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Souvenirs personnels (1918-1951)
CARTON DE WIART Henri - 1981

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1918-1951)

(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)

Chapitre XIV (1939)

Le cap de la septantaine - La reconnaissance du Gouvernement Franco - L"'affaire Imianitoff et l"affaire Martens - Dissolution des Chambres - Invasion de la Tchécoslovaquie - Elections du 2 avril 1939 - L’inauguration de I 'Academia Belgica à Rome - Signature du pacte d'Acier - Le sort des petits Etats - Le problème de Dantzig - Le cinquantenaire de l'Union Interparlementaire à Oslo - Le Roi Hakon - Vains efforts pour arrêter la guerre - Le directoire de la S.D.N - Sur la ligne Maginot - Mort du Bourgmestre Max - Krach du Crédit Anversois - L 'agression russe sur la Finlande - La dernière séance du Conseil de la S.D.N. 1939

(page 211) J'aime cette maxime formulée par Emile Verhaeren :

« La vie est à monter, et non pas à descendre.3

Sur l'escalier de la vie qui se perd dans l'au-delà, les anniversaires sont des paliers où il est bon de s'arrêter un moment, à la fois pour mesurer le chemin parcouru, et pour méditer sur l'étape qui reste à accomplir.

En ce mois de janvier 1939, retenu une fois de plus à Genève par mes fonctions de délégué permanent de la Belgique à la S.D.N., j'ai été tout d'atteindre ma soixante-dixième année, et plus surpris encore, regardant autour de moi, de constater combien d'amis m'ont déjà faussé compagnie ! Quelle hécatombe aussi dans les idées !

(page 212) Mon souvenir revoit, au départ de cet escalier que j'ai gravi, l’adolescent que j'étais à vingt ans, et qui, après une enfance heureuse, abordait la vie combative avec l'ardeur d'un croisé montant à l'assaut. Je songe à l’idéal dont s'enfiévrait mon ardeur juvénile : le devoir de servir la vérité chrétienne, l'indignation contre l'exploitation des hommes par les hommes, le souci d'améliorer le sort des faibles, la volonté de consolider l’unité nationale. Cet idéal de justice sociale et de vie civique, il me semble qui est à peine attiédi en mon cœur de septuagénaire. Si je sais tout ce qui m’a manqué pour le bien servir, j'éprouve du moins la joie de penser que cet idéal, je l’avais bien choisi et y suis demeuré fidèle.

S'agit-il de la condition des travailleurs ? S'agit-il de la protection de l'enfance ? Immenses sont les progrès qui les ont marqués depuis un demi-siècle, et si minime qu'ait été mon rôle, j'ai pu apporter quelques pierres à l'édifice. Certes. l'amélioration a été beaucoup plus sensible dans la vie matérielle de nos populations que dans leur vie morale. Toutefois, le peuple belge a été arrêté sur la pente de l'impiété et du désordre. L'athéisme, l'union libre, la lutte des classes, la révolution sociale n’ont pas cessé d'être des menaces, en Belgique comme ailleurs. Mais à ces menaces, l'action religieuse, - et surtout l'enseignement libre, - opposent une digue solide, et qui doit beaucoup de sa solidité à l'existence et à la vigilance du parti catholique.

Quant au sentiment national, dont nous déplorions la faiblesse il y a cinquante ans, je l'ai vu s'affermir peu à peu. A l'école d'historiens comme Kurth et Pirenne, c'est avec ferveur que j'ai cherché, comme j'ai pu, par la parole et par la plume, dans la vie publique comme dans la vie littéraire. A développer dans nos populations la conscience de la communauté millénaire qui s'est formée, en ce creuset de l'Occident où nous vivons, par l'afflux et l'amalgame des grands courants germaniques et latins.

« Entre la France ardente et la grave Allemagne »

C'est ce réveil de l'âme belge qui a tant contribué au pathétique sursaut du 2 août 1914. C'est lui qui a alimenté l'héroïque résistance de l'armée et de la Nation.

Au lendemain de notre libération de 1918, il semblait que la victoire eût dû accroitre encore chez tous les Belges cette conscience et cette fierté patriotiques. Pourquoi n'en a-t-il pas été ainsi ? Parce que la tactique de l'agresseur, au cours des années d'occupation de 1914-1918. fut de saper notre unité nationale, en excitant et en envenimant le problème des langues, et en s'ingéniant. avec tout l'esprit de méthode et de pédantisme que (page 213) l'Allemagne apporte dans sa propagande, à transformer ce problème de en ménage en un conflit de races et de nationalités. Au service de cette perfide tactique, l'Allemagne trouva chez nous des collaborateurs : les uns conscients, les autres inconscients, ceux-ci entraînés par le souci de libérer les populations de langue flamande du fameux « complexe d'infériorité » qui est le lot fatal de toutes les langues de petit rayonnement, ceux-là guidés par l’appât des situations personnelles et des profits que leur promettait la séparation administrative. Quand l'armée allemande dut quitter notre territoire en novembre 1918, elle laissa le ver dans le fruit. Depuis lors, l’effort des ministères belges qui se sont succédé s'est employé à corriger le 01, en donnant aux revendications flamandes toutes les satisfactions qui se concilier avec le maintien de l'unité nationale. A partir de 1930, cet effort gouvernemental ne recula même pas devant la formule trop radicale de l’unilinguisme régional. En dépit de toutes les concessions, aujourd’hui encore, notre vie nationale doit compter de près avec ce problème des langues, qu'obscurcissent l'aveuglement et le fanatisme et qu’enfièvre une surenchère électorale toujours renaissante.

Si ma carrière politique ne m'a pas ménagé les soucis et les ennuis, j'ai trouvé, grâce à Dieu, dans la vie familiale et professionnelle des compensations qui me rangent parmi les favorisés du sort. N'est-ce pas une douceur, à l'âge hivernal, de pouvoir évoquer les satisfactions d'un passé rempli ?

…Hoc est

Quel est le moraliste qui prétendait qu'un homme n'a pas connu une vie complète s'il n'a construit une maison, s'il n'a élevé une famille, s'il n'a composé un livre ?... Songeant aux chances heureuses que mon destin a ainsi connues, je me suis laissé entraîner à en évoquer la succession dans un Carmen jubilare qui n'a d'autre mérite que sa sincérité. Je l'ai conçu ce dimanche d'hiver au cours d'une expédition solitaire qui m'avait amené jusqu’au sommet du Mont Salève tout enveloppé de neige, mais qu'égayait un soleil imprévu à cette saison.

Vita brevis... C'est vrai. L'existence est un geste

Qui s'efface dans l'air, fugitif comme un son.

Mais l'œuvre a meilleur sort. Ars longa. L'œuvre reste,

Un seul grain porte en soi la future moisson.

(page 214) Construire son foyer et semer de la vie,

Prolonger dans le sang, dans la pierre et l'écrit,

Nos dons, humbles ou grands, que cette trilogie

Appelle à maîtriser la matière et l'esprit,

Telle est la règle d'or qu'il nous faut satisfaire.

Les temples, les logis, les livres, les enfants

Ont ainsi jalonné mon chemin sur la terre,

Et j'ai connu, par eux, des bonheurs exaltants.

Au village mosan que l'atroce tuerie

De mil neuf cent quatorze avait laissé pour mort,

J'ai fait jaillir du sol, comme une fleur de vie

Une jeune maison à l’aspect noble et fort.

Le bulbe de sa tour se mire aux toits d'ardoise

Et ses moellons s'égaient de volets verts et blancs.

Son jardin, qui sent bon le buis et la framboise,

S'anime, aux jours d'été, du babil des enfants.

Ce manoir a son frère en terre brabançonne

Que j'ai ressuscité d'un passé plus lointain.

Les prés et les vergers dont la paix l'environne,

Y semblent des vassaux auprès d 'un Suzerain.

Ces salles où jadis baillis et écoutètes

Débattaient leurs procès et distillaient leur fiel,

Tout un essaim joyeux de garçons, de fillettes

En a fait une ruche où s'amasse le miel.

Notre maison de ville est presque à la mesure

De nos goûts de travail et d'hospitalité.

Un cœur d'or que complète une sagesse sûre

Y règne en sa féconde et douce autorité.

Si bâtir pour les siens est chose méritoire,

Relever des autels, c'est encore beaucoup mieux :

Condamnés à périr, j'ai pu rendre leur gloire

A la Cambre, à Hastière en les rendant à Dieu.

(page 215) Le vieux fleuve a revu la nef fruste et sévère

Refléter derechef son visage en ses eaux.

Notre Dame a souri de voir son sanctuaire

Se fleurir aux couleurs des fresques, des vitraux.

En voici la forêt qui couronne Bruxelles

Dans un cloître sacré se réveille à son tour.

A la voix du pasteur, tout un peuple fidèle

S’éprend pour ce joyau d'un vivifiant amour.

Soyez béni, mon Dieu, dans nos fils et nos filles !

Notre œuvre la meilleure est de vous les devoir.

Puissent-ils tous les six élever des familles

Qui n'auront d'autre loi que celle du devoir.

Ce sont d'autres enfants que l'équipe modèle

De mes disciples d'hier qui m 'ont fait tant d 'honneur.

Leur flambeau dur peut-être au mien quelque étincelle,

Mais bien plus ses rayons réchauffèrent mon cœur.

Puis voici mes écrits, fruits de mes longues veilles.

Nos cités du vieux temps, nos princes et nos saints

Y mêlent leurs leçons aux récits des merveilles

Que m'ont fait découvrir mes périples lointains.

Quand j'évoque les ans dont ma vie est tissée,

Je demeure surpris de leur diversité.

Le barreau, le forum, les arts et la pensée

M’ont donné pour champ-clos toute l'humanité.

