(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)
Les élections de 1900 - Impopularité du Roi - Affaires militaires - Le grand duché de Luxembourg - Débats parlementaires sur la reprise du Congo - Mesquineries et méfiances - Irritation du Roi - Chute du ministère de Smet de Naeyer
(page 143) Le Roi rentra à Bruxelles au début de mai 1906. Les élections qui eurent lieu quelques jours plus tard furent loin de donner aux groupes de gauche : libéraux et socialistes, le triomphe qu'ils avaient espéré de leur rapprochement ; elles réduisirent néanmoins la majorité catholique de vingt à douze voix.
L'organe du parti socialiste, Le Peuple, fit paraître à cette époque une série d'articles scandaleux contre le Roi, qui eurent un certain retentissement. L'opinion publique était depuis quelque temps assez mal disposée. Le procès des princesses, les absences du Roi et surtout les critiques incessantes de la presse y avaient contribué. La campagne était menée, non seulement par les feuilles d'extrême-gauche, mais par certains journaux libéraux, tels que La Gazette, ou catholiques, tels que Le Patriote, très répandu et que son opposition passionnée en matière militaire et coloniale transformait en ennemi déclaré de la politique royale.
Bien souvent il eût suffi d'un démenti même officieux pour couper court quelque histoire malveillante et absurde inventée de toutes pièces. J'avais beau, en pareil cas, proposer un projet de note discrète insérer dans la presse pour rectifier des erreurs manifestes, je me heurtais chaque fois à une interdiction formelle. (page 144) Léopold II était toujours prêt riposter vigoureusement aux attaques dirigées contre les idées qui lui étaient chères ou contre son œuvre africaine, mais quant à celles qui visaient sa personne, il prétendait ne leur opposer que le mépris : « C'est de la nourriture pour les imbéciles », disait-il, ou bien encore : « On me jugera après ma mort. » Il faut une singulière force d'âme à un souverain ou un homme public pour accepter avec une telle sérénité la calomnie et l'injure.
Dans cette période particulièrement critique que nous traversions, je craignais que le mécontentement ne fût porté à l'extrême si rien fait pour l'enrayer. Afin que le Roi fût au courant du ton de la presse je lui envoyais tous les matins, encadrés de coups de crayon bleu, les articles les plus violents. Je sentais que cela l'agaçait et il me battait froid visiblement.
Un dimanche matin, à ma grande surprise, j'appris par l'officier de service qu'il avait décidé d'assister ce jour-là à la finale du championnat du jeu de balle qui se disputait au Grand Sablon. C'était une fête annuelle de caractère tout à fait populaire, à laquelle il se rendait habituellement jadis, mais où il n'avait plus paru depuis longtemps. A son retour, il me fit appeler et lorsque j'entrai dans son cabinet et le saluai, il me dit simplement sur un ton mi-ironique, mi-sévère : « J'ai été au Sablon. Ils m'ont très bien reçu, ils ont été très gentils. » Je comprenais fort bien que c'était sa réponse à mes envois de journaux et qu'elle signifiait : « Jeune homme, vous avez voulu me faire la leçon, voici la mienne. » Il avait suffi qu'il parût devant cette foule bruxelloise avec l'attitude empreinte de majesté et de bonhomie à la fois qu'il savait prendre quand il voulait lui plaire, pour qu'il fût acclame avec frénésie. Me sentant assez ridicule, je répondis en quelques mots embarrassés que j'étais heureux de l'accueil fait au Roi (page 145) et je me repliai en bon ordre vers la porte. J'avais déjà la main sur le bouton de celle-ci lorsqu'il releva la tête et me lança : « D'ailleurs, il est très probable que demain, ils me cracheront à la figure. Cela m'est parfaitement égal. Bonsoir, Monsieur Carton de Wiart. »
Indifférent aux violentes attaques de la presse, le Roi se consacrait tout entier à ce moment à l'amélioration de l'armée et particulièrement à la modernisation de notre artillerie. Il attachait à celle-ci un prix extrême, estimant que si nos effectifs étaient malheureusement trop faibles, nous pourrions, dans une certaine mesure, compenser cette infériorité par l'excellence de notre matériel d'artillerie. Ses efforts avaient décidé le gouvernement à adopter un nouveau canon de campagne. Le choix du modèle avait demandé deux ans d'expériences sur les champs de tir et d’essais de roulement sur nos mauvaises routes. Trois types étaient présentés, l'un français, par les usines de Saint-Chamond, l'autre allemand, par Krupp, le troisième belge, par Cockerill. Ce dernier comportait l'affût rigide et avait été écarté en faveur de l'affût à déformation des deux autres et, parmi le choix du type Krupp avait été déterminé par des considérations d'ordre technique, et principalement par sa meilleure résistance aux détestables routes belges d'alors. Au surplus, les canons eux-mêmes devaient être fabriqués par Cockerill, quelques pièces mécaniques seulement étant fournies par les usines allemandes.
