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Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909
CARTON DE WIART Edmont - 1944

Chapitre X

Le ministère des Colonies - Léopold II et la Chine - Menaces de guerre - La réforme militaire - Le prince Albert au Congo - Souvenirs du prince Baudouin

Chapitre XI

Déclin de la santé du Roi - Vie publique et vie privée - Les derniers grands travaux - Efforts incessants pour faire aboutir la réforme militaire - Initiation du nouveau ministre des Colonies - La maladie mortelle - Les sentiments religieux de Léopold II - La mort

(page 221) La santé du Roi avait laissé un peu désirer durant ces derniers mois et il souffrait maintenant de très violentes douleurs au pied. Il suivait un traitement par l’électricité que lui administrait un médecin de Paris et qui exigeait d'assez fréquents déplacements dans cette ville. La malignité publique expliquait ceux-ci par la présence d'une dame dans un château situé dans la banlieue parisienne.

Le Roi Léopold II a toujours désiré maintenir une cloison étanche entre sa vie publique et sa vie intime, mais on a tellement parlé de celle-ci de son vivant et après sa mort qu'il serait impossible de n'en pas dire quelques mots dans ces souvenirs consacrés plutôt au règne de ce grand souverain qu'à l'homme privé et ses humaines faiblesses.

L'on sait que le mariage de Léopold II n'avait guère été heureux. La Reine Marie-Henriette était de caractère et de goûts entièrement opposés aux siens. Elle ne le comprenait pas et il s'était de plus en plus détaché d'elle. Sa vie sentimentale avait connu de grands chagrins, dont le plus profond avait été la mort de son fils unique, le comte de Hainaut, jeune prince qui donnait les plus belles espérances, enlevé à la fleur de l'âge. Il avait reporté affection sur son neveu, le prince (page 222) Baudouin, appelé lui succéder et avait commencé son éducation politique. Mais celui-ci, à l'âge de vingt et un ans, avait disparu à son tour.

Absorbé tout entier par la poursuite de ses vastes desseins, il avait cherché parfois une diversion à ses travaux et à sa solitude dans une liaison passagère, mais il avait toujours pris grand soin de sauver, autant que possible, les apparences, d'éviter le scandale et de cacher même à ses collaborateurs les plus immédiats les secrets de sa vie privée.


Quelques années avant sa mort, il s'était épris d'une jeune femme française qui portait le nom d'emprunt de baronne Vaughan. Il lui resta très attaché jusqu’à la fin et l'épousa religieusement l'avant-veille de sa mort. Elle lui avait donné deux fils qui ne furent point reconnus. La Baronne Vaughan a publié ou fait publier un recueil de souvenirs assez incolores qui n'ont rien de bien défavorable pour la mémoire du Roi, dût-on prendre au pied de la lettre tout ce qu'elle y dit. Elle s'étend, avec une complaisante vanité, sur les largesses du Roi envers elle, en les exagérant manifestement. Il est surtout intéressant de constater, en lisant ce volume, qu'elle était tenue dans une complète ignorance de toutes les questions politiques, ce qui confirme la volonté formelle de Léopold II de diviser son existence en deux parts bien distinctes.

J'ai vécu auprès de lui pendant près de dix années ; au cours de celles-ci, j'ai souvent entendu parler de la baronne Vaughan. mais je la vis pour la première et seule fois au moment de la mort du Roi. Il n'a jamais placé contre son gré quelqu'un de sa maison dans une position délicate vis-à-vis (page 223) de cette dame et si l'un ou l'autre fut mis en sa présence, c'est qu'il le voulût bien.

A la vérité, le Roi multipliait ses efforts pour dissimuler au public ses affaires privées, qu'il estimait ne concerner que lui-même, mais il le faisait maladroitement, je dirais presque : naïvement. Les princes se rendent peu compte, en général, de la vie courante d'un mortel. Leur formation est dirigée avant tout - et c'est ce qui en fait la grandeur et la noblesse - vers le service du pays. On les accoutume à considérer toutes choses d'un point de vue général et supérieur, et non de celui de leurs satisfactions personnelles et égoïstes. Cette haute conception a toujours été poussée à l'extrême dans l'éducation des princes de notre dynastie. Mais, d'autre part, ils sont souvent peu initiés aux choses pratiques de l'existence et si simplement soient-ils élevés, encore restent-ils princes, malgré eux.

