(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)
En Corse et en Italie - Le Cabinet Theunis - Les allocations familiales - Le nouveau royaume d'Egypte - La liberté d'association des ouvriers - Vie professionnelle et vie littéraire - La restauration de la Cambre - Le Congrès Eucharistique de Rome - Mon voyage au Congo - Le problème de l'Université de Gand - Les grandes Conférences Cardinal Mercier - Barthou. Franchet d'Esperey, le comte Albert Apponyi - L'Union Economique Belgo-Luxembourgeoise - Activité internationale - Les élections du 5 avril 1925
(page 89) A peu près au moment où je renonçais de la sorte à la direction du Gouvernement, l’éditeur Perrin de Paris fit sortir de presse, sous le titre : Le Droit à la Joie, un recueil d'études morales et littéraires, dont j'avais pu rapidement corriger les épreuves et donner le bon à tirer au cours de l’été précédent. Dans ce livre, j'essayais de concilier, avec les obligations de renoncement et de sacrifice que nous impose une conception chrétienne de l'existence, la part légitime que nous pouvons faire à cette soif de bonheur qui tourmente tout être humain et qui peut trouver sa satisfaction dans le charme de la vie familiale, dans les douceurs de (page 90) l'amitié, dans le goût des lettres et des arts, dans le contact avec la nature, dans l'agrément des voyages.
Débarrassé des soucis et corvées du pouvoir, je résolus de passer d’une aussi belle théorie à sa mise en pratique, et de chercher avec ma femme quelque diversion et quelque repos dans un périple en Corse et en Italie. Avant mon départ, j'eus encore plusieurs entretiens avec M. Theunis, qui s'occupait, à son tour, de composer son équipe. Bien entendu, il ne pouvait pas être question d'y faire entrer les socialistes. Le résultat des élections du 20 novembre et l'achèvement de l'œuvre révisionniste permettaient de s'affranchir de leur concours, et l'impérieuse nécessité de poursuivre un redressement budgétaire et d'amortir le poids formidable de la dette publique commandaient à tout chef de gouvernement, soucieux de l'avenir, d'éviter la politique de facilité et de largesse à laquelle les éléments d'extrême-gauche sont toujours enclins. Il fallait rendre confiance à nos créanciers et achever de ramener nos industriels et nos travailleurs à une activité économique régulière. M. Theunis conserva la plupart de mes collaborateurs et je lui promis d'être de retour à Bruxelles pour mi-janvier, date à laquelle il se présenterait devant les Chambres avec un nouveau Cabinet.
Nous passâmes en Corse les jours de Noël et nouvel-an. Sur les côtes de l'Ile parfumée, la douceur du ciel bleu égayait le paysage quasi élyséen des Calanques et de l’Ile-Rousse, tandis qu'au centre montagneux, les forets de châtaigniers de Vizzavone étaient déjà toutes saupoudrées de neige scintillantes de givre, Quelles charmantes randonnées nous y fîmes en compagnie de Léopold Courouble, l’auteur de La Famille Kaekebroek, que nous avions rencontré à Ajaccio ! Son esprit raffiné et son langage châtié ne laissaient pas de faire un singulier contraste avec l'accent et la mentalité des héros de ses romans bruxellois. Il connaissait tous les recoins. toutes les ressources et toute l'histoire de l'île, et nous initia savamment à ses curiosités gastronomiques, dont le « figatelli », - sorte de saucisson à l'emporte-bouche, -m'est demeuré un des souvenirs les plus étonnants. De Bastia. où nous nous embarquâmes, ma femme et moi, nous rejoignîmes l'Italie, via l'ile d'Elbe, et fîmes à Florence, puis à Venise, un séjour de repos qui nous permit de revoir ou de découvrir quelques aspects de ces cités enchanteresses. A Florence, nous fûmes les hôtes, en leur home de la viale Machiavelli, de nos amis très chers Guglielmo Ferrero et de sa femme, Gina Lombroso, tous deux d'une intelligence et d'une culture séduisantes. Ils étaient rendus très inquiets par la tournure que prenaient les affaires (page 91) italiennes. La fièvre et le désordre étaient partout. Une sorte de gangrène bolchéviste semblait s'être attaquée à la péninsule entière. Un jour, nous étions réunis au salon, avec d'autres amis de Ferrero, notamment l'excellent critique d'art Ugo Ojetti et le comte Carlo Sforza. qui s'était efforcé, comme ministre des Affaires Etrangères, d'établir un modus vivendi avec la nouvelle Yougoslavie, mais s'était de ce chef trouvé en butte aux violentes des irrédentistes, dont Gabriel d' Annunzio était le Tyrtée. Il y avait laissé toute sa popularité mais non ses ambitions. Les propos de Ferrero étaient du pessimisme le plus noir. D'un ton apocalyptique, l'historien des Césars se lamentait sur le sort de son pays, infidèle à ses traditions et à sa vocation, et voué, affirmait-il, à une anarchie et à une décadence fatales. Tandis qu'il vaticinait, à la façon de Cassandre, je suivais l'effet de ses paroles sur le visage de son fils, le jeune Leo, dont le génie précoce m'avait vivement intéressé et frappé, tandis qu'avec une bonne grâce charmante, il s’était fait pour nous le plus érudit des guides dans la visite des musées et de sa ville natale. Leo avait écouté son père avec attention, les yeux brillants et les lèvres serrées. Manifestement. il n'était pas de son avis. Je ne pus m'empêcher de lui demander, lorsqu'une pause dans le discours paternel m’en offrit la chance : « Eh bien ! Leo. Que pensez-vous de tout ceci ? » Aussitôt, il entreprit, avec une fougue dont la sincérité était évidente, de nous développer les idées de la jeunesse fasciste. « Nous ne laisserons pas glisser l'Italie à la ruine. Nous empêcherons la Révolution en la faisant nous-mêmes. Les vieux partis, avec leurs querelles et leurs palabres, ont éteint dans l'âme italienne la flamme de la volonté et de la fierté. Nous referons, par l'autorité et la force. une Italie digne de la grande tradition romaine. » A entendre cette voix juvénile et enthousiaste, aussi confiante dans l'avenir que la voix paternelle était désespérée, je surprenais, sur le vif,. l'éternel conflit des générations. Cependant, Guglielmo haussait les épaules. « Voilà bien les illusions de la jeunesse ! » disait-il avec amertume, comme pour nous faire les témoins de tant de naïveté et de présomption. Depuis lors, cette scène m'est plus d'une fois revenue à l'esprit. Le triomphe du fascisme devait, hélas !, compter parmi ses victimes Guglielmo Ferrero et sa noble compagne. En même temps qu'eux, Sforza, et d'autres encore que j'avais vus au pinacle dans leur pays, tels que Nitti et Sturzo, prirent le chemin de l'exil. Quant à Leo. son destin fut bref, comme celui des enfants aimés des dieux. Il s'était déjà révélé au monde des lettres par quelques ouvrages de critique, de philosophie et d'imagination d'un tour très personnel et qui étaient bien plus que des promesses lorsque, ayant (page 92) à peine passé la trentaine, il mourut tragiquement dans un accident d’auto en Amérique.
