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Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909
CARTON DE WIART Edmont - 1944

Edmond CARTON DE WIART, Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909

(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)

Chapitre IV

Les entreprises belges en Chine - Relations avec l'Allemagne et les Pays-Bas - Reprise de la campagne anti-congolaise - Le Rapport Casemont - La Commission d'enquête au Congo - Relations avec Pierpont Morgan - L'arcade du Cinquantenaire - Le prince Albert et la princesse Elisabeth - La princesse Clémentine - Le souvenir de Léopold Ier

(page 69) Poursuivant l'exécution du programme d'expansion économique qu'il avait tracé la Belgique dès les premières années de son règne et qu'il avait esquissé déjà lorsqu'il était duc de Brabant, le Roi harcelait sans répit les industriels et les financiers belges pour les intéresser davantage aux entreprises l'étranger. C'est à la suite de ses instances pressantes et réitérées auprès du baron Baeyens, gouverneur, et des directeurs de la Société Générale de Belgique que celle-ci se décida, non sans beaucoup d'hésitation, à participer financièrement aux affaires de Chine et du Congo dans lesquelles elle pris plus tard une place considérable.

La Chine, qui l'avait séduit depuis sa jeunesse, était devenue pour lui un puissant centre d'attraction car il y voyait un champ fertile pour l'industrie et le commerce belges. A son initiative et grâce à son insistance, la Société Générale de Belgique avait créé la Banque Sino-Belge, qui devint la Banque Belge pour l'Etranger. Chose curieuse, en 1902 déjà il préconisait ln collaboration étroite avec les Chinois et il recommandait aux dirigeants de la Banque, à l'occasion d'une augmentation de capital, d'assurer une large place aux souscripteurs chinois et de choisir parmi eux un certain (page 70) nombre des administrateurs.

Il avait acquis personnellement de grands terrains à Hankow et d'autres à Tientsin pour en faire la base de concessions belges, telles qu'en possédaient déjà plusieurs grandes puissances. Il avait de même acheté de vastes étendues de terres au Kansu, dont il comptait faire un établissement belge sous l'égide de nos missionnaires et qu'il abandonna par la suite à ceux-ci.

On n'imagine pas les démarches, les interventions de toute espèce multipliées par lui pour consolider la situation de nos compatriotes. Il s'était attaché passionnément ) la construction du chemin de fer de Peking à Hankow, qui était dirigée par des ingénieurs belges, à la tête desquels se trouvait Jean Jadot qui préludait là-bas sa magnifique carrière. Il rêvait d'un grand « transchinois » belge en trois tronçons : Canton-Hankow, Hankow-Peking Peking-Shing-Wang-Tao, traversant la Chine du sud au nord, « comme un coup de sabre », disait-il. Cette ligne devait s'appuyer, au nord, sur les grandes concessions charbonnières de Kaiping, au sud, sur celles qu'il espérait obtenir dans le Fou-Kien.

Ce grandiose projet fut poursuivi par lui avec une ténacité inlassable pendant plusieurs années. Il s'était assuré une très importante participation dans les charbonnages de Kaiping. qu'un groupe belgo-anglais avait acquis des Chinois à la faveur des troubles boxers et sous la promesse d'accomplir certaines stipulations d'un mémorandum qui était resté jusque-là lettre morte. Les Chinois réclamaient, non sans quelque raison, l'exécution de celui-ci. et le Roi multiplia ses efforts afin d'arriver à un accord amical avec eux. Il sentait que la Chine se ressaisissait déjà de la grande peur que lui avait causé la répression par les blancs des troubles boxers en 1900 et cherchait reprendre aux Européens les (page 71) avantages qu'elle avait été contrainte de leur octroyer. Il voulait que les Belges se fissent accueillir par les Chinois en vrais amis, exempts de tout dessein politique, se présentant seulement comme grands industriels et grands importateurs, trop faibles militairement pour pouvoir inspirer aucune appréhension.

La Chine lui paraissait offrir des possibilités illimitées à notre expansion économique, et il me dit un jour, comme si sa tâche en Afrique était déjà accomplie et la colonie congolaise arrivée à maturité : « Maintenant, nous devons nous tourner vers de nouveaux champs : la Chine et l'Asie Mineure. » Ce qui ne l'empêchait pas, presque au même moment, de faire procéder une enquête discrète, mais très approfondie, sur la baie d'Agadir au Maroc rendue célèbre peu d'années après par le coup de l'Allemagne. Il envisageait d'y créer un excellent port d'escale doté d'un hinterland qui eût été précieux pour la ligne maritime du Congo.

Il sentait que, dans la réalisation de tous ces projets, l'appui d'une grande Puissance étrangère lui serait fort utile et il était de plus en plus désireux d'améliorer nos relations avec les Etats-Unis. C'était ce sentiment qui l'avait poussé à faire un voyage dans ce pays ; dans le même but, il avait vivement recommandé au gouvernement belge d'attirer les jeunes étudiants américains dans nos universités en leur facilitant l'accès des cours et en créant en leur faveur des bourses d'études ; cette idée d'un rapprochement de la jeunesse des deux pays devait être reprise, après la grande guerre, par la Educational Foundation


En janvier 1904 arriva Bruxelles, en visite privée, (page 72) le docteur Kuyper, chef du gouvernement néerlandais. Il y avait eu déjà, de la part de certaines personnalités belges et hollandaises - parmi les premières Beernaert et Henry Carton de Wiart, - des tentatives en vue de jeter les bases d'une entente si souhaitable entre les deux nations que tant d'intérêts communs auraient dû unir.

Je fus informé de la présence du docteur Kuyper et la signalai au Roi qui décida aussitôt de donner un dîner en son honneur au Palais de Bruxelles. Tous les convives remarquèrent l'amabilité extrême que Léopold II lui témoigna pendant le repas, lui portant même un toast auquel le ministre crut devoir répondre par un long discours. Le grand cordon de l'Ordre de Léopold mit le comble à ces attentions.

Le docteur Kuyper était un type fort original : ancien pasteur protestant, il en avait gardé le ton dogmatique, mais non sans une certaine bonhomie. Très combattu et très combattif, sa valeur incontestable lui donnait cependant beaucoup d'autorité, et tous les partisans de relations plus intimes avec les Pays-Bas se réjouissaient de voir le Roi prêter la main à une entente cordiale entre les deux pays, dont cette réception était une des premières manifestations officielles.


Mais nous étions la veille d'un incident diplomatique d'une grande importance.

Le 12 janvier, le comte de Wallwitz, ministre d'Allemagne, me dit « qu'il pensait qu'un entretien entre le Roi et l'Empereur sur les affaires d'Afrique ne déplairait pas à Berlin. » Cette occasion avait été préparée et était attendue depuis longtemps par Léopold II ; la visite fut aussitôt décidée pour le 26 janvier. Le Roi pensait seulement à aller se concilier les sympathies de l'Empereur dans sa (page 73) défense contre les attaques anti-congolaises. Ce fut bien autre chose qu'il rencontra.

