporté ses pénates, sans aviser ni ses collègues, ni ses fonctionnaires et bien qu'il fût chargé précisément de s’occuper du sort de nos réfugiés. D'autres sont d'avis d'attendre les événements en France, dussent-ils connaître l'arrestation et le camp de concentration. Pour concilier ces deux formules, M. Pierlot, après avoir annoncé la révocation ministérielle de Marcel-Henri Jaspar, propose que M. M. Janson et M. de Schryver partent avec lui pour l'Angleterre où ils entretiendraient le « feu sacré » de notre indépendance et veilleraient à conserver l'amitié britannique, qui nous sera si précieuse quelle que soit l'issue de la guerre, M. Gutt appuie cette proposition. Quant à M. Hymans, celui-ci annonce aussi son intention de partir pour l’Angleterre. Soudan, qui est d'un autre avis, jette un froid dans le débat en faisant de la psychologie. Êtes-vous bien certains, demande-t-il, que la crainte de demeurer en France ou de rentrer au pays pendant l’occupation ennemie n’est pas inspirée à tel ou tel par ses origines ou ses attaches de famille dans le monde juif ?
Cependant, j'apprends avec stupeur, le mercredi soir, que le télégramme pour Bruxelles n'est pas encore parti, parce qu'on ne sait comment le faire parvenir à destination. Certes, ce télégramme n'est point conçu dans l'esprit que j'aurais voulu, mais, tel quel, il rétablit entre le Gouvernement et le Roi (page 274) un contact nécessaire. Je propose à M. Spaak d'envoyer mon fils Xavier dans mon auto porter d'urgence cette dépêche à M. Palacios Costa, le ministre d'Argentine, qui est à Biarritz et qui, sans doute, consentira à expédier ce message, au besoin via Buenos-Aires. Il en est décidé ainsi.
Dans la nuit, Bordeaux est sérieusement bombardé. Les noirs, qui travaillent à bord du Baudouinville, poussent des cris de terreur et s'enfuient à la côte. Un message du maréchal Pétain nous apporte, dans la matinée du 20 juin, avec quelques nouvelles précisions sur la disproportion des forces qui a entraîné le désastre, une leçon de haute morale politique : « L'esprit de jouissance, reproche-t-il à ses compatriotes, l'a emporté sur celui de sacrifice. On a revendiqué plus qu'on a servi. On a voulu épargner l'effort, on rencontre le malheur. » Sévère. Mais juste ! Comme on annonce le départ du Gouvernement français pour Perpignan, le Conseil des Ministres belges décide d'en faire autant. De là, ceux qui voudront gagner l'Angleterre par l'Espagne ou l'Afrique du Nord, pourront plus facilement quitter la France.
Pour moi, je n'ai aucun désir ni devoir de les suivre et ai toujours annoncé mon intention de rentrer en Belgique dès qu’'il me serait possible de le faire. Je me résignerai à la vie douloureuse dans mon pays occupé par l'ennemi plutôt qu'à l'exil. La patrie est quelque chose de concret dont il ne faut pas se détacher sans nécessité, avec quoi il faut vivre, même - et surtout peut-être, - lorsqu'elle est souffrante.
Arrivé à la Roussie-Proissans le jeudi 20 juin au soir, je n'ai guère quitté ce coin perdu jusqu'à ce que, le mercredi 10 juillet, ayant pu enfin me procurer les papiers et l'essence nécessaire, j'ai pu me mettre en route pour la Belgique, accompagné de ma femme et de mon fils Xavier. Les informations politiques que nous pouvions recueillir en un tel endroit étaient bien rares. Nous y apprîmes toutefois que le Gouvernement français avait renoncé à s'embarquer au port de Sète et se résignait à subir la loi du vainqueur !
Nos inquiétudes sont vives au sujet du sort de nos filles et de leurs enfants. dont nous sommes sans nouvelles. Nous craignons qu'elles aient quitté Bréhal qui se trouve dans la zone des combats et qu'elles ne se soient engagées sur les grands chemins, au risque de dangers encore plus grands. Dans la mesure très réduite que permettent les extrêmes difficultés de communications et de correspondance (pas de trains, pas d'essence, une poste pratiquement inexistante), j'ai employé mon séjour en ce coin du (page 275) Périgord à mettre Belges et Français au courant des conditions exactes dans lesquelles est intervenue la capitulation de l'armée belge du 28 mai et me suis mis en rapport à ce sujet avec les Pères Jésuites qui résident à Sarlat et qui pourront aider à répandre la vérité. Plus je réfléchis à ce « néfaste malentendu », comme l'appelle justement le cardinal van Roey. et plus je déplore d'avoir cru, sur la foi des informations qui nous ont été données à Paris, à un compromis politique ou à une paix séparée dont le Roi aurait pris l’initiative, en dépit des conseils et des efforts des ministres. Le « funeste malentendu » n'a été autre chose que l'erreur, commise de bonne foi par les ministres arrivés du front belge, et qu'ils nous ont fait partager sur le caractère exact de la décision royale du 28 mai.
Notre retour s'est effectué, sans trop de complications, le 10, en passant par Tulle, où se trouve, dans un couvent, la princesse Joséphine, sœur du Albert. Nous logeons ce soir-là à Chambon. Le I l, par Montluçon et Nevers. nous arrivons à Troyes et y passons la nuit. Le 12. nous traversons, par Saint-Ménéhould et Mézières, une région sinistre où des ruines fument et nous sommes rendus le soir même à Hastière. Notre manoir est debout, mais saccagé de fond en comble. Juliette décide d'y demeurer et d'y installer dans l'aile gauche un service d'accueil pour réfugiés où sa charité trouvera à se dépenser. L'aile droite est occupée par un poste allemand d'une trentaine d'hommes. Pour moi, rentré à Bruxelles le samedi 13, je trouve la ville morne et remplie de soldats et de fonctionnaires ennemis. Au lieu de s'en prendre de leurs malheurs aux vrais responsables, c’est-à-dire à nos agresseurs, ne connaissant des événements que ce que la version allemande leur en a appris, nombreux sont les Belges qui se consolent en invectivant pêle-mêle le Gouvernement et le Parlement. La tactique des Allemands est à la fois de creuser le fossé entre le Roi et les ministres, et d'affecter, vis-à-vis de la population, un système de ménagements inattendus. Un des spectacles les plus lamentables est la publication de journaux tels que La Nation Belge et Le Soir dont les titres et l'allure n'ont pas changé, mais qui, expropriés à leur profit par des individus sans scrupule, attisent les haines et les colères contre toutes les autorités qui ont quitté le pays et qui n'ont aucun moyen de s'expliquer et de se défendre publiquement, La guerre fait ainsi sortir de la vase des vibrions et des limaces qui, en d'autres temps, n'oseraient affronter le grand jour..
(page 276) Pour chercher à instruire quelques personnalités de ce qui s'est passé en France, je rédige une note que je fais tenir, le 17 juillet, à Robert Capelle, pour être soumise au Roi. Je la remets personnellement au cardinal van Roey qui me fait bon accueil à Malines, Je trouve auprès de quelques rares amis, dont le jugement n’a point été faussé par toute la propagande perfide de l'occupant, un concours précieux pour faciliter la diffusion de ce mémorandum dont diverses personnalités reçoivent un exemplaire : Paul Verhaegen président à la Cour de Cassation, M. de Lichtervelde à la Cour d'Appel, Joseph Pholien, Cyrille van Overbergh ministre d'Etat, Pierre Nothomb, etc. J'y ai reproduit, en le commentant à peine, des notes que j'avais rédigées au jour le jour depuis mon arrivée à Ostende, exprimant d'ailleurs mon amer regret, ayant été induit en erreur sur le véritable caractère de la capitulation du 28 mai, d'avoir, comme mes collègues, mal apprécié cette décision et de m'être associé à des appréciations blessantes et injustes sur cette décision. [Note de bas de page : En effet, dans l’interview donnée au « Figaro » et publiée le 29 mai 1940, Henri Carton de Wiart avait dit : « Au cours de la grande guerre nous avions tout perdu mais il nous restait l’honneur », et certains avaient conclu un hâtivement de cette interview. que Henri Caron de Wiart considérait cet honneur comme perdu du fait de la capitulation. « La Meuse » du 4 juin 1940 reprenait l’interview d’Henri Carton de Wiart donnée à l’agence Belga le 1er juin 1940 où le ministre d’Etat parlait de la « Capitulation justement flétrie. »]
Je concluais en ces termes : « Le funeste malentendu ayant été créé, il importe, dans la mesure du possible, de le dissiper, afin que rien ne contrarie désormais entre les Belges, à un moment si douloureux et si décisif pour eux, une union qui doit en toute évidence se former autour du Roi. » [Note de bas de page : Le 15 septembre suivant Henri Carton de Wiart signait avec d'autres parlementaires ayant participé à la réunion de Limoges une lettre au Roi, où il assurait le Souverain de leur regret d’avoir involontairement commis à son égard une injustice en émettant un jugement hâtif et offensant.]
Dès la fin de juillet. laissant dans mon habitation de Bruxelles mes gendres Albert Houtart et Marc Gendebien, lequel venait de s’évader après avoir été fait prisonnier à l’armée, je regagnai Hastière, où notre centre d'accueil rend chaque jour de grands services. Le flot des émigrés qui rentraient de France par la route de Givet pouvait y trouver un gite d'étape. (page 277) Affluant les uns en auto, d'autres avec leurs charrettes, beaucoup à vélo, un certain nombre à pied, des Belges de tout âge et de toutes conditions, cultivateurs, petits bourgeois, ouvriers, étudiants, étaient heureux, à leur arrivée sur le sol national, de rencontrer un home pour les recevoir et les réconforter moralement et matériellement. Secondée par quelques scouts et anciens combattants de notre campagne des 18 jours. aidée par des envois de vivres et de médicaments que la Croix-Rouge lui faisait tenir, ma femme se prodigua pendant plus de deux mois, de nuit comme de jour, au service des infortunes les plus variées.
Certains soirs, réveillés à l'improviste, nous voyions arriver chez nous, souvent à bout de forces, des familles entières chargées de jeunes enfants. Parfois des blessés, victimes de quelque explosion à retardement ou de l'un ou l'autre accident de route. A cette œuvre de miséricorde, ma chère femme apportait une patience et une vaillance qui augmentaient mon admiration pour elle, mais dont je redoutais l'excès, car sa santé commençait à en pâtir. Devant le manoir, transformé en une hôtellerie du bon Samaritain, des allemands du Génie se livraient sur la Meuse à des manœuvres et exercices d'ensemble, notamment à la construction de pontons et de radeaux et à la mise à flot de grosses barques, exercices qui étaient, disait-on, en rapport avec le projet d'une opération de débarquement en Angleterre que chacun croyait imminente.
Les communications avec Bruxelles étaient très malaisées. Je pus cependant trouver à deux ou trois reprises le moyen de revenir dans la capitale où nous nous réinstallâmes définitivement en octobre, le retour des réfugiés étant à peu près achevé.