Cette décision provoqua une grande colère en France : notre ministre à Paris, M. Le Ghait, reçut au quai d'Orsay des observations des plus désagréables, tandis que les journaux faisaient chorus, prétendant (page 146) découvrir dans cette affaire une nouvelle preuve de notre « germanisation. » Je fus chargé d'écrire Le Ghait un rapport circonstancié sur la décision prise et ses motifs, et le Roi me fit ajouter à la lettre : « Franchement, nous sommes bien libres de prendre nos modèles où nous les trouvons les meilleurs. Vous ne prendrez pas l'initiative d'explications. Il ne faut pas avoir l'air de se justifier, mais si l'on vous en reparle, soyez agressif dans votre riposte. »
Invité par le ministre de la Guerre, j'étais allé passer trois jours au polygone d'artillerie de Brasschaet où j'avais assisté aux derniers essais des différents modèles. J'ai gardé une excellente impression de ce séjour au milieu des officiers de notre arme savante, qui a toujours été un corps d'élite. Un esprit de très grande camaraderie régnait parmi eux et en dehors du service, les différences hiérarchiques étaient peine senties. On en trouvait le témoignage dans un détail de l'uniforme de cette époque : le képi seul indiquait le grade par ses galons, en sorte qu'au mess, du colonel au sous-lieutenant, la tenue était absolument pareille, sauf un peu plus d'élégance parfois chez celui-ci.
Tandis que je prenais en août quelques jours de congé à Hastière, je reçus un billet du Roi me demandant de m'enquérir « s'il était exact que le grand-duc de Luxembourg était très malade et quelle était la personne qui avait le plus d'influence dans les affaires du grand-duché de Luxembourg ». Je répondis que le grand-duc avait en effet été fort mal et que M. Eysschen, le ministre d'Etat, exerçait depuis plusieurs années ces fonctions avec une grande autorité, laquelle n'avait fait (page 147) qu’augmenter, la maladie du souverain lui laissant à peu près les mains libres.
Le Roi me donna pour instructions de « m'insinuer le plus tôt possible auprès de M. Eysschen, et de voir s'il y aurait quelque possibilité que le grand-duc fût disposé à céder ses droits sur le grand-duché, soit à un prince belge, soit à la Belgique elle-même ; il faudrait d'abord s'étendre sur l'état de santé du grand-duc, sur les inconvénients du gouvernement d'un malade, puis tâcher de sonder concernant un changement. Il ne faut pas lui porter des compliments de ma part pour que cela ne sente pas la préméditation. Si M. Eysschen ne paraissait pas écarter à priori toute possibilité de négociation, on pourrait sonder le terrain auprès de la famille grand-ducale, car il ne pouvait être question de rien faire sans le complet agrément de celle-ci. »
J'appris que M. Eysschen n'était pas au Luxembourg, mais terminait une cure à Evian. Je gagnai immédiatement Lausanne en faisant prendre des informations pour savoir à quel hôtel il était descendu. J'eus le renseignement en débarquant à Lausanne, mais, en même temps, on m'apprenait que son départ était fixé au lendemain matin. Frétant à Ouchy un canot à vapeur, je traversai le lac, arrivai à l'hôtel au moment du dîner, m'enquis de la table du ministre, retins la voisine, et quand il entra, je me levai pour le saluer, en manifestant la plus grande et la plus agréable surprise de le revoir. A dire vrai, je ne l'avais auparavant rencontré qu'Ime seule fois. Il me proposa de m'asseoir avec lui, ce qui m'arrangeait à merveille, en sorte que, pendant le repas et au cours de la promenade que nous fîmes ensuite au bord du lac, j'eus aisément la possibilité de lui parler de l'avenir du grand-duché et de sa dynastie.