Le récit de cette entrevue a été fait par le Prince de Bulow d'une façon si plaisante et à la fois si conforme à mes propres informations de cette époque que je ne crois pouvoir mieux faire qu'en le reproduisant ici : « En janvier 1904, Guillaume II m'annonça que Léopold II avait manifesté le désir de lui rendre visite à Berlin. Il fallait profiter de l'occasion, il en était convaincu, pour resserrer les liens entre la Belgique et nous. Le roi des Belges, m'expliqua-t-il, est maintenant une non-valeur, un M. Nobody parmi les grands princes, et cependant la Belgique a un passé splendide. Il nous faudra rappeler à Léopold II Philippe-le-Bon, Charles-le-Téméraire et la splendeur de l'ancienne Bourgogne. Si nous lui révélons la perspective de s'élever de nouveau aussi haut, grâce à une alliance avec nous, il sera prêt à tout. Je lui déconseillai naturellement cette démarche ; les Belges ne sont pas ambitieux, ils ne chantent pas : « O non, non, non, Il faut que ma patrie soit plus grande. » Ils ne tiennent qu'à leur neutralité et leur indépendance, mais ils y tiennent bien. » L'Empereur promit de renoncer au rôle de tentateur pour lequel il s'était préparé.

« Léopold II arriva le 26 janvier à Berlin ; le lendemain, 27, anniversaire de l'Empereur, il m'honora d'une longue visite. A l'aide d'une grande carte de l'Afrique centrale déployée sur mon bureau, nous réglâmes une série de questions coloniales pendantes pour lesquelles j'avais fait préparer un rapport détaillé par la section coloniale des Affaires Etrangères. Le Roi (page 74) était un bon homme d'affaires ; sa clarté, son sens pratique et son calme me produisirent une impression favorable.

« De nos petits litiges coloniaux, nous passâmes à la situation générale de l'Europe et de là aux relations entre l'Allemagne et la Belgique. Léopold II affirma que lui-même, et avec lui tous les Belges sans distinction de parti, voulaient le maintien de la paix : paix très possible si, à Berlin, Londres et Saint-Pétersbourg, on faisait une politique calme et sensée. Les relations entre l'Allemagne et la Belgique ne peuvent être meilleures, continua-t-il ; le français est la langue maternelle des Wallons, toute la Belgique est sous l'influence de la civilisation française ; au point de vue intellectuel, littéraire et artistique, Bruxelles est, en quelque sorte, un faubourg de Paris ; mais les Belges sont beaucoup trop froids et trop raisonnables pour que cela influe sur leur politique ; ils ont plus de confiance dans l'Allemagne que dans la France. La peur d'être envahi, avalé par la France, est ancienne, répandue partout, et accrue encore dans ce pays très catholique par les tendances anticléricales de la République Française.

« Les révélations de Bismarck, avant la guerre franco-allemande, ont appris à tous les Belges que l'Allemagne était le défenseur et le gardien fidèle de la neutralité et de belges. » (Note de bas de page : Si ces propos ont été vraiment tenus, et sous cette forme, au prince de Bulow, je crois pouvoir dire, ayant souvent entendu le Roi exprimer ses opinions en la matière, qu'une telle manifestation de confiance ne pouvait dépasser les limites d'une simple courtoisie diplomatique.)

« Le mouvement flamingant, continua-t-il, gagne du terrain, évidemment dans le cadre de l'Etat Belge, en toute fidélité à ln patrie commune, car Wallons et Flamands sont aussi bons patriotes les uns que les autres. (page 75) L'aspiration justifiée des Flamands à sauvegarder leur civilisation particulière, leur langue si belle et si riche, sera d'autant mieux admise par les Wallons que la presse allemande s'occupera moins de la question flamande.

« Au début, rien ne troubla l'harmonie parfaite de cette visite. Arriva le dernier jour, le 28 janvier. On devait dîner à huit heures et le Roi partir immédiatement après. Tous les invités étaient présents ; l'Impératrice était là depuis longtemps ; on n'attendait que l'Empereur et son hôte. Enfin, ils entrèrent. L'air irrité de l'Empereur, le visage défait du Roi me frappèrent aussitôt. A table, et contre son habitude, Léopold Il adressa à peine la parole à sa voisine, l'Impératrice. Dès la fin du dîner, il se leva pour se rendre la gare avec Guillaume II. En passant, il me serra la main et me dit à voix basse, mais d'un ton grave et catégorique : « L'Empereur m'a dit des choses épouvantables ; je compte sur votre bonne influence, sur votre sagesse et sur votre savoir-faire pour éviter de grands malheurs. »

« Au retour de la gare, un des aides de camp de l' Empereur me demanda tout effrayé : « Qu'a donc le Roi des Belges Il paraît y avoir eu un éclat. Le vieux souverain avait l'air sens dessus dessous ; il a mis à l'envers le casque de son régiment de dragons prussiens avec l'aigle par derrière. » L'Empereur survint, congédia tout le monde rapidement, et d'un air égaré, me prit part. Il me fit entrer avec lui dans son cabinet de travail et. épancha sa colère contre « la veulerie de ses collègues. ». Avec une bienveillance inimaginable, il avait parlé au Roi des Belges de ses fiers prédécesseurs les ducs de Bourgogne, ajoutant que si le Roi le voulait, il pourrait reconstituer leur Etat et étendre son sceptre sur la Flandre française, l'Artois et les Ardennes. (page 76) Léopold II avait d'abord écarquillé les yeux, tout ahuri, puis répondu en ricanant que, ni ses ministres, ni les Chambres belges ne voudraient rien savoir de projets aussi ambitieux.

« Alors, je perdis patience, continua l'Empereur, je dis au Roi que je ne pouvais estimer un monarque qui se jugeait responsable devant les députés et les ministres et non devant le Seigneur qui règne aux cieux. Je lui dis aussi que je n'admettais pas qu'on plaisantât avec moi ; dans une guerre européenne, quiconque ne serait pas avec moi serait contre moi. Comme soldat, j'étais de l'école de Frédéric-le-Grand, de Napoléon Ier. De même que l'un avait commencé la guerre de Sept Ans en envahissant la Saxe et que l'autre prévenait ses adversaires avec la rapidité dé l'éclair, de même, si la Belgique ne marchait pas avec moi, je ne me laisserais guider que par des considérations stratégiques.

