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Souvenirs personnels (1918-1951)
CARTON DE WIART Henri - 1981

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1918-1951)

(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)

Chapitre XIII (1938)

Le Ministère Spaak - La Conférence interparlementaire de La Haye - Déclaration de la Belgique à Genève - L 'annexion des Sudètes par I'Allemagne - A Raguse, Belgrade et Sofia - Le Drang nach Osten - L'accord de Munich

(page 197) En conservant le portefeuille des Affaires Etrangères dans le nouveau Cabinet, M. Spaak n'ignorait pas qu'il éprouverait plus de difficultés qu'un autre à régler une question qui allait prendre de jour en jour un caractère plus urgent et plus aigu : celle de nos relations officielles avec le constitué à Burgos par le Général Franco.

Suivant les règles du droit international, une insurrection triomphante maîtresse d'une partie importante d'un territoire, y exerce une autorité effective et y assure l’ordre. dans des conditions qui apparaissent durables, peut prétendre aux égards que réclame un Etat souverain. A ce point de vue, la situation du Général Franco s'était suffisamment fortifiée dans les derniers mois pour que plusieurs Puissances eussent déjà accrédité auprès de lui des représentants diplomatiques. Des raisons pratiques devaient nous y engager à notre tour, car le mouvement de nos exportations et de nos (page 198) importations avec l'Espagne n'était nullement négligeable, et notre commerce pouvait, les circonstances aidant, y prendre une importance accrue. Comme la nature a horreur du vide, la politique étrangère à horreur de l'absence. Mais ces considérations passaient tout à fait à l'arrière-plan pour le socialisme belge. Celui-ci qui avait, par tous les moyens dont il disposait, encouragé et aidé les rouges d'Espagne, considérait une reconnaissance du Gouvernement Franco comme un crime contre la Deuxième et la Troisième Internationale dont les efforts étaient conjugués dans cette affreuse guerre civile. M. Vandervelde en faisait une question de principe, sur laquelle il n'entendait pas transiger. Il menaçait M. Spaak de toutes ses foudres s’il venait à fléchir.

Un autre leader socialiste, M. Camille Huysmans, qui se trouvait être à la fois bourgmestre d'Anvers et président de la Chambre des Représentants, n'avait pas hésité à faire le voyage de Barcelone pour apporter toute sa sympathie et tout son appui à Largo Caballero et à son équipe révolutionnaire. Les déclarations qu'il avait faites à la presse à l'occasion de ce voyage avaient justement irrité les catholiques belges qui assistaient depuis si longtemps, le cœur serré, aux persécutions sanglantes dont leurs coreligionnaires d'Espagne étaient les victimes au-delà des Pyrénées. A son retour, j'avais porté la question à la tribune de la Chambre. dans la séance du 10 février 1937, en reprochant au président de l'assemblée d'avoir manqué, par cette attitude partisane, aux obligations de discrétion et de convenance qui s'imposaient à un personnage officiel nanti d'une charge comme la sienne. Dans sa défense, M. Huysmans démentit les déclarations que la presse lui avait prêtées, et évita ainsi de justesse un vote qui lui ravi sans doute son fauteuil présidentiel. Ainsi, l'affaire de Burgos, avec tous ses remous prenait dans notre politique intérieure une gravité, en quelque sorte symbolique. Son importance devenait telle qu'elle étouffe à peu près dans notre opinion publique, les échos d'un grand événement international qui éclata à ce moment : l'absorption pure et simple de l'Autriche par le Ille Reich.