Je me souviens d'un conseil bien sage qui me fut donné par un vieil aide de camp du Roi, le lieutenant général baron Nicaise, lorsque j'allai lui faire ma visite de présentation après ma nomination au palais. En me congédiant, il me dit avec une rudesse toute militaire : « Surtout n'oubliez jamais, mon jeune ami, qu'il y a trois sortes de gens : les hommes, les femmes et les princes ! » Cela est parfaitement exact et n’est d'ailleurs en rien une critique : soit à cause de leur formation, soit par atavisme, et plus probablement pour ces deux causes conjuguées. les princes seront naturellement portés à considérer les choses et les hommes sous un angle différent de celui des êtres qui ne figurent pas dans la première partie du Gotha. Il en va ainsi pour les grandes affaires et aussi pour les petits détails du trantran journalier qui leur échappent. Rien ne leur plaît davantage que l'incognito et ils font beaucoup d'efforts pour y (page 224) atteindre, mais, par suite de leur méconnaissance de certaines contingences, ils sont facilement démasqués.

Ainsi, le Roi Léopold croyait-il fréquemment passer inaperçu alors qu'il était reconnu de tout le monde, et il aurait été bien surpris si on le lui avait fait remarquer. Il était d'ailleurs fort indifférent, nous l'avons vu, aux critiques et aux basses injures qui lui furent prodiguées. S'il n'a jamais hésité à attaquer de front l'opinion publique pour la défense d'idées ou de réformes qu'il jugeait utiles pour le bien du pays, il n'a non plus jamais pensé à la braver par tels actes de sa conduite privée qu'il se figurait, de la meilleure foi du monde, avoir très soigneusement et très discrètement dissimulés.

Il est impossible de ne pas associer à l'histoire de certains grands souverains des femmes qui exercèrent une réelle influence sur leur vie publique, qu'il s'agisse d'une Madame de Maintenon ou d'une Madame de Krüdener. On peut néanmoins, sans courtisanerie, laisser dans l'ombre celles qu'ils ont eux-mêmes désiré y maintenir. Pour d'innombrables gens, grâce à la sottise ou la méchanceté des journaux à scandale de l'époque et de beaucoup de livres qui ont paru depuis lors, Léopold II aura été surtout « un homme à femmes », suivant l'expression vulgaire qui lui fut souvent appliquée. Par contre, ils ignorent tout de ce qui a rendu son règne vraiment glorieux. Il serait indigne de sa mémoire de s'attacher davantage à cet aspect d'une existence, par ailleurs remplie de véritable grandeur.


Les séjours que faisait le Roi en France durant cette année 1909 étaient de courte durée. Ils ne l'empêchaient (page 225) pas de suivre attentivement la préparation de la réforme militaire, l'organisation de la colonie et l'exécution des grands travaux publics, dont plusieurs étaient payés par sa cassette privée ou au moyen des revenus de ses fondations congolaises.

L'achèvement des palais de Tervueren lui était particulièrement cher. Il avait créé en 1897 1'imposante avenue, longue de plus de dix kilomètres, qui y conduisait, bordée par le parc de Woluwe encore son œuvre afin de réunir la capitale l'ancien parc des ducs de Brabant. A l'extrémité de cette avenue, il avait édifié, en 1905, le palais consacré aux riches collections du musée du Congo et qui, par sa situation et la noblesse de ses lignes, est un des plus beaux ensembles monumentaux élevés en Belgique depuis 1830. Il voulait le continuer par une autre construction : l'école coloniale, destinée former les futurs administrateurs de notre empire africain. Les plans de ce bel édifice, conçus par Girault, l'auteur du Petit Palais à Paris, de l'arcade du Cinquantenaire et du musée du Congo à Bruxelles et Tervueren, avaient été entièrement mis au point après maintes révisions par le Roi ; les fondations arrivaient déjà à hauteur du sol, lorsqu'il mourut.