« Un long silence suivit. L'Empereur, visiblement contrarié, reprit : « Je m'attendais de la compréhension et des éloges de votre part ; c'est le contraire, hélas qui semble se produire ; c'est la plus amère de mes désillusions d'aujourd'hui. » Posément, et avec le plus de précision possible, j'exposai alors à Sa Majesté le point de vue de la raison en politique. Je visais à maintenir la paix, une paix honorable et digne ; et cette paix, lui, l'Empereur la souhaitait également. « Une paix honorable et digne, dis-je, est dans l'intérêt de l'Allemagne, car le temps travaille pour nous. Si l'on nous attaque et nos adversaires français ou anglais entrent en Belgique, nous aurons naturellement le droit d'y pénétrer immédiatement aussi. Mais sans une violation préalable de la neutralité de ce pays pas nos ennemis, nous n'aurons pas le droit de l'envahir au mépris des traités signés et jurés solennellement par nous. Je ne me prêterai pas à une faute aussi énorme, car ce procédé mettrait (page 77) les impondérables entre les mains de nos ennemis, ces impondérables, comme disait Bismarck, qui pèsent plus que des valeurs matérielles. »

« Je répétai encore une fois en cas de guerre nous n'avions pas le droit d'être les premiers à violer la neutralité belge, garantie par le droit des gens. En dernière analyse, ce n'est pas l'armée seule qui gagne ou qui perd les guerres, mais la politique au moins autant qu'elle. Malgré son génie militaire, Napoléon a fini prisonnier à Sainte-Hélène ; Frédéric-le-Grand, homme d'Etat autant que général, est mort sur le trône.

« Notre conversation dura jusqu'à minuit ; l'Empereur était de plus en plus nerveux et fatigué ; à mi-voix, il murmura : « Si telle est votre pensée, je serai obligé, en cas de guerre, de chercher un autre chancelier ».

« Je le quittai avec la sensation de ne pas l'avoir convaincu complètement, mais que, tant que je serais en fonctions, il me suivrait au moment décisif, moins peut-être par raison que par prudence, avec le sentiment qui le dominait ce moment, qu'avec moi il serait le plus en sécurité. »

Je ne sais si le Prince de Bulow a été aussi formel qu'il le dit dans ses efforts pour ramener l'Empereur à des idées moins extravagantes. Ce que le Roi me raconta à son retour de Berlin confirma bien, en tous cas, le récit du chancelier quant aux entretiens des deux souverains et ce que je n'ai pas oublié, c'est l'extrême mauvaise humeur de Léopold II lorsqu'il évoquait l'entrevue berlinoise et le ton avec lequel il répétait, en parlant de Guillaume II : « C'est un cabotin, un cabotin. » (Mémoires du chancelier prince de Bulow, tome II, 1902-1909, traduction Henri Bloch, pp. 108 à 112.).


(page 78) La campagne anti-congolaise en Angleterre, qu'on avait pu croire un moment endormie à la suite du peu de succès de la note anglaise auprès des Puissances signataires de l'Acte de Berlin, reprit bientôt de plus belle. On vit paraître coup sur coup un abominable pamphlet de Morel, secrétaire de la « Congo Reform Association », intitulé King Leopold's rule in Africa, qui n'était qu'un tissu de basses calomnies, mais habilement présentées. Vint ensuite un discours très malveillant de Lord Cromer après un voyage qu'il avait fait dans le Haut-Nil ; toutes ses accusations relatives à la mauvaise administration du Congo étaient basées sur des informations de seconde main et des plus suspectes.

Enfin, et ce fut le plus grave, le Foreign Office publia un rapport du consul général d' Angleterre à Boma, M. Roger Casernent, qui était un véritable réquisitoire et se fondait surtout sur certaines histoires de mains coupées. Il expliquait ces horribles mutilations par l'avidité des soldats congolais qui auraient puni de la sorte des insuffisances de récolte de caoutchouc ; il fut péremptoirement établi par la suite qu'elles avaient été la conséquence de guerres entre tribus indigènes. Mais avant que la réfutation eût pu se produire, le factum suscita 'une vive émotion dans tout le monde anglo-saxon, et y provoqua un tel mouvement d'indignation qu'on pût craindre le pire pour le faible Etat du Congo.

Mais son souverain n'était pas homme à se déclarer vaincu pour si peu. Il décida aussitôt de constituer lui-même une commission d 'enquête qu'il composa de personnalités de grande autorité : trois hauts magistrats : un belge, un italien et un suisse. L'annonce de la création de cette commission, qui devait se rendre au Congo avec les pouvoirs d'enquête les plus étendus, enraya (page 79) immédiatement la campagne à nouveau déchaînée et donna quelques mois de répit pendant lesquels l'agitation se calma un peu.

Lorsque fut publié le rapport de la Commission qui, sans méconnaître certaines graves erreurs administratives déjà en partie réparées, vengeait l'Etat du Congo des abominables accusations portées contre lui, il fit une grande impression sur tous ceux qui n'étaient pas fanatiques ou de mauvaise foi.


Cet acharnement de Morel et surtout du consul général Casernent, que son gouvernement anoblit et créa Sir Roger Casernent peu après son méprisable factum, m'avait toujours intrigué ; je ne discernais pas, en effet, les mobiles qui pouvaient l'inspirer.

Quelle ne fut pas la surprise des milieux belges lorsqu'en 1917, au cours de la guerre mondiale, une sensationnelle affaire de trahison ayant éclaté en Angleterre, il fut révélé que les principaux accusés, inculpés d'être des agents secrets de l'Allemagne, étaient Casernent et Morel. Le premier, tout Sir Roger et consul général qu'il était, fut pendu haut et court, et le second, condamné une forte peine de hard labour. Je n'ai pas besoin de dire que nos coloniaux apprirent avec une grande satisfaction ce châtiment de leurs calomniateurs. Beaucoup de Belges restent convaincus que les menées anti-congolaises de ces deux hommes avaient leur point de départ dans une intrigue allemande qui cherchait à envenimer les relations entre la Belgique et l'Angleterre afin de détourner celle-ci d'une intervention en notre faveur en cas de conflit européen.

Indigné de la publication d'un pareil document, j'avais proposé au Roi de charger un de nos consuls de (page 80) rassembler quelques données sur les abus graves qui existaient dans certaines colonies anglaises d'Afrique, notamment en Nigeria, et de publier ce rapport en riposte à celui de Casernent. Le Roi réprouva nettement cette suggestion dans un de ses brefs billets si caractéristiques et qui était ainsi conçu : « Nous avons raison, nous ne devons donc pas faire à l'égard des Anglais ce que nous les blâmons de faire en ce qui nous concerne. Nous avons le droit et le devoir de repousser les calomnie

s, de dire que ce sont des calomnies et que l'histoire de la paille et de la poutre est toujours vraie. Il serait nuisible d'aller au delà. Cela ne fera pas de tort aux Anglais et cela nous en ferait beaucoup. Notre cause est excellente, ne la compromettons pas et ne donnons pas aux Anglais, nous qui avons raison, l'avantage de nous mettre dans notre tort. »

On s'étonnera peut-être de trouver cette mansuétude évangélique chez un homme de son caractère justement indigné et courroucé, comme il avait le droit de l'être, par la mauvaise foi de ses adversaires Elle témoigne de la véritable grandeur de ce roi si souvent calomnié. Personne ne peut certes imaginer que ces quelques mots écrits sur un bout de papier pour son secrétaire étaient destinés à la publicité !

