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Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909
CARTON DE WIART Edmont - 1944

Edmond CARTON DE WIART, Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909

(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)

Chapitre V

Les fêtes du 75ème anniversaire de l'indépendance Nationale.- La cérémonie du 21 juillet à Bruxelles - Les grands travaux maritimes et militaires à Anvers - Les intérêts belges en Chine

(page 101) L'année 1905 fut marquée par la célébration du soixante-quinzième anniversaire de notre indépendance. Le programme des fêtes fut étudié par le Roi avec un soin extrême : il comportait une visite royale dans chaque chef-lieu de province, solennisant la mise en train ou l'achèvement de quelque grand travail d'utilité publique entrepris à l'initiative du souverain, et devait atteindre son plus grand éclat dans une cérémonie impressionnante à Bruxelles. La date de celle-ci avait été fixée au 21 juillet et, après quelques hésitations, l'immense esplanade qui s'étend devant le palais de justice avait été choisie comme emplacement. L'on n'aurait pu faire un meilleur choix car le décor, comprenant le titanesque palais comme fond, l'admirable panorama de la vallée de la Senne, la noble ordonnance des gradins disposés autour de la place par l'excellent architecte Acker, était d'une incomparable splendeur.

Le Roi attachait une particulière importance au discours qu'il devait prononcer en cette occasion mémorable. Dans les premiers jours de juillet, je l'avais accompagné en Angleterre, où il était allé s'entretenir discrètement avec certaines personnalités politiques. Nous rentrions à Ostende à bord de son yacht l'Alberta ; comme il désirait croiser en mer, nous avions quitté Douvres dans la soirée et ne devions (page 102) arriver à Ostende que vers neuf heures du matin. Au petit jour, montant sur le pont, j'y trouvai le Roi plus matinal encore qui regardait au loin, debout à l'arrière du bateau. Le temps était merveilleux, la mer très calme et l'atmosphère limpide. A peine, de-ci de-là, quelques buées laiteuses drapées sur l'horizon. L'Alberta naviguait à petite allure, creusant un léger sillage. Le Roi, resté pensif pendant quelques instants, m'apostropha tout à coup : « Voici ce que je compte leur dire le 21 juillet. » Et il commença d'une voix forte, martelant les mots.

Avec sa vaste houppelande qui le couvrait jusqu'aux pieds et l'agrandissait encore, sa barbe de neige descendant sur la poitrine, il avait l'air d'un dieu Neptune commandant aux flots. Son discours était des plus brefs : trois phrases que je résume à peine : « Pour honorer, comme il convient, la mémoire de nos grands aïeux de 1830, les paroles ne servent à rien, il faut des actes » ; mon gouvernement vous a proposé un projet militaire et maritime qui est superbe » ; « j’espère que vous le voterez ! » « - Eh bien, qu'en dites-vous ? », fit-il en se tournant vers moi.

Subjugué par le magnétisme de cette foi énergique et lucide, je ne pouvais pourtant m'empêcher de craindre que ce langage si fort mais si net n'aliénât le vote de certains parlementaires. « Mais je veux qu’il soit net, insista-t-il, d'un ton mécontent. Cela doit être limpide comme du cristal, et tranchant comme un sabre. Il faut que les bavards comprennent que si l'on ne veut rien faire pour la défense nationale et pour Anvers, dans vingt ans on ne parlera plus de la Belgique. » Jusqu'au retour à Bruxelles, il m'adressa à peine la parole mais, en arrivant, il me remit un bout de papier, son « croquis » comme il l'appelait, sur lequel il avait griffonné son projet et m'autorisa à aller le montrer au chef (page 103) du cabinet, le comte de Smet de Naeyer.

Celui-ci sursauta, fit appeler aussitôt son fidèle conseiller, Jules Van den Heuvel, ministre de la Justice, qui sursauta davantage et tous deux déclarèrent qu'il fallait absolument adoucir, par quelques garnitures, ces paroles limpides et tranchantes ». « Il faudrait que vous alliez dire cela au Roi », fit le Ccomte de Smet de Naeyer, J'observai que c'était cette fois au tour du gouvernement de « réagir ». Il demanda audience avec Van den Heuvel, et, après de longues discussions, on se mit d'accord sur le discours qui fut prononcé le 21 juillet. Il était d'une singulière brièveté et suffit à provoquer, par son ton impérieux, un beau tapage parmi les sénateurs et les représentants.


La fête du 21 juillet fut grandiose. Les cérémonies nationales ont trop souvent, chez nous, un aspect de kermesses villageoises ; la splendeur de celle-là a fait une impression profonde et inoubliable sur tous ceux qui ont eu le privilège d'y assister. Le Roi y avait vu surtout une mise en scène appropriée pour sa harangue qui produisit toute la sensation qu'on pouvait en attendre.

