(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)
Incidents Sap-van Zeeland - L'élection van Zeeland - Degrelle - A Rome - Le front populaire en France - Conférence contre le Terrorisme - Ministère P.-Emile Janson
(page 187) Au début de 1937, si la politique extérieure du gouvernement ne soulevait guère d'objections au Parlement, il n'en était plus du tout de même de sa politique financière, livrée à la merci d'un Ministre socialiste, M. Henri de Man. Les méthodes de prudence dont s'était entourée, l'année précédente, l'opération de la dévaluation monétaire, avent été bientôt abandonnées par lui comme trop timides. La précieuse réserve, que devait constituer la « valeur » des écus rognés à ce moment, et par la réévaluation de l'encaisse or de la Banque Nationale de Belgique, représentait environ 2 milliards 800 millions de francs, se volatilisait vue d'œil. Des offices ou Organismes nouveaux, dits parastataux, et notamment l’Office de redressement économique, qualifié I'O.R.E.C. étaient chargés de répartir ces disponibilités entre les communes et les entreprises industrielles. Cette répartition manquait d'impartialité et la direction de ces organismes assurait aux amis des Ministres de véritables prébendes, sans que leur activité. qui était soustraite à un sérieux contrôle, répondît (page 188) pratiquement aux promesses de leur création. Un militant d’extrême-gauche, M. Renier, ancien chef de gare des chemins de fer de l’Etat, révoqué quelques années auparavant pour avoir organisé une grève de cheminots, était appelé à la présidence de la Caisse Générale d’Epargne et de Retraite. Lorsque des mandataires de la droite modérés, tels que M. Carton de Tournai au Sénat et M. Emmanuel Dewinde à la Chambre, s'employaient courageusement à combattre l'excès des dépenses publiques, ils étaient taxés d'être « vieux jeu » et de ne rien comprendre à l’économie nouvelle ! Celle-ci, à grand renfort de théories pseudo-scientifiques empruntées aux modes allemandes ou au New Deal américain, prétendait qu'à s'efforcer classiquement de réduire les dépenses au niveau des recettes diminuées, l'Etat n'aboutissait qu'à provoquer un nouveau fléchissement des rentrées. Le nouveau style, - dont s'accommodait à merveille la clientèle du parti socialiste, - consistait à développer le pouvoir d’achat des masses afin de hausser théoriquement les recettes jusqu'à l'étiage des dépenses. En même temps, dans l'ordre administratif, des limites d’âge, ingénieusement calculées pour satisfaire quelques appétits impatients, condamnaient à une retraite prématurée des fonctionnaires et agents de grand mérite. C'est ainsi que l'âge de la retraite des gouverneurs de province fut arbitrairement fixé à 67 ans, afin de permettre la nomination à Namur de M. Bovesse. ministre libéral de la Justice, et à Liège d’un député socialiste, M. Mathieu.