Je repris alors l'idée d'envoyer Bennet Burleigh. revenu de Macédoine, faire un voyage de reportage indépendant au Congo, qui aurait complété, avec plus d'attraits pour le grand public, le rapport de la commission d'enquête. Sur ces entrefaites la guerre russo-japonaise éclata et Bennet Burleigh partit pour le Japon e' la Mandchourie, d'où il allait envoyer des correspondances sensationnelles.


Cependant, la politique intérieure en Belgique poursuivait son train. Le cabinet de Smet de Naeyer voyait l'opposition composée du groupe libéral et du groupe socialiste resserrer ses liens, celui-ci accusant ouvertement son caractère anticlérical et celui-là se ralliant à l'extension du droit de suffrage. Un accord s'établit entre les deux gauches sur un programme commun comportant l'instruction obligatoire, le suffrage universel, le service personnel à l'armée, la neutralité scolaire.

Par contre, le parti catholique perdait de sa cohésion : la jeune droite accentuait ses tendances de réforme sociale, combattue très vivement par Woeste, soutenue dans la coulisse par Beernaert. Aux élections législatives de 1904, trois sièges furent enlevés aux catholiques et six aux socialistes, au profit des libéraux que ce succès encouragea beaucoup. Une nouvelle agitation des gauches en faveur de la révision constitutionnelle fut maitrisée par le gouvernement.

L'on savait que le ministre de la Guerre, peu satisfait des résultats de la loi militaire de 1902 et toujours décidé à introduire le service personnel à l'armée, avait offert au Roi sa démission. Celui-ci lui écrivit qu'il appréciait tous ses efforts pour empêcher une réduction exagérée du temps de service et du contingent, et qu'il l'en remerciait. Il rappelait qu'il n'avait jamais caché au pays son opinion sur ce qu'exigeaient ses intérêts les plus sacrés, mais que c'était à la nation à manifester ses désirs. Il espérait que le ministre obtiendrait des Chambres l'achèvement du système défensif d'Anvers et que la Belgique comprendrait que son indépendance devait être assurée avant tout par elle-même.

L'opposition prétendit voir dans cette lettre un blâme du Roi au Gouvernement, mais sa motion fut rejetée par la Chambre, qui vota un ordre du jour de confiance.


(page 82) Pour se distraire un peu, aurait-on dit, des soucis que lui donnait. son empire africain, le Roi reprit son idée d'établissement au Maroc. J'avais reçu la visite d'un Belge aventureux, le docteur Tacquin, qui, après avoir fait une exploration de pêche de caractère scientifique sur les côtes nord-ouest de l'Afrique, avait découvert des bancs particulièrement poissonneux dans les parages d'Agadir et proposait d'y établir des pêcheries et de fonder des comptoirs commerciaux belges dans cette baie excellente. Le Roi prit feu pour cette idée et fit venir Edouard Empain, qui avait créé de grandes entreprises en Egypte, pour le charger d'étudier et de poursuivre ce projet.

A la vérité, l'Afrique l'intéressa toujours par dessus tout. Le baron van Eetvelde, qui fut un de ses collaborateurs du début au Congo, me dit un jour que l'action de Léopold II dans cette colonie n'avait été qu'un fragment de son programme intégral primitif qui ne comportait rien moins que la réunion, sous son égide, du bassin du Congo et de celui du Nil. En attendant le Nil, Léopold II s'attaquait au Maroc.

Empain s'engagea équiper une expédition qui s'y rendrait secrètement afin de nous assurer Agadir alors encore res nullius. Hélas, les accords entre les grandes Puissances devaient, une fois de plus, là aussi, nous priver du fruit des tentatives royales.


Mais il y avait la Chine ; on sait déjà. qu'un consortium franco-belge, activement soutenu par le Roi, et dont les Belges possédaient la direction effective, avait obtenu la concession de l'importante ligne de chemin de fer de Peking à Hankow. L'entreprise était en bonne voie d'achèvement, conduite d'une façon magistrale (page 83) par notre grand ingénieur Jean Jadot. Le Roi avait acquis, en outre, la presque totalité des actions de l'American China Development Cy, société américaine concessionnaire du chemin de fer de Hankow à Canton, prolongement vers le sud du Peking-Hankow. A la différence du Peking-Hankow, dont la construction avait été très bien menée, le Hankow-Canton, auquel il avait fallu donner un directeur américain pour sauver les apparences, n'avançait pas. Le Roi en rendit responsable le Colonel Thys, qu'il avait chargé de représenter les intérêts belges dans la compagnie ; il lui fit de vifs reproches et ce fut une des causes du refroidissement qui se produisit dans leurs relations.

Peu temps après, on remarqua les attaques venimeuses contre le Roi dans une revue assez répandue, Le Mouvement Géographique, dirigée par M. A.-J. Wauters, et que tout le monde savait être soutenue financièrement par le colonel Thys. « Quand vous rencontrerez le Colonel Thys, m'écrivait, le Roi, vous lui direz nettement, mais comme venant de vous, de conseiller à son employé Wauters de surveiller son langage. Si le Roi apprenait que Wauters, qui dépend absolument de Thys, continue à manquer de réserve, les relations de S. M. et du colonel s'en ressentiraient. »

Il fallait trouver des capitaux nouveaux pour continuer la construction de la ligne Hankow-Canton, qui avait déjà absorbé la première mise de fonds, et il n'était pas question, vu l'état du marché, de les obtenir par une émission d'obligations en Belgique.

Un soir, le Roi me manda à Ostende où je m'embarquai avec lui sur son yacht l'Alberta. Nous partions à la conquête de l'Amérique, représentée par le fameux financier américain, Pierpont Morgan, premier du nom, qui avait bien voulu accepter une entrevue avec (page 84) Sa Majesté à Gravesend, sur la Tamise. Plus j'approchais le Roi et plus j'étais fasciné et déconcerté la fois par la prodigieuse ampleur de son activité. J'avais vu combien il s'intéressait aux moindres incidents de notre vie nationale. J'avais vu combien tous les services, les plus modestes mêmes, de son immense empire d'Afrique étaient concentrés dans sa seule main, j'avais vu la passion qu'il apportait à mettre en train, à modifier, à surveiller les grands travaux de beauté ou d'utilité publique commencés sous son impulsion dans le pays entier, et chaque jour pourtant je découvrais quelque nouvelle affaire, généralement plus grosse d'embarras que d'agrément pour lui, qu'il entreprenait uniquement dans l'intérêt de la Belgique.