Comme je l'avais promis à M. Theunis, je rentrai à Bruxelles pour prendre part au débat et au vote sur sa déclaration gouvernementale, et m'employai de mon mieux, aussi longtemps qu'il dirigea les affaires, à l'encourager et grouper autour de lui la droite, où s'accusaient souvent de fâcheuses tendances à la désagrégation. Ce ne fut pas sans quelque surprise qu'à ce moment, je fus invité par tous ceux que j'avais eu comme collègues dans mon Cabinet à un dîner qu'ils décidèrent de donner le 9 février. Les socialistes que j'avais dû défenestrer ne furent pas les moins empressés à m'y faire fête, et je constatai ce soir-là que des hommes de bonne volonté pouvaient s'estimer, si profondes que fussent leurs divergences politiques. La réunion fut tout aussi cordiale que celles où, au temps de notre collaboration tripartite, je me plaisais à réunir mes collègues.
Ainsi que je l'avais souhaité, le nouveau Cabinet put entreprendre et poursuivre, sans grandes difficultés, le programme de relèvement financier et économique pour lequel il s'était avant tout constitué. Il avait trouvé toutes les questions brûlantes déjà résolues, à l'exception du problème de la flamandisation de l'Université de Gand, qui ne prit d'ailleurs son acuité qu'à la fin de l'année. Pour ma part, je profitai de cette accalmie pour m'attacher à quelques réformes d'ordre social ou juridique que j'eus la joie de faire aboutir l'une après l'autre : une loi réprimant la provocation à l'avortement et la propagande anticonceptionnelle, une autre sur l'abandon de famille, une autre sur la protection des monuments et des paysages. une autre encore sur les allocations familiales. Cette dernière réforme, qui constituait, à mon sens, un des plus heureux progrès que le catholicisme social put introduire dans nos mœurs et notre législation, avait eu pour origine l'initiative de quelques patrons français soucieux, pendant la grande guerre, d'assurer à leurs ouvriers chargés de famille le moyen de faire face aux difficultés de leur ménage, sans que l'industrie fût obligée de relever tous les salaires dans une mesure qu'elle n'eût pu supporter. La création des Caisses de Compensation. inaugurée vers 1916 à Grenoble, s'était révélée comme un système aussi ingénieux que pratique pour répartir entre employeurs les charges que représentait pour eux le recours à la main-d'œuvre des pères de famille. Toutefois, certains symptômes faisaient craindre que, par le retour de l'industrie à une vie plus normale, le régime des allocations familiales ne fût bientôt abandonné, s'il était laissé à la libre (page 93) disposition des employeurs. C'est pourquoi je proposai de rendre ce régime obligatoire tout d'abord pour tous les adjudicataires et fournisseurs des pouvoirs publics. Ma proposition fut adoptée en 1927, non sans quelque résistance de la part des théoriciens du socialisme et du Comité Central industriel. Dès 1930, sur l'initiative de Henri Heyman, l'obligation légale fut étendue à tous les employeurs indistinctement. Enfin, en 1937, tous les citoyens, employeurs ou non, se virent astreints de participer à ce vaste système de mutualité, de telle sorte que tous les pères de famille puissent jouir désormais du bénéfice des allocations à concurrence du nombre de leurs enfants.
Pendant cette période, je m'appliquai aussi très activement à intensifier et améliorer encore les relations entre la Belgique et l'Egypte, qui venait d'être reconnue à titre de royaume. La Chambre ayant voté, sur le rapport que j'en avais fait, une nouvelle Convention commerciale entre les deux pays, S.M. Fouad I, le nouveau roi que j'avais eu l'honneur de recevoir à plusieurs reprises chez moi avant la guerre, lorsqu'il n'était encore qu'un des princes de la famille khédiviale, m'adressa la lettre manuscrite que voici :
« Cher Comte.
« Je tiens à vous dire combien j'ai été sensible à la pensée que vous avez eue de manifester devant le Parlement belge, envers moi et envers mon peuple, des sentiments dont, de longue date, il m 'a été donné d'apprécier la sincérité et la délicatesse. Mes voyages d'études en Belgique, que vous bien voulu rappeler en termes tellement sentis, sont parmi mes souvenirs les plus chers. Je suis heureux que vous me les ayez rendus encore plus vivaces et je vous remercie d'avoir donné une expression si noble à ma profonde sympathie envers la Belgique durant ses épreuves.
« Rien ne pouvait m 'être plus agréable et plus agréable à mon peuple que l’hommage rendu dans l'enceinte de la Chambre belge à nos magistrats, à nos ingénieurs, à nos professeurs,. à nos avocats, à nos commerçants, à cette pléiade d'hommes éclairés et laborieux qui collaborent si activement à la prospérité de l'Egypte. J'ai tenu, Cher Comte, à vous en donner le témoignage, et j'y joins, avec mon meilleur souvenir, mes remerciements pour les félicitations que vous m'adressez à l’occasion de la proclamation de I 'Indépendance de I 'Egypte,
« Palais d'Abdine, le 28 mars 1922.
« (s.) FOUAD »
(page 94) Au cours du même hiver 1921-22, un important procès, dans lequel j'eus pour adversaire à la barre Jules Destrée, offrit à la Cour d'Appel de Bruxelles l'occasion d'appliquer et de justifier la nouvelle loi sur la protection de la liberté d'association, que j'avais pu faire voter en 1921, au moment où nous supprimions l’article 310 du Code Pénal. Il s'agissait d’une action de partie civile en dommages-intérêts intentée par un excellent artisan d'une grande maison d'imprimeries d'art contre d'autres ouvriers de cette maison qui avaient menacé leur patron d'une grève parce que leur camarade ne prétendait pas s'affilier à leur syndicat, Après des débats qui ne cessèrent d'être courtois dans leur vivacité, mon client obtint gain cause, et cet arrêt mit fin à des actes de boycottage dont souffraient, en maints endroits, des travailleurs chrétiens qui avaient le courage de refuser leur adhésion à des groupements dont les tendances politiques répugnaient à leurs convictions. Peu à peu, la vie du Barreau, que j'avais toujours aimée, me reprenait de plus belle. Des consultations. des causes d'ordre civil ou pénal, des arbitrages me remettaient chaque jour davantage en contact avec le Palais, où mes confrères me firent l'honneur de m'élire à nouveau au Conseil de l'Ordre, puis de m'appeler à la présidence de la Fédération des Avocats Belges, qui allait fêter brillamment son cinquantenaire.
