(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)
Conversations de Bruges et de Lophem - Constitution du cabinet Delacroix - Rentrée du Roi à Bruxelles - Reprise de l'activité parlementaire - Premiers remous de la libération et de la victoire
Bruges, jeudi 14 novembre 1918
(page 9) Monsieur Gérard Cooreman qui est à la tète du gouvernement m'apprend qu'il a été reçu hier soir au château de Lophem par le Roi et lui a remis notre démission collective. Le Souverain l'a prié de remercier tous les Ministres de ce geste spontané qui est de nature à faciliter sa tâche et en attendant qu'il ait pris une décision, nous demande, suivant l'usage, de veiller aux « affaires courantes ». Celles-ci ne laissent pas d'être complexes et confuses.
Pour ma part. j'ai résolu de me rendre immédiatement à Gand afin d'y prendre contact direct avec les autorités administratives et judiciaires. A Bassevelde, nous rencontrons le général Buffin, Adrien van der Burch et d'autres officiers. A Gand, tous les visages rayonnent et toutes les façades sont pavoisées. Le bourgmestre. M. Emile Braun. vient de rentrer de captivité. J'ai une conférence avec lui ainsi qu'avec d'autres qui ont pu demeurer sur place. L'esprit général de la population apparaît très bon. Les traitres du « Raad van Vlaanderen » n'ont recruté qu'un petit (page 10) nombre de complices, qui se sont, pour la plupart, empressés de déguerpir, mais il règne partout un gâchis extraordinaire, explicable au sortir d'un tel cauchemar. Les nouvelles de Hollande annoncent que Troelstra, le chef du parti socialiste, aurait tenté de proclamer la révolution à Amsterdam, exigeant le départ de la Reine et l'établissement de la République. D'autres rumeurs disent qu'une sorte de coup d'Etat a éclaté à Luxembourg, mettant la dynastie grand-ducale en péril. Il s'agit, semble-t-il, d'une effervescence assez analogue à celle que le Soldatenrat avait créée à Bruxelles à la veille de l'armistice et qui n'a été qu'un feu de paille.
Tandis que nous sommes réunis à l'Hôtel de Ville afin d'aviser aux mesures les plus urgentes, nous apprenons que le baron Auguste Goffinet vient d'arriver de Bruxelles. Je le rejoins à la Place d'Armes. Il est en compagnie d'un officier allemand, qui s'est offert pour lui faciliter le passage à travers les lignes. De peur que son guide ne soit écharpé, Goffinet ne le lâche pas et le conservera sous sa garde jusqu'à Bruges, où lui-même désire voir le Roi. Il nous informe qu'un important dépôt de munitions vient de sauter à Assche, provoquant des dégâts. Les Allemands ont préparé cette destruction, comme ils l'ont fait ailleurs, laissant à leur départ des bombes à retardement parmi les explosifs. C'est bien dans leur manière.
Après avoir donné, en cours de route, des instructions et des nouvelles à quelques notables, tous heureux d'accueillir le Gouvernement, je trouve en rentrant le soir à Bruges, un groupe nombreux et animé de personnalités arrivant, qui de Bruxelles. qui d'Anvers, qui de Gand, ayant hâte de présenter au Roi les hommages et les vœux du pays occupé : le baron de Favereau, Michel Levie, Ryckmans. Tibbaut, Joseph Wauters, Anseele, Paul-Emile Janson. Henri Jaspar et Léon Delacroix. On croit que ce dernier, en sa qualité d'homo novus, étranger jusqu'ici à la vie publique, recevra la mission de constituer un Cabinet tripartite. Il a été signalé au Souverain par Emile Francqui, que son rôle dans l'organisation du ravitaillement a mis en vedette. Delacroix, bon avocat, homme de cœur et d'esprit, est d'un caractère accommodant, mais on craindre que les gauches n'obtiennent de lui, sous prétexte de conjurer des excès révolutionnaires, des concessions sans contrepartie. Socialistes et libéraux voudraient que, sans même recourir à la procédure révisionniste prévue par la Constitution, il soit fait appel à bref délai au suffrage universel à 21 ans, à l'exclusion des femmes. Anseele affirme que Mgr. Seghers, évêque de Gand. est de cet avis. Les socialistes réclament aussi l'abolition de l'article 310 du Code pénal et prétendent même faire reconnaître le droit de grève (page 11) pour les agents des services publics. Dans ma chambre, où nous trouvons quelque tranquillité. j'ai un entretien avec Delacroix, ancien camarade d'Université, et lui conseille de ne pas s'engager trop vite. Il manque, non seulement, de toute expérience politique, et je doute à la fois de sa fermeté et de sa clairvoyance, constatant au surplus, que ce que nous avons fait ou préparé au Havre en vue de la libération est tenu pour lettre morte par nos amis du pays occupé. Ils sont obsédés par quelques idées fixes, notamment celle qu’il faut reprendre immédiatement, sans retourner au taux d'un franc vingt-cinq, les marks allemands la seule monnaie actuellement en cours de circulation. Il faut aussi, à les en croire, aller aux urnes sans le moindre retard et, dans cette éventualité, ils ne s'attachent même pas à la formule sur laquelle nous étions parvenus pendant l'exil à nous entendre avec les partis gauche : c'est-à-dire le double vote des pères de famille. C'est à peine s'ils paraissent disposés à insister pour que, tout au moins, le suffrage universel soit étendu aux femmes comme aux hommes. Il semble aussi que, dans l'ordre des problèmes linguistiques, la flamandisation pure et simple de l'Université de Gand l'emporte, dans la plupart des esprits, sur une solution plus modérée qui consisterait soit à dédoubler les cours de Gand, soit à créer une nouvelle université flamande à Anvers.
Vendredi, 15 novembre 1918
Te Deum à la Cathédrale de Bruges. Avec MM. Cooreman et Segers, je vais porter mes vœux à Lophem à l'occasion de la fête royale. Nous y sommes reçus par la Reine et le Prince Léopold. Rentré à l'hôtel, je vois survenir dans ma chambre Delacroix. Il m'entretient de la formation de l'équipe gouvernementale ; je l'engage à y adjoindre Henri Jaspar, qui n'a pas jusqu'à ce jour été inscrit au parti catholique, mais serait une recrue de valeur et à qui nous pourrions faire confiance. Je souhaiterais que le portefeuille des Sciences et des Arts lui soit attribué. Accessoirement Delacroix me prie de lui prêter du linge, dont il est dépourvu, afin de faire figure honorable.
