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Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909
CARTON DE WIART Edmont - 1944

Edmond CARTON DE WIART, Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909

(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)

Chapitre VIII

Constitution du ministère de Trooz - Léopold II et la langue flamande - La conférence de la paix à La Haye - Les grands embellissements du pays - Signature du traité de reprise du Congo - Atmosphère d'amertume - Mort de Jules de Trooz

(page 163) Pendant les premiers jours qui suivirent son retour à Bruxelles, en avril 1907, le Roi reçut plusieurs hommes politiques, mais sans aucune hâte, comme s'il ne paraissait pas pressé de résoudre la crise ministérielle. En réalité, il était surtout préoccupé de trouver un homme capable de faire prévaloir ses vues devant les Chambres dans toutes les questions connexes à la reprise du Congo et à l'élaboration de la future Charte coloniale.

Jules de Trooz, ministre de l'Intérieur, qui se savait l'un des rares candidats possibles, s'étonnait de n'être pas appelé, au moins en consultation, et chaque fois que je le voyais il me laissait deviner son inquiétude et son impatience grandissantes. Le Roi, qui s'en doutait bien, ne désirait que les accroitre afin de l'avoir tout à fait à point et, en effet, lorsqu'après une huitaine de jours il fut convoqué au palais, il ne fallut que quelques instants pour l'amener à des engagements sans aucune réserve, tant il craignait qu'on ne s'adressât un autre qu'à lui. En faisant la part de cette petite ambition d'être chef du gouvernement, assez excusable chez un vétéran parlementaire, de Trooz était d'ailleurs un bon ministre, énergique, beaucoup plus habile manœuvrier au parlement que son prédécesseur, et d'un caractère très droit.

Sa nomination fut bien accueillie. (page 164) Il fit entrer dans son ministère deux représentants de ce que l'on commençait à désigner sous le nom de « jeune droite » : MM. Helleputte et Renkin, qui lui apportèrent un très précieux appui. Il s'assura aussi une équipe d'excellents collaborateurs en M. Davignon, aux Affaires Etrangères - qu'il devait diriger pendant huit ans - le lieutenant général Hellebaut, à la Guerre, et MM. le baron Delbeke, Liebaert, Hubert et le baron Descamps.

Sans répudier les promesses faites au Roi, il essaya souvent d'obtenir de lui des concessions, et il y réussit quelquefois, mais il soutint très loyalement la politique du souverain.

En ce qui concernait le Congo, deux questions essentielles étaient inscrites au programme ministériel : la préparation du traité de reprise lui-même, qui était, en réalité, une négociation entre deux Etats indépendants, et le débat sur la loi organique ou Charte coloniale, qui devait régir toute l'organisation et l'administration de la future colonie. Cette discussion se traînait lentement au sein de la Commission des XVII.


Le nouveau cabinet de Trooz régla d'abord quelques affaires d'ordre intérieur. Il calma l'émotion causée par le retrait de la loi sur les mines en reprenant le projet du gouvernement précédent, mais en le présentant, cette fois, au Sénat. Une proposition de révision de la loi électorale, déposée par les gauches, fut rejetée, tandis que le projet relatif aux fortifications d'Anvers, qui était resté en suspens, fut voté par les chambres. La Belgique et l'Etat du Congo désignèrent leurs (page 165) délégués, qui furent chargés d'étudier les bases du traité de reprise.


La question flamande fut assez vivement débattue à l'occasion d'une proposition de M. Coremans concernant l'enseignement du flamand dans les écoles moyennes. Cette proposition fut renvoyée à une commission spéciale.

On a prétendu parfois que Léopold Il était opposé aux revendications des Flamands touchant l'usage de leur langue. C'est une profonde erreur. Jamais, je n'ai entendu le Roi marquer, à cet égard, la moindre hostilité, mais bien souvent, au contraire, une sympathie très compréhensive. Déjà en 1902, ayant un jour été prié par le prince Albert de demander l’avis de son oncle sur le point de savoir dans quelle langue il devait prendre la parole au cours d'une cérémonie à Gand, le Roi m'avait répondu : « Dites au prince que si on lui parle en flamand, il est tout naturel qu'il parle en flamand. » Lui-même ne s'exprimait pas très aisément dans cette langue, mais il l'employait chaque fois qu'il en avait l'occasion, et on n'a pas oublié l'ovation qui lui fut réservée Anvers, en 1905, lorsqu'il termina son discours sur les grands travaux de la par cette apostrophe : « Antwerpen boven ! Voor Antwerpen en bovenal voor Belgenland ! »

Il avait d'ailleurs appris le flamand dès sa plus tendre enfance et l'on en trouve un témoignage assez curieux dans les lettres intimes de la reine Louise-Marie. Celle-ci écrivait à sa mère, la reine Marie-Amélie, le 16 décembre 1843, jour de la fête du Roi Léopold : « C'est aujourd'hui un jour bien cher et bien émouvant pour moi. Après la messe, nous avons (page 166) été à la porte de Léopold. Il nous a reçus avec beaucoup de bonté et a été bien indulgent pour mes petits hommages. Les deux petits, Léopold et Philippe, ont récité des compliments français et flamands.


