(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)
Le second Cabinet Theunis - Nouvelle dévaluation du franc belge - Ministère van Zeeland - L’Exposition de Bruxelles - A Copenhague et à Berlin - La Société des Nations et la guerre italo-éthiopienne - Les sanctions contre l’Italie - La mobilisation italienne
(page 165) Après avoir connu pendant les sept ou huit mois qui suivirent la fin tragique du Roi Albert une existence très cahotée (les divergences entre les ministres.-n et notamment entre MM. Devèze, Bovesse et Dierckx, d'une part, et MM. Van Cauwelaert et Sap d'autre part n'ayant cessé de s'aigrir), le comte de Broqueville avait présenté au roi Léopold la démission collective du Cabinet, le 13 novembre 1934, au jour même de la rentrée. des Chambres. M, Theunis était appelé à le remplacer avec une équipe catholique-libérale du même dosage. où entraient deux des meilleurs coming-men de notre parti : M. Edmond Rubbens et M. Charles du Bus de Warnaffe. La tâche à laquelle allait s'employer M, Georges Theunis n'était guère différente de celle que le Cabinet précédent avait poursuivie et à laquelle je m'étais associé en réduisant aux budgets de 1933 et de 1934 les libéralités abusivement prodiguées, sous couleur de dépenses d'ordre social. Il s'agissait toujours de défendre notre franc. Mais l'effort ne (page 166) devenait que plus difficile. La crise mondiale de resserrement économique qui avait commencé en 1930 et 1931 allait s'accentuant. Un Etat comme la Belgique, coincé entre de grands voisins, n'était pas en mesure de& renverser à son profit le courant général de protectionnisme dont son économie essentiellement exportatrice subissait durement le préjudice. Au la simple annonce de nouvelles économies budgétaires, tous ceux qui puisaient au trésor de l'Etat, criaient à la déflation, et criblaient de leurs attaques un gouvernement d'affameurs ! Restait la majoration des impôts - qui faisait hurler les contribuables déjà très échaudés, - ou le recours aux emprunts - dont les conditions se faisaient de plus en plus onéreuses. Pour donner plus de confiance aux prêteurs éventuels en leur montrant quel gage d'importance la Belgique pouvait leur offrir, le gouvernement s'avisa de procéder, sur la suggestion de M. Van Overbergh, à un inventaire complet et chiffré des richesses de l'Etat. Tous les bâtiments publics y étaient consciencieusement évalués, depuis la plus modeste baraque de douane jusqu'au Palais de Justice de Bruxelles. Ce curieux relevé de la fortune publique, s'il impressionna nos prêteurs, - ce que j'ignore, - ne devait pas suffire sauver notre monnaie, que le gouvernement déclarait vouloir défendre « jusqu'à la dernière cartouche. » Une démarche personnelle que MM. Theunis et Gutt tentèrent à Paris au mois de mars 1935 en vue de s'assurer l'aide financière du gouvernement français échoua devant le refus de M. Pierre-Etienne Flandin. Au retour de ce voyage. le Cabinet démissionna dans des conditions qui rappelaient d'assez près le désarroi monétaire qui avait mis fin en 1926 au ministère Poullet-Vandervelde.