Ayant quitté Ostende le soir, nous entrâmes au petit jour dans l'estuaire de la Tamise et, de bon matin, nous jetions l'ancre devant Gravesend. Je me rendis à terre avec le steam-launch pour chercher notre invité. Au Pier, j'aperçus un homme au nez invraisemblable, tel la gorge d'un dindon en colère. A ce signe caractéristique, je reconnus notre grand homme. Je l'amenai au bateau où le Roi l'accabla de paroles gracieuses. A midi fut servi un dîiner somptueux. Morgan, les mains dans les poches, crachait de temps en temps à droite ou gauche les débris d'aliments qui gênaient sa mastication. C'était un homme assez brutal, très conscient de son pouvoir, parlant peu et qui, tout en étant flatté d'être reçu par le Roi, était bien résolu à ne pas se laisser ébranler.

Je ne sais si la brusquerie de son maintien lui était naturelle ou s'il l'affectait pour faire ressortir davantage les égards que lui témoignaient les chefs d' Etat et le peu de cas qu'il faisait d'eux. Les attentions de tous (page 85) les souverains pour lui l'avaient gâté et, se sachant richissime, il se croyait un demi-dieu.

Il était extrêmement fier de ses collections de tableaux et je ne lui ai jamais vu témoigner autant de satisfaction qu'un jour où je lui exprimai mon enthousiasme pour les Fragonard de sa maison de Princes'Gate à Londres, spécialement aménagée pour eux .

Le Roi opposait à sa méchante humeur une courtoisie inaltérable.

En fin de compte, Morgan promit un peu d'aide à l'American China Development Cy, mais ce ne pouvait être qu'un secours très limité car à ce moment il était encore hors de question de lui céder le « contrôle » de la compagnie. Le Roi feignait de trouver amusantes les mauvaises façons de son hôte, mais au fond il en était humilié et à des heures comme celles-là, il gémissait d'être le monarque d'un petit pays, contraint de rechercher l'amitié des puissants de monde au lieu de leur imposer sa propre volonté.

Le retour à Ostende se fit après une escale à Boulogne. Le yacht avait été obligé d'y jeter l'ancre dans l'avant-port et nous étions allés à terre avec le steam-launch. L'avant-veille, en quittant Ostende, j'avais dû demander la permission de me retirer à la fin du dîner, un peu incommodé par le mal de mer et le Roi s'était gaussé de moi. Aujourd'hui, traversant la barre à l'entrée du port de Boulogne, notre canot dansait comme une coquille de noix dans la houle qui était très forte. Médiocre marin dans un grand bateau, je suis toujours parfaitement à l'aise dans un canot. Le Roi, au contraire, était blême et me considérait avec envie et stupéfaction, me demandant constamment « si je ne trouvais pas cela fort désagréable », à quoi je répondais : « Mais pas du tout, Sire », d'un air dégagé qui le vexait (page 86) visiblement, car il me dit : « Je crois que vous voulez prendre votre revanche d'avant-hier ! »

A la suite de l'entrevue à Gravesend, je fus envoyé encore plusieurs fois à Londres et à Paris pour mettre au point les arrangements conclus au sujet du Hankow-Canton, mais il apparut bientôt que ceux-ci ne constituaient que du « bois de rallonge » et qu'un règlement définitif de la question financière devenait nécessaire. On ne pouvait l'envisager que si le Roi consentait à renoncer, au moins en partie, au « contrôle » absolu qu'il exerçait sur l'American China Development Cy, car il était vain d'espérer un concours efficace d'un groupe américain quelconque si la direction effective de l'affaire appartenait exclusivement un seul actionnaire, le roi des Belges. Morgan lui avait proposé de reprendre la moitié de ses titres ; d'autre part, il n'ignorait pas que, du côté français, on eût vivement désiré participer cette entreprise. Aussi longtemps que le Roi crut possible de garder celle-ci entièrement entre des mains belges, il ne se pressa pas de répondre. Il voulut essayer une combinaison tripartite : les actions auraient été partagées par tiers entre lui, Morgan et un groupe français.

J'allai donc de la part du Roi trouver M. Gérard, ministre de France, et lui dis que le Roi, plutôt que d'accepter l'offre américaine, préférait céder le tiers des actions aux Français. M. Gérard était un homme très intelligent et cultivé, mais d'une extrême petitesse d'esprit. La diplomatie n'était pour lui qu'un jeu d'intrigues et de « finasseries » dont le seul objectif était de tromper l'adversaire ses intentions. Il ne pouvait imaginer que celui-ci en agît autrement avec lui. Cette mentalité se manifestait jusque dans son attitude, toujours empreinte de méfiance. Il lui eût été impossible de parler de la pluie ou du beau (page 87) temps sans qu'il parût attacher à ses remarques une arrière-pensée mystérieuse.

Dans ses Mémoires, M. Gérard a rapporté ces négociations au sujet de l'American China Development Cy d'une manière absolument inexacte. Au cours de la visite que je lui fis, je me bornai à lui exposer la vérité, à savoir que le Roi était en rapport avec un consortium américain très puissant qui voulait acheter les titres de l'American China Development Cy appartenant aux Belges. « Le Roi, ajoutais-je, ne méconnaissait pas qu'il pouvait y avoir un sérieux avantage à renforcer l'intérêt américain dans une compagnie dont la concession avait été obtenue sous le patronage des Etats-Unis et cela afin de pouvoir compter sur l'appui officiel de cette Puissance lorsqu'il faudrait se défendre contre les Chinois qui prétendaient annuler les anciennes concessions accordées aux étrangers.

« Ayant égard cependant au désir exprimé par M. Gérard de voir les intéressés belges faire une place à leurs amis français dans l'American China Development Cy, maîtresse du Hankow-Canton, j'étais autorisé par le Roi à proposer à M. Gérard, pour qu'il en fît part à Paris, la cession au pair de 2.000 des 6.000 actions de l'American China Development Cy, soit le tiers du capital total, un tiers devant être conservé pour les Belges, tandis que ceux-ci céderaient seulement aux Américains un nombre de titres suffisant pour former un tiers avec ceux qu'ils possédaient déjà. »

Je vis bien tout de suite que cette proposition, malgré sa simplicité ou à cause de sa simplicité même, inquiétait mon soupçonneux interlocuteur et, sans doute, cet esprit compliqué la trouvait-il trop peu chinoise. Cependant, cette offre constituait l'acquiescement, du côté belge, M. Gérard en convient lui-même dans ses Mémoires, à des sollicitations formulées par lui depuis longtemps. Elle (page 88) permettait la réalisation d'un projet auquel il tenait à ce point qu'il n 'avait pas hésité, peu de temps auparavant, à déclarer qu'il s'opposerait formellement à l'admission de l'emprunt 3 p. c. de l'Etat du Congo à la cote de la bourse de Paris, s'il n'obtenait pas une forte participation dans le Hankow-Canton. Nous lui avions répondu que les deux questions n'avaient aucune espèce de rapport.