Samedi, 16 novembre 1918
Nouvelles arrivées à Bruges : Paul Hymans et Renkin venant du Havre, puis le baron Coppée. D'après celui-ci. des scènes de pillage se sont produites dans le Centre et au pays de Charleroi. Il adjure le Gouvernement (page 12) d'envoyer d'urgence des détachements de gendarmerie dans cette région industrielle.
Nous apprenons qu'une partie des forces allemandes en retraite, environ 75.OOO hommes de la 4ème armée, sort de Belgique en traversant le Limbourg hollandais par le pont de Maeseyck. La question se pose, et il faut la trancher immédiatement, - de savoir si nos troupes doivent les suivre jusqu'en territoire allemand en pénétrant, elles aussi, sur le sol hollandais. A mon avis, il ne faut pas hésiter à le faire : nous restons ainsi dans la lettre même autant que dans l'esprit des conditions d'armistice. Hymans prétend que nous ne pouvons risquer une telle aventure sans nous assurer du consentement préalable des Alliés. Il consultera télégraphiquement Paris et Londres. Berthelot marque son accord. Mais le Foreign Office, répond qu'il ne voit aucune utilité à procéder de la sorte. La discussion qui s'engage entre nous sur cette affaire prend un tour assez vif. Nous insistons, Renkin et moi, que nos troupes reconduisent les Allemands jusqu'à leur frontière et veillent à leur désarmement en territoire hollandais. Je demande aussi que nous fassions remonter par l'Escaut jusqu'à Anvers un bateau avec de nos soldats encore en France. Il n'est pas inutile que nous fassions comprendre par les Alliés quelle importance pratique représentent pour nous le problème de la souveraineté des eaux scaldiennes et celui de l'enclave de Maestricht. Finalement, il est décidé à la majorité des voix, - Vandervelde appuyant Hymans, - que notre armée ne pénétrera pas en Limbourg hollandais, mais, d'autre part, que nos troupes cantonnées en France regagneront Anvers par l'Escaut.
Je veille à la publication d'arrêtés-lois urgents que je contresigne avec Vandervelde. D'accord, cette fois, avec Paul Hymans, j'estime que le Gouvernement, avant de passer la main, doit se présenter devant les Chambres et leur rendre compte de l'œuvre qu'il a accomplie. A la vérité, M. Cooreman, qui n'appartient plus au Parlement, est très désireux de reprendre sans délai ses fonctions de directeur à la Société Générale de Belgique, comme Francqui l'y invite il considère son rôle gouvernemental terminé. Aussi devons-nous insister vivement pour que, avant l'entrée en fonction du Gouvernement nouveau, le Gouvernement de guerre, auquel le parlement a donné un blanc-seing le 4 août 1914, puisse faire un rapport sommaire sur sa mission aux représentants de la Nation.
L'après-midi, Léon Delacroix. rentrant de Lophem, m'informe que les droitiers, les libéraux et les socialistes, avec lesquels il s'est abouché pour la constitution de sa nouvelle équipe, souhaitent me voir assumer la présidence (page 13) de la Chambre, que le décès de M. Schollaert a rendue vacante. Ce même soir, le Roi me fait part de son intention de me conférer la dignité de Ministre d'Etat.
Bruges, dimanche 17 novembre 1918)
Après la messe à Saint-Jacques, où je me rends avec Renkin et Léon Delacroix, le cabinet démissionnaire tient une ultime séance dans mon bureau.
Berryer appuie M. Cooreman qui voudrait se borner à faire paraître au Moniteur une lettre exposant au Roi les motifs de notre retraite. Hymans et moi-même devons nous gendarmer pour que notre Gouvernement se présente en entier devant les Chambres avant de laisser la place à ses successeurs. Non seulement le cabinet démissionnaire n’a nulle raison se soustraire à un tel contact, mais il est de son devoir et sa dignité, ayant reçu de la Nation, le 4 août 1914, les pouvoirs les plus étendus pour la conduite de la guerre et pour la défense de la nation, qu'il vienne, en pleine conscience de ses responsabilités, dire aux représentants du pays ce qu'il a fait. Nous emportons enfin la décision. La rentrée du Roi et la réunion du parlement auront lieu vendredi prochain 22 novembre. A midi, M, Cooreman exposera aux Chambres réunies. en un bref rapport, la tâche accomplie par le Gouvernement et annoncera la démission collective du Gouvernement. A 2 h. 1/2, le Roi sera reçu au Palais de la Nation et y prononcera un discours du Trône, mais sous la responsabilité du nouveau Gouvernement qui, à ce moment même, entrera en scène.
Lundi, 18 novembre 1918)
M. Defrance, ministre de France, est arrivé à Bruges. J'ai profité de cette journée pour rencontrer les autorités des villes que j'ai pu atteindre. A Courtrai, le bourgmestre, le procureur du Roi. le député Reynaert, qui s'est fort bien comporté pendant l'occupation. A Tournai, la population paraît plus déprimée qu'ailleurs. ce qui s'explique par les derniers bombardements que les Alliés lui ont fait subir. Un obus a endommagé la cathédrale et la statue de Barthélémy Dumortier a été jetée bas par les Allemands. Berryer s'est rendu à Bruxelles pour arrêter les dispositions en vue de la convocation (page 14) des Chambres. Le bourgmestre Max est rentré en triomphe. Déjà, Vandervelde se prodigue en harangues à la Maison du Peuple.
L'évacuation allemande se fait graduellement, non sans exactions et pillages de dernière heure.
Dans tous les coins de I 'Hôtel du Commerce, les palabres se poursuivent pour la formation du nouveau cabinet tripartite. Plus d'un a le teint brouillé de bile à la pensée qu'il n'en sera pas. Tel autre prend des airs détachés. Il y a, tout comme aux élections, les candidats effectifs et les candidats suppléants. Si Ruzette décline l'Agriculture, c'est Emile Tibbaut qui l'aura. Pour la Guerre, Masson est inscrit en ordre principal et Paul-Emile Janson en ordre subsidiaire. Jaspar a déjà passé des Sciences et Arts aux Affaires Économiques, Renkin abandonne non sans amertume les Colonies à Louis Franck pour prendre les Chemins de fer. Comme il faut dans l'équipe un catholique wallon, on mettra aux Sciences et Arts le digne M. Harmignie, la « souris blanche », dit auprès de moi Paul Hymans. Afin de donner satisfaction à ceux qui prônent l'appel aux compétences, les nouveaux ministres seront flanqués d'un certain nombre de « conseillers techniques. »
Ces relents politiques se combinent avec les effluves mieux odorants de la cuisine de l'hôtel alimentée par de mystérieux marchés. La ville est d'une animation exubérante, telle une ressuscitée qui éprouverait la joie de revivre. Je suis monté au sommet du Beffroi avec quelques officiers anglais, américains et français. La vue de l'antique cité qui a pu échapper au désastre atténue, pour l'un ou l'autre d'entre eux, le regret d'avoir vu arrêter les hostilités avant d'avoir poussé jusqu'en Allemagne.