Dans le courant de l'été 1907 se réunit, à La Haye, la deuxième conférence de la paix, dont l'initiative avait été prise par l'empereur de Russie et sur laquelle tous les groupements pacifistes internationaux fondaient d'immenses espérances. La délégation belge y était conduite par Beernaert. La nomination de ce dernier n'avait pas été sans rencontrer quelques difficultés. On sait qu'il était, depuis longtemps, en froid très marqué avec le Roi. L'attitude hostile qu'il avait prise contre les projets maritimes et militaires d'Anvers, puis envers l’administration du Congo dans les récentes discussions coloniales, ne l'avait guère remis en faveur. Cependant, il avait occupé une place si éminente dans toutes les conférences internationales et dans les manifestations pour la paix qu'il eût été impossible de l'ignorer. Le Roi se résigna donc, mais non sans beaucoup d'hésitation, à le désigner comme chef de notre délégation à La Haye.

Un conflit éclata entre le Roi et Beernaert, à peine les travaux de la conférence commencés, et il eut un certain retentissement à l'époque et même dans la suite, parce que l'on crut y trouver la preuve d'une politique royale entièrement subordonnée à celle de l'Allemagne.

Dix ans plus tard, en 1917, le hasard me permit de mesurer et d'expliquer l'étendue de ce malentendu. C'était pendant la guerre. Je rencontrai à Londres, chez des amis communs, le marquis de Soveral qui avait (page 167) été, pendant de longues années, ambassadeur du Portugal à la cour de St-James. Il y avait joui d'une situation et d'une influence exceptionnelles dues, pour une part, à l'alliance traditionnelle de son pays avec l'Angleterre, mais surtout à l'amitié intime qui unissait ce diplomate au roi Edouard VII.

Le marquis de Soveral, au cours de la conversation, me parla de la conférence de La Haye à laquelle il avait participé comme chef de la délégation portugaise. Tout cela était bien loin, devenu de la vieille histoire, et il me demanda en riant comment la Belgique avait été amenée à servir de « faux nez » à l'Allemagne dans les délibérations. Très surpris de cette boutade, je sollicitai quelque explication, et il me rappela que c'était lui qui avait lancé à La Haye l'idée de l'arbitrage « obligatoire et sans réserves ». On entendait par là que les pays contractants se seraient obligés d'ores et déjà à soumettre à l'arbitrage tous leurs différends quelconques sans aucune exception, c'est-à-dire en renonçant la clause de style qui excluait les cas « où l'honneur national était engagé. » Celle-ci rendait tout fait inefficaces pareils traités, puisqu'il était toujours aisé de l'invoquer afin d'écarter le recours à la procédure arbitrale. Il semble bien qu'en formulant sa proposition, le marquis de Soveral avait agi pour compte du gouvernement britannique, qui pensait assurer un meilleur sort à cette initiative en la faisant patronner par une petite Puissance.

Lorsqu'elle fut présentée, elle produisit l'effet d'une « bombe », me dit le marquis de Soveral, tant elle paraissait radicale et hardie. Les nations de tendances libérales : la France, l'Angleterre, l'Italie, les républiques américaines y firent cependant un accueil très chaleureux. Leur surprise fut extrême de voir la (page 168) Belgique, par la voix de Beernaert, hésiter d'abord, puis s'y opposer, après avoir pris sans doute des instructions complémentaires à Bruxelles. Cette attitude avait paru d'autant plus étonnante de la part de notre pays et de son premier délégué, ajoutait Soveral, que l'un et l'autre s'étaient toujours déclarés en faveur des motions dites « pacifistes. »

Personne à La Haye et personne à Londres, me dit le diplomate portugais, ne douta un instant que la délégation belge n'eût obéi des ordres venus de Bruxelles, donnés par Léopold II, agissant lui-même pour compte de l'Allemagne. On supposait que celle-ci, pour des motifs pareils ceux qui avaient inspiré l'Angleterre, désirait dissimuler son opposition sous le masque d'une petite Puissance non suspecte de ce qu'on appellerait aujourd'hui « bellicisme. »

Ce récit du marquis de Soveral m'intéressa au plus haut point, car il révélait un nouvel aspect de la légende créée autour de Léopold II concernant son prétendu vasselage vis-à-vis de l'Allemagne. Dans ce cas encore, elle ne reposait que sur un malentendu.