Seuls, ne m'ont pas séduit les marais, les bas-fonds

Où, calés dans leur fange, exultent, baignés d'aise,

Les manieurs d'argent dont l'intellect profond

Se borne à distinguer la hausse et la baisse.

Respirer un autre air, voir d'autres horizons,

Se sentir façonné d'une divine glaise,

Garder toujours au fond du cœur une jeunesse

De lutte et d'enthousiasme aux chaudes floraisons,

 

(page 216) De Gog et de Magog rejeter l'esclavage

Des droits er des devoirs tenter l'apostolat,

Ad altiora. Tel fut mon lot en partage

Quand j 'endossai, joyeux, ma toge d'avocat.

Mais j'ai servi surtout une grande cliente :

La Belgique, en guidant ses progrès et ses lois.

J'ai défendu son peuple, er la grande tourmente

M'a surpris aux côtés du plus vaillant des rois.

D 'autres auraient fait mieux et je sais ma faiblesse.

Mais nul n 'a pour le beau, pour le vrai, pour le bon,

Ressenti plus d'amour, connu moins de paresse.

Et c 'est pourquoi, mon Dieu ! j'espère mon pardon

Ayant ainsi évoqué le passé, j'ai envisagé ce qui me reste à faire. Cet âge de la septantaine qui vient de sonner ne me permet plus « les longs espoirs et les vastes pensées. » Et pourtant, je me sens bon pied et bon œil. Bien que mon genre d'existence n'ait jamais été celui d'un ascète ni d'un puritain, je n'éprouve aucun de ces fléchissements intellectuels ou physiques qui, d'après l'opinion commune, caractérisent le vieillard. Remettons-nous donc en route, pour le temps que Dieu voudra, avec la perspective d'une nouvelle étape que j'espère laborieuse et utile puisqu'aussi bien, il me restera l'éternité pour me reposer ! Gardons-nous de croire que la vieillesse détienne le monopole de la sagesse et sachons comprendre tout ce qu’offre de providentiel la marche constante de la vie et de l'histoire...

Sur cet escalier où d'autres me suivent en rangs serrés et innombrables, j'entends monter, en même temps que leurs pas, des théories, des aspirations, des espérances qui diffèrent de mes sentiments et de mes goûts personnels. Quoi de plus naturel ? Souvent, leurs paroles et leurs allures m 'étonnent ou m'inquiètent. Parfois, elles me réjouissent. Le conseil que je souhaite pouvoir leur faire entendre, du haut de mon expérience, sera celui-ci : soyez à votre tour de votre génération et aimez votre temps comme j'ai aimé le mien, Mais, en escaladant l'escalier, ne lâchez pas la rampe au risque de perdre la tête ! Ou, si ce langage métaphorique ne vous est clair, restez fidèles, en dépit de la séduction des nouveautés, à ce qui constitue l'essentiel dans la vie : le sens du foyer, le sens du pays. le sens de Dieu. Tout le reste est littérature.


(page 217) Cette année 1939 devait voir se multiplier les péripéties de toute sorte, aussi bien dans notre vie belge que dans la situation internationale. Chez nous, la crise du régime parlementaire se compliquait de sérieuses inquiétudes dans l'ordre économique, où le chômage s'accentuait, et dans l’ordre financier, où les revendications ouvrières imposaient des sacrifices nouveaux au trésor public et au patronat. D'autre part, le gouvernement était toujours aux prises avec l'irritante affaire de Burgos devenue un conflit d’idéologies. Vingt fois, M. Spaak avait dû reconnaître publiquement la nécessité pour la Belgique d'être représentée auprès du général Franco, dont l’autorité s'était imposée déjà à toute l'Espagne, - ou peu s’en fallait, mais il restait au Premier ministre à convaincre ses coreligionnaires politiques de cette nécessité. La mort de M. Vandervelde, qui survint la Noël de 1938, lui en facilita le moyen, et nous eûmes enfin la satisfaction, dans le courant de janvier, de voir régler, comme elle aurait dû l'être depuis longtemps, cette question où la passion partisane tenait en échec les intérêts bien compris de la nation.

Mais à peine M. Spaak avait-il pu s'arracher cette épine du pied, qu'il eut à compter avec deux autres incidents - ceux-ci d'ordre intérieur. Ce fut tout d'abord l'extraordinaire aventure d'un charlatan du nom d'Imianitoff. Ce métèque, devenu Belge par option, avait, à l'en croire, été capitaine dans l'armée britannique pendant la grande guerre et sa vaillance lui avait conquis, tout jeune encore, les plus flatteuses distinctions. Non seulement il se prétendait docteur en médecine, mais il avait mis sur pied, sous le nom de « Société de Médecine préventive », un vaste système thérapeutique basé un axiome cher au Dr Knock : « Tout homme bien portant est un malade qui s'ignore. » Suivant ce système. hommes. femmes et enfants devaient être soumis à un examen médical officiel et périodique destiné à dépister leurs tares. Chacun aurait ainsi sa fiche soigneusement tenue à jour, sous le contrôle de l'État. L'audace du personnage était telle qu'il avait su atteler à son char nombre d'honnêtes gens. voire même quelques savants séduits par ses mirifiques théories. Il avait, d'ailleurs, en s'affiliant à la Loge, trouvé de puissants appuis auprès des chefs de la franc-maçonnerie. Lorsque j'avais été chargé, en 1932, du portefeuille de la Prévoyance Sociale et de l'Hygiène, des hommes politiques de gauche, sachant que j’étais à la recherche d'un médecin pour l'attacher à mon cabinet, m'avaient recommandé ce spécialiste qui était, me disaient-ils, au (page 218) courant des derniers progrès réalisés à l'étranger dans le domaine médical et hygiénique. Je m'étais heureusement méfié de leur protégé et avais prudemment décliné la présidence d'honneur de sa fameuse « Société de Médecine préventive. » Dans la suite, M. Delattre, Ministre socialiste,. fut moins circonspect. Il prit Imianitoff dans son cabinet et bientôt le personnage devint son collaborateur de prédilection... Jusqu'au jour où l’on apprit non seulement que tout chez lui, diplômes scientifiques et états de service militaire, n'était qu'imposture, mais encore, qu'il se livrait, auprès d'une clientèle féminine recrutée par ses acolytes, à des manœuvra criminelles qui achevaient de démontrer à quel dangereux « spécialiste » le Ministre de la Santé publique avait accordé sa confiance. Une telle comédie, dont une interpellation, faite à la Chambre par M. Derudder, député rexiste, révéla les dessous peu édifiants, retentit fâcheusement sur la solidité du Cabinet Spaak.

Mais cette solidité, déjà compromise, ne résista pas à un autre incident qui, sous le nom d'affaire Martens. passionna l'opinion à un point qu’on à peine à imaginer. Pour satisfaire au nouveau et dangereux principe de l'unilinguisme régional, un arrêté royal avait créé, à côté de la vieille Académie Royale de Médecine, qui groupait les sommités médicales de tout le pays, une nouvelle Académie flamande de Médecine dont le gouvernement devait choisir les premiers membres. Or, on apprit qu’au nombre de ces nouveaux académiciens. un arrêté royal avait désigné le Dr Martens qui, sous l'occupation allemande, avait fait partie du Raad van Vlaanderen, machine de désagrégation nationale inaugurée en 1915 par l'envahisseur. Fugitif et condamné pour haute trahison, le Dr Martens avait pu rentrer au pays sous le couvert d'une amnistie qui ne lui restituait d'ailleurs pas ses droits politiques. Les anciens combattants, puis les partis modérés s'émurent d'une telle nomination. En cette aventure. on put constater une fois de plus que l'opinion publique qui est femme et qui au sentiment plus qu'au raisonnement, se cabre lorsque les autorités croient pouvoir, dans un souci d'apaisement politique, passer trop promptement l'éponge sur des actes d'incivisme ou de trahison. Ce phénomène est tous les temps. N'est-ce pas lui qui, en 1840, avait provoqué la chute du Cabinet de Theux. lorsque celui-ci avait imprudemment rétabli dans les cadres de non-activités, avec droit à la pension, le Général van der Smissen. qui avait conspiré en 1834 en faveur du Prince d'Orange ? Cette foie l'agitation monta bientôt à un tel degré de fièvre que le Parlement dut siéger sous la protection d'un grand déploiement de gendarmes massés dans le (page 219) parc de Bruxelles. Interpellé, le 31 janvier, par M. Mundeleer, député libéral, M. Spaak annonça à la Chambre houleuse qu'il maintiendrait la nomination du Dr Martens. Sur l'ordre du jour proposé par l’interpellateur, le Cabinet recueillit une majorité de 2 voix. Mais l'agitation ne fit que grandir encore. Le Premier Ministre fut molesté dans la rue. Ses collègues libéraux annoncèrent leur démission. Et le 9 février, le Cabinet tout entier abandonna la partie.