Avec M. Cooreman, je prépare la déclaration qui sera faite aux Chambres et veille à faire signer et publier avant le 22, l'arrêtéloi prohibant la fabrication et la vente de l'alcool de bouche. Le texte s'en était égaré et nous avons pu craindre que cette importante réforme ne fût compromise au moment même de son laborieux aboutissement.
Mercredi, 20 novembre 1918
La question flamande que l'ennemi a envenimée sera un des principaux embarras de l'ère politique qui s'ouvre. La formule « in Vlaanderen vlaamsch » a des adeptes fervents. voire fanatiques, qui prônent un régime d'intransigeance. Ils ont pour eux la loi de la facilité et aussi la certitude d'être en faveur auprès du corps électoral, dans un régime au suffrage (page 15) universel pur et simple. D'autres, plus raisonnables, se refusent à voir bannir radicalement de l'administration et de l'enseignement en pays flamand la langue française qui y est employée concurremment avec le néerlandais par les classes cultivées, depuis le haut Moyen Age. Ce problème, qui touche profondément l'âme populaire justement attachée à la langue maternelle, devra être abordé avec beaucoup de compréhension et le souci des concessions réciproques que réclame la continuité d'un Etat unitaire et démocratique où deux langurs sont fatalement appelées à vivre ensemble.
Jeudi, 21 novembre
Je fais escale quai au Bois : l'hôtel familial, qui servit de cache aux idées raffinées et généreuses et aux combats fervents de Lammens et de son gendre Arthur Verhaegen pour l'épanouissement de la démocratie chrétienne. En traversant Gand, j'ai la joie d'y voir Pierre Verhaegen, rentré tout émacié des geôles allemandes où il a supporté avec courage une longue et dure captivité. Il rapporte, et c'est tout son bagage, un document curieux : l'album où, avec son talent d'aquarelliste, il a interprété le même paysage : s'encadrant dans la lucarne de sa cellule, pour parvenir à cet observatoire, il devait échafauder l'un sur l'autre les meubles de son réduit. Il a réuni une centaine d'impressions représentant le même pan de libre lumière à toutes les saisons de l'année et aux diverses heures du jour.
Je poursuis la route vers Bruxelles, accompagné de Maurice Dullaert, directeur au ministère de la Justice. Brouillard opaque. chaussée d'un encombrement indescriptible. Je recueille en chemin un militaire américain éclopé. C'est un naturel de Toledo qui connait fort bien notre ami Brand Whitlock qui a été maire de cette ville de l'Ohio. Il prétend que Whitlock sera le prochain président des Etats-Unis. Je le souhaiterais comme lui. Nous avançons très lentement parmi des groupes de toutes sortes et des véhicules inattendus. où s'entassent des réfugiés, des prisonniers libérés, des soldats qui ont obtenu ou pris un congé pour retrouver leur famille. Cette multitude coule en un double courant contraire d’où surgissent des cris, des rires. des chants, des clameurs, des protestations au passage des autos et des camions. J'entre en ville par la Porte de Flandre et la Bourse. A la clarté des réverbères qui s'allument, des figures de connaissance apparaissent dans la foule bruyante et joyeuse d'où fusent des « vive Carton » qui vont au cœur. Après avoir demandé, au nom du (page 16) Gouvernement, qu'un Te Deum officiel de libération soit chanté à Sainte-Gudule, je retrouve l'hôtel du Ministère de la Justice en plein désordre. Courte visite, dans sa maison de la rue Ducale, à Edmond Picard dont le poil s'est décidé à blanchir. Je le trouve en compagnie de Lalla Vandervelde. Son attitude, je le sais, n'a été exemplaire pendant l'occupation : il a eu le tort de se laisser interviewer par l'un ou l'autre journal « emboché », et de lui confier sa lassitude de voir durer la guerre et son désir d'en finir à tout prix. Mais il faut toujours faire la part, avec mon ancien patron, de son goût du paradoxe et du « non-conformisme » et j'ai à son égard trop d’admiration et d'affection pour pas le défendre contre une impitoyable sévérité.
Le soir, je me rends au château de Laeken où doit avoir lieu la prestation de serment des nouveaux ministres. Le Roi nous reçoit tout d'abord, M. Cooreman et moi, et nous dit sa gratitude et je crois pouvoir le dire, son affection, en des termes charmants dont il a le secret. Les nouveaux ministres sont introduits l'un après l'autre en notre présence. Delacroix est d'un optimisme qui confine à une certaine naïveté. Anseele affecte une bonhomie familière tout en prodiguant au Roi du « Majesté » à chaque phrase. Ruzette paraît un peu inquiet d'être associé à cette nouvelle équipe et a l'air marcher sur des œufs. Franck a plus que jamais son large sourire de femme à barbe. Jaspar est grave et ému. Harmignie modeste jusqu'à l’effacement.
Au moment de soumettre à la signature du Roi les arrêtés nommant les nouveaux ministres d'État, arrêtés qui comportent, avec ma désignation, celles de Segers. de van de Vyvere, de Francqui, d'Ernest Solvay et d'Adolphe Max, Delacroix nous dit que la Gauche insiste vivement pour que le nom de M. Van Hoegaerden y soit ajouté. Je demande qu'en ce cas Michel Levie soit inclus aussi, ce qui est accepté. Rentrant de Laeken avec Léon Delacroix, nous allons ensemble saluer à l'Institut Saint-Louis le Cardinal Mercier qui y est de passage. Je le retrouve un peu vieilli, mais toujours profondément attachant dans sa grandeur noble et vraie. Il apprend, avec plus de résignation que d'enthousiasme, la composition du nouveau Gouvernement.
Vendredi, 22 novembre 1918
Au palais de la Nation, les parlementaires se rencontrent. Que de questions et de congratulations Ceux du « dehors » n'en mènent pas large. (page 17) On leur fait trop de compliments sur leur bonne mine. Le pays occupé embellit volontiers les conditions d'ordre matériel où ont vécu la plupart des exilés. Imprégné à la longue par la propagande allemande, il est demeuré dans une singulière ignorance de ce que le Gouvernement du Havre a fait pour le bien du pays et notamment pour le ravitaillement de notre population.