Quand le Roi apprit le dépôt de la proposition d'arbitrage obligatoire sans réserves, à laquelle Beernaert était d'avis de se rallier, il manifesta tout de suite, en effet, une très vive hostilité. Je fus envoyé aussitôt chez le baron de Favereau, alors ministre des Affaires Etrangères, pour le prier de prescrire aux délégués belges à La Haye de s'y opposer. Léopold II était bien loin, pourtant, de vouloir donner satisfaction au gouvernement allemand. Voici, en résumé, quelle était son argumentation : Si les membres de la Conférence s'obligent, par un traité international, à soumettre, sans aucune réserve, leurs conflits l'arbitrage, il va de soi que les petits Etats seront toujours contraints (page 169) de respecter cet engagement, comme aussi d'accepter la décision arbitrale intervenir, quelle qu'elle soit. Si, cependant, le conflit éclate Etats de puissance inégale et que le plus fort soit condamné, peut-on être assuré qu'à défaut de sanctions efficaces, celui-ci ne se dérobera pas, sous un prétexte quelconque, à l'exécution d'une sentence défavorable ? Certainement non, répondait le Roi, et, dès lors, la Belgique, constamment exposée à des différends avec les pays limitrophes, qui étaient presque exclusivement de grandes puissances, subirait tous les inconvénients de l'arbitrage obligatoire sans la certitude de bénéficier de ses avantages.

L'hostilité du Roi à l'obligation sans réserves se fondait donc sur sa méfiance à l'égard de certains puissants voisins et surtout de celui de l'Est.

Quoi qu'on puisse dire du mérite de la proposition en elle-même, qui avait pour la soutenir de sérieux arguments, rien ne serait plus inexact que d'attribuer une pression exercée par l'Allemagne l'opposition du Roi Léopold en cette circonstance.


Pendant le mois de juillet 1907 se fit solennellement l'inauguration du port et du canal de Bruges et de l'avant-port de Zeebrugge. C'était un très beau travail auquel Léopold Il avait pris beaucoup d'intérêt, comme tout ce qui touchait à l'avenir maritime du pays.

Expansion économique, colonisation, navigation étaient pour lui trois articles d'un programme qu'il s'était tracé dès sa jeunesse ; il ne les séparait point dans son esprit et il n'a cessé de leur prodiguer, pendant son règne, la plus ardente sollicitude. On pourrait écrire un volume sur ses efforts en vue d'encourager la marine (page 170) marchande, la création d'armements belges, le développement des installations portuaires et la fréquentation de nos ports par les grandes compagnies de navigation étrangères. Mais il ne tolérait pas les demi-mesures, les tentatives mesquines. Son beau yacht l'Alberta naviguait sous pavillon anglais. Il n'avait pas voulu le laisser mettre sous pavillon belge prétendant que les bureaux eussent trouvé, dans cette petite satisfaction d'amour-propre, une excuse pour se dispenser de l'aider davantage à réaliser ses projets en faveur de la marine. « Ils croiraient que nous avons une marine ! »

Les fautes de l'administration dans ce domaine l'exaspéraient. Témoin ces deux billets : « La malle quittant Ostende pour Douvres hier 11 heures du matin n'était pas sortie d'un quart d'heure qu'elle se détraquait, ce par une mer d'huile et un temps splendide. Veuillez en écrire au ministre et lui dire combien cet état de choses provoqué, soit par la vétusté, soit par l’insuffisance du personnel ou du matériel, est regrettable et préjudiciable à la réputation de nos services. » « -Veuillez signaler au ministre qu'on a sorti du port d'Ostende le navire-école des mousses. Dès qu'il a été sorti, on l'a flanqué sur un banc, aux bouches de l'Escaut, et presque fait périr. Quel bel enseignement. C'est un scandale ! »

Le jour de l'ouverture du canal maritime de Bruges, le Roi parcourut celui-ci de bout en bout escorté par une flottille d'embarcations de commerce et de plaisance. Dans le nombre était la Primavera, le yacht de M. François Empain, sur lequel avaient pris place quelques invités, dont j'étais avec le comte de Smet de Naeyer. Il devait être assez mélancolique pour celui-ci d'assister, dans la foule, à l'inauguration solennelle d'un travail dont il avait grandement favorisé l'entreprise et l'exécution pendant son passage au ministère.

(page 171) Il était beau joueur et, descendu du pouvoir, il n'en gardait aucune amertume contre personne. C'était vraiment un galant homme, et, d'ailleurs, le Roi, tout en l'ayant « laissé tomber », parce qu'il sentait bien qu'il était usé au gouvernement et que son crédit était entièrement miné, lui conservait beaucoup d'estime. Il en donna la preuve peu de temps après, lorsque la présidence du Sénat devint vacante par suite de la mort du comte de Merode-Westerloo. L'influence de la Chambre haute avait singulièrement grandi durant les dernières années, et le Roi désirait ne pas la voir affaiblir, afin de pouvoir s'appuyer efficacement sur elle en cas d'exagérations de la chambre des représentants. Pour cela, il voulait un président de premier ordre et me chargea d'en entretenir le chef du gouvernement : « Insistez pour la nomination du comte de Smet. Il importe que le sénat reprenne la position que lui assigne la Constitution. Pour le gouvernement et pour le pays, la nomination du comte de Smet est capitale. Insistez vivement. »

Mais les chefs de groupes du sénat objectèrent que le Comte de Smet venait seulement d'entrer dans cette assemblée et que les dispositions malveillantes suscitées pendant son long séjour au gouvernement n'étaient pas encore suffisamment apaisées pour qu'on pût réunir sur son nom une majorité suffisante. Finalement, le vicomte Simonis fut choisi comme candidat de la droite et élu à peu près sans opposition.