Un des arbitrages les plus curieux qui me fut soumis fut un litige entre le gouvernement britannique et le gouvernement portugais à propos d’un grave incident qui avait mis en émoi toute la Colonie du Mozambique. Un ancien officier anglais, le Major Campbell, qui prospectait et exploitait des mines d'or dans cette colonie. s'était vu reprocher par les autorités portugaises ses mauvais procédés à l'égard des indigènes. Il avait été et détenu à bord d'une corvette sur le fleuve Zambèze - et cela sous la garde de soldats noirs. Le gouvernement anglais avait pris fait et cause pour Campbell, l'affaire s’était envenimée au point qu'un grave conflit était à l'horizon, conflit que les « Sudafrikanders ». dont on connait les ambitions, ne se faisaient pas faute d'attiser. Désigné comme arbitre unique. statuant en dernier ressort, j'eus beaucoup de peine à voir clair dans cette affaire qui se compliquait à la fois de dessous passionnels et de problèmes miniers et financiers. Des deux côtés de la barre, les intérêts en cause furent savamment et brillamment défendus. Après enquêtes et plaidoiries, je compensai en grande partie les torts, tout en condamnant à une indemnité (page 95) l'Etat portugais, dont les agents avaient manifestement outrepassé leurs droits. Et ma sentence, bien accueillie de part et d'autre, ramena la paix dans le Mozambique.
Le déséquilibre, qui avait provoqué, au lendemain de la guerre, une folle fringale d'exagérations et d'excentricités, s'atténuait graduellement, bien que, dans certains milieux artistiques ou littéraires, le dadaïsme, le cubisme, le vérisme et d'autres inventions à l'usage des snobs, des nouveaux riches et des détraqués. continuassent à faire des victimes et des dupes. Notre jeune Académie de langue et de littérature résistait heureusement à ces engouements passagers. Un de ses choix les plus hardis fut celui d’Anna de Noailles, qui se trouva être ainsi la première femme académicienne. Son discours de réception fut un morceau parfumé de sensibilité et d’élégance. On y retrouvait ses qualités et ses défauts. D'une part, ce lyrisme spontané qui vibre perpétuellement en elle, comme ces nappes de chaleur mouvante qui montent de la terre aux jours de la canicule. D'autre part, une sorte de gauchissement ou de maladresse dans l'expression, dont on peut se demander si le calcul n'y intervient pas. C'est ainsi qu'elle exalta Rubens « qui fait s'épanouir sur le monde un soleil de chair paisible et respirante. » Le roi Albert, qui avait applaudi à ce discours, voulut en complimenter l'auteur, à l'issue de la séance. S'approchant du Roi et sans qu'il eût ouvert la bouche, l'auteur de Cœur innombrable lui dit à brûle-pourpoint : « Je savais bien, Sire. que vous aviez une auréole. » La blonde chevelure du Roi, assez en désordre, comme à l'ordinaire, se trouvait à ce moment tout illuminée par un rayon de soleil qui, glissant à travers les fenêtres, semblait l'encercler d'un nimbe d’or. Interloqué par l’apostrophe, le Roi porta inconsciemment les mains la tête, puis, comprenant la métaphore, partit d'un éclat de rire tout juvénile. De tels propos étaient bien dans la manière de cette faunesse, à qui ses admirateurs passaient toutes les fantaisies, A la nouvelle de la mort de Benoit XV, qui survint pendant son séjour à Bruxelles. je l'entendis faire cette réflexion : « Un pape qui meurt, ne trouvez-vous pas que c'est comme un ambassadeur qui serait rappelé par Dieu ? A Genève, où je la rencontrai lors d'une des assemblées de la Société des Nations, qui attiraient périodiquement tout un vol de précieuses. elle s'étonnait de la rapidité torrentielle avec laquelle le Rhône s'échappe du lac : « Voyez donc comme il est pressé d'aller en France ! »
Parmi tous les devoirs et toutes les occupations qui, au cours de cette agréable période de ma vie, se disputaient mon temps, j'avais pris à la fois (page 96) grand intérêt et grande joie à une œuvre de longue haleine : la restauration de l'abbaye de la Cambre. Ce monastère désaffecté, après avoir servi de dépôt de mendicité au début du XIXème siècle, et ensuite d'École Militaire, avait été condamné à être rasé par les services des Travaux Publics qui, dans une pensée de spéculation dont ils ne comprenaient pas la bassesse, proposaient de créer à sa place un quartier moderne dont le plan de lotissement était déjà tracé. Avant la guerre, j'avais été assez heureux pour empêcher que cet acte de vandalisme ne fût consommé et pour décider le Cardinal Mercier à faire de l'ancienne église, toute délabrée et ruinée, une succursale de la paroisse Saint-Philippe-de-Néri, mais il restait à restaurer les anciens bâtiments conventuels et à rétablir les jardins en terrasse qui l'entouraient jadis. Il fallait y ramener la vie, tout en gardant à ce lieu sacré son atmosphère discrète. L'entreprise était d'importance. Heureusement, avec le concours enthousiaste de Guillaume des Marez, le savant archiviste de la ville de Bruxelles, et celui, plus précieux encore, de l’abbé Max Carton de Wiart, qui, après avoir fait toute la guerre en qualité d’aumônier du régiment des Guides, venait d'être appelé à la direction de cette paroisse, la tâche fut menée à bien, en quelques années. et Bruxelles dut à cette restauration terminée en 1927 de voir renaitre, en un ensemble d'un goût parfait, cette petite cité monastique des temps anciens à laquelle se rattachent maints souvenirs émouvants. Sur un plan infiniment plus modeste et personnel, j'avais pris plaisir à reconstruire à Hastière, dans un style mosan, notre chère maison d'été et à restaurer, au pied du grand château de Gaesbeek, le petit édifice du Bailliage. construction du XVIème siècle, que j'avais rachetée, à l'état de ruine, à la marquise Arconati-Visconti.
Un grand Congrès Eucharistique devait se tenir à Rome, où Pie XI venait d'être appelé au trône pontifical. Une foule de fidèles. accourue de tous les pays du monde, envahissait la Ville Éternelle. et cette affluence répondait spirituellement à cette remarque que j'avais soulignée. au cours du voyage, dans "Promenades dans Rome » de Stendhal. Le subtil auteur de la Chartreuse de Parme y disait : « Le jubilé qui, une fois, réunit 400.000 pèlerins de toutes les classes n'a rassemblé que 400 mendiants en 1825. Il faut se presser de voir les cérémonies d'une religion qui va se modifier ou s'éteindre. Dans cet immense concours. la participation belge fut nombreuse, et l'honneur redoutable m’échut de devoir, en cette occurrence, prononcer un grand discours sur l'éminente dignité du Travail. Le sujet me séduisait fort. Ce qui me plaisait moins, ce fut d’avoir à le traiter en chaire, (page 97) dans la basilique des XII Apôtres. en présence d'une foule impressionnante où le rouge des Cardinaux et le violet des Evêques, le blanc, le brun et le noir des moines et des prêtres formaient comme les couleurs d'un prestigieux jardin de la Catholicité. Lors de I 'audience que le Saint-Père voulut bien m'accorder, il ne me cacha point l'intérêt qu'il portait à un projet de fiançailles entre le prince de Piémont et la princesse Marie-José, dont le bruit courait, Je pus aussi deviner à travers ses paroles, puis dans l'entretien que j'eus avec le Cardinal Secrétaire d’Etat, qu'une solution de la question romaine se dessinait à l'horizon. Je n'ignorais pas que le Roi Albert n’aurait jamais consenti aux fiançailles avant qu'un accord entre le Vatican et le Quirinal n'eût sublevé la Maison de Savoie de l'excommunication qu'elle avait encourue lors de la prise de Rome. Mais ce fut en 1929 seulement que le Traité de Latran vint mettre définitivement un terme à ce douloureux conflit.
