(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)
(page 23) C'est sur les genoux maternels, a-t-on dit souvent, que se sont formés les grands hommes. Les autres aussi, d'ailleurs... Mais Auguste Beernaert bénéficia de la chance d'avoir pour mère une femme exceptionnellement douée au point de vue intellectuel autant que moral et qui voulut s'occuper elle-même, jusque dans le détail, des études préparatoires et humanitaires de son fils.
Celui-ci était encore dans l'enfance lorsque son père, fonctionnaire de l'Enregistrement et des Domaines, dut quitter Ostende pour Namur à la suite d'une promotion administrative. Ce fut donc dans cette aimable cité mosane que le futur premier ministre passa ses années de jeunesse jusqu'à l'âge de l'Université. Un pédagogue français, du nom de Jacotot, devenu directeur de l'Ecole militaire de Bruxelles, avait inventé une méthode qui devait permettre à chacun de s’instruire à domicile. Très féru de ce nouveau système d'enseignement, Beernaert le mit à l'épreuve pour ses deux enfants : Auguste et Euphrosine.
Les premiers résultats furent très encourageants, à en juger par cet extrait d'une lettre que le père écrivait en 1840 à un de ses amis : « Vous savez que nous menons de front les diverses branches (page 24) d’instruction, et ce, pour que l'étude ne puisse jamais ennuyer par la monotonie ; Auguste apprend le français et le latin, la géographie, la mythologie, l'histoire, l'arithmétique, le dessin ; et depuis quelque temps, il joint à ces branches l'étude de la langue grecque, de l'algèbre et du piano. Vous concevez que chaque étude peut à peine durer une heure par jour. Tout marche bien, mais doucement. Il est vrai qu'aucune difficulté ne nous arrête ; les propos des savants ne nous empêchent même pas d'aller notre train : nous ne leur répondons que par des faits... Vous concevez d'après ces détails que ma femme n'a pas une minute à elle, car c'est elle qui fait « tout ». Sa tâche est lourde. Mais qu'elle est douce sa récompense, qu'elle jouit lorsqu'on vient vérifier ses « deux faits » ! Et vous comprenez que cela nous arrive souvent, car insensiblement ces faits s'ébruitent, bien que nous ne cherchions jamais à les faire briller : il ne faut pas donner de la vanité aux enfants ; elle ne vient naturellement que trop tôt. »
A la vérité, le jeune Auguste s'annonçait comme une sorte de jeune prodige. Dès cette époque, il correspondait en latin avec son grand-père. Cependant, les Beaux-arts ne l'attiraient pas moins que les Lettres. S'interrogeant sur ses projets d'avenir, il écrivait à un de ses camarades : « J'ai onze ans et demi maintenant, et j'ignore encore la carrière que j'embrasserai. Celle de la peinture probablement... » Il ne devait pas tarder à changer d'avis. Par contre, sa sœur reprit pour elle-même cette vocation d'artiste. Avec le temps, elle devait devenir un des meilleurs paysagistes de la brillante école belge du XIXe siècle.
La précocité d'Auguste faisait quelque bruit dans le Landerneau namurois, et un journal local ayant publié une page de l'enfant en l’accompagnant des commentaires les plus flatteurs, M. Beernaert eut le bon sens d'en marquer de l'humeur : « Je n'ai pas du tout approuvé cela, écrivit-il. J'ai vraiment assez de mal pour empêcher la vanité de se loger dans la tête d'Auguste, qu'on n'aille pas encore le suffoquer (page 25) d'encens. J'ai beau alors chercher à lui prouver qu'il ne fait rien ; il ne m'en croit pas sur parole. ». A tous les progrès du jeune élève, c’est sa mère qui préside, poussant le zèle jusqu'à s'initier, pour en entretenir son fils, aux arcanes de la littérature grecque et latine. Il n'a pas d'autre professeur, à part un maître de danse.
On se figure aisément l'atmosphère d'un tel foyer où règnent la raison, la fermeté et l’harmonie. Dans la quiétude et la régularité de la maison provinciale, une autorité paternelle qui n'entend pas abdiquer au profit de la camaraderie, une sollicitude maternelle, doublée de clairvoyance autant que de tendresse, de jeunes âmes qui et s'épanouissent à la familiarité des sciences et des arts. Ces âmes bien douées, qu'un même balancier frappe chaque jour à l'effigie des vérités chrétiennes, vivent toutes proches les unes des autres dans une intimité qui atténue la différence des âges et des caractères.