L'été se passa sans autres incidents. Léopold II alla séjourner à Ciergnon ; il y convoqua le comité d'administration de la Donation royale et lui fit, une nouvelle fois, les honneurs de ce vaste territoire de forêts et de cultures qu'il avait donné la nation : Ciergnon (page 172), Ardenne, Villers-sur-Lesse, Fenffe, Ferage, Custinne, etc., en tout, quelque 6.500 hectares dans cette région de la Lesse qui est peut-être la plus pittoresque et la plus aimable la fois de notre pays. En costume de campagne, coiffé d'un grand chapeau de Panama, s'appuyant sur la canne faite d'un simple bâton de chêne dont il ne se séparait jamais, il semblait un patriarche au milieu de ses terres : il les aimait visiblement et, cependant, il venait de s'en dépouiller au profit de ses compatriotes qui, à de rares exceptions près, ne lui en savaient aucun gré ou ignoraient même complètement son acte généreux, comme ils l'ignorent encore aujourd'hui.

Il insistait pour que l'on donnât désormais à ces propriétés le nom de « Domaine National d'Ardenne » au lieu de celui de « Domaine Royal », qui était alors habituellement employé et qui, malgré tout, a continué à l'être par la population. Dans son esprit, ce domaine devait être traité moins comme un bien de rapport que comme une de ces « réserves nationales », telles qu'il en avait été créées aux Etats-Unis. Evidemment, il ne pouvait être question, dans un pays aussi peuplé et aussi cultivé que le nôtre, d'en faire une réserve naturelle au sens strict du mot, en conservant ou en restituant à une région son aspect tout fait sauvage, avec sa faune et sa flore intangibles. Du moins désirait-il, au même titre qu'il avait aménagé dans nos grandes villes tant de beaux parcs, protéger quelques-uns de nos paysages les plus pittoresques contre les hideuses constructions qui les profanent. Si l'on veut respecter les volontés du royal donateur, c'est de ces principes qu'il est nécessaire de s'inspirer, beaucoup plus que de la préoccupation du rendement maximum.


(page 173b>) On ne connaît guère ce qui a été fait par Léopold II pour les promenades et les avenues de nos villes, soit qu'il les ait conçues et payées entièrement de ses propres deniers, soit qu'il en ait eu l'initiative et en ait poursuivi l'exécution par une pression inlassable sur les pouvoirs publics, souvent au prix des plus grandes difficultés.

A Bruxelles, tout jeune encore, il s'était très vivement intéressé la création du bois de la Cambre et de l'avenue Louise ; il obtint de faire modifier les plans de celle-ci et de lui donner plus de largeur, mais, en dépit de ses objurgations, on ne voulut pas lui accorder les dix mètres de supplément qu'il réclamait. Plus tard, il fit tracer et planter à ses frais le parc de Forest - généralement connu sous le nom de parc de Saint-Gilles - qui, réuni au Pare Duden, dont le Roi avait hérité et qu'il donna également à la nation, devait transformer les quartiers du sud de la capitale.

Pour composer cet ensemble magnifique, il se heurta cependant à des complications inouïes, bien qu'il se fût résolu à acquérir lui-même les terrains nécessaires pour permettre la jonction des deux parcs. Mais les « bureaux » ne prenaient pas les mesures d'exécution. Déjà, en décembre 1902, il m'écrivait : » Réclamez de nouveau l'arrêté pour la jonction, suivant le plan Layné, du parc de Saint-Gilles et du parc Duden. Ajoutez que je ne m'explique pas la lenteur que met à venir ce projet d'arrêté, surtout que tous les terrains nécessaires ont été acquis par moi à mes frais, et qu'il ne manque plus qu'une formalité officielle sans difficulté, les terrains étant payés. Dans le cas où il ferait beau dimanche après-midi, vous demanderez au ministre des Finances si je puis venir, sans le déranger, le prendre une heure trente au ministère, et le mener en automobile sur les nouveaux boulevards de ceinture et, de là, un peu à pied. (page 174) Si le Ministre préférait faire cette promenade demain, samedi -il fait souvent beau ce jour-là - je serai également à sa disposition. »

L'année suivante, nouveau rappel du Roi : « Réclamez l'arrêté pour la jonction Duden, il traîne depuis un an. Je commence à trouver, ou plutôt je continue à trouver, que cela passe la permission (ceci pour votre gouverne.) » Quand enfin l'arrêté fut pris, le Roi n'était pas au bout des ennuis que lui suscitait sa munificence : le parc n'était même pas surveillé par les communes dont il dépendait et on le dévastait. Il m'écrivit le 7 août 1909 à propos d'articles de journaux qui se plaignaient de cette situation : « J'ai créé tout le parc à mes frais, cela a coûté 1 million 100.000 francs. J'ai acheté à mes frais le terrain de la jonction avec Duden. Duden m'a donné son parc dans l'intérêt public. Il est temps que les communes entretiennent et gardent le parc. Je voudrais les mettre en demeure. Je n'ai pas le droit de police ; les communes ont grandi et peuvent maintenant se charger de l'entretien pour lequel je paie cinq mille francs par an en pure perte, puisqu'il n'y a pas de police. »