Henri Jaspar, à qui le Roi fit à ce moment appel, essaya, sans succès, de former un nouveau ministère. Le lendemain même de cet échec, il entra à la clinique pour subir une opération chirurgicale à laquelle il succomba. Cette fois, le Souverain s'adressa à M. Hubert Pierlot qui, après avoir hésité pendant huit jours entre une tripartite et une bipartite catholique-socialiste, se décida en fin de compte pour cette dernière formule qui ne pouvait être viable. Lorsqu'il m'avait consulté en ma qualité de président de la Droite, je l’étais évertué à lui faire comprendre qu'avant toute chose, il devait donner une solution, au moins provisoire, à cette affaire Martens qui avait été cause de la crise et qui, loin de s'apaiser, passionnait de plus en plus l'opinion publique. Une solution de ce genre était chose facile. En effet, de nouveaux témoignages recueillis par la presse accusaient de façon précise le Dr Martens d'avoir, au cours de la guerre, dénoncé à l'ennemi des compatriotes qui s'étaient exposés pour le service de la nation. Or, le Dr Martens protestait contre une telle inculpation. N'était-il pas sage et opportun de soumettre ces faits nouveaux à une enquête et, en attendant les résultats de celle-ci, de tenir en suspens l'installation du nouvel académicien dans ses fonctions ? M. Pierlot ne voulut rien entendre. Lorsqu'il eut achevé sa déclaration devant les Chambres, déclaration où il n'était même pas fait allusion à « l'affaire », le sort de son Cabinet ne laissait de doute à personne. Intervenant dans le débat aussitôt après sa déclaration, je lui tendis la perche en renouvelant ma suggestion d'une enquête avec effet suspensif. Il se rallia alors à l'enquête, mais en se refusant à l'effet suspensif. S'expliquant ensuite sur la situation financière, il se montra non moins maladroit dans l'annonce qu'il fit d'une réduction générale sur tout les traitements, pensions et salaires. Le vote qui allait avoir lieu en de telles conditions à la séance du 24 février ne pouvait aboutir qu'à une nouvelle crise ministérielle, dont tout esprit réfléchi devait redouter l'éventualité, dans l'état d'excitation et de désarroi qui troublait le pays depuis plusieurs semaines. Ce fut pour conjurer ce danger qu'en fin de séance, je proposai l’ajournement du débat et du vote. Ma proposition, que M. Spaak eut la (page 220) sagesse d'appuyer, fut adoptée par 109 voix contre 47. Nous évitions de la sorte un désordre gros de périls, A la faveur de cet ajournement, le Ministère fut sauvé et put procéder à une dissolution des Chambres qui était devenue inéluctable, et qui, toutefois, eût été rendue singulièrement difficile avec un Ministère frappé d'un vote de méfiance.

Tandis que M. Pierlot expédiait les affaires courantes, le Roi lui adressa une lettre rendue publique où il disait : « L'exercice du pouvoir exécutif ne se fait plus conformément aux règles constitutionnelles. Le Chef de l’Etat, à peine de se découvrir, se trouve parfois dans la nécessité de sanctionner des décisions prises en dehors de lui. » C'était un reproche mérité infligé au gouvernement qui avait désigné le Dr Martens. En effet, l'arrêté qui nommait celui-ci avait été communiqué à plusieurs députés et politiciens avant que le Roi l'eût signé.

La nouvelle campagne électorale qui s'ouvrit en mars subit à la fois les violents remous de cette malheureuse affaire Martens, à laquelle aucune solution n'avait encore été apportée, et ceux de la situation internationale qui prit à la mi-mars un caractère de gravité redoutable par l'invasion de la Tchécoslovaquie. La tactique de l'Allemagne qui consistait à disloquer les Etats afin de mieux les asservir, se révélait clairement dans la manœuvre à laquelle elle avait eu d'abord recours en appuyant le mouvement autonomiste de l'abbé Tiszo et en détachant ainsi la Slovaquie du Gouvernement de Prague. Qu'allaient faire les Puissances qui avaient donné leur garantie au Gouvernement de M. Benès et qui, quelques semaines auparavant, lui promettaient encore leur appui militaire ? Cette violation flagrante de l'accord de Munich allait-elle déchaîner la guerre européenne ?... L'incertitude ne fut pas de longue durée. L'Angleterre et la France, après s’être résignées cette fois encore au fait accompli, firent savoir au monde que cette nouvelle agression serait la dernière qu'ils pourraient tolérer. Elles avaient subi la violation des accords de Locarno, la réoccupation militaire de la Rhénanie, l'Anschluss, l'annexion des Sudètes. Elles subissaient maintenant la disparition de la république tchéco-slovaque, mais se refusaient à la concession à perpétuité. Solennellement, elles donnèrent leur garantie à la Pologne, puis à la Roumanie et à la Grèce, plus tard à la Turquie. Avaient-elles quelque certitude du concours de la Russie ? Leurs moyens militaires étaient-ils à la mesure d'une politique généreuse et prodigue de ses promesses ? Pour ma part, je ne pouvais me défendre d'un grand scepticisme à ce sujet. Il s'en fallait, et de beaucoup, que les armées de terre et de l'air fussent en France et surtout en Angleterre., organisées et outillées (page 221) avec la même méthode et la même technique moderne qu'en Allemagne. L'aviation du Reich, ainsi que nous le savions de bonne source, était supérieure à celle de l'Entente Cordiale, et la motorisation y avait fait d'énormes progrès.

Dans l'opinion publique, le danger d'une conflagration européenne paraissait écarté jusqu'à nouvel incident. Mais un pays comme le nôtre devait retenir du sort tragique de la Tchécoslovaquie plusieurs leçons : celle de demeurer à l'écart des querelles des grands, celle de compter avant tout sur soi-même, celle de fortifier entre tous les citoyens le sentiment d'union et de solidarité nationales. Dans sa masse, l'opinion belge eut conscience de ces leçons, et le parti catholique, qui était allé aux urnes assez désemparé, bénéficia de sa volonté d'ordre à l'intérieur, et de prudence à l'extérieur. Il sortit très honorablement du scrutin du 2 avril. De 63, le nombre de nos sièges à la Chambre monta à 73. La droite reprenait ainsi la préséance qu’elle avait perdue. Comme elle, la gauche libérale gagnait 10 sièges. Les socialistes qui avaient tenté d'épouvanter les masses ouvrières en ressortant de leur arsenal démagogique le spectre de la déflation budgétaire, perdirent 6 mandats. Les communistes ralliaient 18.000 voix seulement dans tout le pays. Quant aux rexistes,. qui n'avaient plus le prestige de la nouveauté, et qui s'étaient compromis par leur entente avec les séparatistes ou nationalistes-flamands, ils connurent un véritable effondrement et, de 21 sièges qu'ils avaient conquis en 1936, ils n'en conservèrent plus que 4 à la Chambre.

Au lendemain de ce scrutin, commencèrent les consultations habituelles en vue de la constitution d'un nouveau gouvernement. Ainsi que les autres présidents ou leaders des grands partis, je fus convoqué au Palais. Le Roi m'ayant demandé mon avis sur le choix d'un Premier ministre, je lui dis qu’à mon sens M. Pierlot, que nous venions de voir à l'épreuve, manquait de certaines des qualités que réclamait la direction du Gouvernement. Assurément honnête, laborieux et bien intentionné. mais toujours froid et méfiant, écoutant peu les avis de ses amis politiques, il donnait à première vue une impression d'énergie. Mais cette énergie était bien plutôt de l'entêtement, et cet entêtement s'aggravait à l'occasion d'une fâcheuse étroitesse de vues. Je lui recommandai deux noms. D'abord, celui d'un homme à l'expérience et à l'information plus complètes, à l'esprit plus large et plus ouvert. M. Romain Moyersoen, qui avait dirigé de façon remarquable le ministère de l'Industrie et du Travail dans le cabinet Theunis, et puis ocupé la présidence du Sénat avec distinction et fermeté. Il offrait à mon sens plus de garanties que M. Pierlot dans les heures difficiles qui (page 222) s'annonçaient. En dehors des cadres parlementaires, une autre personnalité me paraissait réunir aussi ces qualités : c'était celle d'un haut magistrat unanimement apprécié, dont la science juridique se doublait d’une rare connaissance des hommes : M. Hayoit de Termicourt. A la suite de ses consultations, le Roi décida de maintenir M. Pierlot au gouvernail et celui-ci essaya d'abord de s'assurer le concours de l'extrême-gauche. Mais le Congrès socialiste, s'inspirant des élections du 2 avril, se prononça pour une cure dans l'opposition. Ce fut donc avec une équipe composée de catholiques et de libéraux que M. Pierlot se présenta devant les Chambres. Il y obtint, sans grande difficulté, des pouvoirs spéciaux en vue d'assainir et d'équilibrer les finances publiques et heureusement, sur ses entrefaites, le Dr Martens envoya au Roi sa démission d'académicien.


Cette loi des pouvoirs spéciaux à peine votée, je m'en fus à Rome où je devais représenter l'Académie Royale de Belgique - dont je dirigeais à ce moment une des classes, - à l'inauguration de l' Academia Belgica. C’était le nom d'une nouvelle institution destinée à grouper et à héberger dans la Ville Eternelle des jeunes gens qui viendraient y compléter leurs études d'art, d'histoire ou de lettres. L'Academia Belgica était très agréablement et confortablement installée dans un bâtiment tout battant neuf, en bordure des jardins Borghèse. Son inauguration, à laquelle présidèrent le prince et la princesse de Piémont, fut l'occasion de quelques réceptions officielles, et nous fûmes tout d'abord accueillis, avec beaucoup de bonne grâce, par la nouvelle Académie d'Italie. logée elle-même dans la Farnesina.