A faveur du temps et de la réflexion, l'opinion publique commençait à se rendre compte du malentendu qui avait déchaîné tout d'abord tant d’esprits contre ceux qui avaient quitté le pays et blâmé la décision royale du 28 mai. Certes, le pouvoir occupant et les journaux à sa dévotion, les seuls qui eussent licence de paraître, ne négligeaient rien pour exciter l’opinion contre le Gouvernement et le Parlement, jusqu'à leur imputer, par un audacieux renversement des rôles, la responsabilité des ruines et des deuils qui accablaient le pays ! A la rescousse et à la solde de la propagande et la police allemandes, s'agitait, plus bruyante que nombreuse, cette tourbe que le grand peintre Eugène Delacroix a si bien décrite dans son journal : « Toutes les révolutions mettent en fièvre les natures basses et prêtes à mal faire. Les âmes traîtresses posent le masque, elles ne peuvent se contenir à la vue du désordre universel qui semble offrir des proies à (page 278) saisir. Ni le blâme du bienfaiteur que ces coquins, enveloppés dans leur peau de renard, flattaient hier encore dans l'attente de nouveaux bienfaits, ni le mépris des honnêtes gens, ni enfin la crainte d'être vus ce qu'ils sont, rien ne peut leur opposer de frein. Il leur semble que le monde n'est plus fait que pour les scélérats. Ils se trouvent à l'aise au milieu du silence des hommes honnêtes ; ils se flattent qu'il n'en est plus pour les juger et infliger l'infamie qu'ils méritent. »
Heureusement, la tendance qui avait commencé à se manifester de-ci de-là en faveur d'une sorte de collaboration courtoise avec l’occupant se dissipa à mesure que s'affirmait la résistance anglaise et à mesure que se multipliaient les réquisitions, les contributions de guerre et les vexations de toutes sortes. La radio de Londres, qui diffusait les appels du général de Gaulle, opérait aussi une excellente influence. Les autorités et leurs séides m'ayant interdit personnellement de vaquer aux devoirs que j'aurais eus à remplir, notamment comme président d'organismes tels la Commission des Musées, la Commission royale des Patronages et celle des Allocations familiales, ayant même imaginé de me défendre toute participation à l'activité de nos Académies, je disposais de loisirs qui, depuis longtemps, m'avaient fait défaut. Que faire ? Interroger l'horizon et attendre que les événements et les esprits aient retrouvé leur équilibre ? Les nouvelles recueillies de France donnaient à croire que l'opinion y était beaucoup plus désemparée que chez nous. Nous demeurions juridiquement en guerre avec l'Allemagne puisque la reddition du 28 mai n'avait eu, grâce à Dieu, aucun caractère de paix séparée ou de compromis politique. Si elle désarmait les forces belges sur notre territoire, elle ne s'appliquait pas à toute notre armée comme telle. Les jeunes gens. de semaine en semaine plus nombreux, qui s'efforçaient de passer en Espagne ou par la mer du Nord afin de rejoindre la fraction de notre armée qui se reconstituait en Angleterre, agissaient en parfait accord avec les autorités officielles comme avec leur devoir patriotique. Nous eûmes un grand sentiment de joie quand nous apprîmes que le Gouvernement belge s'était reconstitué à Londres. En France, au contraire, le nouveau chef de l'Etat, investi de pleins pouvoirs par le Parlement. non seulement ne se considérait plus comme étant en guerre avec le Reich, mais il prônait la collaboration avec lui. Il considérait comme des traîtres les officiers. les soldats et les marins qui poursuivaient la lutte aux côtés de son allié de la veille. Un tel (page 279) retournement, dont M. Pierre Laval, devenu président du Conseil, s'était fait le protagoniste, heurtait l'opinion populaire et même le sens de l’honneur. Mais le prestige personnel qui entourait le maréchal Pétain réduisait ou tempérait les protestations et réactions que suscitait cette politique qui, axée sur la victoire allemande, tendait à la favoriser. Le prince Louis de Mérode, rentrant de Vichy où il avait été reçu dans le cours de ce mois d'octobre tant par le Maréchal que par M. Laval, me fit part de ses impressions. Le Maréchal avait dit à notre compatriote : « Je n'ai pas grande confiance dans les arrangements que Laval poursuit avec le Führer. Laval devient impossible. Il conduit une politique personnelle. Aucun parmi ses collègues ne peut plus le sentir. Il commence à nous agacer tous. » Le Maréchal croyait que le monde prendrait feu tout entier. Il avait ajouté : « Je n'aime pas les Anglais. Mais l'Angleterre est un grand peuple. Quant à Churchill, c'est un énergumène et un pochard. Il gouverne à coups de whisky derrière son cigare, mais il a du cran. De Gaulle est intelligent, mais déréglé et dangereux, Louis de Mérode concluait ainsi le procès-verbal qu’l avait rédigé de ces divers entretiens : « Je n’ai pas eu l’impression qu’un plan bien net de restauration nationale soit envisagé. On en est aux généralités, aux idées vagues. On tâche d'occuper l'opinion, on ne la dirige pas. Au sommet, une grande figure, pas une grande tête ou malheureusement plus une grande tête. »
En novembre, je fis un séjour de deux semaines avec quelques livres de choix au bailliage de Gaesbeek. Je pus y poursuivre des études et travaux d’histoire dans une quiétude champêtre à peine animée par le souffle du vent qui balançait les grands peupliers aux feuilles déjà jaunies.
Le 15 novembre, à l’occasion de la Saint-Léopold, j'écrivis au Roi une lettre où je lui exprimai, avec les souhaits de fête, les vœux pour le salut de notre indépendance. Il me fit aussitôt répondre qu'il avait particulièrement apprécié les sentiments qui m'avaient inspiré cette démarche et me remerciait d'une telle attention. Vers la même époque, nous apprîmes, non une vive surprise, que le Roi s'était rendu à Berchtesgaden pour y rencontrer Hitler. L'émoi qu'une telle démarche avait suscité parmi tous les bons patriotes s'atténua lorsqu'il nous fut affirmé de bonne source que cette visite avait pour seul but d'obtenir un meilleur ravitaillement de nos populations et de hâter le retour de nos prisonniers retenus dans les camps allemands au nombre de 60 ou 70.000. A la vérité, l'hiver qui s'avançait rendait chaque jour plus sensible la raréfaction des produits alimentaires et la disette rendait les esprits de plus en plus fermés à la « collaboration » (page 280) souhaitée par l'ennemi. En vain, la propagande allemande s'évertuait à rejeter sur le blocus anglais la cause de cette situation de plus en plus critique. Chacun savait que les six ou sept cent mille Allemands tant civils que militaires installés chez nous en pays conquis prélevaient largement sur nos vivres tout ce dont ils avaient besoin et que de plus, des expéditions de bétail, de chevaux, de pommes de terre réquisitionnés ou achetés avec des marks au cours légal de 12,50 fr., se faisaient quotidiennement pour l'Allemagne. La politique de ménagement des premiers jours de l’occupation était abandonnée. Les contraintes de toute nature, le blocage des titres coloniaux, les amendes s'ajoutant à une contribution de quelque 40 millions de francs par jour achevaient de retenir les Belges sur la pente de la fameuse collaboration et les séductions de l'ordre nouveau ne leur apparaissaient plus que sous la forme d’une réglementation compliquée où les innombrables services de contrôle et d'inspection ne parvenaient pas eux-mêmes à se reconnaître. Encore que le pouvoir occupant eût imaginé d'amad0uer habitants de la région flamande en renvoyant dans leurs foyers un bon nombre de soldats prisonniers, l'opinion dans son immense majorité lui demeurait tout aussi hostile en Flandre qu'à Bruxelles ou qu'en Wallonie.
(page 212) Mon souvenir revoit, au départ de cet escalier que j'ai gravi, l’adolescent que j'étais à vingt ans, et qui, après une enfance heureuse, abordait la vie combative avec l'ardeur d'un croisé montant à l'assaut. Je songe à l’idéal dont s'enfiévrait mon ardeur juvénile : le devoir de servir la vérité chrétienne, l'indignation contre l'exploitation des hommes par les hommes, le souci d'améliorer le sort des faibles, la volonté de consolider l’unité nationale. Cet idéal de justice sociale et de vie civique, il me semble qui est à peine attiédi en mon cœur de septuagénaire. Si je sais tout ce qui m’a manqué pour le bien servir, j'éprouve du moins la joie de penser que cet idéal, je l’avais bien choisi et y suis demeuré fidèle.
S'agit-il de la condition des travailleurs ? S'agit-il de la protection de l'enfance ? Immenses sont les progrès qui les ont marqués depuis un demi-siècle, et si minime qu'ait été mon rôle, j'ai pu apporter quelques pierres à l'édifice. Certes. l'amélioration a été beaucoup plus sensible dans la vie matérielle de nos populations que dans leur vie morale. Toutefois, le peuple belge a été arrêté sur la pente de l'impiété et du désordre. L'athéisme, l'union libre, la lutte des classes, la révolution sociale n’ont pas cessé d'être des menaces, en Belgique comme ailleurs. Mais à ces menaces, l'action religieuse, - et surtout l'enseignement libre, - opposent une digue solide, et qui doit beaucoup de sa solidité à l'existence et à la vigilance du parti catholique.
Quant au sentiment national, dont nous déplorions la faiblesse il y a cinquante ans, je l'ai vu s'affermir peu à peu. A l'école d'historiens comme Kurth et Pirenne, c'est avec ferveur que j'ai cherché, comme j'ai pu, par la parole et par la plume, dans la vie publique comme dans la vie littéraire. A développer dans nos populations la conscience de la communauté millénaire qui s'est formée, en ce creuset de l'Occident où nous vivons, par l'afflux et l'amalgame des grands courants germaniques et latins.
« Entre la France ardente et la grave Allemagne »
C'est ce réveil de l'âme belge qui a tant contribué au pathétique sursaut du 2 août 1914. C'est lui qui a alimenté l'héroïque résistance de l'armée et de la Nation.
Au lendemain de notre libération de 1918, il semblait que la victoire eût dû accroitre encore chez tous les Belges cette conscience et cette fierté patriotiques. Pourquoi n'en a-t-il pas été ainsi ? Parce que la tactique de l'agresseur, au cours des années d'occupation de 1914-1918. fut de saper notre unité nationale, en excitant et en envenimant le problème des langues, et en s'ingéniant. avec tout l'esprit de méthode et de pédantisme que (page 213) l'Allemagne apporte dans sa propagande, à transformer ce problème de en ménage en un conflit de races et de nationalités. Au service de cette perfide tactique, l'Allemagne trouva chez nous des collaborateurs : les uns conscients, les autres inconscients, ceux-ci entraînés par le souci de libérer les populations de langue flamande du fameux « complexe d'infériorité » qui est le lot fatal de toutes les langues de petit rayonnement, ceux-là guidés par l’appât des situations personnelles et des profits que leur promettait la séparation administrative. Quand l'armée allemande dut quitter notre territoire en novembre 1918, elle laissa le ver dans le fruit. Depuis lors, l’effort des ministères belges qui se sont succédé s'est employé à corriger le 01, en donnant aux revendications flamandes toutes les satisfactions qui se concilier avec le maintien de l'unité nationale. A partir de 1930, cet effort gouvernemental ne recula même pas devant la formule trop radicale de l’unilinguisme régional. En dépit de toutes les concessions, aujourd’hui encore, notre vie nationale doit compter de près avec ce problème des langues, qu'obscurcissent l'aveuglement et le fanatisme et qu’enfièvre une surenchère électorale toujours renaissante.
Si ma carrière politique ne m'a pas ménagé les soucis et les ennuis, j'ai trouvé, grâce à Dieu, dans la vie familiale et professionnelle des compensations qui me rangent parmi les favorisés du sort. N'est-ce pas une douceur, à l'âge hivernal, de pouvoir évoquer les satisfactions d'un passé rempli ?
…Hoc est
Quel est le moraliste qui prétendait qu'un homme n'a pas connu une vie complète s'il n'a construit une maison, s'il n'a élevé une famille, s'il n'a composé un livre ?... Songeant aux chances heureuses que mon destin a ainsi connues, je me suis laissé entraîner à en évoquer la succession dans un Carmen jubilare qui n'a d'autre mérite que sa sincérité. Je l'ai conçu ce dimanche d'hiver au cours d'une expédition solitaire qui m'avait amené jusqu’au sommet du Mont Salève tout enveloppé de neige, mais qu'égayait un soleil imprévu à cette saison.
Vita brevis... C'est vrai. L'existence est un geste
Qui s'efface dans l'air, fugitif comme un son.
Mais l'œuvre a meilleur sort. Ars longa. L'œuvre reste,
Un seul grain porte en soi la future moisson.