Ainsi que nous en avions décidé, M. Cooreman ouvre la séance des Chambres réunies par un court exposé de l'œuvre réalisée par le Gouvernement de guerre, en acquit des pouvoirs que le Parlement lui avait confiés dès août 1914. Tandis que ce rapport touche à sa fin, les remous du dehors annoncent l'arrivée du Roi, et tous se précipitent au balcon et aux fenêtres pour assister à cet émouvant spectacle. Parmi les troupes victorieuses qui forment la haie, accompagné de la Reine et des Princes et suivi d'un brillant état-major, le Roi met pied à terre. Il entre dans la salle de la Chambre des Représentants où l'accueille une interminable ovation. Monté à la tribune, il lit d'une voix martiale la première partie de son discours qui résume à grands traits notre action militaire et qui est chaleureusement applaudie. L'autre partie d'ordre politique, basée sur les opinions de Delacroix et de P.E. Janson notamment, comporte, sur la révision et sur le problème flamand, des précisions sur lesquelles il sera difficile, voire impossible, de revenir. Il n'est pas douteux qu'en annonçant les élections législatives à une date prochaine sur la base du suffrage universel des hommes à 21 ans. et cela avant toute révision, le nouveau programme gouvernemental méconnaisse le respect de la Constitution. La Droite va se trouver, du chef de ce discours du Trône, dans une impasse difficile.
Dans l'après-midi, le Roi, avec ses enfants, va prier à Sainte-Gudule où nous ne sommes autour d'eux qu'un petit nombre d'assistants, cette halte pieuse n'ayant pas été annoncée. Puis a lieu à l'Hôtel de Ville une réception où l'enthousiasme se déchaîne, déborde et ne s'arrête pas. La Brabançonne, que la foule massée sur la Grand-place et dans les rues avoisinantes, entonne en chœur. ne m’a jamais parue si belle. Elle est suivie d'une immense farandole, où sont entraînés bon gré mal gré les officiers étrangers mêlés à nos uniformes. Parmi eux, j'ai la surprise de retrouver Henry Bordeaux joyeux et essoufflé.
Le soir, je vais dîner chez les Albert Carton de Wiart à Carloo. Etienne, leur aîné, vient d'entrer dans les ordres et donne l'impression d'une intelligence et d'un caractère de haute qualité.
Samedi, 23 novembre 1918
(page 18) Présentation à Émile Vandervelde, qui me succède au ministère de la Justice, des fonctionnaires du département. Echange de discours. Les quelques réformes que j'ai introduites dans cette maison survivront-elles longtemps à mon départ ? Je me souviens de l'amertume de Jules Lejeune qui, à peine parti, vit saboter son œuvre... Dîner chez le marquis de Villalobar où sont présents le Cardinal. Max et maintes personnalités de la diplomatie. Après le repas, conversation où sont abordés les problèmes de la paix qui vont être soumis à la Conférence de Paris. L'erreur que nous avons commise en ne faisant pas suivre le corps d'armée allemande qui avait franchi l’enclave du Limbourg hollandais commence à apparaître. Quant au Bas-Escaut. pourrons-nous compter sur les Anglais pour nous délivrer de la vieille hypothèque que nous a imposée le traité de Munster ? La politique française comprendra-t-elle l'utilité d'une Autriche et d'une Bavière autonomes pour faire contrepoids à une Allemagne qui risque, si on ne saisit pas cette occasion de la morceler, d'être encore plus dangereusement unifiée qu'elle ne l'était avant la guerre ? Question Rhénane : pourra-t-on et voudra-t-on, déprussianiser la rive gauche ? L'Angleterre envisage, dans l'intérêt de son propre commerce. un prompt relèvement de l'Allemagne. Elle est à la fois très préoccupée de détruire la flotte de la puissance vaincue, ce qui est raisonnable, et d'absorber ses colonies, ce qui me le paraît beaucoup moins. La résurrection d'une grande Pologne est chose certaine. Encore faudra-t-il qu'elle soit viable.
Dimanche, 24 novembre 1918
Le retour de nos soldats dans leurs foyers ne va pas sans quelques scènes pathétiques. Le curé de Tremeloo me conte l'aventure à laquelle a donné lieu la rentrée d'un de ses jeunes paroissiens revenu de l'Yser. Monté sur une bicyclette de fortune, le brave garçon éreinté en arrivant à la ferme paternelle s'est jeté sur un lit et s'y est assoupi, ronflant à poings fermés. Tout le village alerté avait voulu voir le premier vainqueur revenu. Comme on le fait pour une veillée des morts, les campagnards avaient été admis à défiler un à un devant le gars endormi s'attendrissant à le revoir tout en respectant son sommeil. Un individu qui, pendant l'occupation, avait multiplié ses complaisances pour les Allemands, se présenta pour prendre rang dans la (page 19) file. Sans bruit, mais non sans énergie, il fut jeté sur le fumier de la cour.
Lundi, 25 novembre 1918
Le Roi se rend au Palais de Justice où il est reçu par la Cour de Cassation. Je saisis l'occasion de cette cérémonie pour m'entretenir avec quelques-uns des magistrats, que je sais hésitants, des raisons qui justifient l'assimilation des arrêtés-lois que le Gouvernement a pris au Havre aux lois ordinaires. Une théorie.,défendue par plusieurs juristes, prétend faire cesser, avec la libération du pays occupé, l'effet de nos arrêtés-lois.
Des ménages évacués du Nord de la France à la suite des bombardements, ont été installés dans notre maison de la chaussée de Charleroi. Ces hôtes improvisés s'accommodent fort bien de leur nouveau logis, que je partage provisoirement avec eux quitte à prendre mes repas chez des amis. A Bruxelles, la vie domestique demeure difficile : le pain est à 5 fr. le café à 50 fr. le kilo, un œuf à 2.50 fr. Toutefois l'hospitalité reste accueillante. Les Léon Greindl, dont la maison est proche, m'accueillent tout à la joie des retrouvailles après 4 ans de séparation : Léon a son fils à l'armée, Mathilde prisonnière politique.
Jeudi, 28 novembre
Longue séances des Droites parlementaires ce matin. Delacroix expose son programme, auquel Woeste, à la surprise de beaucoup de nos amis, apporte son adhésion. J'avais quitté la séance avant toute délibération au sujet de la constitution du nouveau bureau de la Chambre. Lorsque cette question fut abordée, à la fin d'une réunion qui avait déjà dépassé de loin l'heure normale, les membres du Gouvernement s'étaient retirés, estimant que la formation du bureau des Chambres leur était étrangère. Dans le tohu-bohu d'une fin de séance, quelques Flamands ont proposé le nom de Prosper poullet, faisant valoir que leur nuance d'opinion n'était pas représentée dans l'équipe gouvernementale et pour assurer ainsi mon ancien collègue des Sciences et des Arts, qui n'a pas été compris dans la promotion des ministres d'Etat, une sorte d'hommage compensatoire.