Le 25 mars 1935, le Roi fit appel à M. Paul van Zeeland. Celui-ci, après sa brève et discrète participation au Cabinet de Broqueville en 1934, avait publié quelques brillants articles d'où l'on pouvait déduire qu'il détenait le secret du relèvement de nos finances. A l'école des Sciences politiques de l'Université de Louvain où il professait et à la Banque Nationale où ses connaissances en matière économique et financière avaient été appréciées, il s'entourait de jeunes gens intelligents, et aussi de quelques publicistes moins désintéressés qu'il cherchait à associer à sa fortune politique et qui contribuèrent à répandre son renom de thaumaturge. Cc petit Brain Trust se réclamait volontiers des dernières méthodes américaines que M. van Zeeland suivait de près, ayant d'ailleurs complété ses études supérieures par un séjour à l'Université de Princeton. Au surplus. il apparaissait dans notre vie publique un homo novus, dégagé de toutes les responsabilités des Cabinets précédents, et libre aussi de toute attache avec les partis. Il ne se (page 167) cachait pas de ses convictions catholiques, mais se refusait jalousement à s'inféoder à la Droite, ce qui lui permettait de planer au-dessus des luttes et des polémiques de la politique courante. Enfin, et surtout, il était doué d’une sorte de séduction, voire de magnétisme qu'il devait à sa jeunesse. à la fraîcheur et à l'élégance de ses discours, où l'exposé d'une thèse savante prenait pour ses interlocuteurs ou son auditoire, l'allure d'une confidence de cœur à cœur, attachante par son accent de sincérité. Tout cela, et l'espoir de sortir, grâce à lui, de notre marasme financier, lui valaient vraiment à cette heure « la cote d'amour. » Pour un peu, nous eussions pu lui dire ce que disait Royer-Collard à M. de Martignac : « La France est vaine de vous. » Ainsi investi de confiance, il ne lui restait plus qu'à se mettre à l'œuvre. En réalité, le secret qu'il tenait en réserve, et qu’il avait entouré d'un savant mystère, était la recette classique des financiers. Nous allions assister à une nouvelle dévaluation du franc. Comme celle que nous avait déjà fait subir M. Francqui. Toute la science dépensée en ces années de crise par les spécialistes les plus écoutés de la « conjoncture » et du « redressement monétaire » ne laisse pas d'apparaître, aux yeux de l’homme de simple bon sens qui refuse de prendre des vessies pour des lanternes, comme une brillante logomachie derrière laquelle se découvrent, quand le nuage des mots s'est dissipé, des réalités vieilles comme le monde. Les opérateurs qui se gardent d'employer le mot de dévaluation auquel ils préfèrent, connaissant l'éternelle naïveté de l'âme humaine, les termes de revalorisation, de redressement, de stabilisation. d'ajustement ou d'alignement ne font que rééditer le procédé qui fut tant reproché à Philippe le Bel. Ce sont des rogneurs d'écus, et leur secret n'est autre que celui de l'usurier d'antan qui, dissimulé dans son échoppe, lime habilement sur sa tranche le doublon ou le ducat qu'il remettra demain en circulation. La dévaluation nouvelle dépouilla la collectivité belge de 28 p.c. de son avoir et réduisit dans la même proportion le pouvoir d'achat de ses revenus. En même temps, la conversion des rentes, en unifiant l'intérêt à 4 p. c., consacra une nouvelle spoliation de l'épargne. M. van Zeeland procéda d'ailleurs à cette mutation avec une véritable maestria, Il eut le grand mérite d'empêcher que, par un relèvement trop brusque des prix intérieurs et des salaires. nos producteurs ne perdissent le bénéfice de la reprise de leurs exportations. Le phénomène d'euphorie se prolongea ainsi au-delà de ce que les pessimistes avaient prévu. En même temps. le gouvernement arrêta tout un programme des travaux auquel devait être affecté le volant dont le Trésor public s’assurait la disposition. Coïncidant avec ce renouveau d'activité (page 168) économique, l'Exposition de Bruxelles, qui apparaissait la veille comme une entreprise téméraire, stimula très opportunément un aussi heureux courant d'affaires. La vie et le tourisme à bon marché, que leur promettait le change si favorable pour eux du « belga », attirèrent dans la Capitale et dans tout le royaume des flots d'étrangers, avec lesquels coula le Pactole. Ainsi, le printemps et l'été de 1935 marquèrent un heureux arrêt dans la course à l’abîme.
Selon l'usage, la World's Fair bruxelloise fut l'occasion ou le prétexte de maints Congrès internationaux. Un des plus réussis fut la Conférence Interparlementaire. Elle avait tenu sa session de l'année précédente à Stamboul où j'avais, en mon absence, été élu Président de l'Union. Cette fonction n'était pas une sinécure, encore que j'eusse, pour me seconder dans les nombreux devoirs qu'elle comportait, le concours du plus distingué et du plus dévoué des Secrétaires généraux en la personne de M. Léopold Boissier, de Genève. Elle me mettait en rapports personnels les Parlements et les parlementaires des deux mondes et m'obligeait, quand ils étaient réunis pour des délibérations dont la préparation était délicate et laborieuse, à concilier des tempéraments, des opinions, des aspirations qui variaient d'après les latitudes et suivant le régime intérieur de chaque Etat.
Il n'était point toujours aisé, par exemple, de maintenir l'harmonie entre Hongrois et Roumains ni entre les représentants du fascisme italien et ceux du front populaire français. J'avais dû sévir déjà, en une circonstance précédente, contre le citoyen Renaudel évoquant le souvenir de l'assassinat de Matteoti, et je prévoyais cette fois quelque grabuge entre les députés espagnols, à un moment où la guerre civile commençait à embraser la péninsule.