(page 214) Construire son foyer et semer de la vie,
Prolonger dans le sang, dans la pierre et l'écrit,
Nos dons, humbles ou grands, que cette trilogie
Appelle à maîtriser la matière et l'esprit,
Telle est la règle d'or qu'il nous faut satisfaire.
Les temples, les logis, les livres, les enfants
Ont ainsi jalonné mon chemin sur la terre,
Et j'ai connu, par eux, des bonheurs exaltants.
Au village mosan que l'atroce tuerie
De mil neuf cent quatorze avait laissé pour mort,
J'ai fait jaillir du sol, comme une fleur de vie
Une jeune maison à l’aspect noble et fort.
Le bulbe de sa tour se mire aux toits d'ardoise
Et ses moellons s'égaient de volets verts et blancs.
Son jardin, qui sent bon le buis et la framboise,
S'anime, aux jours d'été, du babil des enfants.
Ce manoir a son frère en terre brabançonne
Que j'ai ressuscité d'un passé plus lointain.
Les prés et les vergers dont la paix l'environne,
Y semblent des vassaux auprès d 'un Suzerain.
Ces salles où jadis baillis et écoutètes
Débattaient leurs procès et distillaient leur fiel,
Tout un essaim joyeux de garçons, de fillettes
En a fait une ruche où s'amasse le miel.
Notre maison de ville est presque à la mesure
De nos goûts de travail et d'hospitalité.
Un cœur d'or que complète une sagesse sûre
Y règne en sa féconde et douce autorité.
Si bâtir pour les siens est chose méritoire,
Relever des autels, c'est encore beaucoup mieux :
Condamnés à périr, j'ai pu rendre leur gloire
A la Cambre, à Hastière en les rendant à Dieu.
(page 215) Le vieux fleuve a revu la nef fruste et sévère
Refléter derechef son visage en ses eaux.
Notre Dame a souri de voir son sanctuaire
Se fleurir aux couleurs des fresques, des vitraux.
En voici la forêt qui couronne Bruxelles
Dans un cloître sacré se réveille à son tour.
A la voix du pasteur, tout un peuple fidèle
S’éprend pour ce joyau d'un vivifiant amour.
Soyez béni, mon Dieu, dans nos fils et nos filles !
Notre œuvre la meilleure est de vous les devoir.
Puissent-ils tous les six élever des familles
Qui n'auront d'autre loi que celle du devoir.
Ce sont d'autres enfants que l'équipe modèle
De mes disciples d'hier qui m 'ont fait tant d 'honneur.
Leur flambeau dur peut-être au mien quelque étincelle,
Mais bien plus ses rayons réchauffèrent mon cœur.
Puis voici mes écrits, fruits de mes longues veilles.
Nos cités du vieux temps, nos princes et nos saints
Y mêlent leurs leçons aux récits des merveilles
Que m'ont fait découvrir mes périples lointains.
Quand j'évoque les ans dont ma vie est tissée,
Je demeure surpris de leur diversité.
Le barreau, le forum, les arts et la pensée
M’ont donné pour champ-clos toute l'humanité.
Seuls, ne m'ont pas séduit les marais, les bas-fonds
Où, calés dans leur fange, exultent, baignés d'aise,
Les manieurs d'argent dont l'intellect profond
Se borne à distinguer la hausse et la baisse.
Respirer un autre air, voir d'autres horizons,
Se sentir façonné d'une divine glaise,
Garder toujours au fond du cœur une jeunesse
De lutte et d'enthousiasme aux chaudes floraisons,
(page 216) De Gog et de Magog rejeter l'esclavage
Des droits er des devoirs tenter l'apostolat,
Ad altiora. Tel fut mon lot en partage
Quand j 'endossai, joyeux, ma toge d'avocat.
Mais j'ai servi surtout une grande cliente :
La Belgique, en guidant ses progrès et ses lois.
J'ai défendu son peuple, er la grande tourmente
M'a surpris aux côtés du plus vaillant des rois.
D 'autres auraient fait mieux et je sais ma faiblesse.
Mais nul n 'a pour le beau, pour le vrai, pour le bon,
Ressenti plus d'amour, connu moins de paresse.
Et c 'est pourquoi, mon Dieu ! j'espère mon pardon
Ayant ainsi évoqué le passé, j'ai envisagé ce qui me reste à faire. Cet âge de la septantaine qui vient de sonner ne me permet plus « les longs espoirs et les vastes pensées. » Et pourtant, je me sens bon pied et bon œil. Bien que mon genre d'existence n'ait jamais été celui d'un ascète ni d'un puritain, je n'éprouve aucun de ces fléchissements intellectuels ou physiques qui, d'après l'opinion commune, caractérisent le vieillard. Remettons-nous donc en route, pour le temps que Dieu voudra, avec la perspective d'une nouvelle étape que j'espère laborieuse et utile puisqu'aussi bien, il me restera l'éternité pour me reposer ! Gardons-nous de croire que la vieillesse détienne le monopole de la sagesse et sachons comprendre tout ce qu’offre de providentiel la marche constante de la vie et de l'histoire...
Sur cet escalier où d'autres me suivent en rangs serrés et innombrables, j'entends monter, en même temps que leurs pas, des théories, des aspirations, des espérances qui diffèrent de mes sentiments et de mes goûts personnels. Quoi de plus naturel ? Souvent, leurs paroles et leurs allures m 'étonnent ou m'inquiètent. Parfois, elles me réjouissent. Le conseil que je souhaite pouvoir leur faire entendre, du haut de mon expérience, sera celui-ci : soyez à votre tour de votre génération et aimez votre temps comme j'ai aimé le mien, Mais, en escaladant l'escalier, ne lâchez pas la rampe au risque de perdre la tête ! Ou, si ce langage métaphorique ne vous est clair, restez fidèles, en dépit de la séduction des nouveautés, à ce qui constitue l'essentiel dans la vie : le sens du foyer, le sens du pays. le sens de Dieu. Tout le reste est littérature.
(page 217) Cette année 1939 devait voir se multiplier les péripéties de toute sorte, aussi bien dans notre vie belge que dans la situation internationale. Chez nous, la crise du régime parlementaire se compliquait de sérieuses inquiétudes dans l'ordre économique, où le chômage s'accentuait, et dans l’ordre financier, où les revendications ouvrières imposaient des sacrifices nouveaux au trésor public et au patronat. D'autre part, le gouvernement était toujours aux prises avec l'irritante affaire de Burgos devenue un conflit d’idéologies. Vingt fois, M. Spaak avait dû reconnaître publiquement la nécessité pour la Belgique d'être représentée auprès du général Franco, dont l’autorité s'était imposée déjà à toute l'Espagne, - ou peu s’en fallait, mais il restait au Premier ministre à convaincre ses coreligionnaires politiques de cette nécessité. La mort de M. Vandervelde, qui survint la Noël de 1938, lui en facilita le moyen, et nous eûmes enfin la satisfaction, dans le courant de janvier, de voir régler, comme elle aurait dû l'être depuis longtemps, cette question où la passion partisane tenait en échec les intérêts bien compris de la nation.
Mais à peine M. Spaak avait-il pu s'arracher cette épine du pied, qu'il eut à compter avec deux autres incidents - ceux-ci d'ordre intérieur. Ce fut tout d'abord l'extraordinaire aventure d'un charlatan du nom d'Imianitoff. Ce métèque, devenu Belge par option, avait, à l'en croire, été capitaine dans l'armée britannique pendant la grande guerre et sa vaillance lui avait conquis, tout jeune encore, les plus flatteuses distinctions. Non seulement il se prétendait docteur en médecine, mais il avait mis sur pied, sous le nom de « Société de Médecine préventive », un vaste système thérapeutique basé un axiome cher au Dr Knock : « Tout homme bien portant est un malade qui s'ignore. » Suivant ce système. hommes. femmes et enfants devaient être soumis à un examen médical officiel et périodique destiné à dépister leurs tares. Chacun aurait ainsi sa fiche soigneusement tenue à jour, sous le contrôle de l'État. L'audace du personnage était telle qu'il avait su atteler à son char nombre d'honnêtes gens. voire même quelques savants séduits par ses mirifiques théories. Il avait, d'ailleurs, en s'affiliant à la Loge, trouvé de puissants appuis auprès des chefs de la franc-maçonnerie. Lorsque j'avais été chargé, en 1932, du portefeuille de la Prévoyance Sociale et de l'Hygiène, des hommes politiques de gauche, sachant que j’étais à la recherche d'un médecin pour l'attacher à mon cabinet, m'avaient recommandé ce spécialiste qui était, me disaient-ils, au (page 218) courant des derniers progrès réalisés à l'étranger dans le domaine médical et hygiénique. Je m'étais heureusement méfié de leur protégé et avais prudemment décliné la présidence d'honneur de sa fameuse « Société de Médecine préventive. » Dans la suite, M. Delattre, Ministre socialiste,. fut moins circonspect. Il prit Imianitoff dans son cabinet et bientôt le personnage devint son collaborateur de prédilection... Jusqu'au jour où l’on apprit non seulement que tout chez lui, diplômes scientifiques et états de service militaire, n'était qu'imposture, mais encore, qu'il se livrait, auprès d'une clientèle féminine recrutée par ses acolytes, à des manœuvra criminelles qui achevaient de démontrer à quel dangereux « spécialiste » le Ministre de la Santé publique avait accordé sa confiance. Une telle comédie, dont une interpellation, faite à la Chambre par M. Derudder, député rexiste, révéla les dessous peu édifiants, retentit fâcheusement sur la solidité du Cabinet Spaak.
Mais cette solidité, déjà compromise, ne résista pas à un autre incident qui, sous le nom d'affaire Martens. passionna l'opinion à un point qu’on à peine à imaginer. Pour satisfaire au nouveau et dangereux principe de l'unilinguisme régional, un arrêté royal avait créé, à côté de la vieille Académie Royale de Médecine, qui groupait les sommités médicales de tout le pays, une nouvelle Académie flamande de Médecine dont le gouvernement devait choisir les premiers membres. Or, on apprit qu’au nombre de ces nouveaux académiciens. un arrêté royal avait désigné le Dr Martens qui, sous l'occupation allemande, avait fait partie du Raad van Vlaanderen, machine de désagrégation nationale inaugurée en 1915 par l'envahisseur. Fugitif et condamné pour haute trahison, le Dr Martens avait pu rentrer au pays sous le couvert d'une amnistie qui ne lui restituait d'ailleurs pas ses droits politiques. Les anciens combattants, puis les partis modérés s'émurent d'une telle nomination. En cette aventure. on put constater une fois de plus que l'opinion publique qui est femme et qui au sentiment plus qu'au raisonnement, se cabre lorsque les autorités croient pouvoir, dans un souci d'apaisement politique, passer trop promptement l'éponge sur des actes d'incivisme ou de trahison. Ce phénomène est tous les temps. N'est-ce pas lui qui, en 1840, avait provoqué la chute du Cabinet de Theux. lorsque celui-ci avait imprudemment rétabli dans les cadres de non-activités, avec droit à la pension, le Général van der Smissen. qui avait conspiré en 1834 en faveur du Prince d'Orange ? Cette foie l'agitation monta bientôt à un tel degré de fièvre que le Parlement dut siéger sous la protection d'un grand déploiement de gendarmes massés dans le (page 219) parc de Bruxelles. Interpellé, le 31 janvier, par M. Mundeleer, député libéral, M. Spaak annonça à la Chambre houleuse qu'il maintiendrait la nomination du Dr Martens. Sur l'ordre du jour proposé par l’interpellateur, le Cabinet recueillit une majorité de 2 voix. Mais l'agitation ne fit que grandir encore. Le Premier Ministre fut molesté dans la rue. Ses collègues libéraux annoncèrent leur démission. Et le 9 février, le Cabinet tout entier abandonna la partie.