Je répondis : « Presque personne ne connait ce que le Roi a fait pour ce magnifique parc, et cette nouvelle preuve, entre tant d'autres, de l'intérêt que porte le Roi aux embellissements de la capitale reste entièrement ignorée du pays. Puisque la question de l'entretien et de la surveillance du parc a été soulevée par la presse, le Roi me permettrait-il de faire passer une petite note dans les journaux pour mettre les choses au point ? » Il inscrivit simplement en marge de ma note : « C'est inutile. »

Le beau square, dit le « Jardin du Roi », qui dégage la vue de l'avenue Louise vers la Cambre, et le parc public de Laeken, encore agrandi récemment par (page 175) l’adjonction de quelques terrains dépendant de la Donation royale, furent son œuvre ; le parc de Koekelberg et la merveilleuse avenue de Tervueren, avec ses dépendances : le parc de Woluwe et l'arboretum, planté dans le bois des Capucins, le furent aussi. Le parc Josaphat dut la vie à ses instances qui firent sauvegarder les jardins particuliers dont il fut formé. Le cadre charmant de verdure qui entoure et protège la vieille abbaye de la Cambre, à Bruxelles, ne fut sauvé que grâce à la vigilance et à l'énergie avec lesquelles il empêcha la Commune d'Ixelles de laisser bâtir dans le voisinage immédiat de l’ancien monastère : « Allez trouver le bourgmestre d'Ixelles, m'écrivait-il en septembre 1902, et dites-lui qu'il faut absolument respecter les bâtiments de la Cambre, tourner autour par de nouvelles voies et transformer en jardins le champ d'exercice » Il s'opposa à la construction d'une affreuse église qu'on voulait élever au rond-point de la Petite Suisse : « Il est inadmissible de vouloir continuer à bâtir de si vilaines églises quand il en existe de si jolis modèles » ; grâce ce veto, l’heureuse restauration de la belle église abbatiale de la Cambre put être entreprise vingt ans plus tard.

En juillet 1908, lors de la discussion à la Chambre des crédits relatifs aux grands travaux de Bruxelles qui comprenaient, entre autres, la création du Mont des Arts, formé des extensions des musées et de la bibliothèque royale, M. Woeste s'était élevé avec véhémence contre ces projets. Mon frère, au contraire, les avait défendus et le Roi m'écrivit : « Le discours de votre frère m'a paru bien spirituel et sage. Veuillez m'en envoyer le compte rendu officiel. M. Woeste s'est élevé contre les crédits pour Bruxelles au nom des appétits de province. C'est Bruxelles et l'aspect de la (page 176) capitale qui est menacé. Le rôle de la capitale est envié : il a ses charges et ses avantages. Il n'est pas possible de mettre ses monuments à la campagne ou même à Alost (Alost était le fief électoral de M. Woeste). Si les monuments n'étaient pas à Bruxelles, il y aurait peut-être plus de surface imposable, mais la valeur des immeubles particuliers ne serait pas ce qu'elle est. Il faut à la Belgique des musées et des collections. Si la Belgique se déshonorait en ne reprenant pas le Congo (ceci était une allusion un propos tenu par moi quelques jours plus tôt), elle se déshonorerait aussi si, prise d'un vertige de barbare retranchement, elle oubliait qu'elle est la patrie de Rubens et de Van Dyck. »

Toutes les larges artères amorçant le double « ring » autour du Grand-Bruxelles : celui des boulevards Saint-Michel et Brand Whitlock et celui des boulevards du Souverain et de Smet de Naeyer, sans oublier l'avenue de Meysse avec le splendide parc de Bouchout, acquis par Léopold II pour l'impératrice Charlotte, tout cela nous le devons au génie créateur, à l'action persévérante, au sens de la grandeur et, le plus souvent, la munificence secrète de ce grand Roi. Il en est de même pour de nombreuses villes de province et, particulièrement, pour Anvers, Gand, Liége, Namur, Spa et Ostende, à l'embellissement desquelles il prit une part prépondérante qui a été le plus souvent ignorée. La lointaine ville d'Arlon elle-même lui doit sa magnifique église Saint-Martin, à la construction de laquelle il s'intéressa personnellement.

Dans un article qu'André Tardieu consacrait à Léopold II quelques jours après sa mort, et dans lequel il rendait hommage à tout ce qu'avait fait le Roi pour assurer la défense de la Belgique, il ajoutait très justement : Aussi bien a-t-il singulièrement accru, (page 177) en même temps que les moyens de défense, le prix de l'enjeu à défendre. C'était la coquetterie de son patriotisme de vouloir son pays plus beau et plus attrayant. » (Revue des Deux Mondes, 1er février 1910.)