Un incident très remarqué et souvent mal interprété fut sa conversation avec Beernaert qui avait pris nettement position contre les projets d'Anvers. Le Roi était en termes très froids avec le vieil homme d'Etat depuis les événements que l'on connaît. J'avais, à ma sortie de l'université, été le stagiaire de celui-ci et il m'avait toujours témoigné la plus grande bonté ; le Roi savait que je lui étais resté fidèlement attaché et il me demanda, avant la cérémonie, si je croyais utile qu'il parlât à Beernaert, au cours de celle-ci, pour faire appel (page 104) à son concours patriotique dans cette circonstance solennelle. Connaissant Beernaert et son extrême susceptibilité, je répondis qu'à mon sens il faudrait éviter ce qui pourrait paraître une admonestation publique.

Je suggérai que le Roi fît appeler tous les ministres d'Etat, doyens des grands serviteurs de l'Etat, pour les féliciter à l'occasion de cette célébration nationale, et qu'il se bornât à marquer une particulière bienveillance à Beernaert, ce qui préparerait une audience privée le lendemain. Le Roi parut approuver l'idée mais n'en parla plus et c'est à la place Poelaert seulement, au moment où le Ministre de l'Intérieur Jules de Trooz allait prendre la parole, que je vis le Roi appeler le comte de Smet de Naeyer et s'entretenir assez longtemps avec lui, à la grande impatience de l'orateur interrompu dans son exorde.

Le comte de Smet de Naeyer vint vers moi et me dit que le Roi voulait réunir les ministres d'Etat. On alla les rechercher de côté et d'autre, et, après le discours, ils défilèrent devant le Roi, qui eut quelques mots aimables pour chacun d'eux, mais ne put s'empêcher d'aborder avec Beernaert le fond même de la question, comme on pouvait le deviner à l'air maussade et embarrassé du vieil homme d'Etat ; celui-ci était d'autant plus agacé que son voisin immédiat, son bon ami Woeste, ne pouvait manquer d'entendre. les objurgations - ou plutôt les admonestations - de Sa Majesté qui se prolongèrent pendant près d'un quart d'heure.

Beernaert se retira d'un air peu enchanté sous les regards curieux et narquois de tout le monde de la tribune royale qui soupçonnait bien ce qui s'était passé. Le Roi le revit encore quelques jours plus tard et chercha de nouveau à le convaincre. En me racontant cette entrevue, il me dit qu'en le quittant, Beernaert lui avait promis d'être aussi conciliant que possible, « ce qui, (page 105) malheureusement, ne veut pas dire grand chose », ajouta-t-il.


Cette belle cérémonie, avec sa pompe et ses splendeurs, fut peut-être moins émouvante que l'aspect de la ville elle-même dans cette soirée du 21 juillet 1905. En dépit de la lassitude d'une journée bien remplie, nous voulûmes, mon frère Henry et moi, nous rendre compte de l'esprit de la population et, vers neuf heures, nous descendîmes à pied vers les quartiers du centre. La foule était immense : c'était un flot ininterrompu s'écoulant de tous les faubourgs vers les grands boulevards, admirablement illuminés. Pas une voiture naturellement, et ces milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, appartenant aux classes les plus diverses de la société, joyeux mais sans aucune vulgarité, fraternisaient véritablement dans une commune fierté patriotique.

Tout à coup, il se produisit un remous dans le lointain : c'étaient le prince et la princesse Albert, en voiture découverte, qui parcouraient les rues de la ville : l'enthousiasme devint alors du délire.

On a reproché à la Belgique d'avant 1914 de se trouver « satisfaite », entendant par là qu'elle jouissait béatement de son bien-être. Mais il faut reconnaître qu'elle était assez justifiée d'éprouver alors cette plénitude de vie heureuse que peu de peuples possédèrent autant qu'elle, et qui n'était pas d'un caractère médiocre ou seulement matériel. Le 21 juillet 1905, la Belgique était assurément « satisfaite », et je ne donnerais pas pour plusieurs années de vie la « satisfaction » de ces heures-là.

Je n'ai observé qu'une autre fois, dans une expression aussi intense, une semblable manifestation du sentiment collectif de la nation : ce fut le 3 août 1814. L’ultimatum allemand (page 106) et la réponse belge étaient connus de la population depuis quelques heures ; après avoir signé mon engagement aux carabiniers, je descendais vers la gare du Nord, baluchon sous le bras, pour aller rejoindre le dépôt de mon régiment à Malines. Dans toute la foule qui encombrait les rues, on sentait un frémissement, mélange de colère, d'indignation, de ferveur patriotique : c'était une sorte de joie grave, née du sentiment d'avoir accompli une obligation d'honneur, quoi qu'il dût en coûter. Ce jour-là, comme au 21 juillet 1905, le peuple belge était « satisfait » et, comme en 1905, il avait le droit de l'être.


« Huldigung der Deutsche Kolonie Antwerpens zur 75 Jahresfeier der Unabhae gigkeit Belgiens.“ C'est l'inscription qui entoure une très belle médaille frappée par la colonie allemande d'Anvers en l'honneur du soixante-quinzième anniversaire de notre indépendance, L'Allemagne fut peut-être le pays qui nous prodigua le plus de protestations d'amitié et d'admiration à l'occasion de ce jubilé national, L'Empereur Guillaume II avait envoyé un de ses plus beaux cuirassés pour apporter un témoignage particulier de sympathie à la Belgique en fête. C'était le Kaiser Kart der Grosse. Et l'on voyait, dans le choix de ce navire, un rappel intentionnel du souvenir du grand empereur à la barbe fleurie qui, pour les Belges autant que pour les Allemands, et à plus juste titre, est un héros national.