Henri Jaspar, à qui le Roi fit à ce moment appel, essaya, sans succès, de former un nouveau ministère. Le lendemain même de cet échec, il entra à la clinique pour subir une opération chirurgicale à laquelle il succomba. Cette fois, le Souverain s'adressa à M. Hubert Pierlot qui, après avoir hésité pendant huit jours entre une tripartite et une bipartite catholique-socialiste, se décida en fin de compte pour cette dernière formule qui ne pouvait être viable. Lorsqu'il m'avait consulté en ma qualité de président de la Droite, je l’étais évertué à lui faire comprendre qu'avant toute chose, il devait donner une solution, au moins provisoire, à cette affaire Martens qui avait été cause de la crise et qui, loin de s'apaiser, passionnait de plus en plus l'opinion publique. Une solution de ce genre était chose facile. En effet, de nouveaux témoignages recueillis par la presse accusaient de façon précise le Dr Martens d'avoir, au cours de la guerre, dénoncé à l'ennemi des compatriotes qui s'étaient exposés pour le service de la nation. Or, le Dr Martens protestait contre une telle inculpation. N'était-il pas sage et opportun de soumettre ces faits nouveaux à une enquête et, en attendant les résultats de celle-ci, de tenir en suspens l'installation du nouvel académicien dans ses fonctions ? M. Pierlot ne voulut rien entendre. Lorsqu'il eut achevé sa déclaration devant les Chambres, déclaration où il n'était même pas fait allusion à « l'affaire », le sort de son Cabinet ne laissait de doute à personne. Intervenant dans le débat aussitôt après sa déclaration, je lui tendis la perche en renouvelant ma suggestion d'une enquête avec effet suspensif. Il se rallia alors à l'enquête, mais en se refusant à l'effet suspensif. S'expliquant ensuite sur la situation financière, il se montra non moins maladroit dans l'annonce qu'il fit d'une réduction générale sur tout les traitements, pensions et salaires. Le vote qui allait avoir lieu en de telles conditions à la séance du 24 février ne pouvait aboutir qu'à une nouvelle crise ministérielle, dont tout esprit réfléchi devait redouter l'éventualité, dans l'état d'excitation et de désarroi qui troublait le pays depuis plusieurs semaines. Ce fut pour conjurer ce danger qu'en fin de séance, je proposai l’ajournement du débat et du vote. Ma proposition, que M. Spaak eut la (page 220) sagesse d'appuyer, fut adoptée par 109 voix contre 47. Nous évitions de la sorte un désordre gros de périls, A la faveur de cet ajournement, le Ministère fut sauvé et put procéder à une dissolution des Chambres qui était devenue inéluctable, et qui, toutefois, eût été rendue singulièrement difficile avec un Ministère frappé d'un vote de méfiance.
Tandis que M. Pierlot expédiait les affaires courantes, le Roi lui adressa une lettre rendue publique où il disait : « L'exercice du pouvoir exécutif ne se fait plus conformément aux règles constitutionnelles. Le Chef de l’Etat, à peine de se découvrir, se trouve parfois dans la nécessité de sanctionner des décisions prises en dehors de lui. » C'était un reproche mérité infligé au gouvernement qui avait désigné le Dr Martens. En effet, l'arrêté qui nommait celui-ci avait été communiqué à plusieurs députés et politiciens avant que le Roi l'eût signé.
La nouvelle campagne électorale qui s'ouvrit en mars subit à la fois les violents remous de cette malheureuse affaire Martens, à laquelle aucune solution n'avait encore été apportée, et ceux de la situation internationale qui prit à la mi-mars un caractère de gravité redoutable par l'invasion de la Tchécoslovaquie. La tactique de l'Allemagne qui consistait à disloquer les Etats afin de mieux les asservir, se révélait clairement dans la manœuvre à laquelle elle avait eu d'abord recours en appuyant le mouvement autonomiste de l'abbé Tiszo et en détachant ainsi la Slovaquie du Gouvernement de Prague. Qu'allaient faire les Puissances qui avaient donné leur garantie au Gouvernement de M. Benès et qui, quelques semaines auparavant, lui promettaient encore leur appui militaire ? Cette violation flagrante de l'accord de Munich allait-elle déchaîner la guerre européenne ?... L'incertitude ne fut pas de longue durée. L'Angleterre et la France, après s’être résignées cette fois encore au fait accompli, firent savoir au monde que cette nouvelle agression serait la dernière qu'ils pourraient tolérer. Elles avaient subi la violation des accords de Locarno, la réoccupation militaire de la Rhénanie, l'Anschluss, l'annexion des Sudètes. Elles subissaient maintenant la disparition de la république tchéco-slovaque, mais se refusaient à la concession à perpétuité. Solennellement, elles donnèrent leur garantie à la Pologne, puis à la Roumanie et à la Grèce, plus tard à la Turquie. Avaient-elles quelque certitude du concours de la Russie ? Leurs moyens militaires étaient-ils à la mesure d'une politique généreuse et prodigue de ses promesses ? Pour ma part, je ne pouvais me défendre d'un grand scepticisme à ce sujet. Il s'en fallait, et de beaucoup, que les armées de terre et de l'air fussent en France et surtout en Angleterre., organisées et outillées (page 221) avec la même méthode et la même technique moderne qu'en Allemagne. L'aviation du Reich, ainsi que nous le savions de bonne source, était supérieure à celle de l'Entente Cordiale, et la motorisation y avait fait d'énormes progrès.
Dans l'opinion publique, le danger d'une conflagration européenne paraissait écarté jusqu'à nouvel incident. Mais un pays comme le nôtre devait retenir du sort tragique de la Tchécoslovaquie plusieurs leçons : celle de demeurer à l'écart des querelles des grands, celle de compter avant tout sur soi-même, celle de fortifier entre tous les citoyens le sentiment d'union et de solidarité nationales. Dans sa masse, l'opinion belge eut conscience de ces leçons, et le parti catholique, qui était allé aux urnes assez désemparé, bénéficia de sa volonté d'ordre à l'intérieur, et de prudence à l'extérieur. Il sortit très honorablement du scrutin du 2 avril. De 63, le nombre de nos sièges à la Chambre monta à 73. La droite reprenait ainsi la préséance qu’elle avait perdue. Comme elle, la gauche libérale gagnait 10 sièges. Les socialistes qui avaient tenté d'épouvanter les masses ouvrières en ressortant de leur arsenal démagogique le spectre de la déflation budgétaire, perdirent 6 mandats. Les communistes ralliaient 18.000 voix seulement dans tout le pays. Quant aux rexistes,. qui n'avaient plus le prestige de la nouveauté, et qui s'étaient compromis par leur entente avec les séparatistes ou nationalistes-flamands, ils connurent un véritable effondrement et, de 21 sièges qu'ils avaient conquis en 1936, ils n'en conservèrent plus que 4 à la Chambre.
Au lendemain de ce scrutin, commencèrent les consultations habituelles en vue de la constitution d'un nouveau gouvernement. Ainsi que les autres présidents ou leaders des grands partis, je fus convoqué au Palais. Le Roi m'ayant demandé mon avis sur le choix d'un Premier ministre, je lui dis qu’à mon sens M. Pierlot, que nous venions de voir à l'épreuve, manquait de certaines des qualités que réclamait la direction du Gouvernement. Assurément honnête, laborieux et bien intentionné. mais toujours froid et méfiant, écoutant peu les avis de ses amis politiques, il donnait à première vue une impression d'énergie. Mais cette énergie était bien plutôt de l'entêtement, et cet entêtement s'aggravait à l'occasion d'une fâcheuse étroitesse de vues. Je lui recommandai deux noms. D'abord, celui d'un homme à l'expérience et à l'information plus complètes, à l'esprit plus large et plus ouvert. M. Romain Moyersoen, qui avait dirigé de façon remarquable le ministère de l'Industrie et du Travail dans le cabinet Theunis, et puis ocupé la présidence du Sénat avec distinction et fermeté. Il offrait à mon sens plus de garanties que M. Pierlot dans les heures difficiles qui (page 222) s'annonçaient. En dehors des cadres parlementaires, une autre personnalité me paraissait réunir aussi ces qualités : c'était celle d'un haut magistrat unanimement apprécié, dont la science juridique se doublait d’une rare connaissance des hommes : M. Hayoit de Termicourt. A la suite de ses consultations, le Roi décida de maintenir M. Pierlot au gouvernail et celui-ci essaya d'abord de s'assurer le concours de l'extrême-gauche. Mais le Congrès socialiste, s'inspirant des élections du 2 avril, se prononça pour une cure dans l'opposition. Ce fut donc avec une équipe composée de catholiques et de libéraux que M. Pierlot se présenta devant les Chambres. Il y obtint, sans grande difficulté, des pouvoirs spéciaux en vue d'assainir et d'équilibrer les finances publiques et heureusement, sur ses entrefaites, le Dr Martens envoya au Roi sa démission d'académicien.
Cette loi des pouvoirs spéciaux à peine votée, je m'en fus à Rome où je devais représenter l'Académie Royale de Belgique - dont je dirigeais à ce moment une des classes, - à l'inauguration de l' Academia Belgica. C’était le nom d'une nouvelle institution destinée à grouper et à héberger dans la Ville Eternelle des jeunes gens qui viendraient y compléter leurs études d'art, d'histoire ou de lettres. L'Academia Belgica était très agréablement et confortablement installée dans un bâtiment tout battant neuf, en bordure des jardins Borghèse. Son inauguration, à laquelle présidèrent le prince et la princesse de Piémont, fut l'occasion de quelques réceptions officielles, et nous fûmes tout d'abord accueillis, avec beaucoup de bonne grâce, par la nouvelle Académie d'Italie. logée elle-même dans la Farnesina.