L'étoile de M. Paul van Zeeland n'avait plus son éclat des premiers jours, et bientôt une offensive furieuse, menée contre le Premier ministre par M. Gustave Sap, provoqua des incidents passionnés. Sous prétexte d 'interpeler le Gouvernement sur les conclusions d'une commission d'enquête chargée d'éclaircir les manœuvres boursières dont la dévaluation de 1935 avait été l'occasion, M. Sap reprocha au Premier ministre d'avoir cumulé ses émoluments de vice-gouverneur de la Banque Nationale avec son traitement ministériel. M. van Zeeland s'en défendit avec émotion, affirmant, à la tribune de la Chambre, le 16 mars 1937 : « Depuis que je suis au Gouvernement, je n'ai pas touché un centime de rémunération de n'importe où, à n’importe quel titre, ni directement ni indirectement. en dehors de ce que l'Etat me paye. » Ce débat se termina par le vote d’un ordre du jour qui recueillit 120 voix contre 13 voix rexistes. L'ordre du jour, tel que l'avaient proposé les présidents des groupes de la majorité, se bornait à approuver les déclarations du Gouvernement, mais un amendement, introduit au dernier moment par M. Fieullien, y avait une (page 189) protestation « contre les insinuations calomnieuses dont M. van Zeeland avait été l'objet. » Exclu de la droite à la suite de ses attaques contre le Premier ministre, M. Sap ne trouva rien de mieux que d'intenter à quelques-uns de ses collègues, dont j'étais, en ma qualité de président de la droite, une action en dommages-intérêts, dont la Cour d' Appel de Bruxelles ne devait pas tarder à le débouter. Tenace jusqu'à l'opiniâtreté, M. Sap ne s’avoua pas battu. Au mois de septembre suivant, armé d'un dossier savamment préparé, il interpella derechef le gouvernement, cette fois, sur des irrégularités commises à la Banque Nationale. Il résultait des nouvelles précisions qu'il apporta à la tribune que la Direction de la Banque Nationale avait constitué depuis quelques années, au profit de ses membres, dont les traitements étaient singulièrement plantureux, un fonds clandestin, sorte de « cagnotte » à partager entre eux à titre de suppléments. La Direction y avait notamment versé les 10 p. c. de réduction que les directeurs avaient consentis sur leurs traitements en janvier 1935, à un moment où tous les fonctionnaires publics et les Membres du parlement eux-mêmes, prenant leur part de la détresse du Trésor, avaient subi ou accepté ce sacrifice d'un dixième. Il se dégageait de ces informations qu'en 1934, pendant les quelques mois où M. van Zeeland avait été associé avec M. Sap au Cabinet de Broqueville, il avait perçu sur les fonds de cette cagnotte une somme de 330.000 fr. qu'il avait négligé de déclarer au fisc. M. van Zeeland répondit, que si, au mois de mars précédent, il avait affirmé, au pied levé, n'avoir pas touché un centime depuis son entrée au Gouvernement, cette affirmation ne s'appliquait, dans sa pensée, qu'à la période écoulée depuis qu'il était devenu Premier ministre, en mars 1935. Il ajouta que s'il s'était abstenu de déclarer ces 300,000 fr. au fisc, c'était parce qu'il les avait répartis entre ses collaborateurs pour des fins d'intérêt public. Néanmoins, ceux qui au mois de mars, - et j'en étais - avaient pris la défense du Premier ministre furent très désagréablement surpris d'apprendre qu'à ce moment on leur avait caché une partie de la vérité. La Direction de la Banque Nationale ne sortit pas grandie du débat, non plus que M. van Zeeland, encore que personne ne pût méconnaitre le désintéressement dont celui-ci avait fait lorsqu'il avait abandonné sa situation de vice-gouverneur de la Banque, solide et lucrative, pour le traitement beaucoup plus modeste et sans lendemain que l'Etat belge allouait à ses Ministres. De toutes les enquêtes et révélations qui firent la lumière sur ces déplorables combinaisons, il apparut d'ailleurs que le principal fauteur de ce système de rémunération clandestine était le Gouverneur même de la Banque, M. Louis (page 190) Franck, que son ancien collaborateur, M. van Zeeland. n'avait pas voulu découvrir, et qui vint à mourir au cours de ces débats.
Ce fut entre ces deux interpellations de M. Sap qu'éclata un curieux épisode de notre vie publique, qui montra bien à quel point la popularité du rexisme manquait de profondeur. S’inspirant d’un exemple que M. Spaak lui avait donné deux ans auparavant, M. Léon Degrelle renonça tout à coup à son mandat de député, afin de provoquer de la sorte, dans l'arrondissement de Bruxelles, une élection partielle. Il comptait bien qu'un véritable plébiscite se produirait sur son nom. Cette consultation inattendue, avec la fièvre inévitable qu'elle annonçait, pouvait être le signal d'une vague de fond qui ébranlerait les institutions du pays. A la suite d'un entretien que j'eus aussitôt à ce sujet avec M. Spaak, et où nous nous mimes d’accord pour reconnaître que la candidature du Premier Ministre serait la meilleure de nature à rallier les éléments de droite et de gauche, M. van Zeeland accepta courageusement le risque de se présenter aux électeurs, les invitant ainsi à choisir entre le rexisme et notre conception traditionnelle de l'Etat.