Au dehors comme au dedans, peu ou pas d'incidents. Après les secousses du début, la jeune communauté nationale se consolide à l'usage et s'organise sans tumulte. Une telle existence ne connait ni le luxe ni l'éclat. Mais elle n'est pas exempte d'ambition, et l'on en peut juger par cette confidence que le digne fonctionnaire des Finances laisse percer dans une de ses lettres, au moment où son fils s'inscrit à l'Université de Louvain pour y faire son droit : « Mon avenir est en lui. Ma gloire aussi, puisqu'il faut bien avouer ma faiblesse de père. » Aveu charmant, où se découvre tout le secret de cette nouvelle société bourgeoise qui, ayant rompu avec le cloisonnement de l'ancien régime, offre au mérite et à l'effort de chacun les plus séduisantes perspectives.
L'Université de Louvain où Auguste Beernaert entre à dix-sept ans, connait en 1846 toute l'effervescence et la fermentation d'un vin nouveau. Ayant rouvert ses portes depuis quelques années à peine, à la faveur d'une Constitution qui laisse à chacun ses (page 26) coudées franches, comment ne serait-elle pas tout imprégnée de cet amour de la Liberté qui flotte dans l'air comme un parfum grisant ? Si elle a repris la succession de l'antique Alma Mater, si elle a, elle aussi, pour rôle d'amalgamer en une sorte de brassage intellectuel quotidien toute une jeunesse belge groupée dans la fidélité à la foi catholique, elle n'échappe pas, tant faut, à cette fringale de nouveautés, qui, depuis la fin du XVIIIème siècle, a transformé tout un monde. Pour la jeunesse qui s'y rencontre, les mots d'indépendance nationale, de droit des peuples, de lutte contre le despotisme sont des vérités vivantes et fécondes qui exaltent les esprits et enflamment les cœurs. Avec Lafayette et Benjamin Constant, avec Lamennais et Lacordaire, avec O'Connell, Silvio Pellico et Bolivar, elle est contre la tyrannie, pour les exilés, les réfugiés, les persécutés, les insurgés d'Irlande, d'Italie, d'Amérique latine, de Pologne. De Pologne surtout. Il est de bon ton d'habiller les garçons en Polonais et de les coiffer de bérets qui tiennent le milieu entre le schapska et la casquette du facteur des messageries, avec un gland énorme et aplati. Ces adolescents, qui vibrent aux poèmes de Minckievitz, prendront au besoin les armes pour la déesse nouvelle.
La vogue du romantisme, qui n'est qu'un désir confus d'infini dans l'affranchissement de toute contrainte, y compris même le contrôle du réel, sert d'orchestration à cet enthousiasme doctrinal.
Dans la politique intérieure du jeune royaume, l'unionisme qui a associé catholiques et libéraux pendant les jours de la révolution et pour l'œuvre de la Constitution, a du plomb dans l'aile. Le nombre de ses apôtres et de ses fidèles diminue d'autant que le régime parlementaire ne s'accommode pas longtemps d'une telle atonie. A la suite de Defacqz et de Théodore Verhaegen, le Congrès libéral vient de sonner le glas de ce système de concessions à perpétuité. Et les partis vont se regrouper et se confronter.
Dans quelle mesure un jeune Beernaert (page 27) participe-t-il à cette contagion ? De son naturel, il n'est point un exalté. Il n'est point épris de fantaisie. Au demeurant il ne sera jamais la proie du démon de la littérature ni des orages de l'imagination. Mais cet esprit qu'équilibre un parfait bon sens gardera toute sa vie le culte de la liberté.