La colonie allemande d' Anvers avait organisé, le 25 juillet, une réception fastueuse, comme savait le faire Albert de Bary, son chef, qui mettait une certaine coquetterie à substituer à son « von » un « de », justifié, disait-il, par une lointaine origine hennuyère. Comme (page 107) il convenait, un colossal banquet, auquel assistaient toutes les autorités du pays, termina la fête. Si je m'attarde un peu à parler de celle-ci, c'est à cause du discours prononcé ce soir-là par le comte de Wallwitz, ministre d'Allemagne, discours qui ne provoqua pas, à cette époque, une très grande surprise, mais qui prend un caractère bien singulier quand on se rappelle, aujourd'hui, avec quelle perfidie l'Allemagne a, par deux fois, trahi ses engagements les plus sacrés envers notre pays.

Le comte de Wallwitz couvrit la Belgique de compliments pour son activité, son énergie, son hospitalité, le génie de son Roi, etc. Dans le flot de ces paroles aimables, auxquelles il était permis de s'attendre, j'entendis tout coup la phrase suivante : « C'est une Belgique forte que nous désirons, tant au point de vue politique que commercial. Je puis dire que, pour nous autres Allemands, le maintien du traité de garantie conclu à la naissance de la Belgique actuelle, est une espèce d'axiome politique auquel, d'après nos idées, nul ne saurait toucher sans commettre la plus grave des fautes. » Cette affirmation me parut d'autant plus remarquable que le comte de Wallwitz, parfait gentilhomme, gendre du prince de Bulow, chancelier de l'Empire, était une personnalité assez effacée, se tenant habituellement dans une discrète réserve. Il était évident qu'il ne s'était pas aventuré, de sa propre initiative, sur un terrain aussi délicat et qu'il s'était borné à lire un texte rédigé à Berlin. Aussi ne pus-je m'empêcher, en le félicitant, de lui dire que nous étions d'autant plus sensibles à ses déclarations que nous ne pouvions douter qu'en des circonstances aussi solennelles, il s'était fait l'écho d'une pensée plus auguste ; il accepta, d'un sourire entendu, mon interprétation.

Le discours d'Albert de Bary fut une paraphrase de (page 108) celui de son ministre. J'y retrouve ce passage auquel les événements devaient donner une signification inattendue : « Nous nous croyons le droit de nous présenter à tout le peuple belge en véritables frères et de lui dire : nous sommes là pour partager vos joies comme nous y serions pour partager cos peines, et c'est loyalement que nous vous tendons la main pour vous aider, avec toute l'énergie dont nous sommes capables, et vous accompagner vers les hautes destinées auxquelles vous aspirez à si juste titre. » Les canons de 1914 et les avions de 1940 consacrèrent ces nobles paroles !


Deux jours plus tard, le 27 juillet, le Roi fit à Anvers sa visite officielle. Il l'avait préparée avec le plus grand soin, car il désirait y frapper un grand coup et, en obtenant pour ses projets maritimes militaires l'adhésion de la métropole, entraîner l'opinion du pays tout entier. Ceux qui ont assisté à sa réception au palais de la Bourse n'oublieront jamais l'ovation indescriptible dont il fut salué lorsque, d'une voix vibrante d'émotion, il affirma : « En Belgique, on est trop souvent méfiant et frondeur. La nation, en négligeant les œuvres qui assurent ses destinées, se frappe elle-même... Cette méfiance est un malheur public. Quand on se méfie on ne marche plus, on hésite, et la peur de mal faire, souvent imaginaire, fait piétiner, mais piétiner n'est point avancer, et un peuple qui n'avance plus recule, glisse sur la pente funeste et rapide et s'expose à tomber en une léthargie qui ressemble à la mort... Promettons-nous ici, foi inébranlable de citoyens libres, de poursuivre l'adoption du projet proposé par mon gouvernement, qui fera d'Anvers le plus grand port du monde (page 109) et assurera la sécurité indispensable à sa prospérité, prospérité indissolublement liée elle-même à, celle de la Belgique. » Puis levant son vieux bâton, que je conserve comme un précieux trésor, il s'écria avec enthousiasme : « Antwerpen boven ! Voor Antwerpen ! En boven al voor Belgenland ! » L'ovation devint un véritable triomphe et ce jour-là le Roi put se dire qu'il avait été compris.


Les cérémonies de Bruxelles et d'Anvers furent les plus mémorables parmi celles que présida le Roi en cette année jubilaire. A Bruxelles, outre celle du 21 juillet, il y en eut encore bien d'autres : pose de la première pierre de l'Institut colonial ; manifestation patriotique au monument de Léopold à Laeken ; Te Deum à Sainte-Gudule ; exposition d'art ; cortèges et tournois. Mais Léopold II voulut aussi se rendre en personne dans chacun des chefs-lieux de province. Il le fit avec solennité, accompagné d'une suite nombreuse de ministres et de dignitaires de sa Maison.