Qu'il me soit permis d'anticiper ici sur les événements pour souligner la sottise de la réaction qui, après sa disparition, entraîna le gouvernement à « saboter » - le mot, dans sa trivialité, n'est pas trop fort - tout qu'il avait entrepris et qu'il n'avait pu terminer avant sa mort. Au lieu de laisser mener à bonne fin ces travaux de Tervueren, dont les devis s'élevaient à 13 millions de francs, on préféra résilier les conventions conclues avec l'architecte et les entrepreneurs. Il fallut leur payer des indemnités qui atteignirent 7 millions de francs, et cela pour ne rien avoir. Ces terrains, avec les vastes (page 226) fondations qui les encombrent, sont, jusqu'à jour, soit depuis plus de trente ans, restés inutilisés, à l'état de terrains vagues, sauf quelques parcelles où l'on a fait des essais de plantations. Et l'on n'a pas hésité, quelques années plus tard, à dépenser des sommes considérables - plus d'une dizaine de millions de francs, je pense - pour bâtir à Anvers une école coloniale des plus médiocres au point de vue architectural, au lieu du superbe monument qu'on aurait eu à côté du musée du Congo, à Tervueren ! Un tel exemple suffit à juger la valeur et le fondement des critiques passionnées qui s'élevèrent après la mort de Léopold II contre ses « folies de constructions » !


Mais j'en reviens à 1909. Le Roi, qui ne pouvait prévoir le sort réservé, quelques mois plus tard, à ses projets pour Tervueren, continuait à s'en occuper avec une activité inlassable, pourchassant architecte et entrepreneurs. A ce moment, l'on commençait construire à Bru-xelles les premiers immeubles de grande élévation, et le Roi s'était beaucoup inquiété de ne pas voir réglementer, dans nos villes, la limitation des hauteurs de façades. Il était intervenu, notamment, pour faire imposer certaines restrictions aux plans d'un énorme building projeté place Rogier, dont les étages supérieurs auraient entièrement masqué l'admirable panorama de Bruxelles, vu du haut du Jardin Botanique, qu'il affectionnait. Il était trop de son époque pour s'opposer complètement à de telles constructions ; cependant, il ne voulait pas les autoriser dans n'importe quel endroit, sans souci du voisinage et du cadre. « Mais, disait-il, (page 227) quelques maisons pareilles, bien placées, ne feraient pas mauvais effet à Bruxelles.

Toutes les questions concernant l'architecture et l’« urbanisme » - il avait pratiqué cet art et y avait excellé bien avant que ce mot ne fût inventé, - l'avaient depuis sa jeunesse passionnément intéressé. Il suivait de très près les travaux de la Commission royale des monuments à laquelle il demandait souvent des avis et les nominations des membres de ce Collège étaient examinées attentivement par lui. Déjà en 1906, il avait fait étudier les moyens de protéger, par une loi de classement, nos plus beaux sites naturels.


Il y eut à Anvers, partir du 6 juin, des « journées coloniales », sorte de manifestation de propagande en faveur de l'idée coloniale, qui se terminèrent le 12 par une cérémonie au cours de laquelle le Roi prononça un grand discours. Ce fut la dernière fois qu'il se montra et qu'il parla en public. Il fut extrêmement bien reçu, comme il l'était d'ailleurs toujours Anvers, où l'on comprenait mieux qu'en aucune autre ville du pays les services immenses qu'il avait rendus ) l'expansion économique de la Belgique. Il rappela solennellement à son peuple deux des recommandations qu'il lui avait le plus souvent adressées : la nécessité de créer une marine marchande et, en même temps, de faire concourir pleinement la colonie au développement de la prospérité du pays :

« Nous avons soixante kilomètres de côte ; Anvers pourrait être le premier port du continent, mais n'ayant pas de marine marchande, nous ne bénéficions pas de la proximité de cette mer qui appartient à tous. Tout le (page 228) monde reconnaît la nécessité d'une marine marchande. mais peu se préoccupent efficacement de sa création et, dans cette inaction presque totale. il se perd un temps précieux.