Heureusement. tout se passa le mieux du monde. Les débats furent intéressants et courtois autant que les réceptions et les fêtes furent brillantes. Les invitations au banquet de clôture portaient la mention : » Décorations ». Ainsi s'expliqua l'aventure d'un parlementaire des Etats-Unis, qui faisait pour la première fois le voyage d'Europe et qui arriva au banquet, tout chamarré de cravates et de plaques qui ne rappelaient à ses voisins aucun des ordres de Chevalerie dont ils avaient connaissance. Comme ils s'enquéraient à mots couverts de la nature de ces insignes insolites, leur collègue américain leur en révéla ingénument le mystère : My own combination, fit-il avec quelque orgueil. Prenant à la lettre l'avis de cartes d'invitation, ce digne yankee eût cru « incorrect » de se présenter sans (page 169) quelque parure à un festin où les fracs des convives étincelaient de tous les feux de la Saint-Jean des Chancelleries.
Le succès triomphal de cette Exposition fut, hélas ! brisé par un affreux malheur : la mort de la Reine Astrid. si charmante et si justement populaire. La nouvelle de l'accident de Kussnacht, me parvint au moment même où j’arrivais à Copenhague, appelé par la présidence d'une Conférence internationale pour l'unification du Droit Pénal. Je trouvai dans la capitale danoise la Cour et le corps diplomatique tout émus de ce coup si cruel qui frappait notre pays. Le roi Christian m'avait déjà accueilli à son palais d'Amalienborg lors d'un voyage précédent, lorsqu'il m'avait exhalé notamment toute sa mauvaise humeur à l'endroit des Norvégiens qui substitué le nom d'Oslo à celui de Christiania. Cette fois, quand il m'eut dit, ainsi qu'au distingué Ministre de Belgique auprès de lui, M. Ketels, toute la sympathie qui l'associait à notre deuil national, il ne me cacha pas les soucis que lui causait la situation internationale. Parlant des difficultés auxquelles donnait lieu l'exécution du traité de Versailles, il établit, au point de vue historique et juridique, un rapprochement curieux entre les clauses qui, sans que le Danemark y fût intervenu officiellement, avaient rattaché à son royaume les régions du Schleswig-Holstein et celles qui avaient « réannexé » à la Belgique les cantons d'Eupen, Malmedy et Saint-Vith. Il marqua beaucoup d'intérêt aux efforts, dont je prenais ma part, en vue de rapprocher la Belgique et la Hollande des Etats Scandinaves.
Entre cette Conférence de Copenhague et l'ouverture de l'assemblée annuelle de la S.D.N.. je disposais de quelques jours que je passai à Berlin, profitant de cet arrêt pour me rendre compte sur place des transformations que l'avènement du nazisme avait pu apporter à la vie allemande. Ces transformations se révélaient à vue d'œil, aussi bien dans l'abondance des uniformes et la discipline rigoureuse à laquelle les moindres passants semblaient astreints que dans les affiches jaunes dénonçant les maisons juives. A causer avec l’une ou l'autre personnalité allemande, j'eus l’impression que, dans les classes supérieures, l'adhésion au nouveau régime était beaucoup plus une attitude de résignation que l'effet d'une conviction profonde. « Sans chef, me déclara un vieux diplomate retraité, que je rencontrai à l'hôtel Adlon. ce peuple est voué à l'anarchie intérieure ou à la domination étrangère. » Il ajoutait aussitôt : « Avec un chef. il est voué à la dictature et à la conquête. » Il approuvait d’ailleurs le nouveau Führer de faire l'unité du peuple, non pas dans un cadre territorial, mais (page 170) dans la race et la langue. De telles considérations n'avaient rien de très rassurant pour les voisins du Troisième Reich.