Son endurance fut extraordinaire, en dépit des fatigues inhérentes à de telles corvées pour un homme de soixante-dix ans et il trouva, dans chacun de ces voyages, l'occasion de stimuler les énergies nationales, de rappeler les devoirs civiques, d'encourager quelque grande entreprise d'intérêt public.

Liége, il alla visiter les travaux exécutés dans la capitale wallonne et l'exposition internationale ; le prince Albert avait inauguré celle-ci au mois d'avril, et son discours d'ouverture avait donné la première consécration officielle à ce nom : « La Cité Ardente » que venait de lancer un roman historique récemment paru.

A Gand, Léopold II salua aussi la mise à exécution des grands travaux inspirés par lui. « Il est bon, disait-il, (page 110) que des anniversaires comme celui-ci soient marqués par des résolutions qui laissent une empreinte utile dans l'intérêt des populations. Et il réclamait l'achèvement du canal maritime de Terneuzen et l'adduction des eaux potables en Flandre. A l'Université, il remerciait le corps professoral et les étudiants et leur disait : « Un vieillard vous souhaite prospérité et le bon succès dans vos études. N'oubliez pas que le mot d'ordre pour la jeunesse est : travail et succès. »

A Mons, ce fut l'ouverture du Congrès d'expansion mondiale. Ces importantes assises avaient été réunies sur l'initiative personnelle du Roi qui désirait voir étudier, sous tous ses aspects, les problèmes de l' « expansion », mot qui caractérisait bien dans son esprit la vocation à laquelle la Belgique lui paraissait naturellement destinée et que tout son règne tendit à encourager.

A Hasselt, il insista avec une extrême vigueur sur la nécessité de mettre sans retard en valeur le bassin minier de la Campine. C'était là, depuis plusieurs années, une question dont il ne cessait d'entretenir tous les pouvoirs publics intéressés. « La Providence, dit-il dans son discours de Hasselt, a déposé de très grandes richesses dans le sous-sol de notre si bonne et patriotique province. J'espère, et mon gouvernement avec moi, que ces richesses pourront bientôt être exploitées. J'espère que, lorsque les Chambres se réuniront à nouveau, elles trouveront le temps de s'occuper de la loi que mon gouvernement a préparée depuis longtemps... »

A Bruges, il prêcha la célérité dans l'exécution des grands travaux du littoral et du port et canal de Zeebrugge, la protection attentive des beaux monuments qui font la parure de la ville, le développement de l'agriculture. A Arlon, il rendit hommage aux qualités d'endurance et d'intelligence de la population luxembourgeoise et aux nombreuses (page 111) recrues qu'elle avait fournies aux administrations supérieures de l'Etat.

A Namur, il eut la satisfaction d'admirer l'achèvement des travaux d'embellissement de la ville et de la citadelle qu'il avait très vivement encouragés et pour lesquels il avait trouvé en M. Mélot, le bourgmestre de Namur, un précieux collaborateur. Répondant au discours de M. Mélot, il lui dit : « Votre ville est véritablement ravissante. Mais Namur est également une position militaire extrêmement importante. Il est nécessaire, dans l'intérêt national comme dans l'intérêt namurois, qu'elle soit bien gardée. Il est certain qu'il y a grand intérêt namurois ce que vous ne receviez jamais ici de visites indiscrètes ; elles sont toujours très onéreuses. » Moins de dix ans plus tard, la visite était faite, et avec quelle indiscrétion sanguinaire !

Toute l'organisation des fêtes de 1905 tendit, on le voit, à leur assurer non seulement le caractère d'une manifestation de foi patriotique, mais aussi d'une proclamation solennelle des devoirs incombant à la nation, et le Roi n'épargna ni son temps ni ses peines pour donner le plus grand éclat à ces deux aspects du jubilé national.


Les célébrations qui se poursuivirent pendant la plus grande partie de l'année n'empêchèrent pas les discussions parlementaires d'être fort vives et, en particulier, autour de l'important projet inspiré par le Roi concernant les travaux du port et la création du nouveau système défensif de la métropole. Il s'agissait, d'une part, d'améliorer le cours de l'Escaut en aval d'Anvers, et, d'autre part, de renforcer la position fortifiée.

Le projet avait été déposé le 16 mai. Il rencontra une violente (page 112) opposition des gauches et, même dans la droite, il eut quelques adversaires très ardents, soutenus plus ou moins ouvertement par Beernaert. Ce ne fut qu'au début de 1906 que le gouvernement parvint à. le faire voter une très faible majorité, après avoir renoncé aux travaux de la « Grande Coupure » de l'Escaut, prévus dans le projet primitif.


Cependant l'administration du Congo jouissait, depuis quelque temps, d'un certain répit. A la suite de la publication du rapport de la Commission d'enquête, revenue de sa mission au Congo, le Roi avait chargé une nouvelle commission d'étudier ce document en vue de préparer l'application de ses conclusions. Les grandes puissances avaient, du reste, leur attention concentrée sur le déroulement des opérations de la guerre entre la Russie et le Japon, qui prenaient un caractère d'autant plus grave que des troubles révolutionnaires extrêmement sérieux avaient éclaté dans l'Empire russe.