L'objet d'un tel voyage me donnait à croire que nous passerions ces quelques jours à Rome dans une atmosphère sereine, et bien loin du cliquetis des armes. Sur les murs de la Farnesina, n'étaient-elles pas du plus rassurant symbole ces fresques fameuses de Peruzzi qui nous montraient Orphée, le premier des académiciens, apaisant tous les monstres farouches par les seuls accents de sa lyre ? Mais, au lendemain même d'une soirée aussi pacifique. nous fûmes conviés à un grand spectacle militaire qui devait montrer une Italie armée jusqu'aux dents et dont l'humeur n'avait rien de conciliant. Devant le Roi et le Duce, ce fut. au long de la nouvelle via dell'lmpero qui s'ouvre si largement du Colisée au Capitole, un défilé interminable et impressionnant de troupes de toutes les armes, dotées matériel le plus moderne. Derrière les chars blindés, les hommes suivaient (page 223) sur leurs motocyclettes, avec le casque et le masque à gaz qui leur donnaient l’aspect d’animaux de l'Apocalypse. Quant à l'infanterie, elle marchait au pas de l'oie. Cette bizarre gymnastique, à laquelle ces jeunes Italiens lourdement chargés étaient condamnés, sous un soleil ardent qui rendait gluant le ciment de la chaussée bétonnée, exigeait d'eux un effort excessif à susciter plus de pitié que d'admiration. Où était la grâce des alpini et des bersaglieri, sautillant de leur pas alerte, aux sons, sautillants comme eux de Giovanezza ? Puis. apparurent des détachements de l'armée d’Ethiopie, puis les régiments qui venaient de rentrer d'Espagne et qui, eux arboraient fièrement les drapeaux de leurs victoires. Enfin, comme le chapitre le plus récent d'une histoire qui n'attendait que d'être complétée, nous eûmes la surprise de voir défiler toute une colonne de soldats sveltes et au visage basane, habillés de courtes vestes en fustanelle à soutaches et de petites jupe blanches plissées, et coquettement coiffés de bérets rouges, - tout cela d'une propreté et d'une fraîcheur telles qu'on eût pu les imaginer pour la figuration d'une première d'opéra. C'étaient les nouveaux soldats albanais, incorporés dans l'armée italienne, et qui, eux aussi, allaient monter au Capitole, un mois après la brève campagne sur Tirana qui leur avait ravi l'indépendance ! Je n'eus avec le Roi qu'une courte audience. Il n'aime certes pas les Allemands, et je ne crois pas que Mussolini les aime beaucoup plus que lui. Mais leur force les impressionne et il sera bien difficile de les en détacher. Dans les salons où nous rencontrions la société romaine, une des premières questions auxquelles je pouvais m'attendre, et qui dénotait de la part de mes interlocuteurs beaucoup plus d'appréhension que d'esprit belliqueux, était celle-ci : « Croyez-vous que nous allons avoir la guerre ? » A quoi j'étais tenté de répondre : « Cela dépendra de vous ! » En tout cas, le ton de la presse n'était rien moins que rassurant, et les revendications à la charge de la France y faisaient l'objet de commentaires enflammés. Plusieurs fois, à Paris ou à Genève. j'avais eu l'occasion d'en entretenir des hommes politiques ou des diplomates français, et je conservais de ces conversations l'espoir qu'un rapprochement entre les deux sœurs latines n'était nullement impossible au prix de concessions qui seraient faites à Djibouti et moyennant l'admission de l'Italie au Conseil d'Administration de la Compagnie de Suez. Mais le Quai d'Orsay qui, à Munich et depuis Munich, avait consenti déjà à la paix maints sacrifices d'amour-propre, hésitait à compromettre davantage son prestige. M. Alexis Léger, qui y jouait en ce moment le rôle d'éminence grise, était très peu disposé à cette politique de concessions envers l'Italie de Mussolini. (page 224) D'ailleurs, où s'arrêteraient les appétits de cette Italie impériale, dont l'orgueil était chauffé à blanc par une propagande quotidienne ? En plus de la Tunisie. les irrédentistes ne réclamaient-ils pas la Corse et l'ancien Comté de Nice ? Une excursion officielle nous conduisit le lendemain à travers les anciens marais de la campagne romaine qu'une merveilleuse entreprise de défrichement et de « bonification » a transformés, comme par un coup de baguette magique, en un immense domaine, coupé en parcelles et en petites fermes innombrables, auxquelles on ne peut reprocher que leur monotone uniformité. Cette nouvelle province, compte déjà plusieurs villes qui ont été dessinées et construites avec goût et qui se peuplent peu à peu. A Littoria, la principale d'entre elles, les autorités ne manquèrent pas faire admirer une grande pierre commémorative encastrée au flanc du campanile et dont l'inscription, rédigée en un style fulgurant, voue à la vindicte des siècles venir les Etats membres de la S.D.N. qui décidèrent d'appliquer à l'Italie des sanctions économiques lors de son agression contre l'Ethiopie. Dans cette liste, l'ordre alphabétique assure à la Belgique une première place. L'heure n'était pas à un débat rétrospectif sur une affaire aussi délicate. Mieux valait, comme nous le fîmes,. jouir de la beauté du ciel et du charme d'un paysage qui, à l'approche du rivage maritime, prend soudain des aspects élyséens. Nous fîmes halte pour la collation au pied du promontoire de Circé et un académicien belge, (qui n'était pas, à la vérité, de la classe des Sciences). se déclara tout ému de contempler de si près la mer Adriatique. J'aurais souhaité, avant de quitter Rome. Pouvoir présenter mes respectueux hommages à S. S. Pie XII qui venait de prendre possession du Trône Pontifical. Mais le Saint Père était à ce moment en retraite, et je décidai de remettre ma demande d'audience à un prochain voyage. Sur le chemin du retour, nous fîmes halte à Florence. Le Maio fiorentino y brillait de tout son éclat, et nous fûmes conviés à l'un ou l'autre concert de grand style, non sans que ce délassement d'art ne trouvât, cette fois encore, une contrepartie dans un spectacle militaire, - qui nous fut offert à la nouvelle école nationale de l'aviation, tout récemment créée à l'extrémité de la promenade des Cascines. D'ailleurs. comment eussions-nous pu échapper à l'obsession du malaise politique international ? Tandis que la baronne Ricasoli nous accueillait avec une exquise bonne grâce dans ses salons du Long'Arno et que le baron nous y faisait apprécier les richesses viticoles de l'île de Rhodes, devenue terre italienne, la nouvelle nous parvenait du « Pacte d'Acier » signé à la même heure à Milan. L'information n'était point de nature à rassurer les amis de la paix qui, comme en (page 225) Italie comme en France, souhaitaient un rapprochement entre les deux pays. Cependant, à entendre le langage des Italiens les plus cultivés, comme à surprendre les propos de l'homme dans la rue, on découvrait aisément que ce Conjungo avec l'Allemagne, dont l'instrument venait d'être signé à Milan, ne pouvait pas se réclamer d'une inclination intime ni de la sympathie populaire.

Comme une grande agence internationale de presse m'avait demandé de lui envoyer, pour être reproduits dans des journaux d'Europe et d'Amérique, une série d'articles sur les problèmes politiques du moment, et que j’avais trois ou quatre jours de liberté devant moi avant une session de commission qui m'attendait à Genève, je me rappelai l'éloge dithyrambique que m’avait fait naguère M. André Tardieu de la station valaisanne de Crans-sur-Sierre, et je décidai de m'y cloîtrer dans la solitude afin d'y rédiger mes articles tout à l'aise. J'y trouvai un calme parfait, à peine assombri par le voisinage des sanatoria pour préturberculeux. Quant au site, il m'eût été difficile de juger s'il méritait les descriptions enchanteresses qui m'en avaient été faites. Le brouillard était d'une telle densité qu 'à la fin de mon séjour, je redescendis dans la vallée sans avoir vu de là-haut d'autre panorama qu'une masse humide et impénétrable de nuages où Crans semblait être enfoui comme dans de la ouate hydrophile.

Cette ambiance lourde et obscure, faisant suite aux impressions que je rapportais d'Italie, contribua peut-être à donner une teinte pessimiste jusqu’à l’angoisse aux articles que j'écrivis. J'y étudiais le sort tragique des petits Etats qui sont ardemment attachés à la foi des traités. aux intérêts de la paix et à ses devoirs laborieux et féconds, mais qui, même en se rapprochant les uns des autres, doivent reconnaitre leur impuissance en face des impérialismes animés d'une volonté de conquête et servis par des armements illimités. Lorsque ces petits Etats sont coincés, comme la Belgique, entre de grands voisins qu'opposent l'un à l'autre des abîmes séculaires. la sagesse leur commande-t-elle de se cacher la tête sous l'aile, comme le font les autruches ? Ne leur faut-il pas plutôt, sans s'inféoder à aucun de ces rivaux, toujours prêts à devenir des ennemis en guerre, d’efforcer de les rapprocher, de dissiper entre eux les malentendus, d’encourager en toutes circonstances le recours à la conciliation et même au compromis ? Cette dernière tâche est ingrate et ses résultats bien problématiques. En dehors du soin de leur propre défense, qui s'impose à elles dans tous les cas, on n'en voit pourtant pas d'autre à quoi puissent s'employer utilement les Petites et Moyennes Puissances, soucieuses de garder (page 226) l'indépendance avec l'honneur. Une autre étude que je destinais à la Revue Générale, mais qui demeura inachevée, analysait les grands courants intellectuels et moraux auxquels l'Europe était livrée depuis la guerre mondiale.

Certes, la pensée française d'aujourd'hui peut s'honorer de quelques grands philosophes qui forcent l'admiration, tels que Bergson, le Père Sertillanges ou Jacques Maritain. Mais ce n'est pas à eux que va l’influence sur l'esprit public. La France d'aujourd'hui manque de sursum. Elle veut être aimée, semble-t-il, comme une maitresse plutôt que de forcer l’estime et le respect. Les goûts de la jeunesse accusent une sorte de désaffection de la grandeur et un abaissement de l'idéal. Ils se détournent de la noblesse d'un Maurice Barrès et d'un Charles Péguy pour accepter comme maîtres de vie des écrivains raffinés ou morbides, comme Marcel Proust, Paul Valéry, André Gide, Giraudoux ou Jean Cocteau. Toute cette littérature a beaucoup plus de nerfs que de muscles, et ne promet pas une génération de vainqueurs. Quant à Maurras, il manque de tout équilibre, ses maladresses de pensée et de polémique compromettent les causes qu’il prétend servir.

En Angleterre, le phénomène est à peu près semblable. Le lyrisme d'action de Kipling s'est tu ainsi que la rudesse géniale d'un Chesterton Mais il reste le ricanement stérile de Bernard Shaw, et le sensualisme d’un Lawrence a fait école d'immoralité.