M. Spaak, qui comprenait personnellement la nécessité de résoudre le problème espagnol conformément aux intérêts du pays et à nos vœux, reculait de le faire pour ne pas encourir l'excommunication du Conseil Général du parti socialiste. Il faisait la navette entre son Cabinet ministériel et la Maison du peuple, s'efforçant de préparer ses amis au règlement de ce problème épineux. Toute son habileté manœuvrière et oratoire s'y dépensait sans succès. Pour gagner du temps, il imagina d'envoyer en Espagne des (page 199) agents officieux sous prétexte de missions d’informations parfaitement superflues. La droite et la gauche libérale avaient pu obtenir de lui, non sans qu'il peine, qu’il mît fin en février 1938 à la fâcheuse carence de notre représentation diplomatique au Quirinal, mais il ne se décidait pas, vis-à-vis de Burgos, à passer outre aux résistances de son parti. « Je vous suivrai, disait-il au Conseil Général socialiste. jusque dans vos folies. » En vain, le 7 avril, dans un débat au Sénat où il avait posé la question de confiance à ce sujet, catholiques et libéraux lui signifièrent-ils, par leur abstention, leur volonté d'une solution depuis trop longtemps différée. Il demeurait coincé entre son devoir de Ministre et son rôle de partisan.

Le Cabinet Janson, dont une aussi piteuse attitude ne servait pas le prestige, eut à compter en même temps avec les fâcheuses conséquences de la politique financière de M. de Man. Celui-ci avait présenté dès septembre un budget qu'il affirmait être en équilibre. Il s'en fallait de beaucoup, d'autant que les moins-values des recettes s'ajoutaient - en dépit des savantes théories sur le pouvoir d'achat, - à l'accroissement continu des dépenses ! Devant l'évidence d'un déficit, qui dépassait 2 milliards, M. de Man, tout à fait démonétisé comme ministre des Finances se porta malade en mars 1938 à la veille de la discussion de son budget et résigna ses fonctions, Pour le remplacer, M. Janson fit appel à un autre socialiste, M. Eugène Soudan, avocat de mérite et d'un commerce très agréable, mais n’ayant aucune compétence spéciale en matière financière, ainsi qu'il le fit bien voir. Car. après avoir exposé très franchement au Parlement la gravité du déficit, il se garda de procéder aux économies qui s'imposaient et conclut en confiant à une Commission parlementaire, composée de membres de la majorité, le soin d'étudier et de proposer à la création de niveaux impôts. Ce renversement des attributions et des responsabilités fut critiqué par le Bloc Catholique. Mais lorsque la Chambre eut à se prononcer le 10 mai par un vote qui engageait la confiance, le groupe démocratique chrétien méconnut les décisions qui venaient d'être prises en séance plénière de la Droite. Comme président de celle-ci, j'eus l'ennuyeux devoir de relever publiquement cette incorrection et de rappeler à M. Heyman aux exigences de la discipline. Devant le désaveu formel de la grande majorité de leur parti, les membres catholiques du Gouvernement n'avaient plus qu'à se retirer et M. Janson se décida, le 13 mai, à porter sa démission Roi.

En 48 heures, au prix d'un ingénieux chassé-croisé entre l'oncle et le neveu. M. Spaak présenta au Parlement une nouvelle équipe. qu'il eut la (page 200) sagesse de réduire à 11 membres, et dans laquelle, prenant lui-même présidence, sans portefeuille, il passait cette fois à M. Paul-Emile Janson le département des Affaires Etrangères que celui-ci lui avait confié quelques mois auparavant. La nouvelle déclaration ministérielle répudiait les méthodes de M. de Man et rendait un son très proche des desiderata de la Droite. Elle annonçait des économies sévères et proclamait qu'à défaut de modérer les dépenses d'ordre social, l'Etat entraverait l'essor économique du pays. Nous fûmes d'avis de faire une confiance « expectante » à promesses, attendant le nouveau Cabinet à leur réalisation. Nous avions d'autre part l'engagement que l'affaire de Burgos allait enfin recevoir une solution conforme à nos vues.