Samedi, 30 novembre 1918
Après avoir eu le plaisir de réunir mes stagiaires et collaborateurs du (page 20) Palais, je me décide à donner rendez-vous à Paris, pour après-demain, à Juliette retenue au Havre par la maladie de notre fille aînée à qui le médecin conseille une convalescence à la Côte d' Azur.
Paris. mardi 3 décembre 1918
Emmenant avec moi Hervé de Gruben, je fais, par Valenciennes, Saint-Quentin et Compiègne, le trajet jusqu'à Paris sur des routes défoncées à travers des régions qui, bouleversées par la guerre, ressemblent à des provinces de l'enfer. A Frameries j'avais été voir déjà à l'article de la mort le député Maroille, que j'ai connu parmi les meneurs socialistes les plus fougueux, et dont j'ai toujours apprécié la sincérité et la rondeur toute boraine.
Paris, jeudi 5 décembre 1918
Paris a fait à nos Souverains un accueil magnifique. Le soir, au dîner de l'Élysée, je suis voisin de Clemenceau. Le « Tigre » est d'assez humeur, gouailleur et mordant comme à l'ordinaire. A cause d’une sorte d'eczéma dont il souffre aux mains, il ne quitte pas des gants de filoselle d'une teinte grisâtre. Ses brocards n'épargnent par le Président de la République. éloigné de nous et qui ne perd pas de l'œil son redoutable collaborateur. Tandis que je fais honneur au menu, Clemenceau se régale modestement d'un plat de pommes de terre en robe des champs que Poincaré, au courant de son régime alimentaire, a eu l'attention de lui faire porter sous une serviette. Clemenceau me glisse à l'oreille : « - Ah ! le bougre, il pense à tout.. » A un moment donné. il me dit brusquement : « Je sais que vous auriez souhaité que la Conférence de la Paix se réunisse à Bruxelles. C'était aussi de l'avis de quelques Anglais. Mais vous devez comprendre que nous tenions à ce que le retour de l' Alsace-Lorraine à la France soit signé dans la Galerie des Glaces à Versailles. L'Empire allemand y a été créé. C'est là que nous annoncerons sa débâcle. Ceci effacera cela. »
Après le dîner, M. Poincaré me parle, une fois de plus, de la question luxembourgeoise, m'affirmant que la France ne fera jamais obstacle à intentions pour cc qui concerner nos rapports futurs avec le (page 21) Grand-Duché sur le terrain soit politique, soit économique. Le Maréchal Foch, qui intervient dans la conversation, n'est pas du même sentiment, et je pense que l'État-Major français s’accommoderait parfaitement d'une mainmise sur le territoire grand-ducal. Au cours de la soirée, le jeune Duc de Brabant me prie de le renseigner sur un certain nombre de convives. Je lui présente Maurice Donnay, L'auteur d'Education de Prince, se montre spirituel il sait l'être et parait conquis par la bonne grâce et l'élégante réserve dont fait preuve notre Prince héritier. Comme nous parlions incidemment de fureur chorégraphique dont le monde d'aujourd’hui est devenu la proie et qui transforme en dancings tous les restaurants et les hôtels, Donnay, que l'âge a rendu moraliste, dit : « -Ce n'est plus de la danse, c'est de la décadence. » Causant avec Foch, je lui ai rappelé son fameux pronostic dès novembre 1914, au sujet des opérations militaires : « Ce sera long, dur, sûr. » Quel réconfort on éprouve devant ce beau soldat, au langage coloré, plein de verdeur, caustique. Mais on le devine toute intelligence et toute droiture, pénétré d'une foi chrétienne qui contraste avec un scepticisme fréquent en France dans les milieux cultivés ; les hommes d'esprit sont souvent crédules, tandis que les hommes de génie sont souvent religieux. La cause en est sans doute ce que l'esprit ne regarde qu'à la surface, tandis que le génie voit haut et loin.
Paris, vendredi 6 décembre 1918
Déjeuner au Quai d'Orsay offert par M. Pichon, ministre des Affaires Etrangères, à nos Souverains. Voisin cette fois de Mme Louis Barthou et d'Aristide Briand. L'après-midi, réception à l'Hôtel de Ville. Paul Dechanel. toujours charmeur.,rappelle nos rencontres chez Henri Cochin, et le voyage de retour très mouvementé que nous fîmes ensemble de Bergues à Paris en
Le soir, Juliette. arrivant de Sainte-Adresse. me rejoint enfin et nous disposons toutes choses pour le séjour de notre aînée et de notre benjamine à Cannes.
Samedi, 7 décembre 1918
Déjeuner avec le prince Roland Bonaparte. Visite au Père Sertillanges. Je (page 22) combats certaines résistances que je rencontre chez les catholiques français au sujet de la création d'une Société des Nations, Un rendez-vous international est indispensable, et si l'entreprise est menée loyalement, elle peut constituer pour les peuples une chance sérieuse de conciliation de leurs intérêts. Les moyens et petits États me paraissent devoir s'attacher, plus encore que les grands, à tout système de nature à consolider le règne du Droit et à protéger la faiblesse contre les abus de la force. Reste à savoir si le Saint-Siège, à supposer que son adhésion à la Ligue soit envisagée, aura quelque intérêt à s'y inscrire. On peut en douter. Pour une Puissance d'ordre essentiellement spirituel, l'obligation de devoir prendre parti dans des différends ou des problèmes politiques ou économiques, comporter plus d'inconvénients que d'avantages.
Lundi, 9 décembre 1918
Nous rentrons en Belgique ma femme et moi par Meaux, par le Chemin des Dames, Laon, où nous croisons d'interminables colonnes de soldats italiens qui étaient internés en Allemagne depuis Caporetto et viennent d'être enfin libérés. A Givet, où la disette sévit encore. nous avons grand-peine à trouver un misérable logis pour la nuit.
Mardi, 10 décembre 1918
Douloureux pèlerinage à Hastière. Presque tout le village de par-delà a été incendié. Il ne reste de notre chère résidence familiale que quelques murs noircis et, dans le jardin. le vieux fournil où j'avais établi mon studio. Les rares maisons qui n'ont pas été détruites sont occupées par des soldats anglais et australiens qui arrivent de Palestine. A Dinant. nous trouvons un affreux amas de ruines. La vieille église ogivale. qui domine ces décombres, est décapitée de son bulbe. Par une cruelle ironie. la porte de l'hôtel de ville sur le quai de Meuse est restée debout isolée, avec son vieux chronogramme : Pax et salus neutralitarem servantibus dentur. Arrêt à la Bawette, pour revoir Theodore et Hyacinthe le Hardy de Beaulieu. qui à l'emprisonnement de Juliette en 1915, recueillirent nos enfants avec une sollicitude inoubliable. Nous rentrons à Bruxelles et retrouvons at home nos filles Georgette et Gudule arrivées du Havre.