Dans les modes et la vie mondaine, le dévergondage est patent. Dans le roman, le théâtre. le cinéma, la radio, - et aussi dans la peinture où triomphent Van Dongen et Picasso, il est impossible de ne pas constater une grande médiocrité d'âme et - pour tout dire - un courant de décadence.

Beaucoup de réclame, beaucoup d'ingéniosité, beaucoup d’excentricité ou même de mystifications, chez tous ces souffleurs de bulles ou ces artistes de jazz. Peu ou point de talents supérieurs et solides dont le rayonnement doctrinal puisse s'opposer à la religion de la force et à la déification de l'Etat que font déferler à travers le monde, et sous des noms divers, les nouvelles idéologies soufflant de I 'Est. Dans ce grand vide, dans cet désarroi, comment ne pas tourner les yeux vers l'Eglise « la seule internationale qui tienne » ? C'est au successeur de Pierre que s’adresse aujourd'hui, de tous les points de l'horizon, cette imploration que le Prince des Apôtres adressait lui-même à Jésus pendant la tempête : « Sauvez-nous Seigneur, où nous périssons ! »


(page 227) A Gen§ve, où m'attendaient des délibérations intéressantes, mais fâcheusement alourdies par la phraséologie et la logomachie auxquelles sacrifiaient beaucoup de délégués, je pus jouir, en guise de diversion, du splendide paysage qu'offrait, dans le rayonnement de l'été, cette grande d'eau bleue et dorée, légère et comme sensible, où le mouvement de l’onde transparente anime d'une vie toute proche les algues et les mousses de la profondeur. Dans la ville, l'animation était grande et plaisante. L'exposition des tableaux du Prado, organisée par un Comité International où je représentais la Belgique, y attirait à ce moment une foule cosmopolite. Des hommes aussi différents l'un de l'autre que Ferrero, Daniel Halévy, de Gonzague de Reynold et Charles Burckhardt, que j'avais plaisir à rencontrer, n'étaient pas moins pessimistes que moi. M. Burckhardt, encore investi du haut Commissariat de Dantzig par la S.D.N., considérait déjà sa mission comme pratiquement terminée, tant l'exercice en était devenu illusoire. Peu de temps auparavant, il avait été reçu par Hitler. Sa connaissance de l'Allemagne, l'équilibre de son jugement d'historien eussent fait de lui un excellent négociateur entre la Pologne et le Reich, pour résoudre le fameux problème du « couloir » si malencontreusement réglé par le Traité de Versailles. Mais lui-même marquait très peu de confiance dans les chances d'une telle mission.

Par contre, quand je rentrai à Bruxelles, j'y trouvai M. Gafenko, ministre des Affaires Etrangères de Roumanie, qui effectuait un voyage de reconnaissance à travers l'Europe Occidentale. Diplomate très cultivé et sympathique, mais à qui la position de son pays imposait une grande prudence vis-à-vis du Reich. Le Prince Ghika, ministre de Roumanie à Bruxelles, me réunit à dîner chez lui avec le ministre d' Allemagne. Au cours de l'entretien que j'eus avec M. Gafenko, celui-ci, qui arrivait de Berlin, me rapporta un propos que lui avait tenu Hitler : « Jamais, avait affirmé le Führer, je n’attaquerai la Belgique et la Hollande. J'entends respecter les frontières de ces pays. On me prête le projet absurde de vouloir élargir à leurs dépens le front de guerre. Pourquoi recommencerions-nous les mêmes fautes qu'en 1914 ? »

Je sus le lendemain que le roi Léopold III auquel M. Gafenko avait transmis ce propos, le lui avait fait répéter, en ajoutant qu'il ne demandait qu’à y croire.

A défait d'émissaires choisis par les Puissances en présence, nous allions (page 228) voir surgir d'ailleurs, et de toutes parts, des offres bénévoles de conciliation ou même de médiation. La Conférence Interparlementaire, convoquée le l13 août à Oslo, devait nous en donner de nouvelles preuves. Je m'embarquai à Anvers à destination de la capitale norvégienne, en compagnie d'une délégation belge exceptionnellement nombreuse. Elle comprenait notamment M. Marck, alors ministre des Communicati0ns, M Camille Huysmans, ancien Président de la Chambre, M. Van Cauwelaert, qui la présidait à ce moment, M. Carton de Tournai, M. Laboule. M. Pholien, M. Pierre de Smet, tous anciens ministres. Dans la capitale norvégienne, nous retrouvâmes des représentants de la plupart des nations. On comptait parmi eux une cinquantaine de ministres ou anciens ministres. Les Etats du groupe d'Oslo y étaient naturellement représentés en force, le nombre et la qualité de leurs délégués promettaient à nos délibérations cette atmosphère d'ordre, de sagesse, de dignité qui caractérisent les Nordiques dans la famille européenne. Leur prudence ferait contrepoids aux conceptions toujours plus aventureuses des Balkaniques et des Orientaux. Quant aux Italiens, ils s'étaient excusés. et leur président, le comte di San Martino Valperga, que j'avais rencontré chez le vicomte de Jonghe au château de Fontaine, à la veille de mon départ, ne me dissimula pas la contrariété que ses collègues avaient éprouvée avec lui lorsque la Consulta leur avait fait savoir, à la dernière heure, qu'ils eussent à s'abstenir de participer à ce grand rendez-vous périodique auquel ils étaient généralement fidèles. Comme il s'agissait précisément de célébrer cette année cinquantenaire de l'Union, les Norvégiens avaient déployé pour nous le grand couvert. Le roi Hâkon, accompagné du Prince Héritier, voulu présider en personne l'assemblée jubilaire, à laquelle M. Hambro, président du Storting. M. Kohl, au nom du Gouvernement norvégien, et moi-même, comme président de l'Union, nous prîmes la parole, non sans faire allusion à toutes les inquiétudes dont nous étions hantés. Je ne m'arrêterai pas ici aux détails de cette Conférence, sinon pour souligner le côté pittoresque du dîner de gala que le Roi voulut offrir aux principaux délégués. Dans une grande salle d'apparat, le Roi présidait une petite table de douze personnes ayant ma femme à côté de lui, tandis que j’avais moi-même l'honneur d'être le voisin de la princesse Martha, sœur de notre regrettée Reine Astrid. Les autres tables étaient alignées au long des murs. Mais, au centre même de la salle, se dressait un immense buffet, garni de hors-d'œuvre et de breuvages variés, où les convives, quittant leur place, venaient se ravitailler tout au cours du repas et au gré de leur fantaisie. (page 229) Porter la santé de son hôte constitue aux pays scandinaves un véritable rite dont le roi Hâkon ne manqua pas d'observer religieusement les règles. Tour à tour, tous ceux qu'il avait admis à sa table furent interpellés par lui avec le geste grave et la formule « Skôl » qui est de rigueur. L'étiquette veut que l’interpellé se lève regardant dans les yeux celui qui porte sa santé et lui renvoie son salut avec le même mot et la même gravité. Elle exige aussi que le verre ayant servi à cette libation ne soit remis en place qu'après avoir été vidé jusqu'à l'ultime goutte. Cette prescription expliquait, à elle seule, que les invités du Roi ne fussent qu'en petit nombre assis à sa table. Au surplus, le Roi avait devant lui deux flacons de cristal montés en vermeil et en forme de canards auxquels il avait recours pour remplir sa coupe à chaque santé nouvelle, et l'un de ces flacons, contenant quelque boisson colorée, mais inoffensive, lui permettait d'atténuer les risques de cette cérémonie technique. Le président de la délégation américaine, qui ne comptait pas moins de 28 membres, M. Hamilton Fish, député de New-York, nous intéressa beaucoup par le récit des visites qu'il venait de faire aux ministres des Affaires Etrangères d'Angleterre, de France et d'Allemagne. Il était arrivé le jour même de Berlin, à bord d'un avion que M. von Ribbentrop avait mis sa disposition. Il considérait la situation internationale comme tendue à l'extrême et voulait que la Conférence, où tant de parlements étaient représentés, prît l'initiative de proposer aux Etats intéressés directement au problème polonais ce qu'il appelait un moratorium, c'est-à-dire l’acceptation d'un délai de 15 jours pendant lequel chacun d'eux s'abstiendrait de toute mesure militaire, afin qu'une nouvelle négociation puisse conjuré le conflit redouté. Le lendemain, 16 août, il en fit la proposition formelle à l'assemblée de la Conférence. Orateur chaleureux et entraîné, en qui l'on retrouvait les caractéristiques des tribuns de son pays, M. Hamilton appartenait au parti républicain. On le disait foncièrement anti-interventionniste et généralement très opposé à la politique du Président Franklin Roosevelt. Beaucoup de délégués, notamment parmi les Britanniques et les Français, proposèrent d'écarter cette motion par la question préalable. M. Hambro opina de même, dans un discours véhément et qui faillit dégénérer en débat personnel entre lui et M. Hamilton Fish. Sur la proposition que j'en fis, la motion fut renvoyée à l'examen du Conseil général de l'Union et, au nom de ce Conseil, j'apportai à une séance plénière un texte révisé qui rencontra l'unanimité des voix. Ce texte était conçu : « La XXXVème Conférence interparlementaire, réunie à Oslo, émue de la tension persistante que révèle la situation politique internationale (page 230) et des risques et des ruines que comporte la course aux armements, convaincue de répondre au sentiment de l'opinion universelle, croit pouvoir rappeler respectueusement à toutes les Puissances les engagements qu’elles ont pris en vue du règlement, par la voie de la conciliation et de l'arbitrage, des différends qui peuvent naître entre elles.