Les débuts du Cabinet Spaak furent heureux. M. Max-Léo Gérard, qui y avait accepté le portefeuille des Finances, fit preuve d'initiative et de courage. Il souligna les lourdes bévues commises par M. de Man qui, sous prétexte de soutenir le crédit public, avait fait acheter des obligations par le Fonds dit « de régularisation des rentes », à un taux supérieur à celui auquel elles devaient être amorties, créant ainsi par avance une perte certaine pour le Trésor. Il freina l'augmentation des dépenses et parvint en fin d'année, les devoirs de la mobilisation militaire lui servant d'argument opportun, à faire voter des impôts nouveaux, à relever les tarifs ferroviaires et à alléger pour l'Etat la charge formidable de l'assurance chômage en l'endossant aux industriels à concurrence de 65 millions de francs, sous la forme d'une contribution à ce fonds d'assurances. Il supprima l’O.R.EC., qui avait été cause de maints abus. Enfin, il s'ingénia à ramener le budget extraordinaire à des proportions plus raisonnables.


Survenant à ce moment, les vacances s'annonçaient assez paisibles. Elles me permirent tout d'abord de me consacrer à la Conférence Interdépartementaire de La Haye, dont le succès fut exceptionnel et qui, par le nombre et la qualité des délégués hollandais et belges, contribua à rendre plus étroite cette entente entre deux pays faits pour s'épauler et s'entraider. Une des questions portées à l'ordre du jour et qui provoqua d'intéressants débats : l'utilisation des richesses coloniales dans l'économie mondiale, rencontrait à la fois des revendications les plus actuelles de la politique du Reich et le souci des intérêts communs que représentait pour les Pays-Bas et pour la Belgique la mise en valeur de l'Insulinde et du Congo. L'année précédente (page 201) une sentence rendue par la Cour Permanente d'Arbitrage dans l'affaire des Eaux de la Meuse et du Canal Albert avait, en reconnaissant la thèse de la Belgique, éliminé des rapports entre les deux Gouvernements un sujet d’aigres querelles. Chacun remarqua la bonne grâce toute particulière avec laquelle la reine Wilhelmine, secondée par mon éminent ami M. Colyn, à ce moment Premier ministre, fit accueil aux nombreux Belges attirés par ces assses.

Plusieurs ministres et parlementaires des pays du groupe d'Oslo, qui s’étaient rencontrés à La Haye, se retrouvèrent quelques semaines plus tard à Genève, où, avec M. Paul-Emile Janson, j'avais mission de représenter le Gouvernement belge. Ce fut à cette assemblée que, donnant suite à une décision commune qui avait été arrêtée à Copenhague par les Etats dits nordiques, j'apportai à la tribune de la S.D.N. une déclaration par laquelle la Belgique, elle aussi, tirant la leçon des événements internationaux. Déniait à l'article 16 (relatif au fameux droit de passage) tout caractère obligatoire qui pût l'engager dans des conflits qui lui seraient étrangers. Personne ne se trompa sur la portée de cette déclaration, qui était d'ailleurs attendue. Tous les esprits étaient préoccupés à ce moment des menaces que faisait planer sur la paix de l'Europe la question des Sudètes. La radio avait diffusé le 12 septembre un discours du Führer à Nuremberg, qui retentissait comme un redoutable « garde à vous » ! Liées par leurs engagements va-à-vis de la Tchécoslovaquie, la France. l'Angleterre, la Russie, - sans compter les deux autres Etats de la Petite Entente - allaient-elles assister, l'arme au pied, à l'annexion de ce riche district ? Comme elles avaient subi au mois de mars. l'annexion de l'Autriche ? Si les Puissances démocratiques intervenaient. n'était-il pas à craindre que la Belgique ne servît de chemin ou de champ de rencontre pour les armées ?

