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Souvenirs personnels (1918-1951)
CARTON DE WIART Henri - 1981

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1918-1951)

(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)

Chapitre VII (1932-1934)

Second Cabinet de Broqueville - Au Ministère de la Prévoyance Sociale et de l'Hygiène - Compressions budgétaires - La protection des eaux - Incidents de politique intérieure - A Rome - Mort du Roi Albert

(page 129) Les travaux d'une Commission d'arbitrage m'avaient une fois de plus, appelé à l'étranger, où je reçus, au début de décembre 1932, un télégramme de Broqueville me demandant d'accepter un portefeuille dans sa nouvelle équipe. Avant mon départ de Bruxelles. il m’avait parlé de celui des Affaires Etrangères. Cette fois, le télégramme me proposait celui de la Défense Nationale. Je savais la sollicitude et la compétence de mon ami et ancien chef pour tout ce qui touchait à notre établissement militaire. A défaut d'être qualifié comme lui pour la direction d'un tel département, j’étais tout disposé, aidé de ses conseils, à consolider nos unités et nos armements et à développer dans l'armée l'esprit de discipline et le sentiment patriotique que des propagandes insidieuses cherchaient à ébranler. Je lui câblai mon acceptation de principe, mais quand j'arrivai à Bruxelles, il me pria de me charger plutôt du portefeuille du Travail ou de la Prévoyance Sociale auquel serait adjoint celui de l'Hygiène. Tous les problèmes (page 130) d'assurances sociales, de retraites ouvrières, d'habitations à bon marché, de mutualités, d'allocations familiales, qui m'étaient depuis longtemps familiers, ont des liens étroits avec les services de la Santé Publique, et je me rappelais la boutade de Disraeli : Sanitas sanitarum et omnia sanitas. Une sérieuse difficulté devait compliquer à ce moment la gestion du département du Travail. Son dernier titulaire, M. Heyman, que la presse conservatrice et libérale avait affublé du sobriquet de « croque-milliards, avait élargi avec une telle générosité les interventions dites sociales de l'État, notamment en matière de pensions de vieillesse et d'allocations de chômage, qu'il fallait à tout prix, sous peine de courir à la débâcle financière dont nous sentions la menace, rogner énergiquement ces dépenses sans provoquer dans les milieux ouvriers et au parlement des réactions trop vives qui auraient raison de l'existence même du nouveau Cabinet. Bon gré mal gré, l'action sociale de l'État doit compter avec ses possibilités financières et celles-ci avec la situation économique. Or, la nôtre était à ce moment gravement atteinte tant par les répercussions de la grande crise américaine qui allait s'aggravant que par le renversement de la politique anglaise qui était passée au protectionniste avec les accords d'Ottawa. Nous devions donc freiner partout où il était possible. Je m'attelai aussitôt à cette tâche ingrate, révisant, un à un, tous les articles de mon budget pour 1933. L'hémorragie s'accusait surtout par l'absence de tout contrôle efficace dans l'examen des conditions auxquelles il était sage de subordonner l'octroi des majorations gratuites pour la pension des vieux travailleurs. Dans maintes communes, tous les habitants âgés de 65 ans, bourgmestre compris, en étaient arrivés à considérer comme un droit naturel et sacré ces versements périodiques qui faisaient d'eux autant de petits rentiers de l'Etat. Ceux qui auraient dû en contrôler l'octroi en faisaient souvent bénéficier leurs amis et leurs proches. En tout cas, l'administration centrale se souciait assez peu de rechercher si l'homme ou la femme de 65 ans qui réclamait cette aubaine, avait ou non soit des ressources régulières, soit des enfants dans l'aisance et qui auraient dû et pu, en vertu des obligations du Code Civil, subvenir aux besoins de leurs vieux parents. A titre d'échantillon, on découvrit que le père d'un Ministre à portefeuille, M. Van Caenegem, jouissait des majorations gratuites. Dans le domaine du chômage, les abus étaient encore plus flagrants. Comme les allocations étaient servies aux chômeurs par l'intermédiaire des syndicats, ceux-ci, quelle que fût leur couleur politique, avaient un égal intérêt, pour grossir leurs effectifs, à dispenser largement les deniers de l'État à des ouvriers honoraires qui se transformaient en (page 131) chômeurs professionnels ou qui travaillaient en catimini pour leur propre compte. Des patrons peu scrupuleux se prêtaient à ces abus en délivrant à des hommes qui avaient été ou étaient encore à leur service des certificats de chômage dont personne ne vérifiait la sincérité. Mêmes gabegies pour les allocations servies aux estropiés. Elles devaient, aux termes de la loi qui les avait instituées, être réservées aux estropiés qui se prêtaient à une rééducation professionnelle. Mais cette condition était devenue lettre morte, et le Département distribuait de la sorte à des éclopés de tout genre quelque 65 millions par an qui déchargeaient en définitive les Commissions communales d'Assistance publique d'une de leurs obligations normales. Dans les services mêmes de mon Département, plus d'un fonctionnaire, sous la quotidienne de l'un ou l'autre politicien attentif à se créer de la sorte une clientèle, se prêtait inconsidérément à ce régime de facilité démagogique. Dès que je m'en fus aperçu, je relevai de son emploi le directeur-général chargé du Service des pensions et le remplaçai par un docteur en droit, étranger à l'administration, et dont le caractère et la conscience m'offraient plus de garanties. A chaque coup de bistouri que je donnai dans ces abus, répondaient des protestations et des doléances auxquelles les articles des petits journaux populaires faisaient aussitôt écho, tandis que les interpellations et des questions parlementaires dénonçaient l'inhumanité scandaleuse de cette politique d'affameurs. La ponction de 200 millions que je fis d'emblée dans ce budget de 1933 fut, je pense, une des opérations les plus pénibles auxquelles pouvait s'employer un Ministre doué de quelque sensibilité et féru d'un sincère amour pour les humbles et les faibles, et le mérite en était d'autant plus grand que personne ne songeait à m'en avoir gré. « La satisfaction du devoir accompli, a dit Robert de Flers, c'est surtout la satisfaction de n'avoir plus à l'accomplir. » Mais cette tâche que j'avais consciencieusement acceptée était à recommencer tous les jours, au prix de circulaires, d'arrêtés, de projets de loi, dont la rédaction technique était une œuvre aussi compliquée que leur mise en application était laborieuse.