Forte de l'autorité que lui donnent les cinquante années d'efforts qu’elle a déjà poursuivis pour le rapprochement des peuples et la prévention des conflits armés, l'Union interparlementaire insiste auprès de toutes les Puissances intéressées pour qu'elles ne négligent rien afin d'assurer, dans un esprit de justice et de bonne volonté qui puisse inspirer pleine confiance, ainsi que dans le respect de l'indépendance de toutes les nations, le règlement des différends internationaux en recourant à des méthodes pacifiques pour le succès desquelles l'Union interparlementaire a été fondée. »

Le jour même, ce texte, que je signai au nom de l'Union, fut câblé à tous les gouvernements, y compris le Saint-Siège. Il devait être le premier d’une série d'efforts qui, de jour en jour, et presque d'heure en heure, furent tentés par des hommes de bonne volonté pour arrêter la foudre que chacun devinait prête à éclater. A Bruxelles même, le roi Léopold convoqua d'urgence les ministres des Affaires Etrangères du groupe d'Oslo et fit, d'accord avec eux, un appel pathétique aux Puissances qui étaient en cause. Le ministre norvégien, M. Kohl, qui suivait de près les débats de notre Conférence, nous quitta précipitamment afin de se rendre par la voie des airs à cette réunion de Bruxelles. Pour importantes et bien préparées que fussent les délibérations sur les objets portés à l'ordre du jour de la Conférence, leur intérêt avait bien pâli devant l'acuité d'une situation qui étreignait tous les cœurs. Les délégués polonais qui étaient nombreux n'en attendirent pas la fin et regagnèrent en hâte leur pays, où les déjà attendaient les ordres de mobilisation. Les Hongrois ne tardèrent pas à en faire autant. Cependant, parmi tant d'hommes politiques, dont beaucoup étaient très avertis des problèmes internationaux, quelques-uns gardaient confiance. Ils affirmaient que le grand Etat-Major allemand ne consentirait pas à une nouvelle guerre engagée sur les deux fronts. Ils croyaient, de la par du Reich, à un bluff destiné à intimider l'Angleterre et la France. Mais ces deux Etats, qui avaient partie liée avec la Russie, n'entendaient pas se laisser arracher un nouvel acte de résignation pure et simple. Résolus à maintenir la paix, mais non pas à tout prix, ils faisaient en ce moment même à Varsovie une démarche pour amener le colonel Beck à se rallier à un (page 231) modus vivendi grâce auquel l'Allemagne remettrait l'épée au fourreau. Mais toutes ces belles illusions devaient s'effondrer quand éclata le coup de théâtre de l'accord germano-russe du 23 août... A partir de ce moment, ce fut le sauve-qui-peut et chacun s'empressa de regagner son pays. Avec ma femme, je m 'embarquai à Bergen, en traversant par Geilo, Ijvik, Voss et Os une admirable région de landes et de fjords. En cours de route, la radio nous tenait au courant de l'agitation naziste à Dantzig et des réactions qu'elle provoquait. La guerre semblait déjà inévitable et quel pays d’Europe pouvait être assuré de ne point s'y trouver mêlé un jour ? Seule, sans doute, cette Norvège perdue à l'extrême Nord et que sa situation géographique autant que sa volonté de neutralité paraissaient bien devoir préserver de tout risque direct.

Notre bateau, le Jupiter, arriva à Rotterdam le dimanche soir. Déjà, dans cette Hollande qui, elle aussi, s'était longtemps crue à l'abri, l'atmosphère de guerre se révélait dès le quai de débarquement. Les premières mesures de mobilisation avaient déjà désorganisé les services. Et le train qui nous ramena à Bruxelles roulait dans une obscurité presque complète.

Le 1er septembre, la radio nous apportait le discours de Hitler au Reichstag disant : Notre frontière à l'Ouest est définitive. Mais nous voulons résoudre la question de Dantzig et avons conclu un pacte avec la Russie, que rien ni personne ne pourra désormais opposer à l'Allemagne. Le même jour, nous apprenions le commencement de l'attaque brusquée sur la Pologne et le 3, la déclaration de guerre de la France et de l'Angleterre, garantes de l'intégrité de la Pologne. L'armée belge était mise sur pied de guerre. M. Pierlot invoqua l'union sacrée en faisant entrer les socialistes dans son cabinet qui se trouvait porté au nombre de 18 ministres. A la séance de la Chambre, convoquée pour le mardi 5, nous fîmes, M. Max, M. Fischer et moi, au nom de la gauche libérale, du parti socialiste et de la droite, de courtes déclarations affirmant notre parfait accord sur une politique de stricte neutralité complétée par le recours à toutes les exigences de notre défense, et telle que le Roi, dans un message à la Nation, venait de la définir. L'attitude des communistes, des nationalistes flamands et des rexistes ne traduisit tout d'abord aucune opposition de principe à cette politique. Quant aux Puissances en guerre, elles affirmaient toutes leur (page 232) volonté de respecter notre neutralité et M. de Bulow Schwante, le ministre d'Allemagne, avait demandé audience dès le 26 août au Roi pour renouveler de façon solennelle les engagements que le Reich avait pris vis-à-vis de nous par sa déclaration du 13 octobre 1937.

J'étais pour quelques jours à Hastière quand j'y reçus un télégramme par lequel M. Hambro me demandait d'urgence un rendez-vous à Bruxelles. Il s'agissait d'assurer, durant la période de guerre qui venait de s'ouvrir et dont personne ne pouvait déterminer quelle serait la durée. l'existence de la Société des Nations, ainsi que celle du Bureau international du Travail et de la Cour Permanente de La Haye. Les circonstances n'avaient pas permis de tenir en septembre l’assemblée de la Ligue qui devait se réunir statutairement et voter le budget. Dans cette conjoncture, quelques Etats consultés avaient préconisé la constitution, sous le nom de Commission de Contrôle, d'une sorte de Directoire de 5 membres qui. secondé par le Secrétaire Général, serait investi, jusqu'à nouvel ordre, des pouvoirs les plus étendus tant pour assurer au point de vue matériel et financier le sort de ces institutions, que pour régler l'activité de leurs divers services. M. Hambro, qui connaissait à merveille tous les rouages de la Ligue, assumait la présidence de ce directoire. Il me priait de vouloir bien en faire partie. Les trois autres membres devaient être le Dr Colijn, qui avait, peu de temps auparavant, quitté la présidence du Conseil des Ministres aux Pays-Bas. M. de Boisanger, vice-gouverneur de la Banque de France., et M. Carlos Alberto Pardo. ministre argentin. Ayant accepté la demande qui m'était ainsi faite, je me retrouvai bientôt après à Genève avec mes nouveaux collègues. Que deviendraient, au cours de la formidable tempête déchaînée sur l'Europe (déjà la Pologne, prise dans les tenailles du nouveau pacte germano-russe, et à peu près abandonnée à elle-même, avait été écrasée au bout de 21 jours de campagne d'une violence inouïe). que deviendraient, dans les péripéties et les remous de cette tempête, les institutions internationales où tant de bonnes volontés avaient vu les chances d'un rapprochement entre les peuples et les éléments d'un progrès de la civilisation et le respect du Droit ? Nul ne pouvait le prévoir. En tout cas. la sagesse commandait de ne pas laisser éteindre le flambeau. Il fallait assigner à ces institutions une activité « au ralenti » qui serait adaptée aux exigences et aux possibilités de l'heure. Nous décidâmes que leur budget total qui s'élevait pour 1939 au chiffre de 32.234.000 fr. suisses, serait réduit pour 1940 à un total de 21.615.000. Des coupes sombres furent opérées, non sans douleur, dans leur personnel. Celui du secrétariat, qui était, en 1933, de 725 (page 233) postes ou emplois. fut ramené au chiffre de 523. Un programme de travaux en corrélation avec les conclusions d'une Commission présidée par M. Bruce, ancien premier ministre d'Australie, mettait, jusqu'à nouvel ordre, au premier plan de l*activité de la Ligue, la documentation et la coopération dans des domaines spéciaux, comme ceux de l'économique et des finances, de l'hygiène, de l'assistance aux populations et aux réfugiés, de la protection de l'enfance. Nos délibérations nous retinrent toute une semaine à Genève, en des séances qui se prolongeaient parfois jusqu’à bien tard dans la nuit. M. Hambro les présidait, avec une clairvoyance et un dévouement qu'il était impossible de ne pas admirer. Ce curieux homme, bien qu'appartenant dans son pays à la minorité conservatrice, avait été maintenu, tant ses qualités s'y imposaient, à la présidence du Parlement ; composé, cependant, en très grande majorité de démocrates et socialistes. Il discourait sans aucune difficulté en anglais ou en français, parlant l'anglais avec l'accent de Chicago et le français avec une sorte d’accent slave, et la saveur de son éloquence, à laquelle on ne pouvait reprocher que sa prolixité, était sans cesse relevée par une pointe d'humour où la bonhomie s'alliait à la causticité. Je m'entendais fort bien avec lui, mieux encore avec le Dr Colijn, qui représentait, dans notre la sagesse incarnée. Déjà d'un grand âge, mais demeuré droit et sec dans sa robuste maigreur, le Dr Colijn, ancien officier de marine, ancien gouverneur général des Indes néerlandaises, joignait l'expérience des affaires à celle de la vie publique. Mêlé à de grandes entreprises d'exploitations pétrolifères. il y avait appris maints secrets de la politique des Etats. Calme et flegmatique, comme un vrai Batave, il avait la réputation d'être le plus grand fumeur de l'Europe, encore que, depuis qu'il avait doublé le cap de sa soixante-dixième année, il eût, à l'en croire, réduit à quatorze cigares sa dose quotidienne, Manifestement anglophile, il mesurait cependant toutes les chances que l' Allemagne s'était assurées dans la guerre nouvelle dont elle venait de prendre l'initiative. « Ne sous-évaluons pas. me disait-il, les qualités de l'Allemand hitlérien d'aujourd’hui. Certes. les scrupules juridiques l'embarrassent peu. Il est militaire d'abord, technicien moderne ensuite, organisateur de premier ordre, précis dans le détail et discipliné jusqu'à souffrir la faim sans murmurer. Il préfère la puissance au bonheur, la spontanéité créatrice à l’intelligence critique, l'enthousiasme collectif et même de commande aux petites joies personnelles. Face à cette nation rajeunie et fougueuse dont la force de sacrifice est au moins égale à la force militaire, la France, que sa (page 234) politique intérieure a affaiblie, donne l'impression d'un peuple fatigué. L'Angleterre, dont l'esprit et les méthodes n'ont guère changé, conserve de magnifiques qualités d'éducation et de caractère. La mer lui est un merveilleux rempart en même temps qu'une arme puissante par le moyen qu'elle lui donne de condamner son adversaire continental au blocus. Mais l'Allemagne ne tardera pas sans doute à conjurer les effets de ce blocus par l'aide économique qu'elle trouvera tant en Russie que dans les Balkans. » Bref, cet anglophile s'attendait, sinon à la défaite anglaise, du moins à la fin de la maîtrise que Londres exerçait depuis plus de cent ans dans le domaine maritime et le trafic universel. Quant à notre collègue français. M. de Boisanger, il était la discrétion même. Son esprit logique était celui d'un mathématicien, et je m'amusais à surprendre dans ses yeux une expression de malaise et presque de désespoir lorsque les fonctionnaires qui nous assistaient apportaient à la table de nos délibérations un de ces textes compliqués et imprécis rédigés dans ce petit nègre trop familiers aux résolutions internationales et qui veulent tout dire, sans rien dire et sans rien contredire. Alors, il s'évertuait de son mieux à mettre de l'ordre dans ce désordre. Sa présence suffisait à nous rappeler que « ce qui n'est pas clair n'est pas français. » L'œil vif dans une figure ronde et au teint ambré. M. Pardo défendait consciencieusement et aimablement son point de vu, d'une voix chaude aux sonorités musicales et dont les cadences semblaient dirigées par le geste tantôt saccadé, tantôt insinuant et enveloppant qui commentait chaque phrase. Le secrétaire général. M. Avenol, moins expansif, gardait toute la réserve et la mesure d'un authentique inspecteur des Finances, suivant la tradition française, mais parfois le souci de ses responsabilités se traduisait en un petit rictus amer. Pour faire contraste avec sa mine de carême-prenant, le trésorier général, M. Jacklin. dont la qualité d'Ecossais ajoutait à la savante prudence qu'il apportait dans sa gestion financière, nous donnait le réconfort d'un visage souriant, tout rose et tout blond. qu'enveloppait, à intervalles réguliers, l'odorante fumée de sa pipe en racine de bruyère.