L'objet d'un tel voyage me donnait à croire que nous passerions ces quelques jours à Rome dans une atmosphère sereine, et bien loin du cliquetis des armes. Sur les murs de la Farnesina, n'étaient-elles pas du plus rassurant symbole ces fresques fameuses de Peruzzi qui nous montraient Orphée, le premier des académiciens, apaisant tous les monstres farouches par les seuls accents de sa lyre ? Mais, au lendemain même d'une soirée aussi pacifique. nous fûmes conviés à un grand spectacle militaire qui devait montrer une Italie armée jusqu'aux dents et dont l'humeur n'avait rien de conciliant. Devant le Roi et le Duce, ce fut. au long de la nouvelle via dell'lmpero qui s'ouvre si largement du Colisée au Capitole, un défilé interminable et impressionnant de troupes de toutes les armes, dotées matériel le plus moderne. Derrière les chars blindés, les hommes suivaient (page 223) sur leurs motocyclettes, avec le casque et le masque à gaz qui leur donnaient l’aspect d’animaux de l'Apocalypse. Quant à l'infanterie, elle marchait au pas de l'oie. Cette bizarre gymnastique, à laquelle ces jeunes Italiens lourdement chargés étaient condamnés, sous un soleil ardent qui rendait gluant le ciment de la chaussée bétonnée, exigeait d'eux un effort excessif à susciter plus de pitié que d'admiration. Où était la grâce des alpini et des bersaglieri, sautillant de leur pas alerte, aux sons, sautillants comme eux de Giovanezza ? Puis. apparurent des détachements de l'armée d’Ethiopie, puis les régiments qui venaient de rentrer d'Espagne et qui, eux arboraient fièrement les drapeaux de leurs victoires. Enfin, comme le chapitre le plus récent d'une histoire qui n'attendait que d'être complétée, nous eûmes la surprise de voir défiler toute une colonne de soldats sveltes et au visage basane, habillés de courtes vestes en fustanelle à soutaches et de petites jupe blanches plissées, et coquettement coiffés de bérets rouges, - tout cela d'une propreté et d'une fraîcheur telles qu'on eût pu les imaginer pour la figuration d'une première d'opéra. C'étaient les nouveaux soldats albanais, incorporés dans l'armée italienne, et qui, eux aussi, allaient monter au Capitole, un mois après la brève campagne sur Tirana qui leur avait ravi l'indépendance ! Je n'eus avec le Roi qu'une courte audience. Il n'aime certes pas les Allemands, et je ne crois pas que Mussolini les aime beaucoup plus que lui. Mais leur force les impressionne et il sera bien difficile de les en détacher. Dans les salons où nous rencontrions la société romaine, une des premières questions auxquelles je pouvais m'attendre, et qui dénotait de la part de mes interlocuteurs beaucoup plus d'appréhension que d'esprit belliqueux, était celle-ci : « Croyez-vous que nous allons avoir la guerre ? » A quoi j'étais tenté de répondre : « Cela dépendra de vous ! » En tout cas, le ton de la presse n'était rien moins que rassurant, et les revendications à la charge de la France y faisaient l'objet de commentaires enflammés. Plusieurs fois, à Paris ou à Genève. j'avais eu l'occasion d'en entretenir des hommes politiques ou des diplomates français, et je conservais de ces conversations l'espoir qu'un rapprochement entre les deux sœurs latines n'était nullement impossible au prix de concessions qui seraient faites à Djibouti et moyennant l'admission de l'Italie au Conseil d'Administration de la Compagnie de Suez. Mais le Quai d'Orsay qui, à Munich et depuis Munich, avait consenti déjà à la paix maints sacrifices d'amour-propre, hésitait à compromettre davantage son prestige. M. Alexis Léger, qui y jouait en ce moment le rôle d'éminence grise, était très peu disposé à cette politique de concessions envers l'Italie de Mussolini. (page 224) D'ailleurs, où s'arrêteraient les appétits de cette Italie impériale, dont l'orgueil était chauffé à blanc par une propagande quotidienne ? En plus de la Tunisie. les irrédentistes ne réclamaient-ils pas la Corse et l'ancien Comté de Nice ? Une excursion officielle nous conduisit le lendemain à travers les anciens marais de la campagne romaine qu'une merveilleuse entreprise de défrichement et de « bonification » a transformés, comme par un coup de baguette magique, en un immense domaine, coupé en parcelles et en petites fermes innombrables, auxquelles on ne peut reprocher que leur monotone uniformité. Cette nouvelle province, compte déjà plusieurs villes qui ont été dessinées et construites avec goût et qui se peuplent peu à peu. A Littoria, la principale d'entre elles, les autorités ne manquèrent pas faire admirer une grande pierre commémorative encastrée au flanc du campanile et dont l'inscription, rédigée en un style fulgurant, voue à la vindicte des siècles venir les Etats membres de la S.D.N. qui décidèrent d'appliquer à l'Italie des sanctions économiques lors de son agression contre l'Ethiopie. Dans cette liste, l'ordre alphabétique assure à la Belgique une première place. L'heure n'était pas à un débat rétrospectif sur une affaire aussi délicate. Mieux valait, comme nous le fîmes,. jouir de la beauté du ciel et du charme d'un paysage qui, à l'approche du rivage maritime, prend soudain des aspects élyséens. Nous fîmes halte pour la collation au pied du promontoire de Circé et un académicien belge, (qui n'était pas, à la vérité, de la classe des Sciences). se déclara tout ému de contempler de si près la mer Adriatique. J'aurais souhaité, avant de quitter Rome. Pouvoir présenter mes respectueux hommages à S. S. Pie XII qui venait de prendre possession du Trône Pontifical. Mais le Saint Père était à ce moment en retraite, et je décidai de remettre ma demande d'audience à un prochain voyage. Sur le chemin du retour, nous fîmes halte à Florence. Le Maio fiorentino y brillait de tout son éclat, et nous fûmes conviés à l'un ou l'autre concert de grand style, non sans que ce délassement d'art ne trouvât, cette fois encore, une contrepartie dans un spectacle militaire, - qui nous fut offert à la nouvelle école nationale de l'aviation, tout récemment créée à l'extrémité de la promenade des Cascines. D'ailleurs. comment eussions-nous pu échapper à l'obsession du malaise politique international ? Tandis que la baronne Ricasoli nous accueillait avec une exquise bonne grâce dans ses salons du Long'Arno et que le baron nous y faisait apprécier les richesses viticoles de l'île de Rhodes, devenue terre italienne, la nouvelle nous parvenait du « Pacte d'Acier » signé à la même heure à Milan. L'information n'était point de nature à rassurer les amis de la paix qui, comme en (page 225) Italie comme en France, souhaitaient un rapprochement entre les deux pays. Cependant, à entendre le langage des Italiens les plus cultivés, comme à surprendre les propos de l'homme dans la rue, on découvrait aisément que ce Conjungo avec l'Allemagne, dont l'instrument venait d'être signé à Milan, ne pouvait pas se réclamer d'une inclination intime ni de la sympathie populaire.
Comme une grande agence internationale de presse m'avait demandé de lui envoyer, pour être reproduits dans des journaux d'Europe et d'Amérique, une série d'articles sur les problèmes politiques du moment, et que j’avais trois ou quatre jours de liberté devant moi avant une session de commission qui m'attendait à Genève, je me rappelai l'éloge dithyrambique que m’avait fait naguère M. André Tardieu de la station valaisanne de Crans-sur-Sierre, et je décidai de m'y cloîtrer dans la solitude afin d'y rédiger mes articles tout à l'aise. J'y trouvai un calme parfait, à peine assombri par le voisinage des sanatoria pour préturberculeux. Quant au site, il m'eût été difficile de juger s'il méritait les descriptions enchanteresses qui m'en avaient été faites. Le brouillard était d'une telle densité qu 'à la fin de mon séjour, je redescendis dans la vallée sans avoir vu de là-haut d'autre panorama qu'une masse humide et impénétrable de nuages où Crans semblait être enfoui comme dans de la ouate hydrophile.
Cette ambiance lourde et obscure, faisant suite aux impressions que je rapportais d'Italie, contribua peut-être à donner une teinte pessimiste jusqu’à l’angoisse aux articles que j'écrivis. J'y étudiais le sort tragique des petits Etats qui sont ardemment attachés à la foi des traités. aux intérêts de la paix et à ses devoirs laborieux et féconds, mais qui, même en se rapprochant les uns des autres, doivent reconnaitre leur impuissance en face des impérialismes animés d'une volonté de conquête et servis par des armements illimités. Lorsque ces petits Etats sont coincés, comme la Belgique, entre de grands voisins qu'opposent l'un à l'autre des abîmes séculaires. la sagesse leur commande-t-elle de se cacher la tête sous l'aile, comme le font les autruches ? Ne leur faut-il pas plutôt, sans s'inféoder à aucun de ces rivaux, toujours prêts à devenir des ennemis en guerre, d’efforcer de les rapprocher, de dissiper entre eux les malentendus, d’encourager en toutes circonstances le recours à la conciliation et même au compromis ? Cette dernière tâche est ingrate et ses résultats bien problématiques. En dehors du soin de leur propre défense, qui s'impose à elles dans tous les cas, on n'en voit pourtant pas d'autre à quoi puissent s'employer utilement les Petites et Moyennes Puissances, soucieuses de garder (page 226) l'indépendance avec l'honneur. Une autre étude que je destinais à la Revue Générale, mais qui demeura inachevée, analysait les grands courants intellectuels et moraux auxquels l'Europe était livrée depuis la guerre mondiale.
Certes, la pensée française d'aujourd'hui peut s'honorer de quelques grands philosophes qui forcent l'admiration, tels que Bergson, le Père Sertillanges ou Jacques Maritain. Mais ce n'est pas à eux que va l’influence sur l'esprit public. La France d'aujourd'hui manque de sursum. Elle veut être aimée, semble-t-il, comme une maitresse plutôt que de forcer l’estime et le respect. Les goûts de la jeunesse accusent une sorte de désaffection de la grandeur et un abaissement de l'idéal. Ils se détournent de la noblesse d'un Maurice Barrès et d'un Charles Péguy pour accepter comme maîtres de vie des écrivains raffinés ou morbides, comme Marcel Proust, Paul Valéry, André Gide, Giraudoux ou Jean Cocteau. Toute cette littérature a beaucoup plus de nerfs que de muscles, et ne promet pas une génération de vainqueurs. Quant à Maurras, il manque de tout équilibre, ses maladresses de pensée et de polémique compromettent les causes qu’il prétend servir.
En Angleterre, le phénomène est à peu près semblable. Le lyrisme d'action de Kipling s'est tu ainsi que la rudesse géniale d'un Chesterton Mais il reste le ricanement stérile de Bernard Shaw, et le sensualisme d’un Lawrence a fait école d'immoralité.
Dans les modes et la vie mondaine, le dévergondage est patent. Dans le roman, le théâtre. le cinéma, la radio, - et aussi dans la peinture où triomphent Van Dongen et Picasso, il est impossible de ne pas constater une grande médiocrité d'âme et - pour tout dire - un courant de décadence.
Beaucoup de réclame, beaucoup d'ingéniosité, beaucoup d’excentricité ou même de mystifications, chez tous ces souffleurs de bulles ou ces artistes de jazz. Peu ou point de talents supérieurs et solides dont le rayonnement doctrinal puisse s'opposer à la religion de la force et à la déification de l'Etat que font déferler à travers le monde, et sous des noms divers, les nouvelles idéologies soufflant de I 'Est. Dans ce grand vide, dans cet désarroi, comment ne pas tourner les yeux vers l'Eglise « la seule internationale qui tienne » ? C'est au successeur de Pierre que s’adresse aujourd'hui, de tous les points de l'horizon, cette imploration que le Prince des Apôtres adressait lui-même à Jésus pendant la tempête : « Sauvez-nous Seigneur, où nous périssons ! »
(page 227) A Gen§ve, où m'attendaient des délibérations intéressantes, mais fâcheusement alourdies par la phraséologie et la logomachie auxquelles sacrifiaient beaucoup de délégués, je pus jouir, en guise de diversion, du splendide paysage qu'offrait, dans le rayonnement de l'été, cette grande d'eau bleue et dorée, légère et comme sensible, où le mouvement de l’onde transparente anime d'une vie toute proche les algues et les mousses de la profondeur. Dans la ville, l'animation était grande et plaisante. L'exposition des tableaux du Prado, organisée par un Comité International où je représentais la Belgique, y attirait à ce moment une foule cosmopolite. Des hommes aussi différents l'un de l'autre que Ferrero, Daniel Halévy, de Gonzague de Reynold et Charles Burckhardt, que j'avais plaisir à rencontrer, n'étaient pas moins pessimistes que moi. M. Burckhardt, encore investi du haut Commissariat de Dantzig par la S.D.N., considérait déjà sa mission comme pratiquement terminée, tant l'exercice en était devenu illusoire. Peu de temps auparavant, il avait été reçu par Hitler. Sa connaissance de l'Allemagne, l'équilibre de son jugement d'historien eussent fait de lui un excellent négociateur entre la Pologne et le Reich, pour résoudre le fameux problème du « couloir » si malencontreusement réglé par le Traité de Versailles. Mais lui-même marquait très peu de confiance dans les chances d'une telle mission.
Par contre, quand je rentrai à Bruxelles, j'y trouvai M. Gafenko, ministre des Affaires Etrangères de Roumanie, qui effectuait un voyage de reconnaissance à travers l'Europe Occidentale. Diplomate très cultivé et sympathique, mais à qui la position de son pays imposait une grande prudence vis-à-vis du Reich. Le Prince Ghika, ministre de Roumanie à Bruxelles, me réunit à dîner chez lui avec le ministre d' Allemagne. Au cours de l'entretien que j'eus avec M. Gafenko, celui-ci, qui arrivait de Berlin, me rapporta un propos que lui avait tenu Hitler : « Jamais, avait affirmé le Führer, je n’attaquerai la Belgique et la Hollande. J'entends respecter les frontières de ces pays. On me prête le projet absurde de vouloir élargir à leurs dépens le front de guerre. Pourquoi recommencerions-nous les mêmes fautes qu'en 1914 ? »
Je sus le lendemain que le roi Léopold III auquel M. Gafenko avait transmis ce propos, le lui avait fait répéter, en ajoutant qu'il ne demandait qu’à y croire.