En ce mois de mai 1922, la fièvre fasciste agitait les esprits à l'extrême, et nous eûmes à Rome le spectacle de quelques grèves et de quelques émeutes qui faillirent compromettre le succès du Congrès. Au retour de Rome, je fis halte à Assise. J'eus le plaisir d'y retrouver un ami déjà ancien et très cher, l'écrivain danois Johanès Jorgensen, devenu citoyen de cette délicieuse cité encore toute pleine du souvenir du Poverello. Le choix d'un tel séjour était en harmonie avec l'âme toute franciscaine du bon Jorgensen, d’une simplicité, d'une franchise et d'une bonhomie si naturelles. Il y habitait une modeste maison de la via Santa Maria di Fiori, d'où la vue embrassait, en un panorama d'une grandeur et d'une beauté émouvantes, l'immense vallée du Tibre. Le soir. installés sur sa petite terrasse, nous devisions gaiement. tandis que, au-dessous de nous, sur les champs tapissant la plaine, nous suivions les jeux des lucioles, et Jorgensen nous contait la jolie légende pérugine qui veut que ces bestioles de feu aident le blé à mûrir. Dans toute son œuvre si touffue d’historien, de moraliste, de moraliste, de poète, j'ai toujours goûté surtout un petit livre intitulé Paraboles, chef- d’œuvre de pensée et de style, C'est dans ces Paraboles qu’il conte, en exquis,. l'histoire symbolique du « Grain de froment » et celle du • »Fil d’en haut. » Bien des années auparavant, j'avais eu l'occasion de faire connaître ces paraboles à la comtesse de Flandre. toujours férue de belles choses et qui en avait apprécié le charme. Un jour que Jorgensen était de passage à Bruxelles et logeait chez nous, la Princesse avait exprimé le désir de le voir. Elle lui avait fixé la fin d'une matinée pour cette audience, dont la perspective intimidait fort la simplicité rustique de notre excellent ami. (page 98) N'ayant pas d'autre vêtement de cérémonie que cette petite veste du soir que les Français appellent un « smoking » et les Suisses un « frac-simile », Jorgensen l’avait revêtue pour se rendre à onze heures du matin au palais de la rue de la Régence, - ce qui amusa fort la princesse, sans faire d'ailleurs aucun tort à la bonne grâce de son accueil.
Au mois de juillet, je m'embarquai pour le Congo. Depuis longtemps, je rêvais d'un voyage d'études dans notre colonie. Puisque j'en avait le loisir, je me décidai à consacrer 3 ou 4 mois à une exploration de l'Afrique belge. Le Roi m'y encouragea, m'écrivant le 23 juin 1922.
« Laeken, le 23 juin 1922.
« Mon cher Comte.
« J'apprends avec grand plaisir. par votre aimable lettre, les fiançailles de votre fille Mlle Ghislaine avec M. Albert Houtart, substitut du Procureur du Roi à Bruxelles.
« La Reine se joint à moi pour vous féliciter ainsi que la Comtesse à l'occasion de cet heureux événement et pour vous exprimer ainsi qu'à votre charmante fille les vœux sincères que nous formons pour son bonheur.
« Je tiens à vous dire, cher Ministre. combien je vous loue de votre résolution de visiter notre belle colonie, le voyage au Congo d'un homme d'Etat, ancien chef de Gouvernement. aura la plus heureuse influence sur l'opinion publique toujours un peu indifférente en ce qui concerne notre domaine africain.
« Croyez-moi toujours
« Votre très dévoué
« (s.) ALBERT. »
Pour me rendre au Congo, je n’hésitai pas à choisir le chemin des écoliers., Après des escales aux Canaries. à l’île d'Ascension et à Sainte-Hélène, je visitai l'Afrique du Sud, ses mines et ses ranches. Je rencontrai successivement le Ministre Smuts et M. Norton de Matos, gouverneur de l'Angola portugais et séjournai chez le Gouverneur sir F. de Waal. Après (page 99) l’arrêt classique aux chutes prestigieuses et bruyantes du Zambèze, je fus tout à tout l'hôte du Gouverneur Rutten à Elisabethville, du Gouverneur de Meulemeester à Stanleyville et du Gouverneur Général Lippens à Boma, rayonnant de tous ces centres jusqu’au Tanganyka, au Kasaï, au Mayombe.
A côté des réussites qui faisaient le plus grand honneur à nos colons, à nos missionnaires, à nos fonctionnaires et à nos industriels, je constatai plus d’une ou d'une déficience : non seulement les blancs, et surtout les Belges, n'étaient pas assez nombreux au Congo, mais on eût souhaité de la part de beaucoup d'entre eux un plus grand souci de tenue dans l'esprit, le langage, les manières. Le sans-gêne et le laisser-aller, qui sont des péchés mignons dans la métropole mais que l'isolement et le climat accentuent là-bas, ne sont pas de nature à favoriser l’influence éducative du blanc sur l’indigène. Une heureuse réaction commença bientôt à se dessiner et Maurice Lippens y contribua beaucoup. J'avais amené comme compagnons de voyage mon fils Xavier et le lieutenant Laude, qui avait déjà été un excellent secrétaire à La Haye. Docteur en droit, magnifique combattant de la grande guerre, instruit des problèmes coloniaux, homme d’intelligence autant que de cœur, Laude fut appelé, quelque temps après notre retour, à la direction de l'Université Coloniale d'Anvers. Dans la préparation de nos agents et fonctionnaires coloniaux. il devait s’attacher de près à leur éducation proprement dite, en leur enseignant la force morale de l’exemple. Mme Swetchine disait très justement : « Rien qu'à marcher bien droit, on oblige les autres à se redresser.
Au cours de la guerre de 1914-1918, le Gouvernement belge, pour des raisons financières qui n'existaient plus en 1922, avait décidé de payer tous les traitements dans la colonie au cours de la livre sterling. Bien que la livre, qui coûtaient 28 fr. 25 à la fin de 1918, fût déjà passée à 69 francs en 1922, ce mode de payement,. auquel nos fonctionnaires trouvaient autant d'avantages que notre Trésorerie en éprouvait de dommages, était maintenu par M. Louis Franck, ministre des Colonies. un peu par anglophilie, beaucoup pour ménager sa popularité dans l'administration. Un tel système avait un autre inconvénient plus lointain : celui ne pas associer suffisamment la vie économique de la colonie à celle de la métropole et de la lier de trop près au destin des colonies britanniques, avec lesquelles nous n'avons aucun motif (page 100) de nous confondre. Ce ne fut pas sans peine qu'à mon retour, - ayant signalé l'importance de cette question au Roi et plus discrètement aux Chambres, - j'obtins qu'il fût renoncé à un système onéreux au point de vue financier et imprudent au point de vue politique. Sur la voie du retour, je fis une courte escale au Maroc, et pus y admirer les travaux réalisés par Lyautey à Casablanca. Puis, à peine rentré à Bruxelles, je dus me rendre à Strasbourg où, le 22 novembre, dans une émouvante cérémonie, je fus installé, en même temps qu'Edouard Benes, en qualité de Docteur honoris causa de l'Université.