Pour ma part. je ne croyais pas cependant qu’une conflagration européenne pût se déclencher propos des Sudètes. Le rapport de Lord Runciman démontrait à ceux qui n'en étaient pas informés le caractère germanique de ces populations des Sudètes et leur désir d'un rattachement au Reich, désir que, depuis l'Anschluss, et non sans avoir été attisé de toutes manières par Berlin, s'y manifestait de plus en plus vivement. Pouvait-on croire que les Puissances démocratiques, qui avaient mis à la base des traités d'après- guerre, le droit pour les peuples de disposer d'eux-mêmes, déterminassent leurs Parlements et leurs armées à tous les sacrifices et à tous les risques de la grande aventure pour faire obstacle aux vœux des Sudètes ? Je le croyais d’autant moins que mes conversations avec les représentants des Gouvernements (page 201) garants - réunis à Genève. - me révélaient leur souci mal dissimulé de tirer leur épingle du jeu, Mon sentiment sur ce point était tel que je n'hésitai pas, tandis que l'assemblée se séparait dans l'inquiétude et dans la fièvre, à donner suite à l'invitation que m'avaient adressée les Parlements de Belgrade et de Sofia de leur rendre visite afin de leur exposer la conception que s'était faite I 'Union Interparlementaire des devoirs qui lui étaient imposés par la tension internationale. Accompagné de ma femme, et rejoint en cours de route par M. Léopold Boissier et par mon ami et collègue du Conseil Interparlementaire, le baron Lang, président de la Commission des Affaires Etrangères de la Chambre hongroise, je m 'embarquai à Venise et, après avoir longé la côte dalmate, atteignis cette ville de rêve qui s'appelle Dubrovnik après s'être si longtemps appelée Raguse. Une délégation du Parlement yougoslave nous y accueillit conduite M. Popovitch Kosta, vice-président du Sénat. Parmi les derniers estivants qui se trouvaient à Raguse, je rencontrai le Dr. Walter Funck, ministre de l'Economie du Reich. dont la présence là-bas. et en ce moment, me confirma dans la pensée que l'heure du Dieu Mars n'avait pas encore sonné. Que dirai-je de la leçon de sérénité que nous prodiguait la féerie de ce site enchanteur ? Suivant une vieille habitude, dont je puis faire ici l'aveu, je ne manquai pas d'en traduire l'impression sous la forme d'un sonnet qui vaut bien à mes archives une épreuve de Kodak. Cette manie ne comporte aucun outillage encombrant, et je la recommande aux voyageurs comme une excellente recette pour occuper innocemment leurs insomnies dans leur couchette de cabine ou de wagon-lit.

Au Comte Louis de Voinovitch

Estampé sur la mer, le château de Raguse

Forme un dur avant-plan à l'horizon soyeux.

Il m évoque ces jours de vaillance et de ruse

Où Venise et l'Islam se mesuraient entre eux.

Souvent je t'ai conduite, ô ma fidèle muse,

Par les mille chemins. farouches ou joyeux,

Où la beauté du monde, à ton gré se refuse

Ou consent à s'offrir à mon esprit curieux.

(page 203) Si tu m’en crois, amie, ici faisons escale,

Abritons-nous du froid, du bruir, de la rafale,

En ce havre fleuri, romantique et vermeil.

Ensemble allons voguer au dédale des îles

Dans les croupes là-bas s 'étirent en reptiles

Dans un bain d'indigo tout vibrant de soleil.

Contrastant avec la sérénité de ce paysage, les informations diffusées par les haut-parleurs entretenaient en ce havre romantique une nervosité dont témoignaient tous les propos.

Tout en déclarant que son gouvernement ne pourrait prendre sur lui d'entraîner la Grande-Bretagne dans la guerre pour la défense de la Tchécoslovaquie, Neville Chamberlain ajoutait à la radio que, s'il était convaincu que quelque nation fût déterminée à dominer le monde par la crainte qu'inspirait sa force, il serait d'avis qu'il faudrait lui résister.

A l'appui de ses paroles, et tout en se disant prêt à se rendre pour une troisième fois en Allemagne, il annonçait la mobilisation de la flotte. Le War Office lançait un appel réclamant 25.000 femmes pour assurer les services auxiliaires de la défense. Des batteries anti-aériennes étaient installées en divers points de Londres. Franklin Roosevelt câblait à Hitler un second message, direct et émouvant, le mettant en face de toutes les conséquences que pourrait avoir un recours à la force. De Belgique, on annonçait le rappel de plusieurs classes et la réquisition des camions automobiles.