A défait d'émissaires choisis par les Puissances en présence, nous allions (page 228) voir surgir d'ailleurs, et de toutes parts, des offres bénévoles de conciliation ou même de médiation. La Conférence Interparlementaire, convoquée le l13 août à Oslo, devait nous en donner de nouvelles preuves. Je m'embarquai à Anvers à destination de la capitale norvégienne, en compagnie d'une délégation belge exceptionnellement nombreuse. Elle comprenait notamment M. Marck, alors ministre des Communicati0ns, M Camille Huysmans, ancien Président de la Chambre, M. Van Cauwelaert, qui la présidait à ce moment, M. Carton de Tournai, M. Laboule. M. Pholien, M. Pierre de Smet, tous anciens ministres. Dans la capitale norvégienne, nous retrouvâmes des représentants de la plupart des nations. On comptait parmi eux une cinquantaine de ministres ou anciens ministres. Les Etats du groupe d'Oslo y étaient naturellement représentés en force, le nombre et la qualité de leurs délégués promettaient à nos délibérations cette atmosphère d'ordre, de sagesse, de dignité qui caractérisent les Nordiques dans la famille européenne. Leur prudence ferait contrepoids aux conceptions toujours plus aventureuses des Balkaniques et des Orientaux. Quant aux Italiens, ils s'étaient excusés. et leur président, le comte di San Martino Valperga, que j'avais rencontré chez le vicomte de Jonghe au château de Fontaine, à la veille de mon départ, ne me dissimula pas la contrariété que ses collègues avaient éprouvée avec lui lorsque la Consulta leur avait fait savoir, à la dernière heure, qu'ils eussent à s'abstenir de participer à ce grand rendez-vous périodique auquel ils étaient généralement fidèles. Comme il s'agissait précisément de célébrer cette année cinquantenaire de l'Union, les Norvégiens avaient déployé pour nous le grand couvert. Le roi Hâkon, accompagné du Prince Héritier, voulu présider en personne l'assemblée jubilaire, à laquelle M. Hambro, président du Storting. M. Kohl, au nom du Gouvernement norvégien, et moi-même, comme président de l'Union, nous prîmes la parole, non sans faire allusion à toutes les inquiétudes dont nous étions hantés. Je ne m'arrêterai pas ici aux détails de cette Conférence, sinon pour souligner le côté pittoresque du dîner de gala que le Roi voulut offrir aux principaux délégués. Dans une grande salle d'apparat, le Roi présidait une petite table de douze personnes ayant ma femme à côté de lui, tandis que j’avais moi-même l'honneur d'être le voisin de la princesse Martha, sœur de notre regrettée Reine Astrid. Les autres tables étaient alignées au long des murs. Mais, au centre même de la salle, se dressait un immense buffet, garni de hors-d'œuvre et de breuvages variés, où les convives, quittant leur place, venaient se ravitailler tout au cours du repas et au gré de leur fantaisie. (page 229) Porter la santé de son hôte constitue aux pays scandinaves un véritable rite dont le roi Hâkon ne manqua pas d'observer religieusement les règles. Tour à tour, tous ceux qu'il avait admis à sa table furent interpellés par lui avec le geste grave et la formule « Skôl » qui est de rigueur. L'étiquette veut que l’interpellé se lève regardant dans les yeux celui qui porte sa santé et lui renvoie son salut avec le même mot et la même gravité. Elle exige aussi que le verre ayant servi à cette libation ne soit remis en place qu'après avoir été vidé jusqu'à l'ultime goutte. Cette prescription expliquait, à elle seule, que les invités du Roi ne fussent qu'en petit nombre assis à sa table. Au surplus, le Roi avait devant lui deux flacons de cristal montés en vermeil et en forme de canards auxquels il avait recours pour remplir sa coupe à chaque santé nouvelle, et l'un de ces flacons, contenant quelque boisson colorée, mais inoffensive, lui permettait d'atténuer les risques de cette cérémonie technique. Le président de la délégation américaine, qui ne comptait pas moins de 28 membres, M. Hamilton Fish, député de New-York, nous intéressa beaucoup par le récit des visites qu'il venait de faire aux ministres des Affaires Etrangères d'Angleterre, de France et d'Allemagne. Il était arrivé le jour même de Berlin, à bord d'un avion que M. von Ribbentrop avait mis sa disposition. Il considérait la situation internationale comme tendue à l'extrême et voulait que la Conférence, où tant de parlements étaient représentés, prît l'initiative de proposer aux Etats intéressés directement au problème polonais ce qu'il appelait un moratorium, c'est-à-dire l’acceptation d'un délai de 15 jours pendant lequel chacun d'eux s'abstiendrait de toute mesure militaire, afin qu'une nouvelle négociation puisse conjuré le conflit redouté. Le lendemain, 16 août, il en fit la proposition formelle à l'assemblée de la Conférence. Orateur chaleureux et entraîné, en qui l'on retrouvait les caractéristiques des tribuns de son pays, M. Hamilton appartenait au parti républicain. On le disait foncièrement anti-interventionniste et généralement très opposé à la politique du Président Franklin Roosevelt. Beaucoup de délégués, notamment parmi les Britanniques et les Français, proposèrent d'écarter cette motion par la question préalable. M. Hambro opina de même, dans un discours véhément et qui faillit dégénérer en débat personnel entre lui et M. Hamilton Fish. Sur la proposition que j'en fis, la motion fut renvoyée à l'examen du Conseil général de l'Union et, au nom de ce Conseil, j'apportai à une séance plénière un texte révisé qui rencontra l'unanimité des voix. Ce texte était conçu : « La XXXVème Conférence interparlementaire, réunie à Oslo, émue de la tension persistante que révèle la situation politique internationale (page 230) et des risques et des ruines que comporte la course aux armements, convaincue de répondre au sentiment de l'opinion universelle, croit pouvoir rappeler respectueusement à toutes les Puissances les engagements qu’elles ont pris en vue du règlement, par la voie de la conciliation et de l'arbitrage, des différends qui peuvent naître entre elles.
Forte de l'autorité que lui donnent les cinquante années d'efforts qu’elle a déjà poursuivis pour le rapprochement des peuples et la prévention des conflits armés, l'Union interparlementaire insiste auprès de toutes les Puissances intéressées pour qu'elles ne négligent rien afin d'assurer, dans un esprit de justice et de bonne volonté qui puisse inspirer pleine confiance, ainsi que dans le respect de l'indépendance de toutes les nations, le règlement des différends internationaux en recourant à des méthodes pacifiques pour le succès desquelles l'Union interparlementaire a été fondée. »
Le jour même, ce texte, que je signai au nom de l'Union, fut câblé à tous les gouvernements, y compris le Saint-Siège. Il devait être le premier d’une série d'efforts qui, de jour en jour, et presque d'heure en heure, furent tentés par des hommes de bonne volonté pour arrêter la foudre que chacun devinait prête à éclater. A Bruxelles même, le roi Léopold convoqua d'urgence les ministres des Affaires Etrangères du groupe d'Oslo et fit, d'accord avec eux, un appel pathétique aux Puissances qui étaient en cause. Le ministre norvégien, M. Kohl, qui suivait de près les débats de notre Conférence, nous quitta précipitamment afin de se rendre par la voie des airs à cette réunion de Bruxelles. Pour importantes et bien préparées que fussent les délibérations sur les objets portés à l'ordre du jour de la Conférence, leur intérêt avait bien pâli devant l'acuité d'une situation qui étreignait tous les cœurs. Les délégués polonais qui étaient nombreux n'en attendirent pas la fin et regagnèrent en hâte leur pays, où les déjà attendaient les ordres de mobilisation. Les Hongrois ne tardèrent pas à en faire autant. Cependant, parmi tant d'hommes politiques, dont beaucoup étaient très avertis des problèmes internationaux, quelques-uns gardaient confiance. Ils affirmaient que le grand Etat-Major allemand ne consentirait pas à une nouvelle guerre engagée sur les deux fronts. Ils croyaient, de la par du Reich, à un bluff destiné à intimider l'Angleterre et la France. Mais ces deux Etats, qui avaient partie liée avec la Russie, n'entendaient pas se laisser arracher un nouvel acte de résignation pure et simple. Résolus à maintenir la paix, mais non pas à tout prix, ils faisaient en ce moment même à Varsovie une démarche pour amener le colonel Beck à se rallier à un (page 231) modus vivendi grâce auquel l'Allemagne remettrait l'épée au fourreau. Mais toutes ces belles illusions devaient s'effondrer quand éclata le coup de théâtre de l'accord germano-russe du 23 août... A partir de ce moment, ce fut le sauve-qui-peut et chacun s'empressa de regagner son pays. Avec ma femme, je m 'embarquai à Bergen, en traversant par Geilo, Ijvik, Voss et Os une admirable région de landes et de fjords. En cours de route, la radio nous tenait au courant de l'agitation naziste à Dantzig et des réactions qu'elle provoquait. La guerre semblait déjà inévitable et quel pays d’Europe pouvait être assuré de ne point s'y trouver mêlé un jour ? Seule, sans doute, cette Norvège perdue à l'extrême Nord et que sa situation géographique autant que sa volonté de neutralité paraissaient bien devoir préserver de tout risque direct.
Notre bateau, le Jupiter, arriva à Rotterdam le dimanche soir. Déjà, dans cette Hollande qui, elle aussi, s'était longtemps crue à l'abri, l'atmosphère de guerre se révélait dès le quai de débarquement. Les premières mesures de mobilisation avaient déjà désorganisé les services. Et le train qui nous ramena à Bruxelles roulait dans une obscurité presque complète.
Le 1er septembre, la radio nous apportait le discours de Hitler au Reichstag disant : Notre frontière à l'Ouest est définitive. Mais nous voulons résoudre la question de Dantzig et avons conclu un pacte avec la Russie, que rien ni personne ne pourra désormais opposer à l'Allemagne. Le même jour, nous apprenions le commencement de l'attaque brusquée sur la Pologne et le 3, la déclaration de guerre de la France et de l'Angleterre, garantes de l'intégrité de la Pologne. L'armée belge était mise sur pied de guerre. M. Pierlot invoqua l'union sacrée en faisant entrer les socialistes dans son cabinet qui se trouvait porté au nombre de 18 ministres. A la séance de la Chambre, convoquée pour le mardi 5, nous fîmes, M. Max, M. Fischer et moi, au nom de la gauche libérale, du parti socialiste et de la droite, de courtes déclarations affirmant notre parfait accord sur une politique de stricte neutralité complétée par le recours à toutes les exigences de notre défense, et telle que le Roi, dans un message à la Nation, venait de la définir. L'attitude des communistes, des nationalistes flamands et des rexistes ne traduisit tout d'abord aucune opposition de principe à cette politique. Quant aux Puissances en guerre, elles affirmaient toutes leur (page 232) volonté de respecter notre neutralité et M. de Bulow Schwante, le ministre d'Allemagne, avait demandé audience dès le 26 août au Roi pour renouveler de façon solennelle les engagements que le Reich avait pris vis-à-vis de nous par sa déclaration du 13 octobre 1937.