A Bruxelles, la session législative battait déjà son plein. La flamandisation de l'Université de Gand faisait, dans l'opinion, dans la presse comme au Parlement, l'objet de polémiques passionnées. Si l'esprit de modération et de sagesse eût prévalu, il eût été aisé de résoudre ce problème en donnant une juste satisfaction aux aspirations flamandes et en créant des cours flamands pour ceux qui voulaient les suivre, tout en maintenant à côté d'eux des cours français pour les nombreuses familles qui souhaitaient que leurs fils en fassent usage. Etait-il raisonnable de vouloir supprimer d’un trait,. et jusqu'au dernier, ces cours français qui n'avaient pas cessé de répondre aux vœux d'une partie très importante de la population ? Certains de ces cours, notamment ceux des écoles du Génie Civil, des Arts et Manufactures, étaient fréquentés depuis longtemps par des centaines d'étudiants étrangers. que leur réputation attirait de l'Amérique latine ou des Balkans et qui, rentrant dans leur pays munis des diplômes de l'Alma Mater gantoise, devenaient pour notre expansion économique des agents et représentants de choix. Pour ma part, je m'efforçai de faire prévaloir une formule de conciliation. mais. hélas ! sans trouver écho du côté des députés catholiques du pays flamand qui, intimidés par les plus exaltés d'entre eux, se résignaient à les suivre, et sans rencontrer d'appui du côté des catholiques wallons qui se désintéressaient pour la plupart de ces problèmes, à moins même qu'ils ne comptassent, par leur adhésion ou par une neutralité bienveillante, se concilier la reconnaissance des ministres flamingants. Si ingrate que fût la position bruxelloise de juste-milieu que j'avais prise, je considérais comme un devoir de ne pas l’abandonner. Non seulement ce radicalisme résumé en la maxime : « Cujus regio, hujus lingua » heurte notre principe de la liberté d'enseignement, Non seulement cette séparation de notre pays en deux secteurs unilingues et étanches (tout en flamand dans les provinces du Nord, tout en français dans les provinces du Sud) ne répond ni aux vœux ni aux intérêts des familles, mais elle doit (page 101) affaiblir la cohésion et la compréhension mutuelle qu'exige une vie nationale commune, dans un pays bilingue aussi exposé que le nôtre aux influences et aux menaces de l’étranger. « Juste milieu, c'est le chemin des crètes », disait Sainte-Beuve. La vue y porte de plus haut que d'une de meeting, et elle plonge au-delà d'un débat éphémère_ Mais à y demeurer, on risque aussi de devenir un point de mire et une cible, C'est l'aventure qui devait m'échoir. Les unilinguistes wallons m’avaient criblé de leurs traits en 1921 lorsque j'avais défendu et fait triompher la loi sur l’emploi des langues en matière administrative, qu'ils appelaient sottement la loi von Bissing. En 1922, ce fut au tour des unilinguistes flamands de se déchaîner contre moi parce que je m'étais exprimé dans ces termes « C’est avec joie que j'aiderai à créer à Gand, pour les jeunes gens de langue flamande, un enseignement supérieur complet dans leur langue, qui leur permettra, s’ils le veulent, de se développer entièrement et librement dans leur langue maternelle. mais, si l'on me demande. - non plus de créer, mais d'exterminer, - non plus de construire mais de détruire un corps d'enseignement ancien, qui rend d'incontestables services, et. sans l'ombre d’une bonne raison, de supprimer des cours qui fonctionnent depuis près de cent ans et qui sont appréciés par de nombreuses familles, je dis que je me refuse à commettre ce qui, dans l'intimité de ma conscience, m'apparaîtrait vraiment comme un crime contre l'esprit ! » M. Poullet se voila la face. Un crime contre l'esprit... Quel blasphème !... La vérité cependant et avant moi, Godefroid Kurth avait déjà écrit dans un magistral ouvrage : « La Nationalité Belge » : « Enlever à la civilisation flamande l'un des deux instruments de la culture, ce serait la mutiler. Dépouiller la Flandre de la supériorité que lui vaut le maniement des deux langues, ce serait un crime de lèse-civilisation. » Mais la nouvelle mystique raciste et culturelle n’admettait aucune transaction. Elle foulait aux pieds nos traditions de liberté, les vœux des familles et les intérêts de la compénétration nationale. Mon intervention contribua toutefois à faire triompher pendant quelques années la coexistence des deux langues dans l’enseignement universitaire gantois, grâce à une formule de partage des cours imaginée par le Dr Nolf, Ministre des Sciences et des Arts. Elle retarda la solution radicale qui ne fut votée qu’en 1930, et qui eut, hélas bientôt pour résultat la ruine des écoles su Génie Civil et des Arts et Manufactures naguère si florissantes. tandis que les nouveaux étudiants gantois arrivèrent désormais à la vie profession, en ignorant de plus en plus la langue française, ce que beaucoup eux ne tardèrent pas ensuite à déplorer. Dans ces pénibles débats, je (page 102) n'avais cessé d'être encouragé par le Cardinal Mercier. Il comprenait à merveille tout ce que le mouvement flamand avait de beau et de légitime dans sa volonté d'assurer à la culture flamande sa pleine dignité et sa libre expansion. Nul n'était plus sévère que lui pour les nobles et les bourgeois, heureusement de plus en plus rares, qui, çà et là, en pays flamand, demeuraient sans influence sur l'opinion par leur absurde et coupable refus de connaître la langue du peuple dont ils devaient former l'élite. En même temps, le Cardinal ne cessait de pousser au développement de l'étude du flamand dans les écoles moyennes de Bruxelles et du pays wallon. Mais il redoutait à bon droit que les formules d'un radicalisme intransigeant, - soit pour l'enseignement, soit pour l'administration, soit pour la justice, soit pour l'armée, — en dressant une cloison de plus en plus épaisse entre les citoyens belges, ne préparassent la voie au séparatisme.
Ce fut en cette même fin d'année que l'illustre prélat vint bénir à Bruxelles le mariage de ma fille aînée, et l'approbation affectueuse et publique qu'il me témoigna à l’occasion de cette rencontre suffit amplement à me consoler des critiques de quelques-uns de mes amis politiques.