Au sein du Gouvernement, les relations entre collègues n'étaient pas aussi bonnes que l'affabilité naturelle de Charles de Broqueville l'eût souhaitée. Lui-même faisait montre, aussi bien dans les conversations politiques que dans les relations mondaines, de ces dons de séduction un peu « frôleuse » qui le caractérisaient. J'ai souvenir d'une scène où se reconnaissait sa manière toujours prodigue de confidences, de regards en coulisse et sa cajolerie. Quelques sénateurs et députés du groupe (page 132) démocratique chrétien qui étaient ce moment très irrités contre le Gouvernement à cause de son programme d'économies drastiques, lui avaient demandé une audience dont il avait fixé l'heure au début de l'après-midi. Je déjeunais avec lui au moment où on annonça l'arrivée de cette délégation et il me pria de l'accompagner dans le salon où nous trouvâmes les visiteurs qui, tous, avaient une mine renfrognée ne présageant rien de bon. Il se précipita sur eux avec tous les transports d'une profonde affection, donnant à l’un de petites tapes sur l'épaule, appelant l'autre « mon vieil ami » et demandant à un troisième, avec une sollicitude émue, des nouvelles de sa femme, qu'il n'avait probablement jamais vue. Avant de leur donner la parole, il leu offrit des fauteuils et des cigares, insistant pour qu'ils prissent un verre de porto, puis un second. A peine la palabre avait-elle été ouverte par le discours du porte-parole de la délégation, discours que celui-ci avait à l'avance bien fourbi et qu'il débitait déjà avec moins d'assurance qu'il ne l'avait voulu, que Broqueville l'interrompit pour proposer à ses visiteurs de faire entrer un photographe qui fixerait, pour la postérité, quelques vues de cette mémorable réunion. L'opération prit quelque temps, chacun cherchant une place avantageuse et le maître de la maison veillant attentivement à ce que personne ne fût sacrifié. Après cet intermède, la discussion reprit sur un ton très différent de celui du début. Elle ne se prolongea d'ailleurs pas longtemps, car le Premier ministre, consultant tout à coup sa montre, déclara avec désolation qu'il était attendu au Palais du Roi. Il promit à ses visiteurs de prendre leurs observations en particulière considération et hâta les formalités de la séparation en offrant, gracieusement, de les faire reconduire en voiture. Pour ingénieuse qu'elle fût, cette méthode commençait à être trop connue. Elle perdait, de ce chef, de son efficacité.

