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Souvenirs personnels (1918-1951)
CARTON DE WIART Henri - 1981

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1918-1951)

(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)

Chapitre VIII (1934)

Mort d'Albert Ier et avènement de Léopold III - La Cour du Contentieux administratif - La délégation permanente de la Belgique auprès de la S.D.N

(page 141) Jamais deuil ne justifia mieux que celui-ci d'être appelé un deuil national. Au Palais de Bruxelles. où le corps meurtri du Roi, - la tête enveloppée de bandelettes, - était exposé dans un des salons du dernier étage, une foule immense, venue de tous les coins du pays. ne s’arrêtait pas de défiler. Ministres et Ministres d'Etat, réunis auprès du lit funèbre avec les dignitaires de la Maison du Roi, nous entendions monter et descendre les lamentations et les sanglots. comme dans les mouvements de la marée où le bruit des vagues s'approche et puis s'éloigne pour revenir. Le retentissement fut à peine moins grand à l'étranger tant cette fin dramatique réveillait le souvenir de l'héroïque résistance de 1914 à 1918, que le Roi-Chevalier avait noblement incarnée.

Ce même sentiment de rapprochement entre les Belges autour d'une dynastie justement populaire éclata aussi, quelques jours plus tard, à l’occasion de l'avènement du nouveau Roi. Lorsque Léopold III fit son apparition à cheval, la mine fière et grave, et beau comme un jeune dieu. on devinait, dans les acclamations qui l'accueillirent, le désir de tout un peuple de le réconforter et de l'encourager dans la mission difficile qu'il était si (page 142) brusquement appelé à remplir. Le discours qu'il adressa aux Chambres, le 23 février, après sa prestation de serment, fut d'une haute tenue. Il s'exprima, avec une même pureté, en français et en flamand, et l’émotion fut aussi vive dans sa voix que dans le cœur des assistants, lorsqu'il résuma tout son discours par cette simple phrase : « Je me donne tout entier à la Belgique. »

Agé de 33 ans, heureusement bien doué au point de vue intellectuel et physique, le nouveau Roi arrivait au trône, préparé par ses études et ses voyages, et mûri par les leçons de la guerre. Lorsqu'il était encore enfant, ceux qui l'approchaient étaient frappés par ce que son caractère offrait de sérieux et de réfléchi. Dans la conversation. il cherchait toujours l'exactitude et la précision. Je l'entendis, lorsqu'il avait dix ans, reprendre un de ses interlocuteurs, membre de l'Académie, qui, parlant du VIème siècle. avait appelé ce siècle le siècle des Saints. - Est-ce que ce n'est pas le VIIème, Monsieur ?, fit-il très posément. Quand le roi Albert et la reine Elisabeth firent leur Joyeuse Entrée à Liège, le jeune duc de Brabant fut du voyage. J'avais été invité à les accompagner, puis, au retour de cette visite triomphale, à partager leur repas dans le train royal qui les ramenait à Laeken. On causa de l'Egypte, où les Souverains projetaient de se rendre bientôt, et, répétant une information que j'avais lue distraitement dans les journaux, je m'avisai de dire que des fouilles faites sous la pyramide de Chéops y avaient récemment amené la découverte d'appartements souterrains. Le jeune prince, après m'avoir écouté avec attention, intervint pour mettre les choses au point. « C'est un canard, fit-il. J'avais entendu aussi parler de cette découverte. Mais il paraît que les journaux se sont trompés. » Renseignements pris, le jeune duc de Brabant avait raison, et je ne pus que lui faire compliment de ne pas prendre pour paroles d'Evangile tous les bobards de la presse ni les propos de ceux qui les acceptent bénévolement. Ce même besoin d'exactitude et de précision, cc souci des réalités, qui se méfie des mirages de l'imagination et de la fantaisie, se traduisait aussi dans son goût précoce pour les sciences naturelles, et notamment pour la botanique et l'entomologie. L'aspect scientifique de la vie exerçait dès sa jeunesse plus d'attrait sur son esprit que son aspect artistique ou littéraire. Nul doute qu'un tel Souverain ne sacrifierait pas l'action au rêve ni les réalités aux chimères.