« L'établissement d'une marine marchande ne peut s'entreprendre chez nous qu'avec des capitaux assurés. Dans les grands pays, la marine de transport est largement soutenue par les gouvernements ; la Belgique, dans cet ordre d'idées, a fait chose sage en s'agrandissant d'une colonie où les Belges trouveront des ressources nouvelles...

« Le moment pourrait venir où l'on se demanderait si, sans imposer des sacrifices directs à la colonie nouvelle, il n'est pas utile et légitime que des terres inexploitées non concédées par elle, et dont elle ne fait aucun usage, soient employées pour contribuer à affermir notre prospérité générale, qui se compose de celle de la Belgique et de celle du Congo. Si nous voulons que notre nouvelle colonie fournisse du travail aux ouvriers belges et nous procure tous les avantages et toutes les forces qu'elle peut nous donner, nous devons mettre en jeu tous ses moyens de production et ne laisser inutilisée aucune de richesses. La Belgique est, comme superficie, le plus petit des Etats de l'Europe. Je le rêve, en ces limites modestes, comme un centre de l'activité humaine et comme une grande capitale d'un important mouvement commercial, industriel, scientifique, littéraire et artistique. Ce rêve n'est pas irréalisable. Vouloir. c'est pouvoir, si l'on sait prendre ses dispositions.

« Ce rêve, je vous en confie la réalisation. Si les Anversois s'en occupent, je suis convaincu que nous arriverons à des résultats brillants. Je vous en parle avec toute la franchise de mon dévouement au pays. La (page 229) plus grande satisfaction de ma vie a été d'offrir le Congo à la Belgique... »


Le retour du Congo du prince Albert puis, un peu plus tard, de Jules Renkin, attirèrent de nouveau l'attention sur la colonie et familiarisèrent l'opinion publique avec nos possessions africaines.

Renkin avait débarqué à La Pallice ; le Roi, qui se trouvait à Paris, l'y rejoignit à son passage et le ramena à Bruxelles, ce qui, pendant quatre heures de tête à tête, lui permit de recueillir ses premières impressions. A l'arrivée du train, tous les membres du gouvernement et de nombreuses personnalités étaient là pour recevoir le ministre qui descendit de voiture, très entouré par l'assistance. Quand le brouhaha se fût apaisé, le Roi, à la surprise générale, apparut souriant discrètement à la portière du wagon, salua la foule d'un grand coup de chapeau, et s'en fut. appuyé au bras d'un valet de pied, prendre son automobile. Cette mise en scène, cette manière habile de paraître s'effacer derrière le ministre des Colonies, lui, l'ancien potentat du Congo, était supérieurement composée, On l'acclama beaucoup.

Le 28 octobre, Renkin, en présentant le budget colonial pour 1910, put faire connaître à la Chambre les conclusions extrêmement satisfaisantes de son voyage. Il opposa un démenti catégorique aux accusations de cruauté portées contre les agents belges et annonça en même temps l'ouverture progressive de tout le territoire au commerce libre.

L’agitation anti-congolaise se manifesta encore de temps en temps, du moins dans certains milieux, et les évêques belges envoyèrent un message de félicitations à l'épiscopat catholique anglais pour avoir refusé de (page 230) s'associer à cette campagne. Finalement celle-ci cessa entièrement et les relations anglo-belges reprirent leur caractère si cordial de jadis que devait sceller pour jamais la fraternité d'armes dans la poursuite d'un idéal commun de liberté.