Inspiré probablement par ce souvenir, il me demanda si, au cas où ses compatriotes consentiraient à reprendre le tiers des titres de l'American China Development Cy, je pouvais lui assurer que le gouvernement congolais accorderait aux produits français, sur le chemin de fer du Congo, d'importants dégrèvements de tarifs qu'il réclamait depuis longtemps. Je répondis que ceci ne pouvait concerner en rien la négociation présente : la fixation des tarifs de cette compagnie ne dépendait pas entièrement de l'Etat du Congo, et pour le surplus celui-ci était complètement étranger aux affaires de chemins de fer en Chine. D'ailleurs, notre proposition était inspirée par une pensée amicale, et il était assez surprenant d'entendre poser des conditions à son acceptation au lieu de la voir accueillir comme un témoignage d'amitié et de bonne volonté.

Je déclarai cependant à M. Gérard que j'avais toutes raisons de croire que la question des tarifs recevrait une solution satisfaisante, mais j'ajoutai que pour ce qui regardait l'offre des actions de l'American China Development Cy, elle n'était valable que jusqu'au 16 décembre, une réponse devant être donnée pour cette date aux Américains. Ces précisions très nettes déroutaient visiblement mon interlocuteur, et il ne semblait pouvoir imaginer qu'une semblable combinaison ne dissimulât pas quelque traquenard.

Il voulut se raccrocher à la question du délai et ne trouva pas mieux qu'un singulier (page 89) subterfuge : alléguant qu'il avait des papiers à chercher, il passa dans la pièce voisine où était le téléphone. Je l'entendis employer l'appareil sans que je comprisse les paroles. En rentrant, il me dit d'un air triomphant : « Je viens d'avoir l'occasion (!) de téléphoner au aron Baeyens, gouverneur de la Société Générale, qui n'est nullement aussi convaincu que vous de.la rigueur de cette date du 16 décembre. » Le Baron Baeyens me dit en effet plus tard que Gérard avait téléphoné sous un faux prétexte, sans lui parler de notre conversation en cours et qu'il lui avait demandé incidemment si, d'après lui, les pourparlers avec les Américains ne pourraient encore être prolongés de quelques jours. Le baron Baeyens, qui n'était pas au courant du dernier état de la question, lui avait fait une réponse un peu évasive, et, M. Gérard m'avait aussitôt rapporté celle-ci, en accentuant son caractère dubitatif, afin de me confondre. Je lui fis sentir ce que je pensais de ce procédé insolite et me retirai en confirmant mon offre et le désir très sincère et très cordial exprimé par le Roi de voir s'établir un accord avec les Français pour le Hankow-Canton.

Le 16 décembre, M. Gérard me fit savoir qu'il n'était pas encore en mesure de donner suite à ma proposition. Le groupe américain, moins hésitant, racheta tous les titres disponibles, et la conclusion de cette « intrigue », pour parler comme M. Gérard, fut que toute possibilité d'une collaboration franco-belge dans cette magnifique entreprise s'évanouit et, plus tard, lorsque les actions de l'American, China Development Cy furent rachetées par les Chinois à un prix extrêmement élevé, les groupes français ne participèrent pas à cette brillante opération.

M. Gérard peut, à la vérité, se targuer d'avoir, avec ses finesses et ses soupçons, bien servi les intérêts de ses (page 90) compatriotes !

Le Roi, qui le connaissait, ne fut pas surpris du rapport que je lui fis de notre entretien et je l'entends encore conclure de sa voix lente et de son ton sarcastique : « M. Gérard se croit très fin, mais quand on est fin, si fin, on passe quelquefois à côté. »


La mode était, à cette époque, aux traités internationaux d'arbitrage, et les gouvernements d'Europe et d'Amérique s'en proposaient les uns aux autres à qui mieux mieux. Le Roi trouvait bien cela un peu ridicule, car tous ces traités se bornaient à peu près à déclarer : « Il est bien entendu qu'en cas de malentendu, nous tâcherons de nous entendre en vue d'une entente. » Mais le courant était là, il fallait le suivre pour ne pas se faire remarquer, et c'était une politesse à faire au voisin que de lui offrir un traité d'arbitrage.

Le Roi, trop réaliste pour s'en exagérer l'importance, était cependant trop habile pour paraître les mépriser ; aussi encouragea-t-il beaucoup le baron de Favereau, ministre des Affaires Etrangères, à en négocier le plus possible. Il insistait surtout pour arriver des premiers à traiter avec les Etats-Unis, auxquels il désirait marquer des attentions particulières. « J'aurais désiré que la Belgique fût la première à conclure avec les Etats-Unis un traité d'arbitrage, comme celui qu'elle vient de signer avec la Russie. Elle va être la dernière. Les Etats-Unis viennent de conclure avec la France, l'Allemagne et vont conclure avec l'Angleterre. Nous serons les derniers ! » Mais lorsqu'à la seconde conférence de La Haye, on voulut donner aux traités d'arbitrage un caractère obligatoire, il s'y opposa de toutes ses forces, - nous verrons pourquoi, - et fit échouer la proposition.


(page 91) Parmi les grands travaux qui tenaient particulièrement au cœur du Roi, il fallait mettre au premier rang la construction de l'arcade triomphale prévue à l'extrémité de la rue de la Loi, dans le parc du Cinquantenaire, et qui aurait dû être achevée depuis vingt ans. Chaque cabinet ministériel en transmettait la charge à son successeur, reculant devant l'importance de cette dépense somptuaire dans la capitale, dépense à laquelle les députés et sénateurs de province étaient fort peu sympathiques.

Un beau jour, le Roi me dit : « Puisqu'ils ne veulent pas laisser construire l'arcade, il faudra bien que je m'en charge. Mais il ne faut pas que mon nom soit prononcé ! » - « Ils », dans la bouche du Roi, avait une signification mal définie, mais indiquait, d'une manière générale, le gouvernement, les parlementaires, les journaux, le public, bref, tout ce qui faisait opposition à ses vues. Dans le cas présent il imagina l'expédient que voici.

J'allai trouver de sa part un certain nombre de personnalités riches, susceptibles d'être considérées comme des mécènes, et leur soumis confidentiellement le projet d'une lettre collective par laquelle elles offraient de construire, sans aucune dépense pour l'Etat, la fameuse arcade. Il était bien entendu avec elles que le Roi prenait entièrement son compte toutes les charges. Parmi les personnes sollicitées, les unes acceptèrent avec bonne grâce, ne voulant pas refuser leur concours au Roi, d'autres hésitèrent à prêter leur nom, soit qu'elles eussent quelque scrupule de se parer d'une fausse générosité, soit que, par une telle libéralité, elles craignissent de paraître trop fortunées aux yeux du fisc. La lettre partit avec quelques signatures : elle fut lue au Parlement sans guère provoquer de commentaires, sauf une remarque narquoise du vieux Beernaert qui demanda la parole pour « féliciter les (page 92) donateurs de leur générosité vraiment royale. » La plupart ne remarquèrent même pas l'allusion.