J'étais pour quelques jours à Hastière quand j'y reçus un télégramme par lequel M. Hambro me demandait d'urgence un rendez-vous à Bruxelles. Il s'agissait d'assurer, durant la période de guerre qui venait de s'ouvrir et dont personne ne pouvait déterminer quelle serait la durée. l'existence de la Société des Nations, ainsi que celle du Bureau international du Travail et de la Cour Permanente de La Haye. Les circonstances n'avaient pas permis de tenir en septembre l’assemblée de la Ligue qui devait se réunir statutairement et voter le budget. Dans cette conjoncture, quelques Etats consultés avaient préconisé la constitution, sous le nom de Commission de Contrôle, d'une sorte de Directoire de 5 membres qui. secondé par le Secrétaire Général, serait investi, jusqu'à nouvel ordre, des pouvoirs les plus étendus tant pour assurer au point de vue matériel et financier le sort de ces institutions, que pour régler l'activité de leurs divers services. M. Hambro, qui connaissait à merveille tous les rouages de la Ligue, assumait la présidence de ce directoire. Il me priait de vouloir bien en faire partie. Les trois autres membres devaient être le Dr Colijn, qui avait, peu de temps auparavant, quitté la présidence du Conseil des Ministres aux Pays-Bas. M. de Boisanger, vice-gouverneur de la Banque de France., et M. Carlos Alberto Pardo. ministre argentin. Ayant accepté la demande qui m'était ainsi faite, je me retrouvai bientôt après à Genève avec mes nouveaux collègues. Que deviendraient, au cours de la formidable tempête déchaînée sur l'Europe (déjà la Pologne, prise dans les tenailles du nouveau pacte germano-russe, et à peu près abandonnée à elle-même, avait été écrasée au bout de 21 jours de campagne d'une violence inouïe). que deviendraient, dans les péripéties et les remous de cette tempête, les institutions internationales où tant de bonnes volontés avaient vu les chances d'un rapprochement entre les peuples et les éléments d'un progrès de la civilisation et le respect du Droit ? Nul ne pouvait le prévoir. En tout cas. la sagesse commandait de ne pas laisser éteindre le flambeau. Il fallait assigner à ces institutions une activité « au ralenti » qui serait adaptée aux exigences et aux possibilités de l'heure. Nous décidâmes que leur budget total qui s'élevait pour 1939 au chiffre de 32.234.000 fr. suisses, serait réduit pour 1940 à un total de 21.615.000. Des coupes sombres furent opérées, non sans douleur, dans leur personnel. Celui du secrétariat, qui était, en 1933, de 725 (page 233) postes ou emplois. fut ramené au chiffre de 523. Un programme de travaux en corrélation avec les conclusions d'une Commission présidée par M. Bruce, ancien premier ministre d'Australie, mettait, jusqu'à nouvel ordre, au premier plan de l*activité de la Ligue, la documentation et la coopération dans des domaines spéciaux, comme ceux de l'économique et des finances, de l'hygiène, de l'assistance aux populations et aux réfugiés, de la protection de l'enfance. Nos délibérations nous retinrent toute une semaine à Genève, en des séances qui se prolongeaient parfois jusqu’à bien tard dans la nuit. M. Hambro les présidait, avec une clairvoyance et un dévouement qu'il était impossible de ne pas admirer. Ce curieux homme, bien qu'appartenant dans son pays à la minorité conservatrice, avait été maintenu, tant ses qualités s'y imposaient, à la présidence du Parlement ; composé, cependant, en très grande majorité de démocrates et socialistes. Il discourait sans aucune difficulté en anglais ou en français, parlant l'anglais avec l'accent de Chicago et le français avec une sorte d’accent slave, et la saveur de son éloquence, à laquelle on ne pouvait reprocher que sa prolixité, était sans cesse relevée par une pointe d'humour où la bonhomie s'alliait à la causticité. Je m'entendais fort bien avec lui, mieux encore avec le Dr Colijn, qui représentait, dans notre la sagesse incarnée. Déjà d'un grand âge, mais demeuré droit et sec dans sa robuste maigreur, le Dr Colijn, ancien officier de marine, ancien gouverneur général des Indes néerlandaises, joignait l'expérience des affaires à celle de la vie publique. Mêlé à de grandes entreprises d'exploitations pétrolifères. il y avait appris maints secrets de la politique des Etats. Calme et flegmatique, comme un vrai Batave, il avait la réputation d'être le plus grand fumeur de l'Europe, encore que, depuis qu'il avait doublé le cap de sa soixante-dixième année, il eût, à l'en croire, réduit à quatorze cigares sa dose quotidienne, Manifestement anglophile, il mesurait cependant toutes les chances que l' Allemagne s'était assurées dans la guerre nouvelle dont elle venait de prendre l'initiative. « Ne sous-évaluons pas. me disait-il, les qualités de l'Allemand hitlérien d'aujourd’hui. Certes. les scrupules juridiques l'embarrassent peu. Il est militaire d'abord, technicien moderne ensuite, organisateur de premier ordre, précis dans le détail et discipliné jusqu'à souffrir la faim sans murmurer. Il préfère la puissance au bonheur, la spontanéité créatrice à l’intelligence critique, l'enthousiasme collectif et même de commande aux petites joies personnelles. Face à cette nation rajeunie et fougueuse dont la force de sacrifice est au moins égale à la force militaire, la France, que sa (page 234) politique intérieure a affaiblie, donne l'impression d'un peuple fatigué. L'Angleterre, dont l'esprit et les méthodes n'ont guère changé, conserve de magnifiques qualités d'éducation et de caractère. La mer lui est un merveilleux rempart en même temps qu'une arme puissante par le moyen qu'elle lui donne de condamner son adversaire continental au blocus. Mais l'Allemagne ne tardera pas sans doute à conjurer les effets de ce blocus par l'aide économique qu'elle trouvera tant en Russie que dans les Balkans. » Bref, cet anglophile s'attendait, sinon à la défaite anglaise, du moins à la fin de la maîtrise que Londres exerçait depuis plus de cent ans dans le domaine maritime et le trafic universel. Quant à notre collègue français. M. de Boisanger, il était la discrétion même. Son esprit logique était celui d'un mathématicien, et je m'amusais à surprendre dans ses yeux une expression de malaise et presque de désespoir lorsque les fonctionnaires qui nous assistaient apportaient à la table de nos délibérations un de ces textes compliqués et imprécis rédigés dans ce petit nègre trop familiers aux résolutions internationales et qui veulent tout dire, sans rien dire et sans rien contredire. Alors, il s'évertuait de son mieux à mettre de l'ordre dans ce désordre. Sa présence suffisait à nous rappeler que « ce qui n'est pas clair n'est pas français. » L'œil vif dans une figure ronde et au teint ambré. M. Pardo défendait consciencieusement et aimablement son point de vu, d'une voix chaude aux sonorités musicales et dont les cadences semblaient dirigées par le geste tantôt saccadé, tantôt insinuant et enveloppant qui commentait chaque phrase. Le secrétaire général. M. Avenol, moins expansif, gardait toute la réserve et la mesure d'un authentique inspecteur des Finances, suivant la tradition française, mais parfois le souci de ses responsabilités se traduisait en un petit rictus amer. Pour faire contraste avec sa mine de carême-prenant, le trésorier général, M. Jacklin. dont la qualité d'Ecossais ajoutait à la savante prudence qu'il apportait dans sa gestion financière, nous donnait le réconfort d'un visage souriant, tout rose et tout blond. qu'enveloppait, à intervalles réguliers, l'odorante fumée de sa pipe en racine de bruyère.
A l'aller comme au retour de ce voyage à Genève, c'est une curieuse vision que celle d'un Paris de guerre, tout envahi par les uniformes et où les passants ne circulent plus qu'avec le masque à gaz en bandoulière, et, le soir venu, munis de leur petite lampe électrique. J'avoue n'avoir rien compris, - et ne rien comprendre encore, - à la stratégie qui, dès la déclaration de guerre, au lieu de mettre à profit l’avantage que hi donnait l'envoi des meilleurs éléments allemands dans la lointaine Pologne, (page 235) s’est condamnée à la défensive et se borne à demeurer l'arme au pied, derrière la fameuse ligne Maginot, dont la solidité lui inspire toute confiance. Il semble que, des deux côtés de cette ligne, les belligérants s’observent plutôt qu'ils ne s'attaquent, et qu'ils soient de part et d'autre à la recherche d'un autre champ de bataille. Mais où le choisiront-ils et aux dépens de quel Etat proche ou lointain ? C'est le problème du moment. M. Champetier de Ribes, parfait gentilhomme et grand blessé de guerre de 1914-1918, qui représente au sein du gouvernement les catholiques sociaux, dirige les Affaires Etrangères aux côtés de M. Daladier. Plein de tact, il ne me parle pas de l'effort militaire fait par la Belgique pour sa défense, mais il se demande si un effort de même efficacité a été réalisé par la Hollande, et comment il pourrait lui être porté secours si elle devait être assaillie. On dit que ce pays est, plus que d'autres, en butte aux obscures entreprises de la cinquième colonne. A la séance hebdomadaire de l'Académie des Sciences morales et politiques, où je rencontre M. Millerand et le maréchal Pétain toujours assidus, les membres ne manquent pas, avant que n'ait tinté la sonnette présidentielle, d'échanger quelques impressions sur les événements dont l'intérêt dépasse singulièrement, pour l’étranger de passage que je suis, celui des questions inscrites à l'ordre du jour. Les fronts sont graves. M. Jacques Bardoux et Mgr Ruch, l'évêque de Strasbourg, critiquent les conditions défectueuses dans lesquelles il vient d'être procédé à l'évacuation des populations de l’Alsace vers les régions de Clermont-.Ferrand et de Périgueux. M. Camille Barrère n'est plus là pour démêler les fils enchevêtrés de la politique italienne. Mais M. Charles Roux. autre diplomate de grande classe, insiste sur l'importance du facteur méditerranéen. Le baron Seillière et plus encore M. Jacques Bardoux semblent surpris que des Etats exposés comme la Belgique se retranchent dans leur neutralité. Ils ont peine à réaliser que nous ne sommes plus dans l’atmosphère de 1914 à 1918. et que notre Gouvernement a évité de se solidariser avec la politique française au moment où celle-ci prodiguait à tous les Etats de l'Europe orientale, des garanties de nature à nous engager nous-mêmes dans la guerre.
Un nouveau de Paris est celui des abris, qui ont été établis dans tous les quartiers, et qui deviennent, au moment des alertes, les derniers salons où l'on cause. Non loin de l'Etoile, mon fils Hubert m'emmène déjeuner en compagnie d’Henri de Traux et de Geoffroy d' Aspremont-Lynden, à « l'abri Napoléon ». C'est un restaurant des plus animés et des plus confortables, qui vient d'être improvisé dans les sous-sols d'un grand (page 236) hôtel. Reçu par le « patron » qui nous en fait les honneurs, je ne suis peu surpris de reconnaître en lui un ancien officier russe, le colonel Prejbiano qui, sur notre front de l' Yser, représentait l'armée du Tsar auprès de notre grand Quartier Général. Ce vétéran, alerte et débrouillard, a pris philosophiquement son parti d'une telle métamorphose et le voici devenu un « as » de l'industrie hôtelière.