Le billet ci-joint, daté du 23 août 1908 - le Roi avait déjà 73 ans et souffrait beaucoup de la jambe - donne un échantillon d'une journée léopoldienne consacrée aux grands travaux : « Priez le ministre des Travaux Publics d'être mercredi, 9 heures, au palais de Bruxelles. Je voudrais aller avec lui au parc de Saint- Gilles et y être 9 heures 30. Puis au Cinquantenaire, à 11 heures. Puis déjeuner au palais vers midi trente, puis aller, à 2 heures, à Laeken. Arrêt au pont sur le canal en face de l'Allée Verte. A 3 heures, avenue Van Praet à la Tour japonaise. A 4 heures, route de Meysse et route du Heysel. Le ministre voudra peut-être convoquer sur place le fonctionnaire que la chose concerne, mais de façon à ne pas éveiller l'attention et éviter le bruit dans les limites du possible. A 5 heures, il serait bon de s'arrêter un instant aux travaux de l'église de Laeken. Priez le ministre des Finances, si cela ne le dérange pas, de venir également mercredi soir, 8 heures trente, me voir au palais de Bruxelles. »

A la vérité, il n'est presque pas une commune de Belgique qui n'ait, une fois au moins, retenu l'attention du Roi pendant son règne. En effet, tous les travaux publics doivent, soit pour l'approbation de leurs plans, soit pour la liquidation de leurs dépenses, faire l'objet d'un arrêté royal. Jamais le Roi ne signait l'un quelconque de centaines de projets d'arrêtés qui lui étaient soumis, et surtout ceux concernant les travaux, sans les lire attentivement, ce qui provoquait souvent de sa part des observations fort sévères, qu'il s'agit d'une (page 178) bourgade ou d'une grande ville.

En voici quelques exemples : « Ce tracé de rues au faubourg d'Herbatte à Namur est bien heurté. N'y aurait-il pas moyen de remplacer tous ces angles par des courbes Cela ferait une voie sinueuse qui pourrait présenter un aspect agréable. » « La rue nouvelle proposée à Etterbeek a une bien vilaine direction ; elle coupe si mal les rues existantes que je n'ai pas signé l'arrêté. » « - Je crois qu'on pourrait améliorer la tour de l'église de Ghistelles par l'ajoute d'un second anneau à peu près au milieu de la flèche. » « - Je compte demander à la ville de Bruxelles, comme compensation à l'enlaidissement que va créer dans le Vieux-Bruxelles, qui avait du cachet. la nouvelle rue du Lombard qui n’en aura aucun, certaines expropriations. » « - Si Gand ne veut plus de tramways électriques à accumulateurs, elle doit proposer un autre système sans fil aérien. Cela coûte plus cher, mais c'est le seul système admissible dans les grandes artères d'une grande ville, à moins de se déclasser. Ni à Paris, ni Londres, ni à Bruxelles, on n'admet le trolley dans les grandes artères autres que celles plantées d'arbres. « - La nouvelle ligne de tramway électrique, proposée avenue de la Cambre, à Ixelles, débouche entre des maisons perpendiculairement à l'avenue Louise. C'est très dangereux. Il faut exiger un signal et un arrêt à la jonction de l'avenue de la Cambre et de l'avenue Louise. La même précaution devrait être imposée partout où un tram arrivant entre des maisons coupe une voie publique. » Et il en était ainsi constamment. Il relançait sans répit les administrations négligentes : « Dites au ministre... que c'est honteux pour ses bureaux de trainer ainsi. » Un jour qu'il avait critiqué les plans joints à un projet d'arrêté qui lui était soumis et demandé des (page 179) modifications avant de le signer, le ministre insista en disant que les travaux étaient déjà entamés : « Raison de plus pour que je ne signe pas l'arrêté. Si on le redemande, vous répondrez que je me réserve d'en entretenir le ministre à la première occasion. »


Le ministère de Trooz avait été constitué, en ordre principal, pour résoudre l'épineuse question de la reprise du Congo. Il ne progressait guère dans sa tâche, ce qui créait une atmosphère de malaise et de défiance dans le pays. A l'étranger, certains indices faisaient prévoir un redoublement de l'agitation anti-congolaise qui, au point où en étaient les négociations, prenait maintenant le caractère d'une campagne anti-belge.

Ce fut une période fort déprimante. L'annexion était indispensable : c'eût été un crime de la part de la Belgique de la refuser, c'eût été une tache pour le règne de Léopold II si, par sa volonté, elle avait échoué. On sentait la situation grosse de menaces, car on ne pouvait se dissimuler, d'une part, la mesquinerie d'un grand nombre de parlementaires, effrayés par certaines attaques de presse et, d'autre part, l'écœurement justifié du Roi de voir le parlement faire un accueil si plein de réticences et de réserves à son don magnifique. Ces dispositions d'esprit contradictoires et qui, cependant, conjuguaient leurs effets, pouvaient déterminer un ajournement très dangereux d'une décision devenue nécessaire.