Afin de bien marquer le caractère que la droite entendait donner à cette élection, je justifiai notre adhésion à la candidature de M. van Zeeland par une simple formule qui éveilla aussitôt un grand écho : « Vive la Constitution ! »
La campagne électorale était déjà fiévreuse quand je dus m'y soustraire pour quelques jours, appelé à Rome par une session du Conseil de l’Union Interparlementaire que je devais présider. L'atmosphère de la Ville Eternelle que j'avais connue - et tant aimée - pour sa sérénité et sa douceur spirituelle, m'y parut gâtée de plus en plus par les méthodes et le style d'un fascisme orgueilleux et brutal. Cette sorte de légèreté insouciante, cette « gentillezza », qui sont le charme du caractère italien disparaissaient sous le badigeon d'une sévérité farouche, propre, croyaient les dirigeants du nouveau régime, à impressionner les étrangers. Au cours d'un dîner officiel qui nous fut offert, le Comte Ciano, Ministre des Affaires Etrangères, dont j'étais le voisin, ne me cacha pas le vif intérêt qu'il prenait à ce duel van Zeeland-Degrelle. Toutes ses informations lui certifiaient, assurait-il avec suffisance, le succès du rexisme. Celui-ci jouissait manifestement des actives sympathies du fascisme, et son organe quotidien Le Pays Réel était même ce moment le seul de langue française qu'on pût se procurer dans les kiosques de la Ville Eternelle. Nous eûmes d'ailleurs plus tard la preuve que la (page 191) campagne était en partie alimentée par les fonds secrets du gouvernement italien.
Je ne m'attardai guère à refroidir les espérances du gendre du Duce, préoccupé que j’étais, en ce moment, de devoir m’acquitter d’une tâche inattendue, qu'un avis de la direction du protocole venait de m'assigner. Il s’agissait de porter la santé du Chef de l'Etat. Rien de plus simple en temps normal. Mais nous étions au lendemain de la conquête abyssine et S. M. Victor-Emmanuel venait d'ajouter à son titre de Roi d'Italie celui d'Empereur d'Ethiopie. Les puissances sanctionnistes, représentées à ce dîner par des personnalités officielles - l'Angleterre, la France et la Belgique étaient du nombre - se refusaient, à tort ou à raison, à reconnaître ce nouveau titre impérial. Plutôt que de s'y résoudre, plusieurs d'entre elles étaient même sans ambassadeur ou ministre accrédité au Quirinal. D'autre part, comment manquer aux convenances dues à un Gouvernement qui nous accueillait aimablement ? Les convives me guettaient du coin de l'œil. Fût-ce l'atmosphère romaine si propice à la combinazione, qui m'inspira dans ma perplexité ? Je levai solennellement mon verre « aux Augustes souverains de l'Italie, à qui l'hommage reconnaissant de leur peuple a décerné les titres d'Empereur et d'Impératrice d'Ethiopie ! » Ainsi le cap dangereux était doublé, et chacun fut - ou parut satisfait.
Mon initiative fit école, car la formule diplomatique dont j'avais ainsi fait usage fut bientôt reprise par plusieurs Etats. lorsqu'il leur fallait accréditer leurs représentants au Quirinal.
Rentré vingt-quatre heures plus tard à Bruxelles, j'y trouvai l'agitation électorale montée au paroxysme. La bataille des affiches et l'âpreté de la propagande y rappelaient cellès d'un scrutin présidentiel aux Etats-Unis. « Pour la Paix Intérieure. Pour l'entente entre les bons citoyens. pour le respect de nos libres traditions », telle était la signification qu'avec M. Paul Zeeland nous entendions attribuer à cette sorte de référendum populaire.