Dans son discours d'avènement, il avait fait une allusion remarque aux problèmes qui. dès ce moment, et sous le nom de « Réforme de l'Etat », préoccupaient beaucoup d'esprits clairvoyants. « Nos institutions, - (page 143) s’était-il exprimé - ayant subi l'épreuve de plus d'un siècle, sont assez larges et assez souples pour s'adapter, dans l'ordre et la légalité, aux nécessités variables des temps. » Lorsque je fus reçu par le Roi après son intronisation, je saisis l'occasion de cette audience pour l'intéresser au sort d’une proposition de loi que j'avais déposée depuis plusieurs années, mais qui n'avait rencontré que de vagues approbations verbales soit de la part du Gouvernement, soit au sein du Parlement. Il s'agissait de la création d'un Conseil d'Etat ou Cour de Contentieux Administratif dont des événements récents venaient encore de révéler toute l'utilité. Peu de temps avant la fin tragique du Roi Albert, des incidents violents et des manifestations d'anciens combattants avaient surgi à propos de la réintégration dans leur emploi de certains agents ou fonctionnaires révoqués pour actes d'incivisme au cours de la guerre. Le roi Albert avait adressé à ce sujet une lettre à son Premier ministre, lettre qu'il avait voulu rendre publique, et par laquelle il déplorait l'absence, en Belgique, de tribunaux administratifs et d'une Cour de Contentieux Administratif. « Le manque d'organisation de ce Contentieux, écrivait-il, est en vérité la cause profonde des difficultés dont il importe de sortir en ce moment. » En 1911, j'avais pu instituer de toutes pièces, auprès du ministère de la Justice, un Conseil de Législation dont le rôle était d'aider le pouvoir législatif dans sa mission, en préparant ou en étudiant les projets et propositions de loi. Ce Conseil fonctionnait fort bien, et on ne pouvait regretter qu'une chose : c'est que plusieurs départements ministériels semblassent ignorer son existence et que le Parlement recourut moins encore à sa collaboration. A côté de ce Conseil. d'un caractère consultatif, la Cour de Contentieux Administratif devait, dans ma pensée, devenir l'auxiliaire du pouvoir exécutif, en statuant sur les conflits ou litiges entre les autorités de droit public ainsi que sur les réclamations introduites par des citoyens contre des actes abusifs de ces autorités ou de leurs agents. Pendant ma mission diplomatique à La Haye. j'avais eu l'occasion d'étudier de près le fonctionnement du Conseil d'Etat, qui a survécu, aux Pays-Bas, à la période impériale, et j'avais résumé mes études à ce sujet dans un article de la Revue Générale. Comme son père, le roi Léopold saisit d'emblée l’intérêt que présentaient ces deux organismes, qui, tout en pouvant se réclamer de nos « Conseils Collatéraux » de l'ancien régime, étaient de nature à rajeunir opportunément le fonctionnement de la machine parlementaire et administrative. Il avait d'ailleurs conservé auprès de lui, en qualité de chef de Cabinet, un excellent juriste de mes amis, M. Louis Wodon. qui était acquis à ces idées. Malheureusement, la vie de nos ministères, aux (page 144) prises avec des difficultés au jour le jour, cette vie secouée par des crises trop fréquentes et dont on eût pu dire, comme Montaigne le disait de la vie de ménage. qu'elle est « questuaire et quotidienne », était peu propice à ces réformes de structure, auxquelles chacun tirait respectueusement son chapeau, sauf à s'occuper d'abord de l'incident ou de l'affaire du moment. Lorsque, l'année suivante, M. van Zeeland fut appelé à la direction du gouvernement, il voulut, avec une évidente bonne volonté, s'atteler à la réalisation de mon projet. J'avais proposé de régler le problème du Contentieux Administratif, sauf à utiliser, pour la préparation des lois, le Conseil de Législation créé en 1911. Le nouveau Cabinet proposa de grouper la mission législative et la mission contentieuse en un seul et vaste organisme nouveau qui serait décoré du nom de Conseil d'Etat. Ce dessin ambitieux eut malheureusement pour effet, en multipliant les études et les débats, de renvoyer à une lointaine et problématique échéance une solution qui était à pied d'œuvre.