Il ne me cacha point que c'était pour lui le sujet de graves (page 148) préoccupations accrues du fait que le grand-duc avait six filles encore très jeunes et pas d'héritier mâle, et que la loi salique devant en principe être appliquée, ni la question de la succession, ni celle de la régence n'étaient convenablement réglées. Je recueillis, à petits coups de sonde précautionneux, l'impression que mon interlocuteur, dans la situation difficile où il se trouvait actuellement, compliquée par les prétentions d'un fils morganatique du frère du feu grand-duc Adolphe, ne serait pas hostile à une solution qui rapprocherait le Luxembourg de la Belgique. Comme il partait le lendemain pour rejoindre le malade à Saint-Blasien, je ne voulus pas entrer dans d'autres précisions, d'autant plus que M. Eysschen m'avait demandé de venir le voir à Luxembourg, lors de ma prochaine visite dans les Ardennes.
Rentré à Bruxelles, je rapportai ces indications au Roi, qui me prescrivit de poursuivre la conversation à la première occasion. Celle-ci se présenta bientôt : j'allai déjeuner chez M. Eysschen à Luxembourg, il vint déjeuner chez moi à Bruxelles, et dans ces entretiens, le problème fut abordé beaucoup plus ouvertement. Comme il m'avait opposé les répugnances qu'éprouveraient les Luxembourgeois à perdre toute autonomie, je lui avais suggéré une nouvelle formule imaginée par le Roi : la cession des droits souverains serait faite par le grand-duc directement au prince héritier de Belgique, le prince Albert, qui était d'ailleurs son neveu par alliance, la grande-duchesse étant une princesse de Bragance, sœur de la mère de la princesse Elisabeth. Le Roi aurait personnellement assuré au grand-duc une dotation d'un capital de vingt millions de francs. Le Luxembourg aurait conservé une autonomie administrative complète ; seules les affaires militaires, diplomatiques et douanières eussent été communes et le prince (page 149) héritier de Belgique eût été en même temps grand-duc de Luxembourg, un peu comme le prince héritier en Angleterre est prince de Galles. Cette situation conciliait le maintien de l'indépendance avec les avantages de l'annexion.
M. Eysschen se montra personnellement très favorable à un arrangement de ce genre, mais tout dépendait, disait-il, de l'état de santé de son souverain : si celui-ci pouvait espérer une amélioration, les chances de le voir se prêter à un abandon de sa couronne seraient assez faibles. Son père avait été, en effet, heureux de trouver celle du Luxembourg après la perte du Nassau. et il y avait chez lui un sentiment très vif de fierté familiale. Si le grand-duc, au contraire, devait perdre l'espoir de guérir, ce qui semblait alors plus probable, M. Eysschen pensait qu'il ne serait pas indifférent à la suggestion du Roi.
Il me demanda si les grandes Puissances avaient déjà été pressenties à l'endroit de ce projet. Je lui répondis qu'il était le seul qui l'on en eût parlé jusqu'ici, à raison de sa situation personnelle et de son autorité, mais qu’il ne paraissait pas que les Puissances pussent faire de sérieuses objections à une solution qu'elles avaient acceptée en principe en 1867, sous une forme beaucoup plus radicale. On sait que l'annexion du Grand-Duché la Belgique avait été proposée à la Conférence de Londres par le chancelier autrichien Beust et y avait été bien accueillie. Ce fut principalement l'opposition du gouvernement Belge d'alors. présidé par Frère-Orban, qui la fit, le cabinet libéral redoutant la concurrence des usines luxembourgeoises pour l'industrie métallurgique de notre pays. M. Eysschen me parla aussi avec beaucoup d'admiration de la princesse Elisabeth de Belgique.