Mercredi. 11 décembre 1918
. Séance de la Droite. Je m'élève contre tout appel électoral brusqué dont les femmes seraient exclues. Le plan des socialistes n'est que trop clair : (page 23) Augmenter leurs forces au Parlement. Puisqu'ils réclament le suffrage pur et simple « au nom de la Justice », cette justice veut que la moitié de la Nation ne soit pas exclue du droit de suffrage. Mais le discours du Trône nous met en mauvaise posture et nous ne pouvons pas, hélas ! compter sur l'énergie de Léon Delacroix pour imposer à ses collègues du Gouvernement une formule raisonnable. En réalité, les socialistes ont obtenu à Lophem, où ils ont fait leur jeu et poursuivi les intérêts de leur parti, des satisfactions qu'une politique mieux avisée et plus ferme aurait pu conjurer ou atténuer.
Vendredi, 13 décembre 1918
M. van Vollenhoven, ministre des Pays-Bas, un de nos ministres se plaint amèrement auprès de moi du ton que la presse belge affecte vis-à-vis de son pays. A la vérité, nos journaux ne ménagent guère nos voisins du Nord. Ils leur reprochent d'être trop accueillants aux activistes qui s'y sont réfugiés et donnent libre cours, dans des journaux hollandais et des réunions publiques, à leurs attaques contre le Gouvernement belge. Notre presse fait grief aux Hollandais d'avoir eu, pendant la guerre, maintes complaisances pour les Allemands, et notamment, d'avoir permis le passage par leur pays de trains chargés de gravier du Rhin destiné à des travaux militaires sur notre littoral et dans la région de l'Yser. Elle ne manque pas non plus de déplorer que les Hollandais n'aient pas désarmé les troupes allemandes quand celles-ci ont pénétré sur leur territoire pour regagner leur pays. Ce dernier point rejoint nos critiques au sujet du danger de l'enclave de Maestricht pour notre défense militaire. Brochant sur le tout, des articles de presse déplaisants mettent en cause des diplomates néerlandais, et prétendent que des marks allemands seraient entrés en Belgique, en quantité venant de Hollande. afin de bénéficier du change à 1 fr. 25 que notre Gouvernement a trop bénévolement fixé. Je comprends que ces polémiques ne soient pas de nature à plaire à nos voisins dont l'humeur - même en temps normal - n'est pas très accommodante.
Lundi, 16 décembre 1918
Ces jours derniers, je suis retourné au Palais de Justice, y recevant de tous un accueil qui me touche. Aux séances du Comité de la Ligue démocratique, les conceptions ou les propositions des membres, pour la (page 24) plupart des secrétaires ou dirigeants de nos syndicats, se haussent rarement et difficilement à des vues générales. Nous arrêtons la publication d'un manifeste exposant notre sentiment sur les conditions d'un appel au pays.
Mardi, 17 décembre 1918
Séance de gala à la Chambre en l'honneur des ministres protecteurs. Prosper Poullet, dans son discours, s'étend longuement sur l'hospitalité de la Hollande, accueillante aux réfugiés. On pense au Kaiser qui s'abrite là-bas, mais ce passage jette un froid. Le discours de Brand Whitlock rallie tous les applaudissements par son élévation d'idées et de style.
Mercredi, 18 décembre 1918
A droite. la résignation à une consultation électorale avec le suffrage universel pur et simple, cela avant toute révision constitutionnelle, fait des progrès. Segers y est rallié. En revanche, Helleputte y demeure hostile. L'après-midi, dans la séance publique, M. Woeste, aussitôt appuyé par M. Mechelynck, croit devoir, à propos de la loi provisoire des finances, contester la validité des arrêtés-lois du Havre. Je lui expose notre thèse : à savoir que deux des branches du pouvoir législatif s'étant trouvé paralysées par l'occupation ennemie. il appartenait à la troisième, c'est-à-dire au Roi, de prendre seul les dispositions légales qui apparaissaient nécessaires. Ces arrêtés-lois sont des lois ou ils ne sont rien. Maurice Féron. grand coupeur de cheveux en quatre, propose qu'une commission parlementaire soit chargée de reprendre un à un ces arrêtés-lois, de déterminer ceux d'entre eux qui seraient conservés et ceux qui seraient supprimés. Je m'oppose à cette suggestion qui n'est pas retenue et compte sur la sagesse de la Cour de Cassation pour reconnaitre la parfaite validité des arrêtés-lois du temps de guerre. Il appartiendra évidemment au législateur de les modifier ou de les abroger, s'il le juge bon, ainsi qu'il en est les lois ordinaires.
Jeudi, 19 décembre 1918
Reçu la visite du président du Tribunal de première instance de Bruxelles. aux prises avec les devoirs que lui impose notre arrêté-loi sur les séquestres. Parmi les biens allemands qui doivent être soumis à cette législation. et devront éventuellement être réalisés pour assurer au pays les réparations (page 25) auxquelles il a droit, se trouve le patrimoine de la Maison d’Arenberg. Le duc devenu allemand, membre du Reichstag, a servi dans l'armée ennemie. Il est propriétaire de vastes domaines au nombre desquels son palais de Bruxelles qu'il a vendu, à la fin de l'occupation, à la Ville de Bruxelles pur une quinzaine de millions de francs, mais dont le prix, représenté par des bons interprovinciaux, se trouve encore déposé dans un coffre à son nom dans une banque de la capitale. Il a, d'autre part, à une obéissant à une pensée heureuse et très généreuse, annoncé la donation à l'Université de Louvain. de son superbe domaine d’Héverlé. Indépendamment de tous ses biens-fonds en Belgique et notamment de grands massifs forestiers, il possède à. son nom plusieurs couvents et institutions religieuses, à Bruxelles, à Gand, à Enghien, ailleurs encore. A défaut d'une loi sur la personnification civile des institutions sans but lucratif, de tels expédients sont développés dans nos mœurs, et il est souvent malaisé de déterminer si des propriétaires de ce genre le sont ou non à titre fictif. L'application de la loi sur les séquestres à cette famille historique. dont la vie a été étroitement mêlée à notre histoire nationale, n'ira pas sans problèmes délicats. Le président du Tribunal insiste pour que j'accepte personnellement la mission de veiller à ce contrôle d'une nature spéciale_ Après réflexion, je consens à accepter cette charge et cette responsabilité.