Hitler avait fixé la date du 1er octobre comme le terme extrême de son impatience.

Pendant la journée du 28 septembre, la nouvelle nous parvint qu'à la suite de la suggestion que l'Angleterre avait faite à l'Italie, et à l'intervention de celle-ci, une suprême entrevue aurait lieu le jeudi soir à Munich entre le Führer et le Duce, M. Neville Chamberlain et M. Daladier. Qu'allait-il sortir de cette rencontre ?

La foule écoutait toutes ces nouvelles. massée sur la terrasse du vieux château formant promontoire sur la mer.

Le jeudi 29, nous traversions les montagnes pelées de l'Herzégovine, pays âpre et désolé, où de loin apparaissaient quelques troupeaux gardés par des femmes filant la quenouille ou quelques petites fermes isolées auprès de puits couverts, comme ceux de la Puzta hongroise.

(page 204) Vers midi, après avoir passé par d'innombrables tunnels, le train déboucha en Bosnie où le paysage se fit plus riant. Nous devions nous arrêter cependant quelques heures à Sarajevo où le slavisme et l'Islam ont, plus que partout ailleurs, conjugué leurs mœurs et leurs traditions. Tandis que le sort de la guerre ou de la paix se décidait à Munich, une coïncidence curieuse nous trouvait en cette ville où fut perpétré l'assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, attentat qui avait marqué le début du cataclysme mondial.

Le soir, quand nous partîmes pour Belgrade, les sirènes se mirent à mugir et l'électricité fut coupée. Des gens croyaient déjà à la guerre commencée. En réalité, il s'agissait d'un exercice brusqué de la défense anti-aérienne.

Dans le train officiel mis à notre disposition, nous entendîmes le pathétique appel à la paix que Pie XI, adressait aux conducteurs des peuples. Au matin, arrivant dans la capitale, nous apprenions la signature de l’accord de Munich, qui comportait la cession pure et simple des Sudètes à l'Allemagne...

Le Gouvernement de Prague, sur lequel les grandes puissances avaient fait pression, n'avait qu'à s'incliner. C'est qu'il se résigna à faire, non sans envoyer au monde ses protestations contre une décision qui avait été prise d'une manière unilatérale et sans sa participation. Aussitôt, d'ailleurs, la Pologne réclamait à son tour, et sous menace, l'annexion du district de Teschen.

Quelle devait être la réaction de ces événements à Belgrade ? Nous pûmes nous en rendre compte dès nos premiers entretiens avec les membres du gouvernement et du parlement. Ils voyaient avec une évidente satisfaction l'orage se dissiper. Nul doute, d'ailleurs, que le gouvernement yougoslave eût assisté en simple spectateur à l'opération militaire dont le Reich menaçait la Tchécoslovaquie.

Le pacte de la Petite Entente, qui avait été renouvelé le 16 février 1933, proclamait bien la solidarité de la Yougoslavie, de la Roumanie, de la Tchécoslovaquie dans les discussions internationales. Il y était stipulé que, dans ces discussions, la Petite Entente agirait comme une seule entité. Mais, en fait, l'accord tripartite n'avait qu'une seule pointe : la défense commune contre la Hongrie.

Je devais être confirmé dans cette conviction par les informations de mon ami et collègue le baron Balthazar Lang, président de la commission des Affaires Etrangères de la Chambre hongroise. Ce parfait gentilhomme, ancien aide-de-camp de l'empereur François-Joseph et qui avait terminé la guerre 1914-18 en qualité de général partageait le sentiment de soulagement que l'accord de Munich devait provoquer dans le monde entier. Hitler ne venait-il de proclamer que sa dernière revendication en Europe était satisfaite et les peuples angoissés ne se raccrochaient-ils pas à cette déclaration solennelle ?... Il ne me cacha pas, toutefois, que la Hongrie entendait bien récupérer, à la faveur des événements, un morceau de la Slovaquie et cette revendication fut, en effet, soumise sans retard un arbitrage Ciano-Ribbentrop.