Je voulus visiter, dans la prison de Barnimstrasse, la cellule où ma femme avait été détenue un 3 mois 1/2, pour avoir fait preuve, à Bruxelles, de la plus vaillante activité patriotique. Elle avait consacré tout le temps de cette dure détention à traduire de l’anglais sous le titre de Un américain d'aujourd'hui. un des meilleurs ouvrages de Brand Whitlock : « Forty year, of it ». A l'occasion de ma visite, je fis cadeau, de sa part, à la la prison, d'un exemplaire de ce livre, qui avait été imprimé en 1916 à Nancy, sous le bombardement. Courtoisement, les autorités me facilitèrent l'étude de l'une ou l’autre institution du nouveau régime, et notamment de ces camps de travail, rendus obligatoires pour la jeunesse, et que l'Arbeitsdient organisait en ce moment sur tous les points du territoire, Ceux que je visitai, dans les environs de Berlin, me parurent installés avec beaucoup de méthode et un grand souci de l'hygiène. Les jeunes gens y étaient logés, au nombre d'environ 300, partaient de grand matin, bêche sur l'épaule et en chantant, pour des travaux de terrassement ou de défrichement dans la campagnes ou les marais voisins. La fin de la journée était consacrée à des leçons dont le nouvel évangile raciste constituait le thème principal. Il s'agissait, avant qu'ils ne fussent incorporés dans l'armée, de leur faire subir dans ces camps, et pendant un semestre, une préparation au métier de soldat, en les fortifiant physiquement, en coulant leurs jeunes mentalités dans le moule officiel, en les instruisant des exigences de la discipline et de la vie militaire, de telle sorte qu'ils n'eussent plus guère à apprendre, à leur entrée à la caserne, que le maniement des armes. Nul doute, à tout ce que je pouvais voir et entendre, que l'Allemagne ne fût revenue, au prix de doctrines et de nouvelles méthodes sévères que la nation semblait accepter, à sa vieille industrie nationale, qui est le métier de la guerre. J'en eus aussi le sentiment à Potsdam, en y voyant manœuvrer, à proximité du moulin de Sans Souci, des colonnes motorisées au matériel et au service impeccables.
Une telle expérience n'était pas inopportune. tandis que j'allais représenter mon pays à Genève, où la Commission du Désarmement siégeait encore à peu près en permanence et où allait s'ouvrir l’assemblée de la S.D.N. J’y retrouvai à l'Hôtel de Bellevue M. Paul van Zeeland, Premier ministre, accompagné de quelques hauts fonctionnaires de notre département des Affaires Etrangères. L'affaire éthiopienne, engagée depuis quelques semaines, devait faire l'objet principal des délibérations de l'assemblée. En effet, (page 171) le Négus avait adressé à la Ligue un S.O.S. en bonne et due forme, lui demandant son concours contre l'agression italienne. Par un curieux renversement des choses, c'était sur les instances pressantes de l'Italie que le royaume africain avait été accueilli, peu d'années auparavant, en qualité d'Etat membre de la S.D.N. J'entendais encore le délégué italien, qui était de mes amis, le Comte Bonin-Longare, vanter à la tribune de l'assemblée les mérites qui justifiaient l'admission, dans ce grand concert des Etats, de cette antique monarchie qui remontait à la Reine de Saba et qui serait une collaboratrice précieuse à l’œuvre du rapprochement universel. A moment, les Anglais n'étaient pas du tout de cet avis, et avaient multiplié, dans les conversations de couloirs, les objections et les critiques à l’encontre d'une prétention qu'ils jugeaient injustifiée de la part d'un Etat encore à demi barbare. Leur opposition avait échoué devant les séductions du principe de l'universalité. Cette fois. les rôles étaient intervertis. Le gouvernement britannique, en la personne de M. Anthony Eden, Ministre des Affaires de la S.D.N., invoquait avec force les dispositions impératives du Pacte pour réclamer à charge de l'Italie, coupable d'une agression évidente, l'application de sanctions économiques. sinon même militaires, qui pourraient sauver l'Ethiopie aux abois. Nul doute d'ailleurs que l'ardeur du Foreign Office à se faire le champion d'un Etat africain dans ce problème de sécurité collective ne fût encouragée par sa crainte de voir l' Italie prendre une position de premier ordre sur la Mer Rouge et s'assurer le contrôle d'un grands réservoirs du Nil. Au nom de la France. M. Laval appuyait cette demande britannique, non sans éprouver un embarras d'autant plus compréhensible qu 'il avait, au mois de mai précédent. réalisé, sous le nom de « front de Stresa », un utile redressement dans les rapports entre le gouvernement de la République et celui de M. Mussolini. A la suite de ce rapprochement franco-italien, on avait pu croire que le menaçant nuage d'une alliance entre le nazisme et le fascisme, dont s'inquiétaient fort les Puissances démocratiques. disparaissait de l'horizon européen. Lorsque, à la fin de juillet, l'assassinat du Chancelier Dollfuss laissait