Vendredi, 20 décembre 1918
Après une visite à mon vieux cercle de la Fédération démocratique où je retrouve nombre de figures amies, je me rends à l'Hôtel de Ville au raout organisé en l'honneur des officiers alliés. Emouvante cohue, où chaque physionomie. chaque propos, évoque quelque souvenir de guerre ! Revenu cette soirée en compagnie de la comtesse Jean de Mérode, qui m'entretient de son dessein de s'occuper de nos soldats invalides. Elle a les qualités d'intelligence, de cœur et de ténacité pour réussir dans une telle tâche et je l'y encourage vivement. Le Comité de la Revue Générale demande que j'en assume la présidence à la place de Woeste qui a coupé ses relations avec la Revue, à la suite d'un différend où il s'est trouvé mis en minorité ; il s'agissait de savoir, durant l'hiver 1914-1915, si la revue paraîtrait sous l'occupation. et Woeste était pour l'affirmative. Il est temps que la revue reprenne aujourd'hui son rôle important dans notre vie intellectuelle et politique.
Mercredi, 25 décembre 1918
Nous fêtons Christmas dans toute l'émotion d'une famille longtemps dispersée et regroupée partiellement autour d'une chère aïeule. Il manque Xavier encore à l'armée. Ghislaine et Guillemette, dans le Midi, ne nous angoissent plus...
Jeudi, 26 décembre 1918
Dans les couloirs du Palais de Justice, je constate, à maints symptômes, combien l'action du Gouvernement du Havre a été méconnue ou inconnue en pays occupé. Il faudra laisser au temps le soin de donner à chacun une information et une appréciation plus exacte des choses, pour que les uns et les autres : ceux qui sont demeurés et ceux qui sont partis, puissent se rendre mutuellement justice.
Vendredi. 27 décembre 1918
Le curé Jean Vossen m’expose tous les conflits de personnes et de méthodes qui ont surgi au sein de nos groupements sociaux pendant la guerre. Père Rutten et l'Abbé Cardyn sont très montés contre Renkin, qui soutient l'abbé Vossen. Celui-ci dispose, en fait, de la coopérative que nous avons créée. Les deux parties sont d’accord pour me charger du rôle de conciliateur, mais aucune des deux ne se montre accommodante.
Le Roi me reçoit ; cette audience se poursuit pendant une heure et demie. Il regrette que l’Armistice ait été signé trop vite et que l'arrêt des opérations militaires ait empêché que l'Allemagne n'ait eu le sentiment exact de sa défaite. La masse des troupes alliées séjournant en ce moment en Belgique n'est pas sans le contrarier. Il en a pas moins de quarante divisions. En ce qui concerne la réorganisation de notre armée, il souhaiterait qu’il y eût désormais dans nos Etats-Majors, des ingénieurs, des juristes, des techniciens, des économistes qui, investis du grade d'officiers de réserve, seraient. en temps de guerre. associés à la conduite des opérations. Il parle longuement de nos relations avec la Hollande insistant sur les inconvénients que représente pour nous la Flandre zélandaise sur la rive gauche du Bas-Escaut. Il dit en montrant la carte : « Ne voilà-t-il pas le type d'une frontière de vaincus ? »
Lundi, 30 décembre 1918
(page 27) Je viens d'avoir l'explication des considérations que le Roi a développées hier sur les problèmes hollando-belges. Paul Hymans me demande si je consentirais à accepter le poste de Ministre plénipotentiaire à La Haye. Le Souverain n'a pas voulu, afin de me laisser toute liberté de réflexion, me le demander hier. Mais il souhaite que j'accepte et c'est de lui que l'idée est venue.
Pour flatteuse qu'elle soit, cette proposition me laisse perplexe. Je ne désire nullement quitter mon pays ni la vie parlementaire et j'ai déjà décliné, pendant la guerre, le poste du Vatican, puis celui de Paris. Quant aux problèmes hollando-belges, c'est à la Conférence de la Paix qu'ils seront tranchés et non pas à La Haye. Paul Hymans, auquel je confie ces objections, répond qu'il s'agirait précisément d'aider, à La Haye, à la mise au point éventuelle des solutions qui interviendront la Conférence de Paris. Il ajoute que je pourrais, si tel est mon désir, n'accepter la nomination de Ministre à La Haye qu'à titre temporaire et qu'une désignation dans ces conditions ne m'imposerait nullement une renonciation à la vie parlementaire.
Samedi, 4 janvier 1919
Pendant ces derniers jours, le Gouvernement est revenu à la charge pour que j'accepte d'aller à La Haye. Indépendamment des problèmes qui doivent être résolus par la Conférence de la Paix, il existe en ce moment, entre la Hollande et la Belgique, maintes questions financières et économiques qui doivent être réglées sans retard. Plusieurs centaines de milliers de réfugiés belges ont vécu en Hollande pendant la guerre et y ont laissé des intérêts en souffrance. Il en est de même pour nos internés et prisonniers de guerre. Enfin. il est désirable que nous ayons La Haye. une persona grata pour établir dans nos relations avec nos voisins du Nord une atmosphère meilleure que celle d'aujourd'hui. A la vérité, si cette atmosphère est lourde et chargée, l'explication s'en trouve pour une bonne part, dans la présence aux Pays-Bas, d'un nombre massif d'activistes ou de traîtres avérés qui, ayant collaboré avec l'ennemi pendant la guerre, ont cherché asile en Hollande et y emploient leur génie malfaisant à brouiller les cartes.
Mercredi, 8 janvier 1919
(page 28) La Ligue démocratique belge, à la recherche d'un président, me demande d'accepter ces fonctions, le même jour où l'Association Catholique de Bruxelles en fait elle-même tout autant. Bien que la perspective de servir d'agent de liaison entre démocrates et conservateurs, ne soit pas me déplaire, je dois décliner ces propositions en raison de la mission à La Haye, à laquelle je sens bien que je ne puis me dérober sans méconnaître le désir du Roi, qui vient de m'envoyer Guillaume d'Arschot, son chef de Cabinet. Il me dit combien le Roi souhaite me voir accepter, ne fût-ce qu'à titre temporaire.
Vendredi, 24 janvier 1919
Malgré une grippe qui m'accable et la grève des tramways, je fais à Patria, en présence du Cardinal Mercier, une conférence sur les « Leçons de la Guerre ». D'accord avec le Cardinal et sous son patronage, nous décidons de constituer un groupe pour l'organisation de grandes conférences catholiques qui pourraient contribuer à renouveler et à relever le niveau intellectuel de la société bruxelloise.