Ce grand magyar était à mes côtés lorsque je pris la parole, le 30 septembre, au Parlement yougoslave, où je ne manquai point de choisir pour thème le rôle difficile des petits et moyens Etats dans la vie internationale.

Quelques visites que nous fîmes dans les environs, notamment à Oplennac et au grandiose monument d'Avala où éclate tout le génie du scupteur Mechtrovitch, une réception chez l'archevêque orthodoxe de Batchka, en cette région de Nosvisad où l'élément germanique est resté très dense, un grand dîner offert par le président du Conseil, M. Stoyadinovitch, conformèrent l'impression que nous avaient laissée deux voyages précédents : dans ce pays si varié et de quelque 12 millions d'habitants, le patriotisme, qui est ardent, doit compter avec de profondes différences de culture, de religion et d'aspirations entre les Serbes, les Croates et les Slovènes. Il s'en dégageait un malaise qui énervait singulièrement l'autorité du cabinet au pouvoir.

Au moment où s'achevait notre séjour à Belgrade, le docteur Walter Funck y arrivait lui-même sur nos talons. Les déclarations qu'il fit aussitôt à la presse dissimulaient pas, tant s'en faut, l'empressement du Reich à vouloir tirer parti de son nouveau succès et battre le fer tant qu'il était chaud. « Ma visite, insistait-il, n'a pas de but politique. Mais une chose est claire. La politique économique ne peut être séparée de la politique générale. Bien au contraire, elle doit s'y adapter. Notre programme comporte l'augmentation de la production tous les pays du Sud-Est de l'Europe. L'Allemagne est le meilleur acheteur de leurs produits. Ces pays constituent le meilleur débouché pour les produits allemands. Ainsi la structure économique de l'Allemagne et celle des pays de l'Europe du Sud-Est se complètent. L'Allemagne est aujourd'hui le pays de la plus grande production : elle produit un plus grand nombre de tonnes d'acier par an que les Etats-Unis. Notre commerce est le plus développé. Nous nous sommes libérés de l’influence de l'économie mondiale et sommes indépendants. »

(page 206)

Au mois d'août précédent, la Yougoslavie et la Bulgarie venaient de signer un pacte d'amitié à Bled. Les frictions entre les deux gouvernement avaient été fréquentes, et, parmi les sujets de discorde, se trouvait le désir de l'un et l'autre des deux Etats de s'assurer un accès à la mer Egée.

J'étais curieux de connaître le climat de la Bulgarie au regard de la politique d'hégémonie allemande dans les Balkans.

Le gouvernement bulgare était présidé à ce moment par M. Kiosservanov, qui nous apparut un homme cultivé et clairvoyant, Il était assurément d'un commerce plus agréable que le Premier ministre Stambouliski, que j'avais reçu à ma table en 1921, lorsqu'il rendit visite officiellement au gouvernement belge. Stambouliski, chef du parti paysan, avait été emprisonné par Ferdinand de Bulgarie dont il s'était vengé ensuite en l’obligeant à abdiquer. Après avoir exercé une véritable dictature, celui-ci avait lui-même disparu dans une tragédie politique. Le Roi Boris m'en raconta les péripéties lorsque, après que j'eusse parlé au Sobranié, il me reçut au Palais.

Par sa connaissance des hommes et des choses. par le charme et la cordialité de son accueil, le Roi Boris méritait le renom de diplomate et de monarque très moderne qu'il s'était acquis et qui ajoutait à sa popularité, qui me parut solide.