A l'aller comme au retour de ce voyage à Genève, c'est une curieuse vision que celle d'un Paris de guerre, tout envahi par les uniformes et où les passants ne circulent plus qu'avec le masque à gaz en bandoulière, et, le soir venu, munis de leur petite lampe électrique. J'avoue n'avoir rien compris, - et ne rien comprendre encore, - à la stratégie qui, dès la déclaration de guerre, au lieu de mettre à profit l’avantage que hi donnait l'envoi des meilleurs éléments allemands dans la lointaine Pologne, (page 235) s’est condamnée à la défensive et se borne à demeurer l'arme au pied, derrière la fameuse ligne Maginot, dont la solidité lui inspire toute confiance. Il semble que, des deux côtés de cette ligne, les belligérants s’observent plutôt qu'ils ne s'attaquent, et qu'ils soient de part et d'autre à la recherche d'un autre champ de bataille. Mais où le choisiront-ils et aux dépens de quel Etat proche ou lointain ? C'est le problème du moment. M. Champetier de Ribes, parfait gentilhomme et grand blessé de guerre de 1914-1918, qui représente au sein du gouvernement les catholiques sociaux, dirige les Affaires Etrangères aux côtés de M. Daladier. Plein de tact, il ne me parle pas de l'effort militaire fait par la Belgique pour sa défense, mais il se demande si un effort de même efficacité a été réalisé par la Hollande, et comment il pourrait lui être porté secours si elle devait être assaillie. On dit que ce pays est, plus que d'autres, en butte aux obscures entreprises de la cinquième colonne. A la séance hebdomadaire de l'Académie des Sciences morales et politiques, où je rencontre M. Millerand et le maréchal Pétain toujours assidus, les membres ne manquent pas, avant que n'ait tinté la sonnette présidentielle, d'échanger quelques impressions sur les événements dont l'intérêt dépasse singulièrement, pour l’étranger de passage que je suis, celui des questions inscrites à l'ordre du jour. Les fronts sont graves. M. Jacques Bardoux et Mgr Ruch, l'évêque de Strasbourg, critiquent les conditions défectueuses dans lesquelles il vient d'être procédé à l'évacuation des populations de l’Alsace vers les régions de Clermont-.Ferrand et de Périgueux. M. Camille Barrère n'est plus là pour démêler les fils enchevêtrés de la politique italienne. Mais M. Charles Roux. autre diplomate de grande classe, insiste sur l'importance du facteur méditerranéen. Le baron Seillière et plus encore M. Jacques Bardoux semblent surpris que des Etats exposés comme la Belgique se retranchent dans leur neutralité. Ils ont peine à réaliser que nous ne sommes plus dans l’atmosphère de 1914 à 1918. et que notre Gouvernement a évité de se solidariser avec la politique française au moment où celle-ci prodiguait à tous les Etats de l'Europe orientale, des garanties de nature à nous engager nous-mêmes dans la guerre.

Un nouveau de Paris est celui des abris, qui ont été établis dans tous les quartiers, et qui deviennent, au moment des alertes, les derniers salons où l'on cause. Non loin de l'Etoile, mon fils Hubert m'emmène déjeuner en compagnie d’Henri de Traux et de Geoffroy d' Aspremont-Lynden, à « l'abri Napoléon ». C'est un restaurant des plus animés et des plus confortables, qui vient d'être improvisé dans les sous-sols d'un grand (page 236) hôtel. Reçu par le « patron » qui nous en fait les honneurs, je ne suis peu surpris de reconnaître en lui un ancien officier russe, le colonel Prejbiano qui, sur notre front de l' Yser, représentait l'armée du Tsar auprès de notre grand Quartier Général. Ce vétéran, alerte et débrouillard, a pris philosophiquement son parti d'une telle métamorphose et le voici devenu un « as » de l'industrie hôtelière.

Les communications ferroviaires entre Paris et Bruxelles sont lentes et compliquées. Dans notre pays, il est bon que le public ne se laisse point distraire de la gravité des événements et des risques si redoutables de notre situation. Si enracinée dans le tempérament belge est notre habitude de penser tout haut, que les autorités ont fort à faire pour maintenir à peu près dans la presse et dans les réunions la prudence qu’exige la politique que nous avons adoptée. Depuis que, par son pacte inattendu du 22 août, Staline a mis sa main dans la main d'Hitler, le parti communiste est devenu antimilitariste, chez nous comme en France, et, grâce aux fonds secrets dont il dispose, il sape insidieusement l'effort constant que réclame l'esprit de devoir et de sacrifice dans notre armée mobilisée. D'autre part, la propagande des Puissances en guerre cherche de toute évidence appui dans les journaux grands ou petits, quotidiens ou hebdomadaires, qui échappent à la censure, mais non aux tentatives de corruption. Comment empêcher aussi que des ardélions sans responsabilité ne croient utile d'extérioriser leurs opinions personnelles sous la forme de messages ou de manifestes qui, à peine connus. provoquent des répliques et des polémiques ? Si la neutralité morale ne peut être imposée à personne, encore n'a-t-elle rien de commun avec la licence de tout dire et de tout écrire. J'avais plusieurs fois entretenu M. Adolphe Max de quelques aspects de ce problème, qui nous préoccupait l'un et l'autre. Au début de novembre, je passai toute la matinée avec lui, à l'occasion d'une cérémonie organisée par les anciens combattants et assistai à son côté à la messe célébrée à l'église Saint-Joseph et au sermon qui y fut fait par l’abbé Brifaut-Vinchent. Ce fut la dernière sortie du bourgmestre de Bruxelles, Il s'alita l'après-midi de ce jour et succomba le 6 novembre, laissant le souvenir d'un excellent magistrat communal, à qui nous pardonnions une pointe tenace de sectarisme anticlérical en souvenir du courage civique dont il avait fait preuve sous l'occupation ennemie. Ses funérailles furent émouvantes. Comme il arrive souvent dans les moments les plus graves, le comique y réclama ses droits. Au moment de la levée du corps, on vit apparaître à l'Hôtel de ville, dans une toilette de deuil extravagante, Mme Cécile Sorel, en tournée de (page 237) représentations à Bruxelles et qui n'avait pas voulu manquer cette occasion d’attirer l'attention sur sa personnalité vouée depuis si longtemps déjà à tous les vents de la publicité. Encombrée par les fleurs qu'elle avait apportées en buisson, elle prodiguait, par sa mimique et ses sanglots, toutes les marques d’un dsespoir d'autant plus imprévu que rien ne le justifiait dans la banalité des rapports de comédienne à spectateur qu'elle avait pu avoir avec notre regretté maïeur.