Le Roi répondit mon rapport : « Merci pour ce que vous avez fait. J'aurai y revenir. Qu'êtes-vous d'avis de faire ? Je (page 150) voudrais amener Eysschen à se charger de tout. Si cela vient de lui, cela aboutira ; si cela vient d'ici, les chances sont minces. Voyez si vous pouvez faire naître chez M. Eyscchen le désir de demander à me voir. »
L'entrevue put être arrangée et M. Eysschen promit au Roi d'entamer les négociations et de sonder le grand-duc, mais bientôt la santé de celui-ci s'améliora et il ne devait mourir qu'en 1912. Il put faire passer, en juillet 1907, une loi réglant définitivement l'ordre de succession en faveur de sa fille ainée et conclure en même temps un arrangement de famille qui écartait les prétentions possibles du fils morganatique du prince Nicolas de Nassau, son frère.
Le projet de réunion de notre ancienne province, conçu au milieu de tant d'autres par l'infatigable activité de Léopold II, fut forcément abandonné. Sans doute était-il seulement ébauché, et il fallait s'attendre à rencontrer encore bien des obstacles, mais qu'on pouvait espérer surmonter.
En ce qui concerne notamment l'attitude des grandes Puissances et particulièrement celle de l'Allemagne dont on devait le plus redouter l'opposition, le Roi m'a dit qu'ayant rencontré Guillaume II à Carlsruhe en septembre 1906, il lui avait parlé incidemment de la succession luxembourgeoise dont l'ouverture semblait alors imminente, de l'injustice qu'on avait commise en nous enlevant cette province, etc., et que l'Empereur lui avait répondu d'une manière qu'il considérait comme très encourageante.
Le Roi fut d'ailleurs ressaisi tout entier à ce moment par les difficultés congolaises qui reprirent une extrême acuité, à l'intérieur et l'étranger. La lettre publique du Roi aux secrétaires généraux avait produit une (page 151) grande impression. Il y était affirmé solennellement qu'en cas d'annexion, la Belgique était tenue de tous les engagements pris envers les tiers par l'Etat indépendant et on prétendait voir dans cette déclaration une limitation des droits souverains de la métropole sur sa future colonie, tels qu'ils lui avaient été assurés par le testament royal de 1889.
Les débats à la Chambre furent cependant, dans leur ensemble, d'une assez bonne tenue. Même des socialistes rendaient hommage à l'œuvre du Roi, et Vandervelde reconnut que l'abandon du Congo était hors de question. On insista sur l'indépendance du parlement belge à l'égard des interventions internationales et le grand recueil périodique anglais, l'Annual Register observa lui-même « que la violence et la persistance des attaques à l'étranger contre le Congo et contre le Roi avaient rallié de plus en plus les Belges autour de leur souverain. »
Comme l'annexion du Congo ne paraissait plus douteuse, plusieurs membres de la chambre des représentants cherchèrent à hâter la discussion du projet de loi qui devait être la charte de la colonie ; la section centrale chargée de l'examen fut complétée par des délégués de tous les partis et transformée en Commission spéciale qu'on appela la Commission des XVII.
Au moment où, sous la pression des événements, la Belgique se décidait à accepter enfin le fruit des travaux de Léopold II que celui-ci avait patiemment fait mûrir pour elle en Afrique, le Roi se prenait à hésiter, se demandant si le pays était suffisamment préparé à cette lourde tâche. Habitué à diriger le Congo sans routine administrative et sans paperasserie, il redoutait de le voir engagé dans les engrenages de la lourde machinerie bureaucratique et livré aux critiques oiseuses de parlementaires bavards et incompétents. Cette inquiétude (page 152) explique sa répugnance pour une annexion immédiate, son désir de conserver encore une certaine liberté d'action dans la colonie, et plus tard, ses efforts pour renforcer le plus possible l'influence du pouvoir exécutif dans les dispositions de la charte coloniale.