Quant à l'Allemagne, bien qu'elle eût reconnu l'annexion, elle témoignait de dispositions assez menaçantes sur la frontière du Kivu, où elle entendait soutenir par la force ses revendications territoriales dans notre différend relatif aux limites des deux colonies. Convaincu du bien-fondé de nos droits, et quel qu'eût été son désir de vivre toujours en rapports de bon et paisible voisinage avec les Allemands, le Roi était résolu ne pas s'incliner devant la violence. Le 16 septembre 1909, il me faisait mander Schollaert : » J'estime qu'il faut télégraphier à Olsen (commandant des troupes belges au Kivu) : Si les Allemands commencent occuper le territoire contesté, vous occuperez aussi. Vous n'attaquerez pas, mais vous vous défendrez. Il faut envoyer de suite Olsen les renforts nécessaires pour accomplir sa mission. »

Un des derniers billets que je du Roi, la veille du jour où il devint gravement malade, répondait à l'envoi d'un rapport de mon frère, Mgr Carton de Wiart, secrétaire de l'Archevêché de Westminster, rendant compte de l'attitude très nette qu'avait prise le cardinal Bourne vis-à-vis des Congo Reformists. Cet appui des catholiques anglais avait donné beaucoup de satisfaction au Roi, et il m'écrivait : « C'est très intéressant. Merci bien et remerciez bien votre frère. »


La réforme militaire avait, pendant l'été et (page 231) l'automne, avancé peu à peu, malgré les efforts désespérés de Woeste et d’un grand nombre de députés qui n'en voulaient à aucun prix. Ils prétendaient continuer voulaient l'expérience de la loi de 1902 dont les résultats désastreux n'étaient cependant pas contestables, et surtout repoussaient tout compromis sur la question de la suppression du remplacement.

Le 7 juillet, le gouvernement avait déposé un projet de loi établissant, en ce qui concernait le recrutement, une sorte de service général mitigé ; chaque famille comptant des fils devait en donner un à l'armée, mais sans pouvoir être requise d'en fournir un second s'il y en avait déjà un appelé sous les armes. Ce système, modéré et équitable, dont la formule avait été imaginée par Arthur Verhaegen, devait assurer une levée annuelle de20.000 hommes au lieu de 13.000. Schollaert n'avait cependant pas osé aller d'emblée abolir le remplacement, qui avait été l'objet des plus violentes critiques, et instaurer le service personnel, encore que plusieurs membres du cabinet y fussent ouvertement favorables.

Les discussions en sections furent très âpres ; le Roi, de son côté dépensa sans compter. La trace s'en retrouve dans ses billets quotidiens de cette époque. Il écrivait quantité de lettres, faisait faire des démarches auprès des députés hésitants, en recevait d'autres pour les convaincre de la nécessité d'instaurer le service personnel qu'il réclamait depuis plus de vingt ans. Pendant les débats parlementaires, je devais lui faire parvenir chaque soir un rapport détaillé « sur tout ce qui s'était passé à la Chambre et parmi les groupes. » Finalement, le projet de loi apportant des modifications à la loi sur la milice et supprimant le remplacement à prix d'argent fut voté par la Chambre, le 1er décembre 1909, par cent et trois voix contre cinquante et cinq abstentions. (page 232). Dès que j’en eus prévenu le Roi, je reçus de lui un billet disant : « Ecrivez à M. Schollaert que, désireux d'être un des premiers le féliciter, je le prie de passer aujourd'hui à 5 heures trente, après la Chambre, au palais de Bruxelles. » Il ne restait plus qu’à attendre le vote du Sénat, qui ne paraissait pas douteux ; le Roi devait avoir la suprême consolation, avant de mourir, de voir ses derniers efforts couronnés de succès.