Sous les auspices du Cardinal, et avec le concours de l'inlassable activité et de la compétence de l'abbé Van den Hout. nous avions inauguré, depuis deux ans déjà, et sous le nom de « Grandes Conférences catholiques », une série de matinées hebdomadaires qui amenaient, chaque saison, dans notre grande et belle salle de Patria, un public empressé à écouter des orateurs, des penseurs, des savants, des écrivains, des hommes d'action qui lui apportaient le fruit de leurs études ou de leur expérience. Toute l'intellectualité européenne, ou peu s'en faut, défila ainsi à notre tribune. A l'occasion de ces visites, nous avions aussi la chance d'accueillir à notre foyer, en qualité d'hôtes, dans l'intimité de conversations familières et intimes, maints prélats et prédicateurs célèbres, et aussi des hommes d’Etat comme Poincaré. Louis Barthou. Gabriel Hanotaux, Léon Bérard, Musy, Albert Apponyi. des écrivains comme Chesterton, René Bazin, Claudel, Louis Madelin, Louis Bertrand, André Bellessort. Hilaire Belloc, de grands chefs militaires comme Mangin, Gouraud, Lyautey, Franchet d'Esperey.
Chacun de ces noms évoque pour moi quelque trait ou quelque souvenir soit émouvant. soit plaisant, et je me laisse aller à en conter l'un ou l’autre au courant de la plume. Léon Bérard n'était pas seulement un homme politique doué d'une belle éloquence et sachant faire preuve de modération (page 103) et de bon sens. Il était aussi, et surtout, un lettré épris des grands classiques cultivant une élégance intellectuelle dont la guerre avait déjà fait perdre le goût. Charmant causeur, il n'avait pas fini de nous étonner par ses connaissances des Pères de l'Eglise, qu'il nous divertissait par les désopilances imitations de ses confrères du Barreau et de ses collègues du Parlement. Il avait pour rival Louis Barthou. venu comme lui des Pyrénées.
Lorsque ce dernier vint parler la première fois à notre tribune, le petit discours de présentation qu'il était d'usage de faire pour saluer tout nouveau conférencier, fut confié à Léon Delacroix. En un speech chaleureux, celui-ci rappela la carrière de ce brillant avocat béarnais d'une culture artistique et littéraire si étendue et qui avait, entre autres mérites, fait triompher en France. avant la guerre de 1914, le service militaire de trois ans. Mais Léon Delacroix commit, au cours de sa harangue, un lapsus qui en gâta tout l’effet, quand il apostropha Barthou en ces termes : « Votre maîtrise oratoire devait vous valoir, Monsieur, d'entrer, bien jeune encore, à la Comédie Française. » Confusion d'autant plus fâcheuse que le genre de Louis Barthou se ressentait un peu, tout au moins pour un auditoire nordique comme l'est le public belge, d'une certaine tendance méridionale au cabotinage. Un discret sourire éclaira le visage des auditeurs tandis que le conférencier cachait mal une grimace. J'eus plus d'une fois l'occasion d'être reçu par Louis Barthou à Paris, notamment lorsque, en qualité de Garde des Sceaux, il m'installa en qualité de Président de l'Association internationale de Droit Pénal. Mélomane et bibliophile averti, il possédait dans son appartement de l'ancienne avenue d’Antin. une étonnante collection de raretés manuscrites, notamment la correspondance amoureuse de Sainte-Beuve avec Mme Victor Hugo. Sa verve primesautière et caustique ne reculait pas devant les audaces. Un jour qu’à Genève, j’assistais avec lui à un brillant déjeuner offert aux Bergues par un Ministre portugais, celui-ci, M. Cairo da Matta qui avait naguère plaidé devant moi dans l'arbitrage du Mozambique, nous dit, au moment du dessert : « Excusez-moi de vous faire servir ce vin qui n'est pas digne de vous. J’avais &mandé à Lisbonne qu'on m 'envoyât quelques bouteilles de porto, de derrière les fagots, que je conserve là-bas et que j'aurais voulu vous faire déguster. Malheureusement, la caisse n'est pas arrivée. » Barthou, ajustant son binocle, interpella le Lusitanien : « Mais, mon cher Ministre, lorsque cet envoi vous sera parvenu, qu'est-ce qui vous empêchera de nous en distribuer quelques flacons, à moi et à nos aimables invités que voilà. »
(page 104) Ce genre de gaminerie, qui prend tout son sel dans l’atmosphère des réunions officielles, où le protocole impose aux assistants ses hypocrites contraintes, m'amusait aussi chez un autre grand Français : le maréchal Franchet d'Esperey. Il ne fallait pas gratter beaucoup le guerrier de race qu'était ce chef de l'armée de Salonique pour découvrir, sous la surface sérieuse et autoritaire dont il s'enveloppait volontiers, un esprit faubourien et, pout tout dire, gavroche. J'avais pris rendez-vous avec lui à Dinant où nous devions en compagnie du vénérable évêque de Namur, Monseigneur Heylen, présider officiellement l'inauguration d'un cimetière militaire français, créé sur le plateau de la rive droite, en prolongement de la vieille citadelle. Lorsque j'arrivai à l'Hôtel des Postes pour y retrouver Franchet d'Esperey, il nous attendait déjà, en grand uniforme. sur le perron de l'hôtellerie. Pour tuer le temps, il n'avait rien trouvé de mieux que de jongler, très adroitement d'ailleurs. avec son bâton de maréchal, ce spectacle ne manquait pas de susciter la curiosité indiscrète des badauds qui l'entouraient, et parmi lesquels se pressaient des Anglais, attablés prenant des rafraîchissements. Lorsque Franchet monta avec nous en voiture, il se retourna vers le directeur de l'hôtel qui le saluait cérémonieusement : « Adieu, patron ! Ne manquez pas d'ajouter cent sous à la note de chacun de vos pensionnaires. Cela vaut bien un supplément de regarder ainsi sous le nez un Maréchal de France ! » Lorsque la cérémonie de l'inauguration fut terminée, - l'évêque bénissant chacune des tombes de son goupillon ; et le Maréchal en faisant autant derrière lui avec son inséparable bâton, - je proposai à Franchet, en n attendant l'heure du dîner, de visiter la Citadelle. Nous trouvâmes à la poterne, pour nous y guider, un vieux cicerone du nom de Joseph, qui ne nous fit pas grâce des banalités d'un boniment appris par cœur et débité avec l’accent savoureux du cru. Le Maréchal marquait quelque impatience sous ce flux intarissable. Mais Joseph ne s'en tint pas là, et se laissa aller à conter ses souvenirs personnels. Pendant la guerre, il avait fait souvent les honneurs de la citadelle aux autorités allemandes. Il y avait servi de guide à Guillaume II, et le Kaiser lui avait, nous confia-t-il, octroyé vingt marks de pourboire. Franchet l’interrompit pour dire à son officier d'ordonnance : « Dusausoy, donnez donc vingt francs à ce brave homme. » « Dites-vous bien, Joseph, que ce que je vous donne, moi, c'est deux millions et demi de marks. Avouez que je suis autre type que votre Kaiser. » Le maréchal disait vrai, car à ce moment la chute verticale du mark allemand établissait dans cette proportion astronomique le cours du change des monnaies.