Cependant, du point de vue diplomatique, il était apparent que l'heure de la décision avait sonné pour la Belgique. La campagne anti-congolaise à l'étranger, et particulièrement en Angleterre, après avoir connu un temps d'arrêt, venait de recommencer avec une violence redoublée. Une délégation composée de nombreux hommes politiques avait été reçue par sir Edward Grey, ministre des Affaires Etrangères, et lui avait fait des représentations très vives sur l'administration du Congo belge en appuyant sur la nécessité d'une intervention énergique du gouvernement britannique. La reprise prochaine était indispensable si l'on voulait éviter de graves complications et peut-être des actes irréparables.
Le comte de Smet de Naeyer, dont l'autorité faiblissait au Parlement, avait aussi perdu de son crédit auprès du Roi et il le sentait. Pendant le cours du débat congolais, il me demanda de passer chez lui. Il désirait me lire le projet de déclaration gouvernementale en réponse à l'interpellation Hymans-Vandervelde sur la lettre aux secrétaires généraux. Comme je savais que ce texte avait déjà été minutieusement délibéré entre le Roi, le chef du gouvernement et le ministre de la Justice, je me récusai d'abord ; il insista, fit appeler Van den Heuvel, et me donna lecture du projet que je connaissais pour la plus grande partie.
En ce qui concernait le caractère irréductible des récentes déclarations royales, on avait (page 153) beaucoup atténué leur rigueur et l'on prévoyait la possibilité pour la Belgique de modifier les institutions établies par l'Etat du Congo. Quant à la date de l’annexion cependant, on s'exprimait dans des termes très alambiqués et équivoques. Les personnes mal disposées - et elles étaient nombreuses - interprèteraient certainement ces réserves comme des échappatoires destinées à trainer les choses en longueur.
C'était sans doute le fond de la pensée du Roi ; je n'ignorais point qu'il redoutait les pratiques administratives qu’infligeraient à la future colonie les partis politiques, qu'il était outré de certaines mesquineries et marques de méfiance à son égard et de tels sentiments étaient bien compréhensibles. Mais je savais aussi que son désir était avant tout d'assurer la possession du Congo à sa patrie ; pouvait-on risquer de rendre ce transfert impossible parce que la Belgique, en tardant à l'effectuer, aurait laissé à d'autres le temps d'accomplir la spoliation qu'ils méditaient ? C'eût été pour le règne de Léopold II une tache ineffaçable.
Persuadé que, dans l'intérêt même du Roi, la reprise ne pouvait plus attendre et qu'il fallait aller de l'avant, je suppliai les ministres de tâcher d'accentuer leur déclaration dans un sens qui n’impliquait pas un ajournement sine die et ils y consentirent dans une certaine mesure. Le lendemain, en sortant de chez le Roi, ils passèrent par mon cabinet pour me montrer le projet d'ordre du jour, revu et accepté par lui, dont le gouvernement recommanderait le vote pour clôturer le débat congolais.
La discussion de l'interpellation Vandervelde ne se limita point aux questions intéressant l'administration de l'Etat du Congo ; la personne royale elle-même fut (page 154) à plusieurs reprises mise en cause de la manière la plus inconvenante et la plus injuste. Le Roi était insensible aux injures, mais non point à ce qu'on l'accusât de méconnaitre ses devoirs constitutionnels :
« Votre frère doit parler mardi, m'écrivait-il. Demandez-lui de réfuter une bonne fois ces assertions de Vandervelde et d'autres au sujet du pouvoir personnel, du despotisme en Belgique. Personne n'a jamais été plus respectueux que moi du régime constitutionnel. Je ne me suis jamais mêlé à la lutte des partis. J'ai parfois applaudi aux projets de mes ministres. C'était fort légitime. Je me suis intéressé à la prospérité nationale, à la sécurité nationale. J'ai mille fois rappelé que c'est la Belgique qui conduit ses affaires et est responsable de ses destinées, me bornant à la supplier d'y bien veiller. »
En fin de compte, un ordre du jour fut voté par cent vingt-neuf voix contre une. Il affirmait que l'intérêt national réclamait une décision sur l'annexion du Congo du vivant de Léopold II et prenait acte qu'en conséquence de la déclaration du gouvernement, les restrictions de la lettre du 3 juin n'avaient que le caractère de recommandations solennelles et que le parlement aurait pleine liberté de discuter les dispositions de la Charte coloniale.