Dans les premiers jours de décembre, ses douleurs rhumatismales prirent un caractère aigu ; il se sentit indisposé et fit venir le docteur Thiriar, qui le soignait depuis longtemps avec beaucoup de science et de dévouement. Le Roi avait en lui une très grande confiance et lui témoignait une véritable amitié. Une obstruction intestinale se déclara et, à la suite d'une nouvelle consultation, une intervention chirurgicale fut jugée nécessaire. En en faisant part au Roi, son médecin chercha à lui dissimuler la gravité de son état. Le malade ne se laissa pas tromper et accepta la situation avec une sérénité complète, disant Thiriar, qui me les rapporta aussitôt, ces paroles émouvantes : « Mon cher professeur, n'essayez pas de me donner des illusions, je me rends parfaitement compte que je suis perdu. Je crois que l'opération que vous voulez tenter sur moi est tout fait inutile, mais je ne veux pas vous refuser de la laisser faire. Seulement, il faut absolument, vous l'entendez, que vous me teniez en vie jusqu'à mardi prochain, car ce jour-là doit avoir lieu le vote final sur la loi militaire et je veux pouvoir la signer avant de mourir. » Thiriar s'efforçant de plaisanter, le Roi l'arrêta (page 233) et lui répéta avec insistance : « Rappelez-vous bien. jusqu'à mardi ».

Cet admirable stoïcisme devant la mort ne laissait pas de surprendre certaines personnes de son entourage, qui souvenaient de ses appréhensions, touchant à la manie, à propos d'un simple rhume. Je m'expliquai alors cet état d'esprit qui m'avait si souvent étonné : le Roi détestait « la maladie inutile », celle qui l'obligeait interrompre ses occupations, à « perdre son temps », tandis qu'il s'inclinait avec déférence devant la maladie fatale, mais « utile », puisqu'elle menait à la mort.


Placé devant sa fin prochaine, le Roi s'isola dans un grand recueillement. Il eut à ce moment plusieurs entretiens avec le curé de sa paroisse de Laeken, l'abbé Cooreman. Dans le public, on le savait souffrant, mais, ne croyant pas sa vie en danger, on ne s'inquiétait pas et ces derniers jours furent pour lui assez paisibles. Il ne vit personne et régla ses dernières dispositions avec le baron Auguste Goffinet.

Que Léopold Il se soit préparé la mort dans des sentiments vraiment religieux, j'en suis absolument certain. Ce que la discrétion de M. le curé Cooreman me laissa deviner et plus encore tout le comportement du Roi pendant sa vie m'autorisent à l'affirmer. S'il était un chrétien « inconséquent », comme le disait Woeste, il avait cependant un profond sentiment du divin, et la foi catholique, semée en lui par sa pieuse mère, y était toujours demeurée vivace, se traduisant extérieurement par un respect très sincère de la religion et de ses pratiques. Je l'ai vu, dans le Midi de la France, pour ne pas manquer au précepte dominical auquel il (page 234) était extrêmement fidèle, aller assister à la grand'messe dans une misérable petite église de village, mêlé à une population pouilleuse. Il n'y avait là aucune ostentation, puisqu'il était inconnu de tous et n'avait à donner le change à personne.

Un jour, se promenant à Ciergnon, il me dit, parlant d'un de ses aides de camp qu'il aimait bien et qui était franc-maçon : « Savez-vous que X est franc-maçon et qu'il veut mourir sans religion. Pouvez-vous comprendre une chose pareille ? » Une autre fois, il recevait à bord de son yacht, à Villefranche, Rouvier, l'ancien président du conseil des ministres français, qui était un anticlérical notoire. Rouvier admirait les magnifiques jardins du Roi qui s'étageaient sur les pentes du Cap Ferrat et s'exclama : » Quelles merveilles Votre Majesté a créées là. » Le Roi, le regardant avec un air surpris, lui répondit le plus sérieusement du monde : « Mais, monsieur le Président, ce n'est pas moi qui ai fait tout cela, c'est le Bon Dieu ! » Je crois que Rouvier n'a jamais su très bien s'il n'avait pas voulu se moquer de lui.

La conversation entre le Roi et le Docteur Thiriar, rapportée plus haut, permet de mesurer toute la grandeur d'âme du mourant. Elle n'allait pas se démentir un instant pendant les journées qui suivirent. Dès qu'il fut prévenu par son médecin de la nécessité d'une opération, il fit venir l'abbé Cooreman, son curé. Celui-ci lui administra les derniers sacrements et le Roi les reçut dans les sentiments de la plus profonde et plus humble piété Il est probable que c'est à peu près en même temps qu'eut lieu son mariage religieux.