Ce conflit russo-japonais eut des répercussions bien inattendues sur les projets du Roi en Chine. On a vu plus haut que celui-ci avait voulu faire une part aux Français dans le chemin de fer de Hankow-Canton et que son offre avait été rejetée. Il était cependant de plus en plus apparent que le Roi ne pouvait pas espérer conserver à lui seul et en mains belges le contrôle de cette ligne concédée à une compagnie américaine. Enhardis par les succès remportés par les Japonais contre les Russes, les Chinois relevaient la tête et prétendaient, soutenu par Tokio, « renationaliser » les (page 113) concessions qu'ils avaient dû accorder aux blancs à l'époque du soulèvement des Boxers.

L'appui d'une grande Puissance était devenu absolument nécessaire pour résister à la thèse chinoise et il n'était pas possible d'escompter celui des Etats-Unis pour une compagnie de statut américain si les actions de celle-ci étaient presque entièrement entre les mains d'un actionnaire belge. Il fallut donc se résoudre à en céder la moitié plus une à un groupe américain ; un arrangement fut conclu à cet effet avec Pierpont Morgan. Dans l'esprit du Roi, c'était là une sorte de gentlemen's agreement. Morgan acquérait cette participation à titre de placement permanent, en s'interdisant de la rétrocéder.

Mais l'on apprit bientôt que le gouvernement chinois, abandonnant son idée d'annuler la concession, ce qui l'eût exposé à de grandes difficultés avec le gouvernement américain, avait imaginé un procédé beaucoup plus simple. Il avait offert à notre associé de racheter toutes les actions de l' American China Development Cy avec une prime de 200 p. c. C'était une plus-value que, du seul point de vue industriel, on ne pouvait raisonnablement espérer atteindre avant bien des années. Morgan ne nous cacha pas qu'il était fort tenté par l'opération. Il faisait, à ce moment, une cure à Aix-les-Bains tout au début de la saison, ce qui lui permettait d'éviter la foule.

Le Roi m'envoya un billet : « Il importe que vous alliez à Aix faire une petite cure et rencontrer Morgan. Il faut lui exposer combien la vente serait déplorable. » J'allai donc suivre un semblant de cure, dont je n'avais nul besoin, mais cette supercherie facilita mes rapports avec Morgan qui habitait le même hôtel que moi, dont nous étions presque les seuls hôtes. Je prodiguai mes efforts afin de le persuader qu'un milliardaire tel que lui ne pouvait pas être moins (page 114) attentif que le Roi Léopold au danger de ruiner le prestige des blancs en Orient, en abandonnant une concession d'une importance exceptionnelle pour une simple question de gros sous. Je revins avec l'assurance qu'il ne ferait rien avant une nouvelle entrevue qu'il devait avoir avec le Roi à la mi-juillet, et celui-ci fut très satisfait.

Dans l'entre-temps, les Chinois augmentèrent leurs offres. Le 13 juillet, le Roi gagna Douvres à bord de l'Alberta afin d'y rencontrer de nouveau l'insatiable milliardaire. Il lui exposa, encore une fois, l'immense discrédit qu'une rétrocession infligerait à la face des blancs en Chine, et employa tous les arguments de raison et de sentiment possibles pour le dissuader d'accepter le principe de la vente.

Morgan ne dissimula pas qu'il n'était guère sensible à ces considérations générales et qu'il n'était nullement humilié de toucher 500 p. c. comptant de ses actions plutôt que d'attendre pendant de longues années un dividende incertain. Pourtant, il promit encore qu'il « verrait », une fois rentré à New-York, et après avoir pris l'avis du département d'Etat.

L'énergie manifestée par le Roi dans sa résistance était vraiment digne d'admiration, car l'acceptation de la vente devait lui assurer un profit considérable et l'aider à résoudre au Congo des difficultés graves, tandis que le refus entraînait la lutte ouverte avec les Chinois, qui pouvaient rendre impossible la construction de la ligne.

Pourtant il déploya, pour s'assurer le bénéfice de tous ces ennuis, autant de persévérance qu'un autre eût mis les écarter. Au milieu de tant de préoccupations diverses, il ne laissa échapper aucune occasion de dire un mot à l'un, de faire chapitrer un autre pour tâcher (page 115) d'empêcher la réalisation de la vente. Il invita à Bruxelles, afin de les convaincre, des Américains influents comme le sénateur Lodge et le sous-secrétaire d'Etat Loomis. Il écrivit des lettres pathétiques au président Roosevelt, au secrétaire d'Etat Root, à Walsh. Il m'envoyait ce billet : « Quand vous reverrez le directeur du New-York Herald, il faut le prier avec instance de plaider avec énergie la thèse que l'abandon de la ligne serait l'abdication des Américains et de tous les blancs devant les Chinois. Vous lui donnerez tous vos arguments.3

Une aussi indomptable ténacité me faisait souhaiter ardemment le succès de ses efforts et je l'y servis de mon mieux, bien qu'au point de vue de son avantage personnel, il paraissait peut-être préférable qu'il sortît de cette galère à si bon prix ; quant aux intérêts belges, ils étaient en tous cas bien compromis, aujourd'hui que les Américains avaient le « control.3