La Commission des XVII commença ses travaux qui se poursuivirent assez péniblement. La chambre avait repris l'examen des budgets et de divers projets de loi parmi lesquels le plus important était celui concernant les mines, projet dont le dépôt avait été déterminé par l'octroi des nouvelles concessions de mines de houille dans le Limbourg. Tant à la Commission que dans les discussions à la chambre, le Roi et le gouvernement (page 155) étaient fortement attaqués, non seulement par l'opposition de gauche, mais par un petit groupe de députés de droite qui, sous la direction apparente et plus souvent cachée de Beernaert, cherchait à faire échec au ministère.
Les délibérations de la Commission des XVII étaient secrètes, du moins en théorie, mais en fait, les journaux donnaient une grande publicité à ce qui s'y disait, et surtout aux questions posées au gouvernement par les membres de la Commission. Celles-ci, sous une forme le plus souvent insidieuse, étaient autant de manifestations de défiance et d'hostilité envers le Roi et son administration congolaise. On doit comprendre qu'il en était très indigné et irrité, car il est assez anormal de voir les bénéficiaires d'une donation magnifique, réunis pour en déterminer les détails d'exécution, ne se préoccuper que de critiquer amèrement la gestion du donateur et jusqu'à ses intentions.
J'écrivis au Roi, ce moment dans le Midi : « Les ministres me prient de dire au Roi qu'il ne peut se faire une idée des difficultés que rencontrent les personnes les plus dévouées à la bonne cause par suite du sentiment de scepticisme et de méfiance à l'égard des plus nobles intentions que la campagne abominable du Patriote, de La Gazette, etc.. est parvenue à créer dans certains milieux. A quoi il me répondit : « C'est maladif de suspecter constamment le donateur ; lui, continuera son œuvre patriotique. Il ne se prêtera pas à alimenter des discussions provoquées dans un esprit hostile et antipatriotique et qui ne peut que nuire à la Belgique, à son prestige actuel, à sa sécurité future et retarder indéfiniment toute solution. »
J'ai déjà dit que la position du comte de Smet de Naeyer au Parlement avait été amoindrie ; j'avais eu la preuve certaine qu'elle l'était aussi auprès du Roi (page 156) lorsqu'il me demanda un jour : « Ne trouvez-vous pas que le comte de Smet de Naeyer a l'air un peu fatigué ? » Cette question ne trompait pas. Lorsqu'il trouvait l'air « un peu fatigué » à quelqu'un, cela signifiait clairement qu'il le jugeait mûr pour la retraite et en l'entendant, je me dis que les jours du chef du gouvernement étaient comptés.
Rien cependant ne paraissait immédiatement inquiétant dans l'horizon politique, la loi sur les mines n'offrant pas par elle-même un terrain fort dangereux pour la majorité.
En avril 1907, dans le cours de la discussion, des amendements furent proposés au projet ministériel, amendements tendant surtout introduire certaines dispositions d'ordre social dans cette loi de caractère seulement technique. Le gouvernement les combattit. Les gauches se renforcèrent de l'appui d'un petit groupe de droitiers : Beernaert, Helleputte, Verhaegen et quelques autres. Après plusieurs votes hostiles en sections, tout à coup, en séance publique, le cabinet fut mis en minorité sur un amendement proposé par Beernaert. Je pense qu'avec un peu d'habileté, et surtout s'il avait vraiment désiré survivre, le chef du cabinet aurait pu encore rétablir les affaires. Mais il était lassé, découragé.
En sortant de la Chambre, le comte de Smet de Naeyer me fit appeler ; il me demanda de mettre le souverain au courant de la situation et de lui dire qu'il pensait annoncer sa retraite à l'issue de la séance du lendemain. Je télégraphiai immédiatement à Villefranche, mais le Roi ne se mit pas en frais d'éloquence pour retenir ses ministres ; je reçus simplement, le lendemain, un télégramme qui se bornait à m'avertir de son retour et me priait de venir sa rencontre à Quévy, à la frontière française, où son train spécial allait le prendre.