Les membres libéraux du Cabinet, MM, Hymans, Lippens, Devèze. Forthomme, étaient des personnalités de valeur certaine. Nanti du portefeuille des Finances. M. Jaspar ne cessait de faire la chasse aux économie, s'efforçant de rallier à cette politique de sagesse, MM. Poullet, Van Isacker et Tschoffen. Ceux-ci représentaient plus spécialement les groupes flamingant et démocratique de la Droite, qui regimbaient devant nos mesures de compression. Le ministère de l' Agriculture avait pour titulaire un député de la West-Flandre. M. Gustave Sap,. ancien instituteur, que j’avais connu pendant la guerre attaché au Cabinet de M. Helleputte, dont il était le confident. Devenu très riche par son mariage, il exerçait une influence redoutée dans les milieux flamands grâce au journal De Standaard où il régnait en maître. A ce moment, il avait pris pour thème principal la (page 133) réintégration dans leurs emplois d'une fournée de fonctionnaires et d'agents des services publics qui, au lendemain de la guerre, avaient été révoqués à cause de leur incivisme au cours de l'occupation ennemie ; et sa campagne pour l'amnistie éveillait de vives et justes réactions, surtout dans les groupes d'anciens combattants. Ce personnage avait quelque chose d'énigmatique dans l'allure comme dans la mentalité. Un visage en lame de couteau, une voix de crécelle qui détonnait bizarrement au point d'exciter souvent le rire chez ses auditeurs. Aucun souci de plaire. Au contraire. Un complexe d'antipathie lui faisait une réputation de « mauvais coucheur » dont il ne paraissait nullement s'émouvoir. Ses procédés, soit lorsqu’il était en dehors du gouvernement, soit lorsqu'il parvenait à s'y imposer par l’exploitation et l'exaspération des griefs flamingants, m'ont fait penser plus d'une fois à cette maxime de La Bruyère : « Un homme qui a vécu dans l'intrigue un certain temps ne peut plus s'en passer ; toute autre vie pour lui est languissante. » A cette date de 1933. M. Sap était en lutte ouverte avec M. van de Vyvere_ Il ne s'entendait guère mieux avec M. Van Cauwelaert, et devait devenir bientôt pour M. van Zeeland un adversaire implacable. En de tous ses défauts et de son goût pour la cabale, ) il suait véritablement l'intrigue par tous les pores, - on ne pouvait dénier à M. Sap une intelligence perspicace en matière financière et économique, non plus qu’un sens très ferme de l'autorité de l'Etat qui savait bousculer sans pitié tous les précédents et toutes les résistances.