Le résultat du 11avril nous donna raison, plus encore que nous ne l’avions prévu : M. van Zeeland obtint 275.844 voix, tandis que Léon le suivait de très loin avec 69.242 suffrages ! Degrelle avait d'ailleurs commis l'imprudence de se réclamer de l'appui au moins tacite du clergé, ce qui lui avait valu une énergique riposte du cardinal Van Roey, réprouvant sa candidature. Cette journée rendit au pays un calme dont il avait besoin. Mais pas pour longtemps... Car la solidité du Cabinet reçut un nouveau choc par le choix que M. van Zeeland fit de M. Victor de Laveleye comme ministre de la Justice, au grand dépit du parti libéral qui souhaitait (page 192) un autre représentant au sein du gouvernement. Puis l'autorité du ministre fut sérieusement atteinte par le rebondissement des incidents de la Banque Nationale qu'une polémique passionnée ne s'arrêtait point d’exploiter.
Je me trouvais à La Haye à la fin de mai lorsque se dénoua, par l'abdication d'Édouard VIII, ce drame où la vie sentimentale du souverain s'était si curieusement opposée au sens de la dignité et du loyalisme britannique. Les discours de Baldwin et celui d'Édouard VIII lui-même que nous entendîmes à la radio étaient tout pénétrés d’émotion contenue et de grandeur.
Cette même saison fut marquée à Paris par une Exposition Internationale établie à grands frais sur les rives de la Seine et à laquelle la politique du Front Populaire, alors régnant, fit beaucoup de tort, notamment en en retardant l'ouverture, au-delà de tout ce qui était raisonnable, par les revendications outrecuidantes et toujours renaissantes de quelques meneurs de syndicats. Je fus à plusieurs reprises à cette grande foire, d'autant que la participation belge y avait été particulièrement bien soignée. Son succès et l'accueil chaleureux que la population parisienne fit au Roi des Belges lors de sa visite contribuèrent à dissiper quelque peu le nuage causé par l'annonce de notre nouvelle politique « réaliste ». M. Léon Blum. Président du Conseil des Ministres, que je rencontrai à maintes reprises pendant cette période, soit à Paris, soit à Genève, s'efforçait, sans trop y parvenir, de concilier les consignes de ses cohortes révolutionnaires qui, en dressant le poing fermé, le conviaient « à l'action » avec les intérêts supérieurs de la France dont il avait la responsabilité. Dans le privé, il faisait preuve d'une intelligence raffinée, mais ses doctrines et ses goûts d'avant-garde révélaient une âme révolutionnaire et une culture imprégnée de l'esprit sémitique beaucoup plus que de la vieille tradition française. Au cours d'un déjeuner qu'il nous offrit à Genève, aux Bergues, et auquel assistait M. Anthony Eden, il nous expliqua longuement pourquoi il mettait Marcel Proust au-dessus de tous les écrivains contemporains. M. Eden n'était d'ailleurs pas moins féru de l'auteur du « Temps perdu. »
Aux côtés de M. Léon Blum, le ministre des Affaires Etrangères. M. Yvon Delbos, donnait dans le concert gouvernemental une note personnelle qui, par comparaison, m’était plus sympathique. Son mérite n'était pas mince d'avoir pu déterminer ses collègues à le suivre dans sa politique de non-intervention vis-à-vis de la guerre civile espagnole, à ce moment déchaînée dans toute sa fureur. Mais se rendait-il suffisamment compte que (page 193) la France n'était pas ou n'était plus l'arbitre de la paix et de la guerre et qu’elle risquait gros à vouloir régenter toute l'Europe ? On en peut douter, puisque ce fut lui, en cette année 1937, qui étendit encore les obligations de la France envers la Tchéco-Slovaquie. Toutefois, le langage qu'il tint aux délégations réunies à Versailles à l'occasion de la Conférence Interparlementaire parut empreint de modération et de sagesse. Je me trouvais, pour ma part, bien disposé à l'entendre, éreinté que j'étais d'avoir accompagné, pendant plus d'une heure, le Président de la République sur les immenses toitures du château de Versailles. qui venaient d'être réparées et dont le magistrat de la France avait voulu me faire les honneurs. Cette longue promenade sur le zinc surchauffé, par un ardent après-midi de juillet, - en redingote et haut de forme, était-elle une autre sorte d’hommage au Roi Soleil ? J'y admirai en tout cas la dignité et la conscience apportées par le président Lebrun dans ses moindres devoirs.