A la fin d'octobre 1930. je m'étais trouvé par hasard à Assise le jour même où se célébrait, en cette délicieuse cité d'Ombrie, son mariage avec la Princesse Giovanna de Savoie. Le Roi regrettait que, pour avoir sur le mauvais cheval, au cours de la guerre de 1914-18, le peuple bulgare eût perdu à la fois la Dobroudja et l'accès à la mer Égée. Il voyait, avec une anxiété qui paraissait sincère, l'influence de I 'Allemagne primer de plus en plus dans son pays, celle des Puissances occidentales et surtout celle de la France. Dans sa mentalité et ses propos se traduisait une sympathie latine non dissimulée. Il savait gré à Franchet d'Esperey d'avoir évité, à la fin de sa campagne d'Orient, que d'autres forces que les troupes françaises n'entrassent à Sofia.

Au point de vue économique, malgré la crise mondiale, la situation de la Bulgarie était en ce moment privilégiée, à la faveur de cette loi naturelle qui veut que les cours des denrées alimentaires et des produits d'élevage soient plus résistants que ceux des matières premières de l'industrie. Juste revanche des pays agricoles.

Avec une très grande liberté de langage, le Roi me fit d'abord l'exposé de toutes ses difficultés dans la vie nationale où les querelles des partis le (page 207) soumettaient à de dures épreuves. Passant aux complications extérieures, il me demanda ce que je pensais de l'accord de Munich. Comme je plaignais le sort de la Tchécoslovaquie, obligée, sous la pression des Puissances dont elle escomptait l’appui, de subir l'amputation de plus de trois millions de ses habitants. il me répondit : « Comment aurait-elle pu faire autrement ?... Dieu est bien haut et la France est bien loin. » Puis, évoquant un souvenir littéraire : « Vous rappelez-vous. me dit-il, l'histoire de Boule de Suif, que Maupassant a contée dans les Soirées de Medan. Au pays normand, l'invasion allemande de 1870, un groupe de voyageurs est massé dans une diligence. Ils cherchent à fuir devant l'ennemi et à gagner une région plus calme. Parmi eux se trouvent des gens de toutes conditions : de dignes bourgeois, une respectable douairière. un magistrat, deux bonnes sœurs et, dans un coin de la voiture. faisant mine de réprouvée, une grosse fille de petite vertu. trop connue à Rouen sous le nom de Boule de Suif. A la traversée d'un village, la diligence a la surprise d'être arrêtée par un poste allemand avancé. Celui-ci laissera-t-il la diligence poursuivre sa route ? Après avoir fait comparaître les voyageurs, un officier prussien donne clairement à entendre à Boule de Suif que la diligence ne passera pas sans qu’elle ait d'abord consenti à lui dispenser ses faveurs. La grosse fille, bonne Française, se révolte contre un tel marché, Grand émoi des autres voyageurs dont le sort est ainsi tenu en suspens et qui, discrètement d’abord, puis de plus en plus pressants, lui font comprendre que, dans l’intérêt commun, elle doit se résigner. La pauvre s'étant, bien à contre-cœur, laissée convaincre, la voiture repart, mais sans que personne sache gré à la victime de son sacrifice. »

Ayant ainsi tiré la moralité de l'aventure des Sudètes, le Roi ne me cacha pas ses inquiétudes. Il voyait l'avenir sous les couleurs les plus sombres.

Quelques excursions au cœur de la Bulgarie parmi les montagnes et les plaines, la visite de la petite église de Bagiana avec ses fresques antérieures de plus d'un siècle à celles de Giotto, un bref contact avec la poésie populaire, devaient me révéler tout ce que les mœurs de ce peuple robuste conservent d'original et parfois de farouche.

Le jeudi 6 octobre, par des routes ressemblant souvent à des fondrières, nous allâmes voir le curieux monastère de Rillo. traversant tour à tour des cultures de tabac, des champs de fougères arborescentes et des pâturages gardés par de grands chiens-loups qui se précipitaient sur notre voiture, puis le suivaient en galopant. Ce monastère, qui est aussi une sorte de caravensérail fortifié, je ne puis mieux faire, pour essayer d'en décrire (page 208) l'aspect, que de m'en référer au modeste sonnet que m'inspira sa visite :

Comme au creux d'une main ravinée et géante,

Le vieux couvent repose aux replis des Balkans.