(page 157) En me faisant part de son intention de démissionner, le comte de Smet de Naeyer m'avait dit qu'il comptait déclarer, en réponse au vote du projet de loi amendé, que le gouvernement retirait celui-ci, bien qu'il eût, ce moment déjà reçu la sanction définitive de la Chambre. J'estimais que c'était là un procédé, peut-être strictement constitutionnel, mais fort dangereux à employer et en somme le jeu ne valait pas la chandelle, puisque aussi bien il restait le recours au Sénat pour réduire les exagérations du texte adopté par les représentants. Le comte de Smet de Naeyer me dit être d'accord avec Schollaert, Woeste et ses collègues.
A la vérité, ce retrait était une riposte - pour ne pas dire une vengeance - à l'adresse de Beernaert et de ceux qui avaient soutenu son amendement, et c'était certainement ce second sentiment qui avait inspiré Woeste dans ses conseils aux ministres. Ceux-ci prétendirent que par leur manœuvre, ils déblayaient le terrain pour leurs successeurs ; c'était l'expression de Van den Heuvel. Je crois bien que Van den Heuvel et peut-être de Smet avaient eu cette pensée généreuse, mais, en fait, ils mettaient le futur cabinet en assez mauvaise posture et malgré tout j'incline à croire que le plaisir de jouer un bon tour à leurs vainqueurs ne fut pas étranger leur détermination. Le comte de Smet de Naeyer m'assura qu'il voyait dans le retrait un acte d'énergie nécessaire pour bien marquer les prérogatives de l'exécutif qui se rouilleraient si on ne les exerçait parfois.
Le moment était cependant mal choisi, étant donné qu'il s'agissait d'une réforme longtemps discutée, populaire, votée par une des Chambres et que l'on replongeait ainsi au néant dans un accès de mauvaise humeur. C'était aussi exposer le Roi à paraître l'inspirateur de ce coup d'énergie alors qu'il eût certes préféré (page 158) réserver une telle manifestation pour une occasion plus favorable.
Dès le vote du projet amendé, Van den Heuvel me l'apprit par un billet, de ton joyeux, qu'il terminait : Ave, morituri te salutant. Depuis plusieurs jours, il ne se tenait pas d'aise à l'idée de regagner ses études et de passer à d’autres le portefeuille. Le comte de Smet de Naeyer était moins gai, mais calme. Lorsque l'arrêté de retrait fut publié le lendemain au Moniteur, il produisit une grosse émotion, plus que la démission du cabinet elle-même, qui était escomptée par le parlement, envisagée sans regrets par les intéressés et un peu souhaitée par le Roi.
Déjà celui-ci, lors de l'acceptation par le comte de Smet de Naeyer de l'ordre du jour clôturant le débat congolais de décembre, s'était exprimé devant moi en termes assez vifs sur sa faiblesse. Depuis lors, la discussion en Commission du projet de loi coloniale avait commencé et, deux reprises, le gouvernement avait refusé de transmettre telles quelles les réponses de l'Etat du Congo à certaines questions de la Commission, prétendant que leur ton et leur teneur exaspéreraient inutilement celle-ci. Puis, quand elle avait réclamé un rapport général sur la situation du Congo, le Roi avait nettement fait savoir qu'il n'y joindrait pas de documents sur les budgets, sur les concessions ni sur le domaine de la Couronne.
Les ministres avaient protesté et envoyé le baron van der Elst, secrétaire général du ministère des Affaires Etrangères, dans le Midi pour essayer de fléchir la résistance royale. Il n'avait rien obtenu. Le comte de Smet de Naeyer me confia un jour que, dans ces conditions, plutôt que de s'exposer à un conflit apparent avec le Roi sur l'affaire de la reprise, il lui semblait préférable de tomber sans trop se défendre sur le projet de loi concernant les mines (page 159) qui lui en fournirait facilement l'occasion à la rentrée. Il m'avait autorisé à rapporter ces paroles, et je l'avais fait.
Le Roi s'était récrié que le conflit relatif au Congo n'existait que par le fait des ministres, que sa ligne de conduite à lui n'avait pas changé, mais qu'eux avaient peu à peu capitulé devant les prétentions inadmissibles de la Chambre.