Dans la soirée du 13, Schollaert, chef du (page 235) gouvernement, vint passer près d'une heure avec lui. Je le vis au moment où il sortait de la chambre royale. C'était un homme habituellement très froid et qui n'était guère impressionnable. Ce soir-là, il était bouleversé et deux grosses larmes lui coulaient des yeux. S'il ne m'a pas confié tout ce qui s'était dit entre le Roi et lui, il m'a répété cependant, encore sous le coup de l'émotion qui l'étreignait, plusieurs de ses propos, que je consignai par écrit dès mon retour chez moi. Je pense devoir rappeler ses dernières paroles ; elles caractérisent parfaitement Léopold II et sont dignes de Plutarque.

Des écrivains, à qui je les avais citées, les ont déjà publiées, sans les reproduire exactement, telles que je les avais recueillies de Schollaert lui-même. Le Roi avait dit celui-ci, comme il prenait congé de lui : « Voyez-vous, mon cher ministre, je crois avoir fait ce que j'ai pu pour le bien de mon pays ; ce n'est pas grand chose ! Mais je n'ai jamais recherché la popularité, car la popularité, c'est comme les vagues de la mer, cela vient et cela repart », et, se dressant à demi sur son li, il avait ajouté d'une voix forte : « et cela ne vaut même pas leur écume ! »


Vint le mardi 14 : l'opération eut lieu dans la matinée, et le bulletin publié immédiatement après annonçait : « L'opération a été terminée dans de bonnes conditions et permettant espoir. » Celui du début de l'après-midi confirmait : « Le Roi a bien supporté les suites de l'opération ». A la vérité, le Docteur Thiriar me fit comprendre que les chances de voir survivre le Roi étaient extrêmement faibles. Dans le courant de la journée, le sénat, à son tour, vota la nouvelle loi militaire, y compris la suppression du remplacement, comme (page 236) l'avait déjà fait la Chambre, et il ne manquait plus que la sanction royale pour la promulguer. Vers la soirée, le document officiel fut apporté au Roi qui, de son lit de mort, eut la suprême satisfaction de pouvoir consacrer par sa signature cette réforme pour laquelle il avait lutté avec une inlassable persévérance.


On a dit que l'indifférence de la population pendant ces derniers jours d'agonie avait été très choquante. Il est vrai que l'opinion publique, influencée par les ignobles campagnes de certains journaux, était incapable de mesurer alors toute l'étendue de la perte que faisait la Belgique. Elle s'est bien reprise, puisque aujourd'hui le nom de Léopold II ne peut être prononcé dans une assemblée sans qu'éclatent les acclamations. Cependant en ces tristes jours de décembre 1909, l'émotion était grande dans le public qui attendait la mort du Roi, et quant ceux qui avaient été ses serviteurs et ses collaborateurs depuis de longues années, ils étaient en proie une profonde douleur.

Pendant les journées du 15 et du 16, l'état du Roi parut assez satisfaisant. Le malade était calme, la température et le pouls normaux. Certains allaient jusqu'à nourrir des espoirs que la constitution exceptionnellement robuste du Roi pouvait justifier. Lorsque je quittai le château tard dans la nuit, il reposait paisiblement. A peine rentré chez moi, je fus appelé au téléphone : c'était le baron Auguste Goffinet qui m'annonçait de Laeken que le Roi avait rendu le dernier soupir, emporté par une embolie. Il était mort à 2 heures 37 minutes, le 17 décembre, comme venait de commencer le jour anniversaire de son avènement.

Dans l'auto qui me conduisait à toute vitesse vers Laeken, à travers les rues désertes, j'évoquais les années passées dans l'ombre de ce grand souverain. Je l'avais (page 237) toujours vu préoccupé avant tout de l'intérêt du pays, et je me souvenais avec émotion de la bienveillance de cet homme réputé si sévère, dont je n'avais jamais reçu un mot dur, mais plus d'une fois des paroles de gratitude et d'encouragement.