Nous connûmes à la mi-février une crisette ministérielle assez ridicule. Les élections communales avaient provoqué à Hastière-Lavaux une réclamation de la part des candidats socialistes battus et mécontents. Ceux-ci prétendaient que l'accès aux urnes avait été prorogé de quelques minutes au-delà de l'heure officielle. ce qui avait permis à un électeur en retard d'y participer. A juste titre. M. Poullet, ministre de l'Intérieur, s'était refusé d'annuler l'élection et avait appelé aux fonctions de bourgmestre un membre de la nouvelle majorité catholique. Cette futile affaire ayant provoqué un débat à la Chambre des Représentants, il s'ensuivit un vote de surprise, en fin de séance, qui mit le Gouvernement en minorité. Le Gouvernement y répondit aussitôt par une démission en bloc de tous ses membres. En refusant, le soir même, cette démission, le Roi écrivit à M. de Broqueville une lettre de bonne encre, destinée à être rendue publique, et qui constituait une leçon sévère et opportune pour les députés libéraux et socialistes qui s'étaient livrés à cette manœuvre parlementaire pour un aussi minuscule objet. L'effet de cette lettre fut (page 134) excellent, et, dès le lendemain, un nouveau vote corrigea celui de la veille.

Ce regain d'autorité nous décida à solliciter des Chambres une délégation de pouvoirs qui devait faciliter notre tâche pour assurer au Trésor belge 700 millions de ressources nouvelles, à un moment où allait s'ouvrir à Londres une nouvelle Conférence économique d'où l'Europe attendait une solution de l'éternel problème des réparations et la stabilisation des monnaies dans un accord général. Les pouvoirs spéciaux nous furent octroyés sans trop de peine et les ressources nouvelles furent créées. Mais cette Conférence tourna, comme tant d'autres, en eau de boudin. Le caractère mondial de la crise dépassait les efforts que pouvait tenter, dans le cadre étroit de ses frontières, un pays comme le nôtre, dont l'activité économique demeurait dominée par les exigences de son exportation. Les méthodes autarciques qui prévalaient si fâcheusement dans les grands Etats, n'étaient pas à notre portée. Tout au plus, pouvions-nous engager nos producteurs à s’occuper davantage du marché intérieur et pousser le consommateur à « acheter belge. » Pour ma part, je veillais à suivre de près les progrès à réaliser en matière d'hygiène et de santé publique, et, à la suite de la « Semaine de l'eau » que j'organisai avec le concours du Dr. Louis Delattre, je fis voter une loi sur la protection des eaux, qui empêcha dorénavant le premier venu de vendre pour une eau thermale efficace n'importe quelle eau recueillie au robinet. En même temps, je m'attachais de mon mieux à mettre de l’ordre dans le labyrinthe de notre législation sociale, non sans devoir me résigner à des palabres toujours récurrentes avec les Commissions paritaires et les délégations des groupes intéressés. Parmi les incidents que j'eus à affronter et à régler, je me souviens de la campagne assez perfide déclenchée contre l'Administration de l'Hygiène, dont j'avais la responsabilité, par un sénateur provincial du Brabant, financier et spéculateur, qui aurait souhaité voir reprendre par l'État des clos d'équarrissage qu'il exploitait en ce moment avec perte. Utilisant pour sa campagne contre les fonctionnaires qu'il appelait les « charognards » les 50 hommes du XXème Siècle dont il était un des bailleurs de fonds, il comptait bien avoir raison, par divers procédés, de la résistance que M. Sap, mon collègue de l' Agriculture, et moi-même, nous opposions à ses calculs intéressés. Mais nous le mimes proprement knock-out.