(page 105) Parmi les personnalités les plus séduisantes dont nos « Grandes Conférences » nous valurent la visite, comment ne pas m'arrêter à celle de ce grand Magyar, déjà tout chargé d'années, mais dont l'intelligence était demeurée si vive et l'éloquence si prenante : Albert Apponyi. Ainsi que sa femme, née Mensdorf-Pouilly-Diedrichstein, il noua alors plus intimement avec nous des relations amicales qui s'étaient formées quelque vingt ans plus tôt aux Etats-Unis et qui devaient se poursuivre à Genève et à Buda-Pest, dans la plus agréable harmonie de croyance. d'idées et de sentiments.
Pendant son séjour à Bruxelles, il ne manqua pas d’aller saluer à Steenockerzeel, l’archiduc Othon, héritier des Habsbourg, qui lui décerna à ce moment la Toison d'or. Le jeune archiduc était assidu à nos conférences, où il rencontrait parfois deux autres prétendants de son âge : le comte de Paris et le prince Napoléon. Ce dernier fut aussi un soir notre hôte à Genève, où sa mère, la princesse Clémentine, avait souhaité qu'il vînt s’initier au fonctionnement de la Société des Nations, alors dans son plus bel éclat. Notre petite table était présidée par le doyen de la délégation belge, le baron Moncheur, ce qui donna lieu un plaisant quiproquo. Des journalistes français, qui avaient eu vent de la visite du jeune prince, s’étaient empressés d'en informer par téléphone les journaux de Paris qui annoncèrent le lendemain, avec cette manchette sensationnelle : « Napoléon à la Société des Nations », que le jeune prétendant avait dîné en comité secret avec le Ministre Loucheur, un des principaux délégués du gouvernement français à l’Assemblée. Cela fit quelque rumeur, et M. Loucheur, eut fort à se défendre du soupçon d'avoir conspiré contre la République une et indivisible.
Frères de l’impératrice Zita, les princes de Bourbon-Parme séduisaient d’emblée par leur distinction native et par leur évident souci d'adapter leurs conditions familiales aux conditions nouvelles de la vie européenne. L'un d'eux, le prince Sixte vint nous faire le récit dramatique des négociations qu’il avait poursuivies, d'accord avec l’infortuné Empereur Charles, pour tenter d'arracher l'Autriche-Hongrie à la solidarité allemande qui devait l’entraîner à la catastrophe. Un autre, le prince Félix, en sa qualité de Consort de la Grande-Duchesse de Luxembourg, s’était concilié l’affection de ses nouveaux compatriotes par sa simplicité de bon aloi et par sa vigilance à assurer l'avenir de la dynastie grand-ducale. L'Union Economique entre la Belgique et le Grand-Duché avait fait l'objet, tandis que j’étais à la tête du Gouvernement, d'un traité dont la mise en vigueur n'apparaissait pas exempte de difficultés et la solution de celles-ci était confiée à un (page 106) Conseil Supérieur, composé de personnalités des deux pays. et que j’avais pour tâche de présider. Cette fonction m'amena souvent à Luxembourg. Cette petite capitale offre un véritable charme. Quant à la Cour, ses réceptions ont conservé, soit dans certaines règles d'étiquette, soit dans quelques détails matériels, tels que la livrée, la vaisselle plate et les cristaux taillés, de curieux reflets du décor des principautés de la vieille Allemagne, qui s'inspiraient elles-mêmes, non sans quelque lourdeur, des modèles de Versailles et de Vienne. Dans sa résidence extra-muros de Colmar-Berg, la famille grand-ducale menait une vie familiale. Un jour que m'y rendais, j'avais eu, avant d'entrer au château, le spectacle peu protocolaire de linges d'enfants qui séchaient au balcon. Introduit dans un salon, j'y fus bientôt rejoint par l'aimable Prince Consort. « Vous voudrez bien excuser la Princesse si elle vous fait attendre un moment, me dit-il. Elle est en retenue par les devoirs de son État... » Puis. après une pause, et avec un clin d'œil malicieux : « de son état de nourrice », acheva-t-il.
Le mauvais vouloir de l’Allemagne dans l'exécution de ses obligations de réparation avait. en janvier 1925, décidé M. Poincaré à une mesure rigueur : l'occupation de la Ruhr à laquelle notre gouvernement s’était associé en dépit de l'opposition de nos socialistes qui, aussi longtemps que les socialistes allemands étaient eux-mêmes au pouvoir, n'entendaient leur faire aucune peine, même légère. Nos troupes avec les troupes françaises entrèrent dans la Ruhr en février. Cette démonstration ne fut pas inutile, puisque. après quelques velléités de résistance. l'Allemagne reprit bientôt les payements qu'elle avait arrêtés.
J'eus l'occasion,. au cours du printemps, de traverser l'Allemagne au retour d'un séjour à Zagreb, où m'avait appelé la réunion d'un tribunal arbitral chargé de régler un litige entre des sociétés belges d’électricité et des tramways et la ville de Belgrade. La Croatie et la Slovénie, où nous fîmes quelques intéressantes randonnées, ne me parurent pas vivre en parfaite harmonie, tant s'en fallait, avec la vieille Serbie. Un des meilleurs souvenirs que je garde de ces excursions fut l'accueil que nous trouvâmes dans des grandes fermes isolées ou il semblait que le régime patriarcal fut (page 107) encore en honneur. Aux repas, n'assistaient que les hommes. Quatre générations de la même famille y étaient parfois réunies, entourées de serviteurs qui semblaient des vassaux auprès de leurs chefs féodaux. Les femmes dirigeaient ou préparaient le service à la cantonade. Leurs visages curieux et craintifs apparaissaient de temps en temps dans l'intervalle des tapisseries en forme de grands rideaux qui entouraient la salle du festin. Sur le chemin du retour, je m’arrêtai à Budapest où le Régent Horthy m’accueillit dans le vieux palais de Bude. « Que pensez-vous, me dit-il de prime abord, d'un amiral qui n'a pas de flotte ni même de littoral ? • Tous les propos de la société hongroise traduisaient la même amertume et la même rancœur ulcérée contre les amputations du Traité de Trianon. Le Comte Bethlen. président du Conseil des Ministres, m'expliqua comment ses terres patrimoniales, situées en Transylvanie, lui avaient été confisquées par la Roumanie, et le Cardinal-Primat se désolait, en me montrant, du portail d’entrée de sa cathédrale d’Esztergom. le paysage qui s’étendait sous nos yeux et qui était devenu territoire tchéco-slovaque. Phénomène inattendu, les Italiens, chez lesquels le régime fasciste venait de triompher. -semblaient être devenus déjà les meilleurs amis de cette Hongrie que leur intervention dans la grande avait contribué à abattre et à dépecer. Leur légation multipliait les réceptions et les fêtes et jouait les premiers violons dans la vie mondaine de la brillante capitale, bien revenue des jours de terreur qu'elle avait connus avec Bela-Kun. J'eus aussi le plaisir de constater à quel point les Hongrois savaient gré à la Belgique d'avoir hospitalisé en si grand nombre des enfants hongrois, et combien une intime communauté de conceptions religieuses et monarchistes rapprochait nos deux pays.