En attendant, il n'avait pas répondu à la menace de démission ; il la considérait donc sans beaucoup d'appréhension et maintenant elle était réalisée.
Je me demandais avec quelque inquiétude s'il trouverait aisément un gouvernement aussi compréhensif et aussi conciliant que celui du comte de Smet de Naeyer Il n'était pas vraisemblable que l'homme politique qui succéderait à celui-ci pût écarter la question congolaise du programme ministériel à soumettre au Roi. En 1895, la porte n'avait été qu'entrebâillée, et on avait pu la pousser. Aujourd'hui, elle était ouverte à deux battants, et à supposer qu'en Belgique on la laissât se refermer, l'Angleterre se serait chargée avant trois mois de l'enfoncer.
A la vérité, ce grave problème était au fond de toute l'agitation et il était vain de vouloir dissimuler au public qu'il était la cause profonde de la crise. Le surlendemain de la démission du cabinet, je partis de Bruxelles avec le train spécial et, à la frontière, on y accrocha la berline royale, avec l'express de Paris. Le Roi me fit aussitôt monter près de lui et, après les congratulations d'usage, il me dit : « Maintenant, asseyez-vous là et racontez-moi les événements. » Je lui résumai rapidement les derniers incidents de l'agonie du ministère dont il savait le gros par mes rapports. Il m'interrogea sur les noms mis en avant pour remplacer (page 160) le comte de Smet de Naeyer. J'évitai d'abord d'en indiquer pour ne pas le heurter de front. Il en cita alors lui-même quelques-uns : Schollaert, Cooreman, Begerem, en demandant des renseignements sur chacun d'eux.
Après qu'il les eut discutés, je glissai que le seul parlementaire qui me parût capable de constituer une majorité solide dans les circonstances présentes était le ministre de l'Intérieur, Jules de Trooz, dont il n'avait pas prononcé le nom, intentionnellement, j'en étais certain. Il hocha la tête sans faire aucune remarque, puis la conversation se poursuivit jusqu'à Bruxelles sur des sujets généraux.
Je signalai au Roi qu'on attribuait aux affaires congolaises une très grande part dans la crise actuelle. Là-dessus, il me déclara sa ferme intention de maintenir « sa ligne de conduite. » Comme je répondais que des formules de conciliation pouvaient se trouver : « On ne peut servir à la fois Dieu et le diable. » « -Mais tous ne sont pas des diables au parlement » riposta-t-il. « -Peuh ! » fit-il avec une moue significative.
Il se montra très froissé de ce que le ministère défunt se fût servi d'un arrêté royal. signé en blanc et remis deux ou trois mois auparavant au comte de Smet de Naeyer en vue de quelque cas de grande urgence. Il estimait que le cabinet, alors qu'il était déjà virtuellement démissionnaire, n'aurait pas dû en faire usage pour retirer le projet de loi sans lui en avoir référé.
Son petit séjour dans le Midi lui avait donné une mine magnifique. Comme je lui en faisais compliment : « Je deviens bien vieux pourtant ! Soixante-douze ans ! Et dire qu'on m'accuse de tyrannie, de pouvoir personnel A mon âge, le seul pouvoir personnel qu'on se réserve d'exercer, c'est de s'assurer une bonne place au cimetière. »
(page 161) Je lui appris, et il en fut très surpris, que le Roi d'Angleterre avait eu l'attention de lui télégraphier pour son « birthday », le 9 avril : « Ce doit être une distraction d'Edouard », dit-il. Comme il était bien inutile d'accentuer sa mauvaise humeur contre ce puissant cousin, je crus devoir observer que ces vœux étaient les premiers qui fussent arrivés le 9 avril, qu'ils avaient été envoyés par le roi Edouard au cours d'une croisière et lors d'une escale à Carthagène, ce qui écartait l'hypothèse du télégramme « de routine ». Il m'autorisa finalement à préparer une réponse aimable.
A l'arrivée du train à Bruxelles, il me chargea, en me congédiant, de convoquer MM. Schollaert, Cooreman, Woeste et Begerem, sans souffler mot de M. de Trooz.