Y a-t-il aujourd'hui un Belge sur cent mille qui soupçonne seulement, que l'admirable arcade du Cinquantenaire, œuvre de l'architecte Girault, a été élevée en moins de deux ans par les soins et aux frais du Roi Léopold II ?

Celui-ci assista à l'inauguration du monument en 1905 ; il l'examina avec beaucoup d'intérêt et de curiosité, comme s'il y était tout à fait étranger, bien qu'il en eût minutieusement étudié et discuté les plans dans les moindres détails et suivi de très près la construction. Pendant ce temps, les « généreux donateurs », invités à la cérémonie comme il se devait, avaient un air assez embarrassé, sauf l'un d'eux qui était entré si bien dans la peau de son personnage qu'il se pavanait devant les journalistes en disant qu'il était assez satisfait de « son arcade. »


Ce même été de 1903, le Roi installa le comité d'Administration de la Donation royale. Ce comité, appelé gérer les biens donnés à la Belgique, était composé de trois dignitaires de la Cour : le comte J. d’Outremont, Grand Maréchal, le baron Auguste Goffinet, secrétaire des Commandements, moi-même, et de deux hauts fonctionnaires ministériels : le directeur général des Eaux et Forêts. M. Dubois, et le directeur général des Domaines, M. A. Buisseret. Le Roi emmena les membres du Comité à Ciergnon où nous passâmes deux ou trois jours, visitant avec lui les principales parties du magnifique domaine d'Ardenne. Plus tard, il en fit de même Ostende, Laeken et Telvueren.


Sans que le Roi intervînt par sa cassette privée en cette circonstanee, ce fut cependant grâce à lui que fut acheté, à cette même époque, l'hôtel de la légation de Belgique, rue de Berri, à Paris. Quelques mois auparavant M. Le Ghait nommé ministre en cette capitale était venu me parler de l'intérêt qu'il y aurait à acquérir un hôtel au lieu de louer un appartement dont le loyer, en fin de compte, coûtait bien plus que l'intérêt du capital à investir dans une acquisition. J'avais été trop souvent humilié par l'aspect minable de la résidence de nos représentants à Paris pour ne pas me faire l'avocat convaincu de cette suggestion. J'en parlai au Roi qui me permit d'aller en entretenir les ministres des Affaires Etrangères et des Finances.

L'accueil fut très froid à cause des crédits spéciaux qu'il eût fallu solliciter des Chambres. Le Roi eut alors une idée originale : il me chargea d'examiner avec G. Nagelmackers, le directeur général de la Compagnie des Wagons-Lits et des Grands Hôtels, si l'on ne pourrait constituer une société qui achèterait des immeubles dans les principales capitales, les meublerait et les louerait au gouvernement belge pour ses légations ; nous n'avions pas encore d'ambassades à cette époque. Nagelmackers, récemment échaudé par son entreprise des grands hôtels, goûta peu le projet sur un plan aussi vaste, mais consentit à former un groupe pour commencer par l'achat d'un immeuble à Paris.

Sur ces entrefaites, la princesse Mathilde Bonaparte mourut, et son fameux hôtel de la rue de Berri, qui avait vu passer dans ses salons tant de célébrités, fut mis en vente publique. L'occasion était excellente. Avec Nagelmackers, nous mîmes sur pied un syndicat qui acceptait de faire l'acquisition en son nom si l'Etat promettait de lui racheter l'immeuble dans trois ans, au même prix, moyennant un intérêt de 3 p. c. (page 94) sur les sommes avancées.

Il me fallut des efforts réitérés auprès des ministres pour leur faire accueillir cette proposition pourtant si avantageuse. L'hôtel qui avait été évalué et qu'on croyait devoir atteindre 800.000 fr. fut, à. la vente publique, adjugé au groupe belge pour 570.000 francs, y compris une partie importante de mobilier. C'était une très belle opération pour le pays et le Roi m'en félicita chaudement. Malheureusement le ministère, au lieu de faire avec discernement et prudence les travaux d'aménagement nécessaires, les confia à un architecte français qui y engagea des dépenses extravagantes. Le résultat fut si décevant que les ministres qui succédèrent à Le Ghait se dégoûtèrent d'habiter l'hôtel, et celui-ci fut laissé dans un tel état de délabrement qu'on crut devoir, il y a quelques années, en acheter un nouveau. Un peu de soin aurait conservé toute sa valeur au premier.

Le Roi avait toujours recommandé avec insistance au ministre des Affaires Etrangères l'achat d'immeubles pour nos légations. C'était le moyen d'assurer à nos chefs de mission une résidence décente et de réaliser, en même temps, une économie, évitant le constant renouvellement de locations onéreuses. Il parvint à faire construire à Peking et à Tokio des hôtels dignes de notre pays, et il fut près d'aboutir pour Londres. Très soucieux de voir la Belgique convenablement représentée à l'étranger, il lui arriva plus d'une fois de suppléer, par sa cassette privée, aux traitements insuffisants de nos ministres dans certaines capitales.


J'eus l'occasion, à cette époque, de voir plus souvent le prince Albert. Sa situation grandissait dans le pays, (page 95) où l'intérêt qu'il prenait aux questions scientifiques et sociales ainsi qu'aux manifestations artistiques lui valait une solide popularité dans les milieux intellectuels et ouvriers. Il était admirablement secondé par l'intelligence et le charme de la princesse Elisabeth qui avaient conquis entièrement le cœur du peuple.

Le Roi aimait et appréciait beaucoup son neveu, quoi qu'on en ait dit, et il avait une véritable affection pour la princesse, dont il parlait toujours dans les termes les plus flatteurs. Ses relations avec le prince étaient rendues un peu délicates par la susceptibilité du comte de Flandre. Jules Van den Heuvel m'a raconté que, quelques années auparavant, comme il parlait à Léopold II de son neveu et lui exposait combien il serait désirable qu'il l'initiât lui-même aux affaires publiques puisque aussi bien il était destiné à lui succéder un jour, le Roi lui avait promis d'appeler de temps en temps le prince pour le faire travailler avec lui. Un peu plus tard, il dit à Van den Heuvel qu'il avait dû renoncer son projet, le comte de Flandre qui était, en droit, son successeur au trône ayant marqué de l'humeur et pris ombrage de voir son fils traité en héritier présomptif.