Mes notes de cette époque traduisaient mon inquiétude :

« Je broie du noir et mes pensées sont amères. Bientôt va s'ouvrir la session du parlement, celle pendant laquelle devrait se résoudre, enfin, la question de l'annexion du Congo et cette solution, que (page 180) mon cœur de patriote eût voulu voir enlever dans un élan d'enthousiasme, je la sens maintenant entourée d'écueils nombreux et redoutables. Lorsque le cabinet s'est constitué au printemps dernier, la reprise du Congo était, somme toute, la base de. son programme - M. de Smet n'était pas tombé pour autre chose - et je conjurai, autant que ma position auprès du Roi rue permettait de le faire, ceux des nouveaux ministres que je connaissais le plus intimement, de hâter le vote, profitant de leur lune de miel avec le parlement et avec la couronne. Tout la joie de vivre, le nouveau cabinet s'y est abandonné et l'été s'est écoulé sans que rien avançât, sans que la Commission des XVII fût seulement convoquée. Puis on a laissé partir le Roi à l'étranger au mois d'août en négligeant de régler avec lui la forme des négociations à engager entre l'Etat du Congo et la Belgique. Il fallut courir après lui en Autriche, et cela a créé des retards, des malentendus, des commentaires de presse désobligeants. De nouveaux délais causés par la maladie de l'un, la cure de l'autre, firent ajourner encore la réunion des mandataires désignés et ce ne fut que dans les derniers jours de septembre que la Commission des XVII tint séance, après une interruption de près de six mois.

« Nous voici au début de novembre : le projet de la loi coloniale est « presque » élaboré par les XVII, le traité de reprise est « presque » rédigé, nous pouvons espérer que le parlement va plus ou moins prochainement être saisi de l'un et de l'autre. Mais dans quelles conditions ? Le cabinet a laissé sentir qu'il ne possédait pas une grande force, et les menées de Beernaert ont eu le temps de saper sa position. En Angleterre, la bande des soi-disant « Congo Reformist » redouble d'ardeur et d'impudence. Bref, la situation est noire. Je me rassure par l'argument de (page 181) l'absurde, par l'impossibilité morale de voir la Belgique refuser l'annexion, mais, hélas, ce ne sera pas l'acte de foi et d'enthousiasme que le Roi eût mérité : ce sera une annexion honteuse, une annexion résignation. Et quel terrain fertile alors pour les récriminations de toutes sortes dès que surgiront les difficultés inévitables de la mise en train du nouveau régime ! »

« Ce matin, j'ai eu deux conversations avec le Roi sur les affaires du Congo. Venant à parler du concours à espérer de Schollaert, président de la Chambre, je lui dis que celui-ci, la droiture et la loyauté même, est malheureusement très obstiné lorsqu'il a pris position sur une question et que je prévois qu'il faussera compagnie au gouvernement sur celle de la Fondation de la couronne. « Il est entêté comme une mule, répond le Roi. Il n'y a qu'un moyen de le faire marcher, c'est en le menaçant de le faire ministre. » Et il ajoute : « Avec beaucoup d'autres, c'est la manœuvre contraire qu'il faut employer

« Comme je déplore que la logomachie parlementaire risque de faire traîner, pendant de longs mois, l'affaire de la reprise, accroissant ainsi les dangers de complications extérieures : « Je crois bien, dit-il. Vous verrez, ils vont tellement gueuler que la proie va leur tomber du bec, et d'autres la mangeront. »


Quelques jours plus tard, je rencontrai le prince Albert à une cérémonie. Il me demanda si je croyais un aboutissement prochain des négociations congolaises. Je dus confesser que non et que j'en étais navré, tant du point de vue de notre politique extérieure qu'intérieure. Il partageait ce sentiment en regrettant (page 182) les mystères dont les dirigeants de l'Etat indépendant du Congo s'étaient toujours bien inutilement entourés et qui expliquaient, pour une part, la fâcheuse méfiance qui régnait actuellement. « Il fallait tenir compte, ajouta-t-il, que l'opinion de ce pays n'aime pas se laisser mener à l'aveugle, que le Belge est frondeur, disputeur, mais raisonnable et que d'autres peuples, d'apparence plus docile, sont, en somme, bien plus difficiles à conduire. » Ceux qui ont l'occasion d'approcher le prince remarquent la sagesse et la modération de son esprit. Ces qualités, jointes ses dons exceptionnels d'observation et à l'élévation de son caractère, sont un grand sujet d'espérances pour tous les serviteurs de la couronne.

Au début de novembre 1907 fut lancé, à Londres, un « Appeal to the Nation », véritable réquisitoire contre notre administration en Afrique, signé par un assez grand nombre de personnalités marquantes : l'archevêque de Canterbury, le président du Free Churches Council et la plupart des Lords-Maires, prétendant que l'existence de l'Etat indépendant était due à la coopération commerciale et philanthropique de l'Angleterre - ce qui n'était vrai que dans une mesure extrêmement limitée - et invitant le cabinet à saisir de la question du Congo belge tous les pays intéressés. Le 4 novembre, au banquet annuel du Lord-Maire de Londres, sir Henry Campbell Bannerman, premier ministre, affirma que « le gouvernement de Sa Majesté, tout en désirant s'exprimer avec réserve, alors que le parlement belge délibérait sur la reprise du Congo, était très impressionné par de nouvelles révélations qu'il venait de recevoir au sujet de la situation en Afrique et par la responsabilité qu'il assumerait s'il reconnaissait que l'Etat du Congo pouvait être mis sur (page 183) le même pied que les colonies des autres nations. » C'était là, sous la forme ambiguë habituelle aux déclarations de ce genre, des paroles assez inquiétantes.