Le 29 août arriva un télégramme du président Roosevelt : il ne croyait pas, disait-il, pouvoir s'opposer davantage à l'acceptation, par ses compatriotes, des offres chinoises. Presque en même temps, un câble de Morgan annonçait qu'après une nouvelle entrevue avec le président, et vu l'intention officiellement notifiée par la Chine d'annuler la concession de l'American China Development Company, il se décidait vendre ses actions. Comme il détenait la majorité dans l'assemblée générale, qui devait se réunir l'après-midi, sa détermination équivalait à un règlement final de l'affaire. Tous les efforts du Roi - et Dieu sait s'ils avaient été nombreux et inlassables depuis six mois : visites répétées à Morgan, action personnelle sur le Président, sur d'importants hommes politiques américains, démarches directes ou indirectes - tout cela n'avait servi à (page 116) rien qu'à nous faire sentir plus amèrement notre défaite. Le président Roosevelt, qui avait du reste maintenant bien d'autres soucis avec la négociation de la paix russo-japonaise à Portsmouth, acceptait donc de restituer aux Chinois, sans autre argument que leurs vaines menaces, une concession loyalement obtenue d'eux. Quelle humiliation et quelle faute ! C'était une faiblesse qui devait encourager la xénophobie des Chinois, et les Américains, les premiers, allaient regretter l'erreur commise.

Le Roi, en prenant connaissance des télégrammes, se montra fort écœuré. Pourtant, cette vente tant combattue par lui, devait lui rapporter plus de sept millions de francs pour sa part, mais son attitude en cette circonstance prouve combien les préoccupations de lucre qu'on lui prêtait si volontiers étaient dominées chez lui par les intérêts généraux et les vues politiques.

La paix fut signée entre la Russie et le Japon à Portsmouth, le soir même. Le Roi estimait que Morgan l'avait joué et qu'il n'y avait plus rien à faire pour les petites Puissances en Chine, où les Japonais allaient prendre l'hégémonie. Il avait l'intention, disait-il, de s'attacher désormais à pousser les Belges vers l'Asie Mineure !

Son orgueil souffrait de l'échec qu'il venait de subir, et dont seule était cause notre faiblesse qui nous obligeait à suivre les directives de trop puissants associés. Certains indices permettent de croire que le « lâchage » de Roosevelt était dû seulement à son extrême hâte de réussir dans son rôle de médiateur entre la Russie et le Japon : connaissant le désir de celui-ci de voir rendre la concession du Hankow-Canton aux Chinois, il a accordé volontiers ce léger appoint qui dépendait de lui en vue de faciliter le règlement général.


(page 117) Les grands travaux maritimes et militaires à Anvers et l'affaire chinoise avaient retenu principalement l'attention du Roi pendant plusieurs mois, tandis que les célébrations du jubilé national à Bruxelles et dans les provinces prenaient beaucoup de son temps. Il s'imposa ces corvées comme un devoir, cherchant à y rencontrer les hommes influents du pays poux les stimuler chacun dans la branche qui lui était propre. Il aimait particulièrement à voir les industriels et la grands commerçants, à leur parler du développement de leurs affaires et des moyens d'y aider.

L'exposition internationale de Liége, qui fut fort réussie, lui offrit, cet égard, des occasions très favorables ; il y retourna plusieurs fois après l'inauguration officielle, sans aucun apparat et presque incognito. Il prenait le train pour Liége à 6 heures du matin, pour rentrer tard le soir ; c'était presque une gageure et l'on eût dit qu'il voulait montrer que ses soixante-dix ans le laissaient indifférent à toute fatigue. Il m'avait chargé de dire au Comte de Smet de Naeyer qu'il consentait faire quelques visites à l'Exposition, mais à la condition qu'on convoquerait seulement des exposants et non des « collectivités administratives ». « Je n'ai nul goût d'aller passer là-bas des revues de ronds de cuir » ! disait-il.


Si extraordinaire que fût sa résistance physique, ses serviteurs les plus dévoués ne laissaient pas de s'inquiéter souvent, se disant qu'avec une constitution telle que la sienne, la fin serait probablement très brusque et que l'héritier du trône se trouverait tout d'un coup devant une succession bien lourde. On dit que deux règnes qui se suivent ne doivent pas se ressembler et que le second doit chercher à combler les lacunes de celui qui l'a précédé.

Au cours d'une longue conversation avec le prince Albert, cette question se présenta incidemment. Il (page 118) apparaissait qu'une des tâches principales du futur souverain devrait être de rétablir des relations personnelles et cordiales avec les cours étrangères où le Roi était admiré pour son génie mais généralement peu aimé. Les autres chefs d'Etat reconnaissaient en lui un homme supérieur mais le jalousaient ou le redoutaient parce qu'ils le jugeaient trop habile et quelques-uns, par pruderie sincère ou hypocrite, le trouvaient trop peu réservé dans sa conduite privée.