Une vieille tradition protocolaire, à laquelle la Belgique est demeurée fidèle, veut qu'aussitôt après l'intronisation d'un nouveau souverain, celui-ci délègue des missions spéciales auprès des autres Chefs d'Etat pour leur annoncer son avènement au trône et leur faire part de son désir d'entretenir avec eux des relations cordiales.

J'avais été en 1910 un des membres de la mission envoyée auprès du président Fallières pour lui faire part de l'accession au trône du Roi Albert. Je fus prié de conduire à Paris, à la Pentecôte de 1934, l’ambassade extraordinaire auprès du président Lebrun l'informant de l'avènement du Roi Léopold Ill.

Le week-end que nous passions à Hastière ensoleillé à souhait m'incita à une randonnée en hors-bord jusqu'à Dinant. Un orage torrentiel me trempa jusqu'aux os pendant les 14 kilomètres du retour. Ce que je crus un rhume devint une pneumonie. Je fis demander à Bruxelles que l'on fît choix d'un autre ambassadeur. Un des aides de camp du Roi, le Général Lemercier bien me suppléer au débotté.


Aussitôt rétabli, je m'en fus à Genève, pour y remplir une autre mission qu'un arrêté royal du 10 janvier 1934, précédé des considérants les plus flatteurs, venait de m'assigner : celle de délégué permanent de la Belgique auprès de la Société des Nations. La Ligue était encore à ce moment dans (page 145) tout son éclat, et plusieurs puissances, notamment l'Italie, le Brésil. la Pologne, l’Autriche, avaient imaginé de déléguer auprès d'elle des Ambassadeurs ou des Ministres spécialement accrédités et qui s'étaient installés au bord du lac, avec tout un personnel et un train diplomatique approprié. Recourant à une autre formule, l'Angleterre désigna un des membres du Cabinext nanti du titre de Ministre chargé des relations avec la S.D.N. et le titulaire de ce poste fut M. Anthony Eden, l'arbitre des élégances britanniques. Quant à la République française, elle avait fait choix, en qualité de Délégué Permanent, d'un personnage consulaire déjà fameux dans les réunions internationales, M. Paul Boncour. Comme la plupart des Etats de second rang. la Belgique avait vu se lever avec la Société des Nations l'aurore d'un nouvel ordre international grâce auquel les petits ne seraient plus à la merci de quelque agression brutale. Certes, le succès d’une telle formule restait bien problématique, en l'absence d'une force internationale qui serait mise au service du droit. Mais l'intérêt évident de notre pays était de seconder un effort qui, à ce moment, ne s'était pas encore révélé comme dénué d'efficacité pratique. Au surplus, c'était là que se nouaient et se dénouaient les rapports entre les Etats. C'était là que se préparaient les conventions, les accords d'ordre soit politique, soit économique, intellectuel ou social. Pour tout esprit observateur, l'interdépendance des peuples avait pris, depuis la guerre de 1914-1918, un caractère accentué, tel que l'histoire ne l'avait jamais connu. Nous avions le sentiment que,. pareilles à ces séismes de la Sonde qui font osciller les sismographes de l'Amérique et de l'Europe, les secousses politiques qui ébranlaient les Etats les plus éloignés pouvaient influencer l'économie et le système social de notre propre pays. A ce titre. c'était encore servir utilement la Belgique que de veiller à ses intérêts dans ce carrefour genevois devenu comme un centre nerveux du monde.