craindre une manœuvre d'absorption de la pauvre Autriche par l'Allemagne. M. Mussolini n'avait pas hésité à prendre fait et cause pour Vienne et à envoyer ses troupes sur le Brenner. Aujourd'hui, coincée entre les devoirs que lui imposait le Covenant et son désir de ménager l'Italie sans heurter trop brutalement l'Angleterre, la France en était réduite à multiplier les tentatives d'arbitrage, de médiation et de transaction... Mais l'attitude de l'Italie laissait peu d'espoir que ces efforts pussent aboutir. Dans un tel (page 172) imbroglio, quel pouvait être le rôle des États qui n'étaient point intéressés au conflit ? Ajouter au premier échec que le Pacte avait couru en 1931 dans l'affaire de Mandchourie un fiasco beaucoup plus flagrant encore, en fermant l'oreille à l'appel de détresse d'un Etat-membre assailli par un autre Etat-membre, n'était-ce pas, pour des puissances qui pourraient être un jour exposées elles-mêmes à devoir implorer le secours de la Ligue, énerver d'avance et très imprudemment toutes les chances que leur promettait la sécurité collective ? Cette considération et sa fidélité à la parole donnée, permettaient-elles à la Belgique de se dérober au vote des sanctions ? Dans les délibérations que nous eûmes à ce sujet entre délégués belges, M. Henri Rolin, d'un esprit généralement passionné et, entraîné d'ailleurs par le courant de l'Internationale Socialiste, systématiquement hostile à l'Italie fasciste, poussait aux extrêmes. J'étais d'avis qu'il fallait pas souffler sur le feu, comme le faisait, en moment, la délégation des Soviets. Puisque le sinistré avait fait appel à un service de pompiers, auquel il était d'ailleurs affilié et dont il partageait les charges et les droits, ce service ne pouvait pas demeurer inactif. Mais ce service devait jeter de l'eau plutôt que de l'huile sur la flamme à peine allumée. Au besoin, il pourrait même faire la part du feu. Tout espoir d'arrêter les hostilités, au prix de certaines concessions, n'était pas encore exclu. En tout cas, la Belgique ne devait pas. à mon sens, prendre, dans le débat ouvert à la tribune de l'assemblée, une position en flèche. Mieux valait pour elle se réserver en vue d'une action conciliatrice, C'était à M. van Zeeland à nous départager. Il estima qu'il devait prendre la parole, et, à vrai dire, M. Eden, qui était tout voisin de nous sur les bancs de l'assemblée, l'y encourageait fort. La forme que le Premier ministre belge donna à son intervention ne fut pas très heureuse. Le public et la presse en retinrent seulement son « jusqu'au bout » qui fut interprété comme le dessein de pousser à fond les sanctions contre l'Italie, encore que son vrai langage avait été celui-ci : « La Belgique ira jusqu'au bout de ses obligations », ce qui n'était - à tout prendre - qu'une affirmation de notre souci de fidélité à la parole donnée. Les sanctions furent votées à la quasi-unanimité, mais non sans que M. Motta tirât son épingle du jeu, en invoquant la neutralité de la Suisse, - ébranlant ainsi, non sans susciter quelque indignation, - le caractère impératif de l'article 16. En s'abstenant aussi prudemment, M. Motta agissait non en juriste ni même en serviteur de la sécurité collective, mais simplement en diplomate, soucieux de ne pas provoquer contre la Suisse le ressentiment de sa puissante et très irritable voisine du Sud.
(page 173) D’accord avec M. Laval, je profitai de cette assemblée pour demander qu’une réduction fût opérée sur les traitements du personnel de la S.D.N. Ces traitements calculés en francs-or étaient vraiment excessifs si l'on tenait compte des difficultés financières auxquelles la plupart des gouvernements devaient faire face et qui les avaient obligés, dans leurs services nationaux, à imposer des réductions sensibles à leurs fonctionnaires de tous les grades. Lorsque, nous étant partagé cette tâche ingrate, nous soulevâmes la question à la quatrième Commission de l'assemblée, nous nous heurtâmes à une opposition assez vive de la part des délégués de l'Angleterre et des Dominions, sans parler de quelques autres délégations qu'encourageaient sous main les membres du personnel impliqué. Mais nous tînmes bon et un système de réductions fut admis par l'assemblée.
Je quittai Genève, n'augurant rien de bon des décisions d'ordre politique qui venaient d'être prises, et les appréhensions que j'en emportais se trouvèrent confirmées en Italie même, où je passai la semaine suivante, devant prendre part à Venise à un Congrès des Assurances Sociales, où je représentais avec un des meilleurs actuaires belges, M. Begault, notre Caisse Générale d'Épargne et de Retraite. Ce fut dans la pittoresque région des Dolomites, qu'à l'issue de ce Congrès, j'eus le spectacle de l'Adunata, c'est-à-dire de la mobilisation générale que le Gouvernement italien décréta à ce moment pour appeler officiellement tout le peuple à la conquête de l'Éthiopie.