Nous manquions d'amis en Europe et nous avions perdu surtout cette amitié intime avec la cour de St-James, qui nous avait été si précieuse sous Léopold et au début du règne de Léopold II. D'autre part, si le Roi avait fait des prodiges pour le développement économique et l'embellissement de la Belgique, les problèmes sociaux offraient un champ d'action immense à son successeur.

Je rapportai au prince une conversation que je venais d'avoir avec le baron Guillaume, notre ministre La Haye, sur un sujet qui me tenait fort cœur : notre rapprochement avec la Hollande. Une alliance proprement dite n'était ni possible ni souhaitable. Mais vivre comme nous le faisions, en ne connaissant presque rien de nos voisins du Nord, était inadmissible. Les Pays-Bas étaient plus ignorés des Belges que le Portugal ou la Grèce. Il me paraissait, et le baron Guillaume partageait cet avis, qu'on devrait s'occuper activement de réformer cette mentalité et pour cela, commencer par rendre plus fréquentes les relations entre les deux pays, les faciliter par l'organisation de manifestations communes dans l'ordre artistique, littéraire, sportif. Une fois que les deux peuples auraient appris à se connaître un peu, qu'une atmosphère de sympathie aurait été il serait plus aisé de faire comprendre combien d'intérêts vitaux nous unissaient, et l'on pourrait se (page 119) hasarder à parler alors d'ententes douanières, et peut-être de certains accords militaires.

Le meilleur moyen d'entamer cette campagne eût été un échange de visites royales. Le prince Albert abondait dans ces vues, mais le Roi les goûtait peu. Il n'ignorait pas la méfiance traditionnelle des Hollandais et, ne croyant pas que ces manifestations protocolaires pussent avoir aucun effet, il ne voulait pas les encourager.


En septembre 1905 mourut Brazza, le grand explorateur qui avait créé la colonie du Congo français. Sa disparition rappela ses anciennes luttes avec Stanley et ses efforts pour ruiner les premiers établissements belges en Afrique centrale. Il nous lança le trait du Parthe, car Le Temps publia une lettre qu'il avait écrite quelques jours avant sa mort et dans laquelle il dénonçait les abus régnant au Congo français « dont on est occupé, ajoutait-il, à faire un autre Congo Belge ». Or, quelques mois auparavant, il était venu à Bruxelles et avait beaucoup insisté pour obtenir une audience du Roi. J'avais été le voir à l'hôtel de Belle-Vue, où il était descendu, pour lui fixer l'audience et le sonder un peu. Je l'avais trouvé voûté, l'aspect très las, d'une physionomie étrange avec son masque tourmenté, d'ailleurs charmeur et séduisant. Il m'avait dit avec onction, parlant d'un prochain voyage en Afrique qu'il projetait : « Hélas, mon pauvre Congo français, dans quel état vais-je le trouver et quels sentiments de jalousie n'aurai-je point de voir à côté votre admirable (sic) Congo belge ! »


(page 120) Le 17 novembre s'éteignit le comte de Flandre, après quelques jours de maladie, enlevé par une pneumonie. La veille de sa mort, le Roi s'était rendu par deux fois chez lui, ce qui avait beaucoup touché le public. L'organe socialiste, Le Peuple, rendit lui-même hommage aux sentiments fraternels du souverain, qui paraissait vraiment fort affecté de la perte de son frère cadet. Les funérailles furent imposantes, conduites par le Roi qui, le froid étant très vif, était enveloppé d'un grand manteau et coiffé d'une calotte de velours noir. Sa tête magnifique, avec sa longue barbe blanche de burgrave, se détachait sur les draperies funèbre du dais et sa haute taille dominait toute l'assistance.

Le comte de Flandre, s'il fut sincèrement regretté par son frère, le fut aussi par la population tout entière. Ses habitudes de vie simple et familiale l'avaient rendu extrêmement populaire chez les Bruxellois qui le rencontraient fréquemment dans les rues de la capitale, où il aimait se promener en tenue civile, seulement accompagné d'un officier d'ordonnance. Il avait dit, quelques jours auparavant, au général Burnell, son aide de camp : « Il y aura quelque chose de changé pour les Bruxellois quand ils ne me verront plus à l'avenue Louise. »


Le deuil du Roi ne l'empêcha point de poursuivre ses démarches pour obtenir le vote des projets d'Anvers qui restaient en suspens devant la chambre des représentants. J'allais constamment, de sa part, harceler le comte de Smet de Naeyer et Schollaert, président de la Chambre. Le chef du Gouvernement avait manqué de fermeté et, par là, avait beaucoup affaibli sa position. (page 121) Si, devant l'hostilité sourde de la Chambre, il s'était résolu se retirer en août, il serait revenu en triomphateur quelques mois plus tard, car il jouissait encore d'une grande autorité et de l'appui sans réserve du Roi. Au lieu de cela, tergiversant, biaisant, faisant chaque jour de petites concessions, il s'était laissé « grignoter » et il avait perdu presque tout crédit et toute force.