Les communications ferroviaires entre Paris et Bruxelles sont lentes et compliquées. Dans notre pays, il est bon que le public ne se laisse point distraire de la gravité des événements et des risques si redoutables de notre situation. Si enracinée dans le tempérament belge est notre habitude de penser tout haut, que les autorités ont fort à faire pour maintenir à peu près dans la presse et dans les réunions la prudence qu’exige la politique que nous avons adoptée. Depuis que, par son pacte inattendu du 22 août, Staline a mis sa main dans la main d'Hitler, le parti communiste est devenu antimilitariste, chez nous comme en France, et, grâce aux fonds secrets dont il dispose, il sape insidieusement l'effort constant que réclame l'esprit de devoir et de sacrifice dans notre armée mobilisée. D'autre part, la propagande des Puissances en guerre cherche de toute évidence appui dans les journaux grands ou petits, quotidiens ou hebdomadaires, qui échappent à la censure, mais non aux tentatives de corruption. Comment empêcher aussi que des ardélions sans responsabilité ne croient utile d'extérioriser leurs opinions personnelles sous la forme de messages ou de manifestes qui, à peine connus. provoquent des répliques et des polémiques ? Si la neutralité morale ne peut être imposée à personne, encore n'a-t-elle rien de commun avec la licence de tout dire et de tout écrire. J'avais plusieurs fois entretenu M. Adolphe Max de quelques aspects de ce problème, qui nous préoccupait l'un et l'autre. Au début de novembre, je passai toute la matinée avec lui, à l'occasion d'une cérémonie organisée par les anciens combattants et assistai à son côté à la messe célébrée à l'église Saint-Joseph et au sermon qui y fut fait par l’abbé Brifaut-Vinchent. Ce fut la dernière sortie du bourgmestre de Bruxelles, Il s'alita l'après-midi de ce jour et succomba le 6 novembre, laissant le souvenir d'un excellent magistrat communal, à qui nous pardonnions une pointe tenace de sectarisme anticlérical en souvenir du courage civique dont il avait fait preuve sous l'occupation ennemie. Ses funérailles furent émouvantes. Comme il arrive souvent dans les moments les plus graves, le comique y réclama ses droits. Au moment de la levée du corps, on vit apparaître à l'Hôtel de ville, dans une toilette de deuil extravagante, Mme Cécile Sorel, en tournée de (page 237) représentations à Bruxelles et qui n'avait pas voulu manquer cette occasion d’attirer l'attention sur sa personnalité vouée depuis si longtemps déjà à tous les vents de la publicité. Encombrée par les fleurs qu'elle avait apportées en buisson, elle prodiguait, par sa mimique et ses sanglots, toutes les marques d’un dsespoir d'autant plus imprévu que rien ne le justifiait dans la banalité des rapports de comédienne à spectateur qu'elle avait pu avoir avec notre regretté maïeur.
Aux Chambres, les problèmes nouveaux ouverts par la mobilisation faisaient la matière de longs débats, et le gouvernement, à l'affût de nouvelles ressources, s'efforçait, non sans peine, de trouver une majorité pour un projet d'impôts sur les bénéfices exceptionnels du temps de guerre, auquel beaucoup de mandataires catholiques ou libéraux reprochaient d’être excessif et confiscatoire, Le krach d'un grand établissement bancaire, le Crédit Anversois, créa. à son tour, quelque effervescence dans l'opinion et au Parlement. Les victimes de cette débâcle espéraient que le Gouvernement consentirait à faire intervenir les finances de l'Etat pour amortir le dommage. Après quelques tergiversations. le Conseil des Ministres décida de n'en rien faire. Sa décision fut prise dans une séance tenue un vendredi soir. Or, un député libéral, M. van Glabbeke, provoqua un vif émoi en révélant à la tribune de la Chambre qu'un membre catholique du Gouvernement, M. Marck, avait, dès le samedi matin. retiré les fonds qu'il avait en dépôt dans une agence du Crédit Anversois. Il résulta des explications que donna M. Marck qu'aucun grief sérieux ne pouvait lui être fait. Le retrait qu’il avait opéré par chèque était d'une somme insignifiante qui était due à un secrétaire privé pour sa rémunération périodique. D'autre part, une indisposition l'avait empêché d'assister la veille à la délibération du Conseil des Ministres, et la décision qui y avait été prise à son insu n'avait donc pu en rien influencer cette opération aussi modeste que normale. Toutefois. la passion partisane s'était déjà emparée de toute cette affaire, et M. Marck dut lui sacrifier son portefeuille, M. Pierlot prit occasion de cette démission pour réduire son équipe, que MM. Wauters, Devèze et de Man quittèrent avec M. Marck, et l'attention publique se porta de nouveau sur des réalités autrement graves : celles de la crise internationale.
Pour le 5 décembre, et conformément à l'avis de notre Directoire, le secrétaire de la Société des Nations avait convoqué à Genève, à défaut de l'Assemblée annuelle, la quatrième Commission de l'assemblée précédente. Cette commission avait dans ses attributions les questions budgétaires et administratives et était encore qualifiée pour délibérer valablement, la 19ème (page 238) assemblée (celle de 1938) n'ayant pas été déclarée close. J'avais à présider cette Commission, mais lorsque j'en ouvris la session, la brusque agression entreprise par la Russie contre la Finlande posa tout à coup pour les autres Etats membres de la Société un nouveau problème qui exigeait une prompte réponse. En effet, le Gouvernement finlandais, invoquant les articles 11 et 15 du Pacte, faisait appel à la Société des Nations. Si difficile que fût, en ce temps de guerre, la venue de nombreux délégués, il ne restait qu’à convoquer le Conseil ainsi que l'Assemblée. Le Conseil se réunit dès le 9, dans la matinée, et, comme la Belgique venait d'y être élue, l'honneur m'échut de présider ce grand Sanhédrin des Nations. M. Paul Boncour y représentait la France et le Gouvernement britannique y avait envoyé un de ses membres, M. Harold Butler, dont la personnalité physique comme l'esprit et le caractère donnaient d'emblée l’impression de la meilleure tradition classique des hommes d'Etat de la vieille Angleterre. Les autres pays d'Europe représentés au Conseil étaient la Suède, la Grèce, la Yougoslavie et la Lettonie. A côté d'eux, la Nouvelle-Zélande siégeait en la personne de son haut Commissaire à Londres, M. Jordan. la Chine en la personne de M. Wellington Koo, le plus brillant et le plus connu de ses diplomates, et le Pérou avait pour représentant M. Costa du Rels, dont j'appréciais de longue date la finesse et la distinction. Ce fut le même jour, dans une séance privée du soir, que le Conseil reçut le délégué finlandais. Le Dr Rudolf Holsti. Celui-ci exposa, en un langage sobre et émouvant, l'agression dont son pays venait d'être l'objet, et le Conseil, sur proposition que je lui en fis, décida séance tenante de saisir l'Assemblée, sur le pied du paragraphe 9 de l'article 15 du Pacte, dont l'application nous était demandée.
Qu'allait faire l'Assemblée ? Parmi les délégués. les plus sceptiques, instruits par les échecs de la sécurité collective, proposaient des formules dilatoires. Les esprits timorés engageaient les Etats qui avaient en moment la chance d'être épargnés par la guerre, à ne pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. Leur neutralité devait, à les en croire. se retrancher dans le silence et l'abstention. Enfin, et même sous couleur de préserver l'avenir et de ne pas compromettre davantage l'universalité de la ligue, quelques-uns faisaient valoir le préjudice que causerait à celle-ci l'exclusion d'une grande comme la Russie, dont la présence pourrait peut-être bientôt faciliter des conversations où les intérêts de la Paix trouveraient leur compte. La France et l'Angleterre n'étaient pas loin, semblait-il, de pencher pour ce dernier avis. Je devinais dans les réticences (page 239) de leurs délégués. je ne sais quel souci de ménager cette U.R.S.S. dont ils avaient escompté l'alliance jusqu'au 23 août. J'eus l'explication de ces réticences au cours d'une conversation avec un des hauts fonctionnaires du Foreign-Office. qui me donna le commentaire que voici du pacte germano-soviétique, dont l'annonce, à la fin d'août 1939, fut un si formidable coup de théâtre - et qui est demeuré pour l'opinion publique un véritable mystère.
« Staline et Vorochiloff, me dit-il, étaient devenus très sceptiques quant à la volonté de la France et de l'Angleterre de pousser éventuellement à fond une guerre contre Hitler. Ils étaient fortifiés dans ce scepticisme par l’attitude prise à Munich par les Puissances Occidentales et par leur inaction lors de l'écrasement de la Tchécoslovaquie, Lorsque des missions française et britannique vinrent à Moscou en juillet-août 1939, la diplomatie soviétique exigea, avant de signer un accord avec elles, que les deux gouvernements démocratiques acceptassent son plan qui était, pour les armées russes, de prendre pied dès l'ouverture des hostilités sur le territoire polonais, et de s'y maintenir même définitivement, pour pouvoir, de cette position favorable, attaquer l'Allemagne et prévenir toute offensive que celle-ci prendrait contre les Soviets. Cette prétention ayant été formellement repoussée par Chamberlain, la diplomatie soviétique avait prêté l'oreille aux propositions de Ribbentrop qui lui offrait une opération conjuguée sur la Pologne et un partage de la Pologne et des Etats Baltes. Toutefois, en signant ce pacte imprévu, Moscou entendait bien ne lui reconnaître qu'une valeur toute provisoire et se réservait machiavéliquement de se retourner contre l'Allemagne hitlérienne dans le cas où la France et l'Angleterre se décideraient à une guerre à fond. »
C'est parce que le Foreign-Office et le Quai d'Orsay savaient bien, malgré les apparences actuelles, qu'un nouveau renversement des alliances pourrait bientôt se produire, - et qu'ainsi l' Allemagne n'échapperait pas à l’obligation qu'elle avait toujours redoutée de devoir se défendre à la fois sur deux fronts, que les délégations française et anglaise se montraient en ce moment si gênées à Genève pour condamner la Russie soviétique et rendre ainsi le « recollage » avec elle plus difficile.
Mais. à peine l'Assemblée fut-elle ouverte, que chacun y ressentit, comme sous l'influence d'un souffle mystérieux de la conscience universelle, l'impossibilité de demeurer sourd à l'appel d'un Etat dont la loyauté était irréprochable et qui, se réclamant vis-à-vis des autres gouvernements d'un pacte solennel que ceux-ci avaient signé, leur demandait non pas leur aide (page 240) militaire, non pas même le vote de sanctions d'ordre économique contre un brutal agresseur, mais tout au moins l'appui moral d'un jugement impartial - qui ne pouvait, dans le cas présent, qu’être la condamnation formelle de I'U.R.S.S. Si malade que fût l'institution de Genève, quelle tare porterait-elle dans l'opinion commune et dans l'histoire si l'acte ou le geste dont elle allait prendre la responsabilité - qui sait ? peut-être un des derniers - ne devait être que l'aveu d'une carence poussée jusqu'à la lâcheté ?
Je me mis en communication téléphonique avec Bruxelles. Je sentais bien que les augures de notre département des Affaires Etrangères inclinaient pour l'abstention. Tel était aussi l'avis de notre ministre à Berne, le comte Louis d'Ursel, qui m'avait été adjoint en qualité de second délégué. Pour ma part, je ne pouvais pas m'accommoder de cette sorte de pleutrerie, à laquelle nous n'avions rien à gagner. Je déconseillai l'abstention et j'eus la satisfaction d'entendre au bout du fil M. Spaak se rallier à mon sentiment. D'autres délégations, et notamment celle des Pays-Bas. qui semblait très perplexe, se déterminèrent à prendre la même attitude que la Belgique. Très embarrassées d'abord, les délégations anglaise et française ne contrarièrent pas ce courant. Le débat à l'Assemblée, exempt cette fois de tout hors d'œuvre oratoire, fut d'une dignité et d’une sagesse impressionnante. Un ultime effort fut tenté auprès du Gouvernement soviétique pour le déterminer à arrêter I 'agression commencée. Cette démarche ayant échoué, l'exclusion de l'U.R.S.S. fut solennellement prononcée, et les considérants dont s'accompagna cette décision de l'Assemblée, confirmée par celle du Conseil, en même temps qu'ils apportaient à la Finlande le réconfort moral et l'approbation du monde civilisé, invitaient les gouvernements et les peuples à lui donner toute assistance d'ordre financier et d'ordre humanitaire. L'efficacité pratique d'un tel vote ne fut nullement négligeable, car, dans la longue et héroïque résistance de l'armée du maréchal Mannerheim opposé à l'ours moscovite déchaîné, elle vit affluer chez elle, avec le concours de volontaires étrangers accourus sous ses drapeaux. des armements, des vivres, des ambulances qui aidèrent ses soldats et sa population. Les conditions de la paix que le Gouvernement d'Helsinki obtint, lorsqu'il dut se résigner à négocier avec son puissant ennemi, en furent moins onéreuses, et peut-être eût-il été condamné à ce moment non pas à des amputations territoriales, mais à une annexion pure et simple, si le silence du monde eût seul répondu à son cri de détresse. Et si la Société Nations elle-même doit mourir d’avoir protesté contre le crime. au moins mourrait-elle en beauté.