Ce jour-là, en compagnie d'un aimable Vénitien qui avait fait la guerre de 1915-1918 dans un régiment d'Alpins et qui connaissait tous les recoins de région, je passai le Piave, revivant les heures pathétiques que j'y avais connues en juin 1918, aux côtés du roi Victor-Emmanuel, et, dès que nous arrivâmes à Vittorio Veneto, notre route ne fut plus qu'une double haie où partout, aux murs et sur les arbres, des affiches et des inscriptions reproduites à profusion criaient aux passants la volonté de conquête et le mépris des sanctions que la S.D.N. venait de voter. Auprès des grands placards à l'adresse de Genève : Non me frego, on lisait et relisait en travers du chemin ces mots sur de larges bandes de calicot : A chi l'Abissinia ? A Noi. Et ces autres : Duce ! Siamo pronti.
Presque au débouché de la ville au nom glorieux, la route se lance à l'assaut des montagnes. Audacieuse dans le dessin de ses virages, elle suit à peu près le fleuve qui, tantôt se précipite en un énorme torrent et tantôt s’apaise et s'élargit jusqu'à former de grandes mares paisibles. Les sommets croissent rapidement. Ils atteignent bientôt l'altitude de 2.000 (page 174) mètres. Comme le temps était nuageux, ce n'est que par échappées intermittentes que les Dolomites se découvraient au regard, plus fantastiques d'être ainsi entrevues tout d'un coup, avec leurs roches abruptes aux tonalités roses ou pourpres et qu'un fugitif rayon de soleil rendait plus éblouissantes.
Sortis du Val de Cadore, et engagés dans la direction du lac idyllique de Misurina, nous eûmes la nouvelle de l'Adunata dans la petite ville de Cortina d'Ampezzo, qui n'est entrée dans le royaume d'Italie qu’après la grande guerre, et je doute qu'au cœur même de la péninsule, l'enthousiasme ait dépassé celui dont nous fûmes les témoins.
Au grand branle-bas de toutes les cloches, toute la ville s'est pavoisée en quelques instants. Vieux et jeunes, hommes et femmes se groupent sur la place. Nombreux sont les uniformes : soldats, marins, chemises noires, ballilas, sans compter les jeunes filles dont le corsage blanc ou rouge atteste aussi l'enrégimentement dans quelque compagnie civique. Parmi les acclamations et les chants, un sentiment éclatait : la foi en une Italie nouvelle, disciplinée, laborieuse et conquérante. Les regards ardents et fiers traduisaient bien la devise que l'on voyait partout inscrite sur les murailles :Credere, obedire, combattere. A 18 heures sonnant. dans un silence religieux, les respirations comme suspendues, voici que descendit sur la foule, d'un appareil de radio planté sur une tour, le discours du Duce : « Chemises noires de la Révolution ! Hommes et femmes d’Italie ! Italiens répandus par le monde au-delà des frontières et des océans ! Ecoutez : Vingt millions d'Italiens sont en ce moment réunis sur les places d'Italie. C'est la plus gigantesque démonstration que l'histoire du genre humain ait connue... » Ainsi débuta la harangue du chef. Et certes ce qui peut nous paraître emphatique dans un tel langage ne détonnait pas ici. Au contraire, ce décor de hautes montagnes, ce ciel aux teintes violettes, ce fracas des torrents qui se mêlait à la voix venue de Rome et jusqu'aux sifflements d'une tempête qui se préparait, toute cette nature s'harmonisait sans effort avec le rythme de mes pensées et de mes soucis, et un souvenir romantique - je crois bien que les vers sont d'Alfred de Musset - m'interpelle en sourdine :
Si ces rideaux de pourpre et ces ardents nuages
Que chasse dans les airs le souffle des orages
Sont des héros couchés dans leurs armures d'or…
(Page 175) Ce même spectacle, contemplé à Cortina, je devais en être témoin à chacune des villes ou bourgades et même à chacun des villages traversés au retour. Dans la soirée, puis dans la nuit, dans la montagne, la vallée, la plaine, dans les campagnes et les villes, une foi, une volonté soulevaient d’un même sursum l'Italie entière, et il était impossible - quelque opinion qu'on eût d'ailleurs sur l'entreprise éthiopienne - de ne point admirer comment cette foule mariait à sa réceptivité traditionnelle, sans doute attisée savamment, la beauté des gestes et l'élégance de la manière.