Ecœuré de ces débats parlementaires qui n 'en finissaient pas, le Roi était parti pour son château de Ciergnon, dans les Ardennes, malgré le froid rigoureux qui régnait. Il m'écrivait chaque jour des billets pressants pour pousser le gouvernement à en finir avec les projets d'Anvers : « Priez aujourd'hui le comte de Smet d'être très ferme à la Chambre. C'est la seule chance de salut et, en tous cas, la seule façon d'accomplir le devoir du gouvernement envers la nation. » ; « - Priez le comte de Smet d'être ferme, de ne plus rien se laisser arracher et de tout faire pour hâter le vote. Si l'on traîne, on retombera dans les pires embarras. » « - Priez le ministre des Finances, s'il parle, d'être très net et très bref. Il est temps de s'occuper des autres affaires du pays. Allez remercier chaleureusement de ma part M. Schollaert de ses patriotiques efforts et priez-le de les continuer. Demandez-lui s'il n'y aurait pas moyen de faire proposer par un Gantois ou un Brugeois la fin de la discussion d'Anvers et par un Limbourgeois de fixer un jour pour les mines et le budget extraordinaire. » « - Ecrivez au comte de Smet que je le prie de saisir la plus prochaine occasion de répondre ) M. Janson qui a confiance dans les Puissances, que, certes, nous avons tous confiance dans les Puissances, mais qu'il faut que nous sachions, par nos actes, leur inspirer confiance en nous. Nous avons été avertis, à maintes reprises, que si nous voulions le respect de notre (page 122) territoire, nous devions savoir être en état de le faire respecter. Si notre neutralité n'existe que sur le papier, le respect de cette neutralité ne sera de même que sur le papier et, en cas de conflit, les belligérants n'auront égard qu'à la sécurité et l'avantage de leurs armées. Le réduit d'Anvers est indispensable à la mobilité de notre armée. » « - Tâchez de voir le président Schollaert. Il est vraiment impossible que cette discussion ne soit pas terminée et toute l'affaire d'Anvers votée avant Noël... Les vacances ne sont légitimes que quand on a travaillé. » « -La Chambre ne remplit plus sa mission constitutionnelle, toutes les affaires sont enrayées par sa faute, elle achève de se déconsidérer. Je compte rester ici, où il fait très bon, et je n'éprouve aucun goût de présider à Bruxelles à l'impuissance nationale. »


Vers la mi-décembre, le Roi me fit venir Ciergnon et j'y passai une dizaine de jours. Il faisait un magnifique temps d'hiver et la vue qu'on embrassait du château au delà de la vallée de la Lesse sur les grands plateaux étagés des Ardennes blanches de neige était une vraie féerie.

Nous faisions d’interminables promenades à pied avec le Roi qui, d'une étonnante vigueur malgré ses soixante-dix ans, s'engageait sans crainte dans les petits sentiers rocailleux couverts de verglas. Dans cette vie presque intime se révélaient beaucoup d'aspects intéressants ou simplement amusants de son caractère. Tout en marchant, il se plongeait dans de profondes rêveries intérieures, que je me serais bien gardé de troubler. Lui-même cependant, comme pour meubler le silence, faisait de temps en temps une observation saugrenue (page 123) sans cesser de poursuivre le véritable objet de ses préoccupations, car des considérations profondes et originales sur quelque importante affaire politique ou autre surgissaient inopinément au milieu de ces coquecigrues. Parfois aussi, il répétait, à plusieurs reprises, une interjection familière : « Quelle affaire, quelle affaire ! », ou bien : Vois-tu-û-û », la dernière syllabe prolongée sur une note aiguë de soprano.

Sa santé était alors superbe et quoique extrêmement énergique et courageux - la possibilité d'attentats contre sa personne n'a jamais paru l'inquiéter - il avait cependant une appréhension extraordinaire de la maladie et de la contagion. S'il m'arrivait, par mégarde, de tousser légèrement pour m'éclaircir la voix, il me demandait aussitôt avec insistance si j'étais enrhumé et cette question n'était certes pas inspirée par un sentiment de sollicitude à mon égard. S'il avait eu la moindre hésitation sur la sincérité de ma réponse, il m'aurait éloigné de sa présence pour plusieurs jours. Il s'inquiétait sang cesse que des gens ne lui « soufflent » - c'était son mot - des grippes ou des rhumes. Plus d'une fois, il m'a fait l'énumération, qui n'en finissait pas, des hommes illustres de tous pays qui avaient vécu jusqu'à un âge très avancé sans maladies et en gardant intactes toutes leurs facultés. C'était une liste apprise par cœur et qu'il se répétait pour se donner l'assurance d'imiter ces exemples !

Je me suis souvent étonné de cette faiblesse chez ce grand homme et je crois qu'elle s'expliquait ainsi : Pour lui, la maladie non mortelle était une chose « inutile » et fort ennuyeuse parce qu'elle entravait son travail et ses affaires. Et il cherchait à s'en préserver de son mieux, n'ayant pas, au surplus, l'âme assez ascétique pour apprécier le caractère satisfactoire de la souffrance en elle-même.

La (page 124) vraisemblance de cette interprétation me fut confirmée plus tard par la manière véritablement stoïque dont il accueillit sa dernière maladie, qu'il savait être sans espoir de guérison. Cet homme, qui redoutait un coryza„ était indifférent au coup fatal.