Mercredi, 29 janvier 1919
Diverses consultations juridiques me sont demandées, elles on trait aux complications de tout genre qu'entraînent les conséquences de la guerre.
Mercredi, 5 février 1919
A la demande du Roi, je suis parti pour Paris conférer avec nos plénipotentiaires avant mon départ pour La Haye virtuellement décidé, mais non encore rendu public. J'assiste à l'hôtel Lotti, où notre délégation est descendue, à une séance de mise au point. Nos délégués sont mécontents. La Belgique a été rangée parmi les « Etats à intérêts limités », ce qui l'exclut en fait de toute participation aux délibérations les plus importantes, notamment de l'examen des conditions imposées à l'Allemagne. Clemenceau, toujours impulsif, a pris Paul Hymans en grippe. Il l'interrompt sans aucune politesse et, comme notre ministre revenait à la charge dans une discussion, on a entendu le Tigre dire plus qu'à mi-voix : « Qu'on lui donne (page 29) de la mort aux rats. » Nous aurons la satisfaction platonique de voir érigées en ambassades les légations des Puissances alliées à Bruxelles. En ce concerne qui le problème des réparations, il semble que la fixation du chiffre sera laissée à des débats futurs. Mieux vaudrait assurément qu'un forfait fût inscrit dans le traité. En tout cas, nous insisterons pour obtenir une priorité qui nous est bien due.
Convié par Bratiano, homme de mine avantageuse, mais dont l'esprit est ondoyant, à déjeuner au Ritz. Parmi les invités, Venizelos, le subtil Crétois, qui a présenté ce matin au Conseil suprême les revendications grecques sur l'Asie Mineure, et s'en est tiré, de l’avis de tous, avec une rare habileté. Sa simplicité et sa bonhomie apparente expliquent la séduction qu'il exerce sur les Big Four. Benes, d'une vive intelligence mais étriqué d'allures, aura demain son tour devant ce redoutable aréopage. Je retrouve, dans ce milieu cosmopolite, M, Trumbich, qui organisait en Italie pendant la guerre, avec le sénateur Ruffino, le mouvement pour les « nationalités opprimées. » Il voudrait que la nouvelle Serbie, au lieu de s'appeler le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. prenne le nom officiel de Royaume de Dalmatie, avec Sarajevo comme capitale. Boghos-Pacha, beau-père de Guillaume d'Arschot, s'emploie de son mieux à assurer la défense des intérêts des Arméniens, auxquels on laisse espérer quelque autonomie sous le mandat américain. Mais les EtatsUnis accepteront-ils une telle formule ?
Cannes, jeudi 6 février 1919
Arrivé à Cannes où Ghislaine est en bonne voie de rétablissement, mais Guillemette maigriotte et fiévreuse.
Visites dans les hôpitaux de la Côte d'Azur, nombre de nos compatriotes grands blessés de guerre y sont soignés. Je trouve Louis de Burlet, fils de l'ancien Ministre Jules de Burlet, dans un état inquiétant, on vient de lui sectionner six côtes après lui en avoir enlevé deux à Juvisy. Il garde, malgré ses épreuves, le moral joyeux et deux charmants officiers français, Delesalle, un superbe grand blond lillois et Guy de Gasquet, chaleureux brun et trapu avec une pointe d'accent, qui partagent sa chambre, attribuent aux boutades de l'aviateur belge le progrès de leur convalescence.
Avec une régularité remarquable, la bonne duchesse de Vendôme est une accoutumée des hôtels transformés en hôpitaux, connaît la majorité des (page 30) hospitalisés belges et leur porte un intérêt agissant. Elle ramène mes filles et moi déjeuner au Château Saint-Michel, d'où la vue, avec l'avant-plan d'un beau parc est enchanteresse. Le duc s'intéresse aux grands courants qui se tracent à la Conférence de la Paix et craint que les questions de personnes n'y jouent un rôle important. Ses commentaires ne manquent pas de piquant, ni de justesse.
Je rentre d'avoir été confier Ghislain et Georgette à la mère de Forestier, supérieure du Sacré-Cœur de San Remo ; femme de grande culture, l'esprit ouvert, elle porte à la jeunesse un profond intérêt et comprend que des études menées à hue et à dia d'un pays à l'autre, dans des institutions scolaires diverses, en période de guerre et de séparations familiales, demandent une mise au point.
Pendant ces quelques jours à Paris, j'ai assisté à la séance de l'Institut et eu plusieurs entretiens au siège de notre délégation avec Delacroix et Hymans. Tous deux se plaignent de Clémenceau qui les rabroue, disent-ils, chaque fois qu'ils tentent quelque démarche. Ils se plaignent aussi de Vandervelde qui se laisse distraire plus que de raison par la vie parisienne. Celle-ci jette tous ses feux.
Chaque coterie élargit autour des tables, parfois somptueuses à l’excès, les coulisses de grandes personnalités internationales. L'émulation du rôle à jouer par quelques vedettes politique, diplomatique. mondaine ou… - demi ne manque pas de piquant pour un œil observateur.
Jeudi, 20 février 1919
A la Chambre, l'atmosphère est morne et le travail pénible. Depuis le 22 novembre, la seule décision de quelque importance a été le vote sur l'appel des nouvelles classes. En réalité, l'attention reste retenue ailleurs, aussi longtemps que les conditions de Paix ne seront pas réglées à Paris.
Par un arrêt du 11 février qui suscite maints commentaires, la Cour Cassation vient de se prononcer sur la validité des arrêtés-lois pris au Havre et à Bruges. Adoptant la thèse que j'avais développée en réponse à celle de M. Woeste et de M. Mechelynck, la Cour reconnaît que, pendant tout le cours de la guerre, le Roi a seul, en toute validité. le pouvoir législatif sous le contreseing de ses Ministres responsables. Il pouvait le faire puisque les deux autres branches du pouvoir législatif : la Chambre et (page 31) Sénat, ne pouvaient agir à ce moment. Cet arrêt de la Cour suprême met heureusement fin à des controverses qui ne se sont que trop longtemps prolongées.
Vendredi. 21 février 1919
Dîner chez Delacroix. Je me décide enfin à accepter le poste de Ministre à La Haye, sous réserve d'y renoncer si j'estimais que les résultats de la Conférence ne justifient pas la prolongation de cette mission diplomatique.
Dimanche, 23 février 1919
Déjeuner à la Nonciature avec le Cardinal et Charles de Broqueville qui a retrouvé sa verve des meilleurs jours. Le Cardinal ne croit pas que la Conférence de la Paix parvienne à corriger l'Allemagne de ses instincts et goûts belliqueux. Nous sommes exposés, dit-il, « à ce que la guerre renaisse dans 15 ou 20 ans. »