D’autres arbitrages internationaux, parfois l'une ou l’autre conférence que j'avais accepté de faire sur quelque sujet politique, juridique ou social m’appelaient hors du pays et parfois au loin. J’en profitai pour faire mieux connaître au dehors la Belgique, son histoire et ses ressources.
Un voyage en Tunisie. devait me laisser des impressions souriantes. Les vastes forêts d'oliviers renouvelées du temps de Jugurtha. les pêcheries d’éponges de l'ile Djerba, l'oasis de Gabès, les environs d'El Djem et leurs mirages, les mosquées de Kairouan. Au Palais du Bardo, le Bey de Tunis m’ayant accueilli, je crus pouvoir lui faire part de la requête d'un de mes (page 108) compatriotes, M. de Pret, grand chasseur devant l'Eternel, qui rêvait d'inscrire à son tableau de chasse un buffle d'une très rare, et qui ne se rencontre plus guère que dans une réserve beylicale du Cap Bon. Mais je me repentis bien vite d'avoir abordé ce sujet, car je vis aussitôt le Bey ému jusqu'aux larmes : « - Mes pauvres buffles ! gémit-il. Il ne passe plus ici un sportsman d'Europe ou d'Amérique qui ne prétende tirer une de mes bonnes bêtes… Encore, s'il y avait quelque mérite à cette chasse, mais autant faire feu sur un bœuf au pâturage. » Très confus, je m'excusai et parlai d’autre chose ! D'autres entretiens, notamment avec le Résident général, dont j'étais l'hôte, et avec Monseigneur Lemaître, archevêque de Carthage, devaient, au cours de ce même voyage, m'initier aux difficultés très sérieuses que créaient alors au régime français les revendications et agitations de la nombreuse colonie italienne excitée par le fascisme effervescent.
Toutes ces impressions de voyage, qui me permettaient de mieux apprécier sur place la complication des problèmes de la paix, m'attachaient davantage à la politique internationale. Appelé plusieurs fois par an à Genève par les assemblées ou des commissions de la Société des Nations, je pouvais compléter ces impressions par des conversations avec les hommes les plus qualifiés pour connaître les dessous de cette politique, non seulement en Europe. mais dans le monde entier. Dans les nombreux articles que je publiai, à partir de 1922, dans des revues belges, françaises, anglaises et par ma collaboration régulière au Soir de Bruxelles, au Telegraaf d'Amsterdam, à l'Ambrosiano, au Messagero de Milan et à d'autres journaux italiens, il m'était donné de défendre, avec une information et une documentation dont peu de publicistes disposaient aussi librement que moi, les intérêts d'une collaboration loyale entre les États, basée sur les principes d'ordre et de justice que le christianisme a enseigné au monde et que le monde est si rebelle à observer.
Cette vie cosmopolite devait bientôt prendre pour moi un rythme de plus en plus accentué, à tel point qu'entraîné par les obligations et les absences qu'elle m'imposait et aussi, je l'avoue, par l'intérêt que j'y trouvais, je n'apportais plus aux tâches si absorbantes de la politique intérieure, toute l'assiduité des premiers temps de ma carrière parlementaire. Le Cabinet Theunis poursuivait sa tâche, non sans quelques secousses, une des plus significatives fut le rejet par la Chambre, le 27 février 1924. d'un traité de commerce avec la France, M. Jaspar défendit, de son mieux. cet accord commercial qui présentait d'incontestables avantages pour notre industrie. (page 109) Mais la droite flamingante, à laquelle Renkin apporta son concours, se mit en travers du projet et les socialistes ne manquèrent pas d'en faire autant pour provoquer une crise ministérielle qui n'eut d'autre résultat que le remplacement de M. Jaspar par M. Paul Hymans au Ministère des Affaires Etrangères.
Ce fut en février 1925 que j'eus la douleur de perdre ma mère, et nul deuil ne pouvait être plus cruel pour mes frères et pour moi. L'échéance électorale se montrait à l'horizon. Nous étions toujours dépourvus d'une loi organique sur l'électorat provincial. Je mis naturellement les socialistes en demeure d'exécuter la promesse solennelle qu'ils avaient signée en 1921 de voter l'accession des femmes au scrutin. Par un parjure éhonté, dont on ne trouverait pas, je crois, d'exemple aussi flagrant dans notre histoire parlementaire, M. Vandervelde et ses amis se dérobèrent à l'exécution de leur engagement, sachant bien que cette réforme, qu'ils avaient prônée dans leur programme et qu'ils s'étaient obligés par écrit à faire triompher, se serait traduite pour eux par la perte de quelques sièges dans les Conseils provinciaux et au Sénat. Le parti catholique alla aux urnes dans une atmosphère défavorable. M. Theunis avait eu le grand mérite de rendre l’équilibre au Budget, mais, pour des motifs sur lesquels son action demeurait impuissante, et notamment à cause de la mauvaise volonté apportée par l’Allemagne dans le règlement de ses réparations, la monnaie belge perdait d'année en année sa valeur. A côté de lui, M. Poullet, comme Ministre de l'Intérieur, avait fait plus d'une faute, et, à la veille même de l’élection, il commit notamment l'erreur de rattacher le canton de Saint-Vith à l'arrondissement de Verviers, alors qu'un intérêt politique évident, conforme d'ailleurs aux vœux de la population, exigeait que ce canton fût rattaché à l'arrondissement de Bastogne et à la province du Luxembourg. Son imprudence avait pour résultat de faire des trois cantons rédimés une entité et comme une sorte de bloc, pour la plus grande facilité des manœuvres allemandes. Il s'était aussi prononcé, dans des réunions publiques, en faveur de la division de notre armée en unités flamandes et unités wallonnes, et cette nouvelle exigence du radicalisme flamingant n'était pas de nature à augmenter le crédit de la droite dans l'opinion modérée. Enfin, et surtout, les socialistes fortement disciplinés multipliaient, sans aucun souci de la situation du Trésor public, les promesses les plus séduisantes : extension et majoration des pensions gratuites, relèvement des allocations de chômage, etc. En même temps, ils s'étaient habilement gardés de tout anticléricalisme agressif. Ils furent les vainqueurs de la journée du 5 avril (page 110) 1925. Perdant le premier rang que leur avait valu le scrutin de 1921, catholiques virent le nombre de leurs sièges à la Chambre tomber de 82 à 78, tandis que celui des socialistes montait de 68 à 79. Quant aux libéraux, ils mordirent la poussière. De leurs 33 députés sortants, 22 rentrèrent au Parlement. Mortifiés et ulcérés, ils décidèrent, dès le lendemain du scrutin, de se refuser à toute nouvelle coalition gouvernementale et de se retremper dans l’opposition.