Dans les entretiens que j'eus à ce moment soit avec le président Lebrun, soit avec d’autres personnalités françaises. j'étais frappé, une fois de plus, du contraste entre les sentiments du « français moyen » qui demeure au fond de son âme, très traditionaliste et attaché à ce qu'on appelle la valeur spirituelle, c'est-à-dire, à l'idée religieuse et familiale et, d'autre part, la néfaste politique du front populaire qui entraînait cette belle nation à une évidente décadence. Décadence intellectuelle et morale qui suit, selon toutes les lois de l'histoire, la décadence politique et militaire. L'explication d’un tel phénomène se découvre. pour une bonne part, dans le désarroi politique de beaucoup de beaucoup de bons Français demeurés enlisés dans le souvenir sentimental et le stérile regret des régimes anciens. Ils ont ainsi laissé le champ libre à des adversaires férus à la fois d'athéisme et d'internationalisme. C'est grâce ceux-ci, soutenus par les loges, que la France a vu se multiplier des écoles primaires où le sabre et le goupillon sont à la fois dénoncés aux jeunes générations. Aujourd'hui sur 110,000 instituteurs primaires, 50.000, me dit-on, sont socialistes, 40.000 sont communistes. Toute la population en est peu à peu intoxiquée. Le sens du devoir, l’aspiration vers un idéal supérieur aux satisfactions vulgaires, tout ce que représentait, jadis, le beau mot si français de « chevalerie », tout cela est bien malade. Si la Belgique a échappé à une aussi lamentable situation morale, n'est-ce pas surtout au parti catholique qu’elle le doit ? Où en serait, sans ce parti, notre enseignement libre dont les succès ont pu du moins retenir les masses sur la pente glissante de l'irréligion et du matérialisme ?
(page 194) Comme s'il était dit que les remous des crises ministérielles de Bruxelles viendraient toujours me surprendre à l'étranger, j'étais au cours de l'automne à Genève, occupé à présider la Conférence chargée de mettre au point une Convention internationale contre le terrorisme (dont la genèse remontait à l'attentat perpétré à Marseille contre le roi Alexandre et Louis Barthou) lorsque j'appris par les journaux que M. van Zeeland s'était décidé à démissionner. Après quelques hésitations, le Roi venait de charger le 4 novembre M. Paul-Henri Spaak de former un nouveau Cabinet. Deux heures plus tard, je recevais un télégramme de M. Spaak qui me demandait de lui apporter mon concours et d'accepter, dans la combinaison ministérielle qu'il mettait sur pied, le portefeuille des Affaires Etrangères. L’offre me prenait au dépourvu. Mais après quelques réflexions, tenant compte de notre situation, tant intérieure qu'extérieure, je lui répondis en le remerciant et en lui marquant mon acceptation de principe. La perspective était intéressante de servir le pays à ce poste de commande dans ce nos relations étrangères que je connaissais bien. La politique que M. Spaak y avait lui-même inaugurée en 1936 et que j'avais secondée me paraissait de plus en plus justifiée par la situation internationale. Je priai donc M, Basdevant, le premier délégué de la France, de vouloir bien me suppléer à la présidence de notre Conférence et me mis en route pour Bruxelles. Quand j'y arrivai, tout était dérangé. Déçu par la résistance qu'il avait rencontré au cours de ses démarches, - et surtout auprès des socialistes dont quelques-uns, à commencer par M. Vandervelde, prenaient ombrage de sa rapide fortune politique et de l'évolution non moins rapide de ses idées. - M. Paul-Henri Spaak avait renoncé à sa mission.