Mon Cabinet ministériel, que je ne quittais guère, se trouvait installé à l'angle de la rue Lambermont et de la rue Ducale, dans un hôtel construit à la fin du XVIIIe siècle par une parente de mon nom, mariée à Philippe de Néry, grand-bailli du Tournaisis et fils du fameux Néry, dont Charles de (page 135) Lorraine disait avec raison à Marie-Thérèse : « C'est la meilleure tête que nous avons ici. » Cet hôtel avait accueilli pendant la Révolution française quelques émigrés de marque. Devenu au temps du royaume des Pays-Bas, le siège initial de la Société Générale, il avait, après la Révolution de 1830, qui s'était déroulée sous ses fenêtres, servi de résidence à M. Surlet de Chokier pendant ses mois de régence. J'ai toujours cru que les murs, auxquels on attribue des oreilles, ont surtout un langage. Les vieilles maisons instruisent mystérieusement ceux qui y vivent ou y travaillent des leçons de leur expérience et des conseils de leur philosophie. Celle-ci, qui vu naître et s'épanouir notre régime d'indépendance, évoquait pour moi toutes les péripéties que ce régime avait connues depuis un siècle, avec la transformation profonde de notre vie nationale, de nos idées sociales et de nos mœurs politiques. Mais dans les débats des Chambres, les problèmes qui avaient passionné ma jeunesse n'éveillaient plus les mêmes sentiments. La consécration de nos libertés en matière d'association et d'enseignement, l’organisation d'une défense sérieuse par la participation de tous au devoir militaire, les garanties assurées aux ouvriers contre toute exploitation abusive de leurs forces et contre les infortunes du sort, autant de thèses, jadis combattues, aujourd'hui acceptées dans leurs principes, sinon dans toutes leurs applications. Amené à défendre ces réformes, que j'avais jadis aidé à faire triompher, contre les déformations qui les menaçaient aujourd'hui : nos libertés contre les présentions de l'exclusivisme linguistique, nos lois de protection ouvrière contre la tendance étatiste et la surenchère démagogique, notre établissement militaire contre l'incompréhension du danger extérieur, je prenais parfois à mes propres yeux figure de réactionnaire. non sans me consoler de cette métamorphose par l'approbation de ma conscience intime. Si la popularité devait me refuser de ce chef son encens éphémère, le sentiment du devoir public accompli m'en apportait les saines compensations.


En même temps. pour m'être trouvé plus étroitement mêlé depuis la guerre aux difficultés de la politique internationale. mes préoccupations s’attachaient de plus en plus à l'incidence de ces problèmes extérieurs sur le destin même de la Belgique indépendante. La paix entre les peuples m’apparaissait bien menacée, tandis que notre pays y était intéressé plus qu’aucun autre, tant par la faiblesse de ses moyens personnels que par sa (page 136) situation géographique. La Russie Soviétique n'était plus seule à proclama cyniquement le mépris des droits de l'homme. En Allemagne, l'hitlérisme, et en Italie, le fascisme, insufflaient à deux grandes nations des doctrines de force et des appétits d'orgueil qui diminuaient de jour en jour les chances d'un rapprochement européen. C'était sans doute une illusion de croire que la Société des Nations suffirait à conjurer de nouveaux conflits. Cependant, l'Angleterre, et, dans une certaine mesure, la France, se berçaient officiellement de cette espérance D'une part, elles ne se décidaient pas à faire des concessions d'ordre colonial, en remettant sur le métier l'attribution de mandats que le traité de Versailles n'avait imaginés qu'à titre d'expédients provisoires. Il eût été de très bonne politique pour nous de permettre à l'Allemagne, à l'Italie et même au Japon de s'employer à valoriser des régions encore barbares ou mal exploitées. Ainsi, l'influence franco-anglaise au sein des Assemblées et des Commissions de Genève s'obstinait à défendre un statu quo dépassé par les circonstances. Dès 1931. la conquête de la Mandchourie par le Japon avait donné une preuve évidente de la faiblesse de la S.D.N. Quant à la grande croisade entreprise pour réduction générale des armements, elle n'eût pu aboutir qu'au prix d'une bonne volonté commune qui n’était plus qu'un rêve, La Convention sur le trafic des armes - préface indispensable de ce grand règlement, - dont j'avais présidé les délibérations, attendait en vain la ratification des Puissances qui l'avaient signée. Les seules dispositions qui en avaient surnagé, - et ce résultat n'était d'ailleurs point négligeable - étaient les accords-annexes interdisant le recours aux bombes asphyxiantes et à la guerre dite bactériologique.