Tout en aimant celui-ci le Roi, avec son caractère caustique, le taquinait volontiers. En parlant de lui à son entourage, par lequel le prince était généralement traité de « Monseigneur », le Roi le nommait toujours « Notre Seigneur ». Il lui reprochait souvent une certaine timidité extérieure. Un jour que le prince m'avait prié de demander l'avis du Roi au sujet d'une invitation à assister, en qualité de sénateur, au banquet des Pères conscrits, qu'il avait grande envie de décliner : « Tout cela, dit le Roi, c'est parce que Notre Seigneur n'a pas envie de faire un discours dont il a peur ! Dites-lui que je trouve, au contraire, très bien qu'il aille à ce (page 96) banquet. Il n'a qu'à s'essayer. Quand j'étais duc de Brabant, j'ai pris souvent la parole au sénat et Albert devrait assister aux séances. Son père a une raison de n'y pas aller, étant sourd. On serait ridicule, étant sourd, d'assister à ces assemblées, mais mon neveu devrait y aller. »

Lors d'un dîner au Palais donné cet hiver en l'honneur du nouveau nonce, monseigneur Vico, le prince Albert me prit dans un coin après le cercle et me rappela la demande qu'il m'avait déjà faite de lui désigner quelques hommes des jeunes générations qui me paraissaient des « coming men ». Je lui envoyai, le lendemain, une petite liste de noms choisis dans différents milieux : pour presque tous, ces pronostics d'il y a quarante ans se sont vérifiés !


Depuis la mort de la reine Marie-Henriette, la princesse Clémentine avait de plus en plus accompagné le Roi dans toutes les cérémonies officielles et présidait avec lui les réceptions et les dîners au Palais. J'ai dit avec quelle grâce et quelle dignité incomparables elle y tenait sa place. On parlait, depuis quelque temps, déjà, d'une inclination réciproque entre elle et le prince Victor-Napoléon, inclination que le Roi ne voyait pas d'un bon œil. Le prince, petit-fils de Jérôme, roi de Westphalie et de la princesse de Wurtemberg, et dont la mère était princesse de Savoie, unissait en lui la gloire impériale et d'illustres alliances.

C'était un homme d'une extrême distinction, très réservé, qui menait à Bruxelles une vie discrète et ne paraissait guère soucieux de jouer un rôle politique. Il n'en était pas moins devenu, depuis la mort de son père, le chef naturel du parti bonapartiste mais il était de l'avis général un (page 97) prétendu « prétendant » qui ne rêvait nullement de reprendre la couronne impériale. Le gouvernement français le faisait cependant surveiller étroitement ; il est certain que s'il s'était montré plus agissant, sa résidence à Bruxelles eût été de nature à nous attirer des difficultés sérieuses avec la IIIème République dont le Roi désirait beaucoup ménager les susceptibilités.

Les lois belges permettaient d'expulser, sans formalités, un étranger dont la présence aurait menacé la tranquillité publique mais il n'en était pas de même si cet étranger était l'époux d'une Belge, a fortiori de la fille du Roi. Ces raisons politiques s'ajoutant à une certaine antipathie personnelle expliquaient l'opposition du Roi au projet de mariage.

Il me dicta la note suivante qui résumait son attitude : « Il faut dire que je ne consentirai jamais à ce mariage, pas plus que la reine Victoria n'a consenti, dans le temps, au mariage du père de Victor avec la princesse Mary de Cambridge. Mon devoir, à quatre heures de Paris, est de vivre en bons termes avec la République. On connaît très bien, à Paris, toutes les ramifications de la conjuration bonapartiste, qui est très active, on y devient très à l'œil dans le parti républicain, et on ne me pardonnerait pas de participer à cette conjuration. Le Roi serait charmé que sa fille se mariât, mais il ne se prêtera à aucune alliance pouvant le brouiller avec la République. »

Un dernier effort fut tenté par le Duc d'Aoste, cousin du Prince, qui vint à Bruxelles faire une démarche instante auprès du Roi. Mais celui-ci fut intraitable. Le prince Napoléon et la princesse s'inclinèrent avec une grandeur cornélienne devant la volonté royale. Ils attendirent pendant cinq ans et se marièrent après sa mort. Celle-ci modifiait du reste la situation de la princesse qui n'était plus la fille mais la cousine du souverain régnant.

Le refus (page 98) du Roi avait causé un grand refroidissement dans les rapports avec la princesse. Celle-ci eut, à partir de moment, un établissement séparé, mais on la revit encore aux côtés de son père dans les grandes cérémonies.

Un petit détail peut montrer la transformation de la vie bruxelloise en peu d'années ; je me souviens qu'un soir le Roi me fit lire son projet de lettre au duc d' Aoste et, suivant sa formule habituelle, me demanda : « Voyez si c'est bien, et si rien manque vous pouvez la cracher » (sic) - ce qui, dans son vocabulaire, signifiait « cacheter ». La lettre devait être remise le lendemain, à la première heure, au ministre d'Italie, le prince partant de grand matin. Je cherchai l'adresse de la légation nouvellement installée : avenue des Germains - aujourd'hui avenue de l' Yser - près du parc du Cinquantenaire. C'était le bout du monde, et il paraissait alors absurde pour un diplomate d'aller habiter aussi loin. Je m'y rendis en pestant, le lendemain au petit jour, au trot majestueux et lent des chevaux de la Cour. Exactement six ans plus tard, je m'installais dans cette même maison dont la situation était devenue presque centrale.


Le 10 décembre, comme j'arrivais à Laeken pour déjeuner avec le Roi, je le trouvai sombre et morose. C'était le jour anniversaire de la mort de son père. Comme chaque année, à pareille date, il avait été, le matin, se recueillir sur sa tombe à la crypte royale. Il était fidèle à cet usage, lui si peu sentimental cependant. Après un lourd silence, il me dit : Voilà 39 ans déjà que le feu Roi est mort. C'est long, et comme on fait peu de chose en un temps si long. »

Quelques (page 99) instants après, à propos d'une affaire compliquée que je lui exposai, il observa : « En Belgique, dès qu'une affaire ne va plus très bien, on l'abandonne. On manque de persévérance. C'est précisément alors qu'il faut faire les plus grands efforts et c'est souvent à ces moments critiques qu'on peut atteindre les meilleurs résultats. » Il mettait parfaitement en pratique cette théorie. Il est admirable de constater combien les plus inextricables difficultés qui m'angoissaient parfois pour lui, semblaient l'amuser. Il s'y complaisait et c'était dans ces moments-là que se révélait vraiment sa force, faite de persévérance, de ténacité réfléchie et de courage. Surtout on était mal venu d'opposer à ses projets la crainte de l'opinion publique : « Oh l'opinion publique me dit-il un autre jour, je n'ai jamais réussi dans mes entreprises que lorsque je l'ai eue contre moi en commençant. Voyez le Congo. » Et dans un même ordre d'idées, il répondait au colonel Liebrechts, un de ses secrétaires généraux du Congo, heureux de lui annoncer le règlement définitif de conflits pendants depuis longtemps : « Mais cela ne me réjouit pas tant que cela : quand on ne lutte plus, on est mort ! »