Aux Chambres, les problèmes nouveaux ouverts par la mobilisation faisaient la matière de longs débats, et le gouvernement, à l'affût de nouvelles ressources, s'efforçait, non sans peine, de trouver une majorité pour un projet d'impôts sur les bénéfices exceptionnels du temps de guerre, auquel beaucoup de mandataires catholiques ou libéraux reprochaient d’être excessif et confiscatoire, Le krach d'un grand établissement bancaire, le Crédit Anversois, créa. à son tour, quelque effervescence dans l'opinion et au Parlement. Les victimes de cette débâcle espéraient que le Gouvernement consentirait à faire intervenir les finances de l'Etat pour amortir le dommage. Après quelques tergiversations. le Conseil des Ministres décida de n'en rien faire. Sa décision fut prise dans une séance tenue un vendredi soir. Or, un député libéral, M. van Glabbeke, provoqua un vif émoi en révélant à la tribune de la Chambre qu'un membre catholique du Gouvernement, M. Marck, avait, dès le samedi matin. retiré les fonds qu'il avait en dépôt dans une agence du Crédit Anversois. Il résulta des explications que donna M. Marck qu'aucun grief sérieux ne pouvait lui être fait. Le retrait qu’il avait opéré par chèque était d'une somme insignifiante qui était due à un secrétaire privé pour sa rémunération périodique. D'autre part, une indisposition l'avait empêché d'assister la veille à la délibération du Conseil des Ministres, et la décision qui y avait été prise à son insu n'avait donc pu en rien influencer cette opération aussi modeste que normale. Toutefois. la passion partisane s'était déjà emparée de toute cette affaire, et M. Marck dut lui sacrifier son portefeuille, M. Pierlot prit occasion de cette démission pour réduire son équipe, que MM. Wauters, Devèze et de Man quittèrent avec M. Marck, et l'attention publique se porta de nouveau sur des réalités autrement graves : celles de la crise internationale.

Pour le 5 décembre, et conformément à l'avis de notre Directoire, le secrétaire de la Société des Nations avait convoqué à Genève, à défaut de l'Assemblée annuelle, la quatrième Commission de l'assemblée précédente. Cette commission avait dans ses attributions les questions budgétaires et administratives et était encore qualifiée pour délibérer valablement, la 19ème (page 238) assemblée (celle de 1938) n'ayant pas été déclarée close. J'avais à présider cette Commission, mais lorsque j'en ouvris la session, la brusque agression entreprise par la Russie contre la Finlande posa tout à coup pour les autres Etats membres de la Société un nouveau problème qui exigeait une prompte réponse. En effet, le Gouvernement finlandais, invoquant les articles 11 et 15 du Pacte, faisait appel à la Société des Nations. Si difficile que fût, en ce temps de guerre, la venue de nombreux délégués, il ne restait qu’à convoquer le Conseil ainsi que l'Assemblée. Le Conseil se réunit dès le 9, dans la matinée, et, comme la Belgique venait d'y être élue, l'honneur m'échut de présider ce grand Sanhédrin des Nations. M. Paul Boncour y représentait la France et le Gouvernement britannique y avait envoyé un de ses membres, M. Harold Butler, dont la personnalité physique comme l'esprit et le caractère donnaient d'emblée l’impression de la meilleure tradition classique des hommes d'Etat de la vieille Angleterre. Les autres pays d'Europe représentés au Conseil étaient la Suède, la Grèce, la Yougoslavie et la Lettonie. A côté d'eux, la Nouvelle-Zélande siégeait en la personne de son haut Commissaire à Londres, M. Jordan. la Chine en la personne de M. Wellington Koo, le plus brillant et le plus connu de ses diplomates, et le Pérou avait pour représentant M. Costa du Rels, dont j'appréciais de longue date la finesse et la distinction. Ce fut le même jour, dans une séance privée du soir, que le Conseil reçut le délégué finlandais. Le Dr Rudolf Holsti. Celui-ci exposa, en un langage sobre et émouvant, l'agression dont son pays venait d'être l'objet, et le Conseil, sur proposition que je lui en fis, décida séance tenante de saisir l'Assemblée, sur le pied du paragraphe 9 de l'article 15 du Pacte, dont l'application nous était demandée.

Qu'allait faire l'Assemblée ? Parmi les délégués. les plus sceptiques, instruits par les échecs de la sécurité collective, proposaient des formules dilatoires. Les esprits timorés engageaient les Etats qui avaient en moment la chance d'être épargnés par la guerre, à ne pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. Leur neutralité devait, à les en croire. se retrancher dans le silence et l'abstention. Enfin, et même sous couleur de préserver l'avenir et de ne pas compromettre davantage l'universalité de la ligue, quelques-uns faisaient valoir le préjudice que causerait à celle-ci l'exclusion d'une grande comme la Russie, dont la présence pourrait peut-être bientôt faciliter des conversations où les intérêts de la Paix trouveraient leur compte. La France et l'Angleterre n'étaient pas loin, semblait-il, de pencher pour ce dernier avis. Je devinais dans les réticences (page 239) de leurs délégués. je ne sais quel souci de ménager cette U.R.S.S. dont ils avaient escompté l'alliance jusqu'au 23 août. J'eus l'explication de ces réticences au cours d'une conversation avec un des hauts fonctionnaires du Foreign-Office. qui me donna le commentaire que voici du pacte germano-soviétique, dont l'annonce, à la fin d'août 1939, fut un si formidable coup de théâtre - et qui est demeuré pour l'opinion publique un véritable mystère.

« Staline et Vorochiloff, me dit-il, étaient devenus très sceptiques quant à la volonté de la France et de l'Angleterre de pousser éventuellement à fond une guerre contre Hitler. Ils étaient fortifiés dans ce scepticisme par l’attitude prise à Munich par les Puissances Occidentales et par leur inaction lors de l'écrasement de la Tchécoslovaquie, Lorsque des missions française et britannique vinrent à Moscou en juillet-août 1939, la diplomatie soviétique exigea, avant de signer un accord avec elles, que les deux gouvernements démocratiques acceptassent son plan qui était, pour les armées russes, de prendre pied dès l'ouverture des hostilités sur le territoire polonais, et de s'y maintenir même définitivement, pour pouvoir, de cette position favorable, attaquer l'Allemagne et prévenir toute offensive que celle-ci prendrait contre les Soviets. Cette prétention ayant été formellement repoussée par Chamberlain, la diplomatie soviétique avait prêté l'oreille aux propositions de Ribbentrop qui lui offrait une opération conjuguée sur la Pologne et un partage de la Pologne et des Etats Baltes. Toutefois, en signant ce pacte imprévu, Moscou entendait bien ne lui reconnaître qu'une valeur toute provisoire et se réservait machiavéliquement de se retourner contre l'Allemagne hitlérienne dans le cas où la France et l'Angleterre se décideraient à une guerre à fond. »

C'est parce que le Foreign-Office et le Quai d'Orsay savaient bien, malgré les apparences actuelles, qu'un nouveau renversement des alliances pourrait bientôt se produire, - et qu'ainsi l' Allemagne n'échapperait pas à l’obligation qu'elle avait toujours redoutée de devoir se défendre à la fois sur deux fronts, que les délégations française et anglaise se montraient en ce moment si gênées à Genève pour condamner la Russie soviétique et rendre ainsi le « recollage » avec elle plus difficile.

Mais. à peine l'Assemblée fut-elle ouverte, que chacun y ressentit, comme sous l'influence d'un souffle mystérieux de la conscience universelle, l'impossibilité de demeurer sourd à l'appel d'un Etat dont la loyauté était irréprochable et qui, se réclamant vis-à-vis des autres gouvernements d'un pacte solennel que ceux-ci avaient signé, leur demandait non pas leur aide (page 240) militaire, non pas même le vote de sanctions d'ordre économique contre un brutal agresseur, mais tout au moins l'appui moral d'un jugement impartial - qui ne pouvait, dans le cas présent, qu’être la condamnation formelle de I'U.R.S.S. Si malade que fût l'institution de Genève, quelle tare porterait-elle dans l'opinion commune et dans l'histoire si l'acte ou le geste dont elle allait prendre la responsabilité - qui sait ? peut-être un des derniers - ne devait être que l'aveu d'une carence poussée jusqu'à la lâcheté ?

Je me mis en communication téléphonique avec Bruxelles. Je sentais bien que les augures de notre département des Affaires Etrangères inclinaient pour l'abstention. Tel était aussi l'avis de notre ministre à Berne, le comte Louis d'Ursel, qui m'avait été adjoint en qualité de second délégué. Pour ma part, je ne pouvais pas m'accommoder de cette sorte de pleutrerie, à laquelle nous n'avions rien à gagner. Je déconseillai l'abstention et j'eus la satisfaction d'entendre au bout du fil M. Spaak se rallier à mon sentiment. D'autres délégations, et notamment celle des Pays-Bas. qui semblait très perplexe, se déterminèrent à prendre la même attitude que la Belgique. Très embarrassées d'abord, les délégations anglaise et française ne contrarièrent pas ce courant. Le débat à l'Assemblée, exempt cette fois de tout hors d'œuvre oratoire, fut d'une dignité et d’une sagesse impressionnante. Un ultime effort fut tenté auprès du Gouvernement soviétique pour le déterminer à arrêter I 'agression commencée. Cette démarche ayant échoué, l'exclusion de l'U.R.S.S. fut solennellement prononcée, et les considérants dont s'accompagna cette décision de l'Assemblée, confirmée par celle du Conseil, en même temps qu'ils apportaient à la Finlande le réconfort moral et l'approbation du monde civilisé, invitaient les gouvernements et les peuples à lui donner toute assistance d'ordre financier et d'ordre humanitaire. L'efficacité pratique d'un tel vote ne fut nullement négligeable, car, dans la longue et héroïque résistance de l'armée du maréchal Mannerheim opposé à l'ours moscovite déchaîné, elle vit affluer chez elle, avec le concours de volontaires étrangers accourus sous ses drapeaux. des armements, des vivres, des ambulances qui aidèrent ses soldats et sa population. Les conditions de la paix que le Gouvernement d'Helsinki obtint, lorsqu'il dut se résigner à négocier avec son puissant ennemi, en furent moins onéreuses, et peut-être eût-il été condamné à ce moment non pas à des amputations territoriales, mais à une annexion pure et simple, si le silence du monde eût seul répondu à son cri de détresse. Et si la Société Nations elle-même doit mourir d’avoir protesté contre le crime. au moins mourrait-elle en beauté.