En dépit de ces déceptions, je ne pouvais pas contester l'utilité de ces contacts de Genève, et je ne voulais pas désespérer de leur incidence modératrice. La vie internationale a pris, en notre siècle, une telle intensité qu'elle ne peut vraiment se passer d'un forum, d’un carrefour ou elle discute, contre-pèse et compense ses besoins et ses intérêts. « A défaut d'une Bourse ou s’opèrent les évaluations et les échanges. dit justement Paul Claudel, et s'il n'existe aucun rendez-vous où les droits de la justice et de l'humanité sont pris en considération, il n'y a plus qu'à laisser faire et laisser aller le cynisme et la bestialité de la force. » Un ‘rendez-vous », c’est, pour ma part, ce que j'ai apprécié surtout à Genève. Lorsqu'il s’agit de régler entre Etats telle ou telle matière d'ordre économique, social, juridique, financier, ou même d'ordre hygiénique et moral (comme la lutte contre les stupéfiants ou la protection de l'enfance), peut-on imaginer un (page 137) meilleur terrain de rencontre que ce coin du monde où, dans une atmosphère plus sereine qu’ailleurs, tous les moyens et services d'information et de documentation sont assurés par un personnel permanent et bien choisi ? La masse est trop indifférente à cet aspect technique de l'institution genevoise. Encouragés par des publicistes sans responsabilité, dont beaucoup servent consciemment ou inconsciemment les desseins des « pertroubleurs de paix », l’homme de la rue ne voit ou ne veut voir que les échecs trop évidents de la Société des Nations sur le terrain de la politique proprement dite. Encore, et même sur ce terrain, celle-ci constitue-t-elle un essai dont l'expérience devait être faite. Que ce concert international vienne un jour à disparaître et l'avenir le verra revivre sous un nom nouveau et avec des règles nouvelles. L'interdépendance mondiale n'est pas une utopie, C'est un fait, qui peut être contredit temporairement par la guerre ou par l'hégémonie de l'une ou l'autre dictature. mais qui, après avoir été méconnu, réclamera fatalement expression, c'est-à-dire son instrument.

Aux premiers jours de 1934, profilant de la trêve des confiseurs. je me rendis à Rome pour le règlement d'une question particulièrement délicate et que je ne puis confier à ces « Souvenirs ». A plusieurs reprises. j'y avais été reçu par Mussolini. Cette fois encore, comme à chacun de mes voyages. je pus constater avec quel incontestable habileté le dictateur aidait son étoile à monter vers le zénith. Le Saint-Père voulut bien m'accorder une longue audience particulière où il aborda, avec autant de sagacité que d'élévation, les thèmes de l'actualité internationale. Au sortir de cette audience, le cardinal Pacelli me reçut à son tour. De toute la personne du Secrétaire émanait une sorte de rayonnement moral d'une dignité impressionnante. Sa haute stature émaciée, son visage fin et pâle, son regard la fois profond et doux, sa parole pleine de mesure, qui demeurait austère dans la variété et la liberté des sujets qu'il abordait tour à tour, justifiaient d'emblée son prestige et la confiance que mettait en lui le chef de Eglise. Le traité de Latran, qui est, pour une large part, son oeuvre, a subi sa première période d’expérience. En mettant fin au conflit entre le Gouvernement italien et le Vatican, il n'a pas touché à l'entière indépendance que le Saint-Siège garde vis-à-vis de ce gouvernement comme vis-à-vis de tous les autres. La preuve en a été donnée notamment par l'attitude énergique prise par Pie XI pour revendiquer, à l'encontre des méthodes totalitaires, les droits de l’Eglise et des familles dans la formation et l'éducation de la jeunesse. Déjà, les prétentions qu'affirmaient les autorités italiennes dans ce domaine avaient de ton et d'importantes concessions furent faites aux revendications (page 138) catholiques dont l'Osservatore Romano se faisait chaque jour le vigilant interprète.