Le Roi après avoir sondé M. Paul Tschoffen puis M. Émile Brunt, l'un et l'autre, s'étaient récusés, se tourna alors du côté libéral. M. Paul-Émile Janson constitua, non sans quelque peine, le 24 novembre, un Cabinet tripartite où M. Paul-Henri Spaak, conserva le portefeuille des Affaires Etrangères. Instruit par les à-coups de notre politique, je m 'accommodai avec sérénité de cette maldonne. M. Henri Jaspar, que M. Janson, son ami d'enfance, avait à son tour pressenti, fut moins philosophe. Les socialistes, ou tout au moins les plus excités d'entre eux, qui disposaient de la majorité dans les décisions du Congrès du parti, ne désiraient pas le voir rentrer au gouvernement. Or, au moment où ils faisaient part à M. Janson de leur sentiment à ce sujet, qui avait tout le caractère d'une « exclusive », le Comité du Bloc Catholique, se réunissait à (page 195) Patria pour délibérer sur la composition du Cabinet Janson et l'attitude que la droite aurait à prendre vis-à-vis de lui. Au cours de cette réunion, une question fut tout naturellement soulevée : la droite serait-elle représentée dans le nouveau Cabinet par des personnalités qui accepteraient son programme et assureraient à ses idées et à sa discipline, la garantie d'une entente étroite avec notre parti ?... M. Henri Jaspar avait déclaré ne plus faire partie de la droite. A la suite de l'échec qu'il avait éprouvé au poll de l’association catholique de Liège lors des élections d'avril 1936, il avait quitté le Parlement et m'avait écrit qu'il n'entendait plus demeurer dans le parti catholique, où il était entré au moment des conciliabules de Lophem. Que devait-je faire, au Comité du Bloc catholique ? Président de la droite parlementaire, je me bornai, conciliant les devoirs que m'imposait cette charge avec les bonnes relations personnelles que j'entretenais avec Henri Jaspar, à formuler le vœu que celui-ci s'il voulait représenter notre programme au sein du nouveau Cabinet régularisât sa position en rentrant dans nos rangs. Cette remarque était d'élémentaire bon sens. Mais lorsque Henri Jaspar eût, plus ou moins exactement, eu connaissance de cette réunion par quelque indiscrétion, il en fut ulcéré et tout le dépit que son ambition, qui était maladive, éprouva de voir Paul-Émile Janson s'adresser non plus à lui, mais à un député catholique, M. du Bus de Warnaffe, pour le portefeuille de la Justice, se tourna à ce moment contre nous. Les socialistes, - à qui il devait d'avoir été évincé, - ne firent rien, comme on le pense bien, pour calmer son ire toujours bouillonnante. Celle-ci se répandit dès lors en aigres récriminations et en sarcasmes acerbes contre la droite et contre le régime parlementaire. Déjà meurtri par l'échec qu'il avait subi au poll de l'association catholique de Liège et qui lui avait coûté son siège de député, Henri Jaspar prit désormais une attitude de bouderie et même d'hostilité à l'égard au Parlement, qui ressemblait fort à celle adoptée au même moment en France par André Tardieu. Dans la suite, j'eus plus d’une fois l'impression que ses sentiments à ce sujet n'avaient pas été sans influencer quelque ceux de notre Souverain qui l'écoutait volontiers, ayant dès avant son avènement au Trône, recueilli auprès de lui quelques leçons de politique.