Le pavillon des Palmiers où Léopold Il résidait depuis plus d'un an, de préférence au vieux château, était situé au point le plus élevé du de Laeken, à l'extrémité des serres. La mort du Roi n'était pas encore connue ; pendant quelques heures, il allait reposer dans le calme et la paix que troublerait bientôt l'affairement des personnages officiels. Vingt-cinq années plus tard, je devais connaître de pareilles heures de recueillement à cette même résidence de Laeken, après y avoir ramené. dans le silence de la nuit, le corps du roi Albert, mort à Marche-les-Dames.

Pour arriver au pavillon, il fallait traverser d'immenses galeries solitaires, à peine éclairées, plantées de palmiers et de mille arbustes et fleurs exotiques répandant des senteurs étranges. Tout cela avait quelque chose de surnaturel. Le baron Auguste Goffinet, qui avait été auprès du Roi jusqu'à son dernier moment, m'introduisit et je m'agenouillai au pied du lit. Il était encore plus majestueux que de son vivant et son profil magnifique, accentué par la mort, lui empruntait cette sérénité qui n'appartient qu'à elle.


Son testament, daté du 12 novembre 1907. disait : « Je veux mourir dans la religion catholique qui est la mienne... Je veux être enterré de grand matin, sans aucune pompe. A part mon neveu Albert et ma maison, je défends qu'on suive ma dépouille. Que Dieu protège (page 238) la Belgique et daigne, dans sa bonté, m'être miséricordieux ! »

Il était à peine refroidi que les ministres, qui lui résistaient mal de son vivant, passaient outre au désir exprimé par le Roi. Ils déclarèrent qu'il était impossible d'obéir aux dispositions testamentaires, car l’opinion publique aurait attribué le caractère privé des obsèques royales, soit au mépris de Léopold Il pour son peuple, soit, au contraire, à un respect insuffisant du nouveau Roi et de son gouvernement pour le monarque défunt. A la vérité, celui-ci avait été, diverses reprises, extrêmement choqué du peu de décence des funérailles officielles, Il avait été particulièrement scandalisé à l'enterrement de la reine Victoria, en voyant, dans un pays si soucieux de décorum et autour du cercueil d'une princesse si universellement vénérée, des personnages officiels échanger des plaisanteries.

Il fut donc décidé que le service religieux aurait lieu à Sainte-Gudule, en grande cérémonie, mais il fallait tout d'abord ramener la dépouille mortelle au palais de Bruxelles. On ne peut imaginer spectacle plus pathétique que ce cortège parcourant la ville par une nuit glaciale de décembre, escorté de troupes à pied et à cheval portant des torches. La maison du Roi suivait le char et nous ne pouvions nous empêcher de penser au contraste qu'offrait pareille transgression, quelques heures après sa mort, des volontés les plus formelles de ce souverain avec son autorité si respectée de son vivant.

Le Roi fut exposé, pendant deux jours, au palais de Bruxelles dont la reconstruction, ordonnée par lui, n'était pas encore achevée, et c'est au milieu des échafaudages et des décombres, par une matinée lugubre, sous une pluie mêlée de neige, que le char funèbre se (page 239) dirigea vers Sainte-Gudule. La cérémonie était sans grandeur et il y régnait un certain désordre. Les princes étrangers, fort nombreux, laissaient voir trop ouvertement leur complète indifférence. L'inhumation eut lien dans la crypte de l'église de Laeken, où descendirent seulement les princes, les ministres, les représentants des pays étrangers et les membres des maisons royales. Le Roi y venait chaque année, le 10 décembre, à peu près à cette même date, se devant la tombe de son père !


Une des plus magnifiques pages de l'histoire de Belgique était tournée. Léopold Il laissait à ses successeurs un royaume beaucoup plus beau que celui qu’il avait reçu. Il leur appartenait d'y ajouter encore et d'augmenter la dette de notre pays envers une dynastie qui lui donna, en une succession ininterrompue et par un privilège unique dans l'histoire, quatre souverains dignes de lui et dignes les uns des autres.