A côté de ces manifestations officielles, les meetings de protestation se multipliaient et l'on publiait, par centaines de mille exemplaires, des pamphlets outrageants contre Léopold II. Un groupe dirigé par des missionnaires protestants avait envoyé directement au Roi lui-même un mémoire insultant auquel il me fit répondre : « Le Roi n'oublie jamais, depuis quarante-deux ans qu'il règne, de faire ce qui est en son pouvoir, conformément aux lois, pour que la justice soit respectée dans ses Etats et que les habitants y soient bien traités. Il espère que ses calomniateurs se souviendront un peu envers lui des sentiments que Dieu commande d'avoir envers son prochain. »

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La campagne de la Congo Reform Association avait trouvé de l'écho en plusieurs pays. La plupart des agents diplomatiques et consulaires belges, bien qu'ils ne pussent pas intervenir officiellement, puisque théoriquement l'Etat du Congo était indépendant de la Belgique, déployèrent beaucoup de zèle et d'énergie pour contrebattre cette propagande. Notre ministre aux Etats-Unis, le Baron Moncheur, se distingua particulièrement dans cette lutte de tous les instants, avec autant de prudence que d'efficacité. Il était admirablement secondé par la baronne Moncheur qui, étant Américaine, mit au service de son pays d'adoption toutes ses relations et tout le prestige de son intelligence et de son charme. Il fut aussi assisté par deux dévoués (page 184) collaborateurs le professeur A. Nerincx et le consul hénéral J.-G. Whiteley.


Enfin, le 3 décembre 1907, le traité de reprise, négocié entre les représentants de la Belgique et du Congo, fut déposé au parlement. Les articles les plus discutés du côté belge étaient ceux concernant le maintien de la Fondation de la couronne, à laquelle d'importantes propriétés avaient été attribuées en Afrique et en Belgique et que l'on craignait de voir former un Etat dans l'Etat. Le dépôt de ce document constituait une étape importante dans la procédure de l'annexion, mais nous étions assez loin de l'aboutissement. Il restait à faire adopter le traité par les Chambres et, simultanément, le projet de Charte coloniale dont le sort était lié au sien. Or, l'étude même de celui-ci n'était pas encore terminée au sein de la Commission des XVII.


Jules de Trooz, qui n'était pas d'une santé très robuste et qui sentait le poids d'une longue carrière ministérielle, beaucoup plus lourd depuis qu'il avait assumé la charge de chef du gouvernement, devint assez souffrant vers la fin de l'année. Son état empira brusquement ; le 30 décembre, il recevait les derniers sacrements et expirait le lendemain.

Sa disparition, en un tel moment, créait de nouvelles et graves difficultés. Il avait, malgré certains désaccords, la confiance royale, il savait manœuvrer le parlement, et il connaissait tous les détails des délicates négociations en cours. Dès l'aggravation de sa maladie, j'avais averti le Roi, qui suivait Paris un traitement pour sa jambe (page 185) infirme, et il était aussitôt revenu. A son arrivée, je demandai à être reçu et lui annonçai que la situation semblait désespérée. Il en fut très affecté, affaire de sympathie personnelle, pour une part, prévision des complications qui allaient surgir, pour une autre, et aussi retour philosophique sur soi-même se trahissant par cette phrase : « Comme nous sommes tous dans la main de Dieu, M. Carton de Wiart ! »

L'état de Jules de Trooz obligeait à envisager la question de sa succession. « Que va-t-on faire ? », ajouta-t-il. Il dut lire dans mes yeux ma pensée, car il y répondit tout de suite. « Schollaert est si mal disposé ! » « - C'est cependant l'homme qui s'imposera, Sire, si l'on veut aboutir. Lui seul a assez de prestige et d'autorité sur la Chambre. Le Roi aura peut-être des difficultés au début à lui faire partager toutes ses vues, mais il vaut mieux tâcher de les résoudre avec lui au préalable que de les rencontrer inévitablement au second acte devant le parlement. Ce que promettra Schollaert, on peut avoir confiance de le lui voir réaliser. »

Il revint encore sur ce qu'il appelait « l'entêtement de Schollaert ». J'objectai que celui-ci était, par-dessus tout, un homme de devoir et très patriote. Bref, il ne refusa pas de l'appeler, mais fit remarquer qu'il était plus conforme aux usages de recevoir auparavant les membres du gouvernement.

Hélas Schollaert n'ayant aucun désir du pouvoir, et le Roi n'ayant guère l'envie de le prendre comme ministre, il paraissait y avoir bien peu d'espoir que la combinaison réussît.

Jules de Trooz mourut le soir même. J'allai annoncer la mort au Roi, qui me fit convoquer les ministres pour le lendemain.