Accolée au portail, sa grosse tour branlante

A vu s'entretuer chrétiens et mécréants.

Quelques moines barbus à la toison luisante

Offrent la sainte icône aux baisers des enfants.

Sous la coupole d'or, leur prière qui chante

Mêle son obsession à celle de I 'encens.

 

Les dalles de la cour que les herbes sertissent

Restent chaudes encore et les lézards s'y glissent

Bien que tombent déjà le soir et sa douceur.

Nous roulons dans la plaine. Elle est inquiète et sombre.

Chaque troupeau qui dort lance sur nous dans l'ombre.

Un molosse sauvage hurlant avec fureur.

 

Tout au long du retour à Bruxelles, par Budapest et Vienne, nous devions éprouver le voisinage d'un autre molosse aux crocs redoutables. La politique de Munich achevait son œuvre. Il n'était plus question déjà du plébiscite auquel avait été subordonnée la cession des Sudètes et, le 5 octobre, Bénès avait cédé la place à Hacha.

L'Italie, qui s'était proposé un vaste programme d'influence dam le Sud-Est européen, devait déchanter. La seule entreprise qu'elle essaya d'opposer au « Drang nach Osten » consistait à favoriser la constitution d'un bloc polonais-hongrois-roumain pour contenir l'expansion de sa terrible alliée. Non seulement la dislocation de la Tchécoslovaquie, complétant l'Anschluss, attribuait au Reich, en quelques mois, 10 millitns de nouveaux sujets avec un accroissement de quelque 1000.000 kilomètres carrés de territoire, mais le 30 septembre 1938 avait marqué un véritable séisme dont toute l'Europe centrale et orientale subissait les secousses.

Dans sa course de la mer du Nord à la mer Noire, le Reich, disposant du Danube, s'était assuré la maîtrise de ces riches régions que Francis Delaisi appelle : la seconde Europe.

A Vienne, je trouvai l'ancienne capitale de la monarchie dualiste (page 209) pavoisée de drapeaux et d'oriflammes à la croix gammée, Il me sembla bien, d'ailleurs, que l'enthousiasme y était superficiel et de commande. Il était aisé de s'en rendre compte dès qu'on prenait contact avec l'un ou l’autre habitué du Ring qui osât parler. Ce peuple, à l'encontre du Prussien, a le sens de la mesure, de l'art et de l'humanité. Dans sa grande masse, il demeurait réfractaire à l'évangile nazi et à ses méthodes, à tel point qu'au spectacle des odieuses brutalités dont les Juifs étaient sous ses yeux les victimes, il s'était, par réaction, corrigé d 'un certain antisémitisme auquel il était enclin.

Toutefois, la dislocation de la Tchécoslovaquie n'était pas pour lui déplaire. Il y voyait une sorte de revanche de l'humiliation éprouvée en 1918 et escomptait pour Vienne un rôle central dans la multiplication des échanges entre les pays des Balkans et l'industrie allemande.

Nul doute que toutes ces régions du Sud-Est n'auraient pas eu la force ni la volonté de s'opposer à l'impérialisme hitlérien. Il faut se rapporter à cette date pour comprendre ce que fût devenue la puissance du IIIème Reich si Hitler, enivré par son succès de Munich, n'avait pas cédé, un an plus tard à « cet esprit d'imprudence et d'erreur, de la chute des rois, funeste, avant-coureur. »

En Belgique, quand j'y rentrai, l'alerte était encore vive. Des mesures militaires avaient été prises en hâte pour parer à tout danger. Ce fut dans les remous de cette inquiétude ressentie qu'eurent lieu, dans tout le pays, les élections communales du 9 octobre où communistes, rexistes et nationaliste-flamands, que leurs idéologies respectives avaient rendus suspects de complaisance pour les méthodes de Berlin, mordirent la poussière, tandis libéraux et catholiques regagnaient à peu près ce qu'ils avaient perdu aux élections législatives de 1936.