A mon retour de Rome, le comte de Broqueville me mit au courant d’une série d'incidents et d'intrigues qui menaçaient la vie même de son Ministère, et dont la nouvelle n'était point pour m'étonner. Une fois de plus, le groupe flamingant lui marchandait la continuation de son appui, en agitant surtout le problème de la réintégration des fonctionnaires et agents révoqués en raison de leur comportement pendant la guerre, Un seul moyen lui apparaissait pour parer au danger de voir les élus de ce groupe déserter les rangs de sa majorité. C'était d’appeler leur chef, M. Van Cauwelaert, dans les Conseils de la Couronne. Ayant dû, à la suite des élections communales, céder son écharpe de bourgmestre d'Anvers à M. Camille Huysmans, le leader flamingant ne faisait pas mystère de son envie d'être associé à l'action gouvernementale. M. Poullet, dont la santé laissait beaucoup à désirer, était prêt à se retirer du Ministère pour lui faire place. Mais, à accentuer ainsi l'influence flamingante dans le Cabinet, nul doute qu'une vive réaction ne se produisît dans le pays wallon, et surtout dans les milieux conservateurs de Wallonie qui se plaignaient déjà de n'avoir aucun représentant dans l'équipe ministérielle. Très affectueusement, il me conjurait de l'aider dans l'embarras où il se trouvait, et je ne voyais pas d'autre moyen pratique d'y réussir que de mettre mon portefeuille à sa disposition. Il me remercia avec effusion de ce « hara-kiri », dont le sacrifice ne me coûtait guère, la tâche des compressions dans le domaine des charge sociales, que je m'étais assignée, étant achevée et le budget de 1934 ayant complété en ce sens l'œuvre accomplie pour l'exercice précédent. Pour faire contrepoids à l'entrée du leader flamingant, il fallait que je fusse remplacé par un Wallon cent pour cent et qui appartînt au Sénat, car cette assemblée se plaignait, elle aussi,. d'être désavantagée dans la composition de l'équipe ministérielle. Il hésitait entre deux noms : Celui de M. Paul Hanquet, sénateur pour Liège et celui de M. Hubert Pierlot, sénateur luxembourgeois. Ce fut celui-ci qui fut bientôt désigné.

Cette petite opération de dosage ayant été réglée dans la coulisse, je demandai audience au roi Albert qui me retint longtemps, m'exprimant ses regrets de ma décision et m'assurant en termes affectueux de sa de sa sympathie. Au cours de ces dernières années. il m'en avait donné (page 139) maints touchants témoignages. Aucun ne m'avait été plus sensible que de le voir arriver à l'improviste l'année précédente dans une clinique où je venais subir une grave intervention chirurgicale. Il s'assit pendant toute une heure à mon chevet, m'entretenant, de la façon la plus amicale, de ses propres préoccupations et de tout ce qu'il savait m'être cher. Hélas ! Quelques jours après cette audience de congé, le 17 février, j'étais réveillé vers 4 heures du matin par mon frère Edmond qui me narrait, au téléphone, la voix entrecoupée de sanglots, le drame d'alpinisme dont notre Roi bien aimé venait d'être la victime à Marche-les-Dames. Pendant cette nuit d'hiver, après avoir longtemps cherché sa trace, en compagnie du comte Xavier de Grunne et du capitaine Jacques de Dixmude, il avait trouvé, au pied d'une de ces falaises, que je connais si bien et qui s'érigent le long de la Meuse en face de Brumagne, le cadavre royal tout ensanglanté, la tête défigurée par un trou énorme dans la partie droite du crâne. Il avait eu l'affreuse mission de ramener le corps à Laeken. Bientôt, tout le pays, le monde entier apprendrait la tragique nouvelle, qui, en ce moment même, écrasait de toute son horreur soudaine une reine dont la vie s'était confondue avec celle du meilleur des hommes et des rois.