D'ailleurs, en vouant leur culte à cette déesse à la mode, ces enfants du siècle n'ont-ils pas fait preuve de sagesse ? Lorsque, en 1848, l'Europe est livrée à la tempête, que les trônes s'écroulent, que la mitraille parle à Paris, à Milan, à Vienne, à Berlin, que le roi de Prusse est pendu en effigie à Heidelberg, que peut-on voir ? Au milieu de cet océan déchaîné, la Belgique demeure seule comme une zone de calme. Applaudi par le jeune Parlement, le député Delfosse en donne très justement la raison ; « Pour faire le tour du monde, s'écrie-t-il, la Liberté n'a plus besoin de passer par la Belgique." Léopold peut écrire à Thiers : « Le beau de l'affaire, c'est que notre Constitution, considérée par la presque totalité des vieux gouvernements comme une espèce de folie politique, devient à présent le modèle pour une masse de nouvelles constitutions. » Et voici, piquante revanche pour ces audacieux novateurs, que le vieux Metternich, le chef d'orchestre de la Sainte Alliance, qui tenait naguère la Belgique pour un foyer d'anarchie, est trop heureux, lorsqu'il doit s'enfuir de Vienne, de solliciter la permission de venir réfugier « comme dans le pays le plus tranquille du Continent. »
De telles leçons ne seront jamais perdues pour Auguste Beernaert. Mais, en ce moment, il est à ses études et ne laisse point distraire. Il passe avec la plus grande distinction ses examens de docteur en droit. Puis, ses diplômes conquis, il se présente au concours universitaire où il obtient une bourse de voyage. Muni de ce viatique, il entreprend une enquête sur l'enseignement des sciences juridiques en France et en Allemagne, ce qui lui permettra de compléter le bagage de ses connaissances personnelles, tout en procédant à une étude critique et comparative des méthodes (page 28) universitaires qui sont en vigueur dans les deux grands pays voisins, l'un latin, l'autre germanique, dont la Belgique n'a jamais cessé de subir le double courant d'influence, sauf à le combiner dans son propre fond.
Le rapport qu'il adresse, le 30 octobre 1853, au ministre de l'Intérieur expose la méthode qu'il a suivie dans cette enquête qu'il n'a commencée, ajoute-t-il, qu'avec une juste défiance de lui-même : « Il m'a paru qu'il valait mieux étudier d'une manière complète quelques établissements que d'en visiter superficiellement un plus grand nombre. J'ai passé un an environ à Paris, un semestre à Berlin et à Heidelberg. J'ai visité quelques autres villes d'universités : Halle, Leipzig, Strasbourg, mais sans y séjourner. »
Plus d'une de ses remarques sur les méthodes d'enseignement des universités conserve sa pertinence : Alors que tout a progressé dans la science, observe-t-il, ces méthodes sont demeurées les mêmes depuis longtemps. Le professeur enseigne, l'élève est réduit au rôle passif d'auditeur et profite des leçons s'il le veut ou s'il le peut.
Voici comment il décrit le système d'enseignement du droit qu'il a vu pratiquer à Paris : « Aujourd'hui, à Paris, le professeur est entièrement étranger à ses élèves : il ne les connaît pas ; il ignore s’ils assistent à ses leçons, s'ils le comprennent, s'ils en profitent ; il n'a aucun moyen de s'assurer de leur assiduité et de leurs progrès. De leur côté, les étudiants fréquentent les cours fort irrégulièrement ; il en est peu qui prennent des notes, moins encore qui étudient. On travaille seulement quand vient l'époque des examens et en vue de ces examens. Si les conditions matérielles du travail n'étaient pas plus satisfaisantes au Moyen âge, du moins l'enseignement mieux alors de développer l'esprit des étudiants et de les intéresser à la science. L'on croyait que le meilleur moyen d'y parvenir était de les faire travailler par eux-mêmes et de les exciter par leur réciproque émulation. L'enseignement prenait souvent la forme du dialogue, et les élèves et les professeurs y jouaient (page 29) un rôle également actif. De là, ces thèses, ces disputes, ces colloques, ces argumentations dont les règlements des universités d'alors sont remplis. C’était, au moins en principe, l'ancienne méthode socratique : les écoles de l'Antiquité l'avaient transmise aux écoles ecclésiastiques, et les premières universités l'avaient à leur tour empruntée de celles-ci en la modifiant. »
Son mémoire sur une conclusion de modestie où l'on reconnait le style du temps : « Telles sont, M. le ministre, les observations que j'ai recueillies dans le cours de mon voyage. Je ne me fais aucune illusion sur leur mérite et je ne me flatte guère d'avoir vu quelque chose d'important qui n'eût été remarqué avant moi. Mais si vous voulez bien tenir compte du soin et de la conscience que j’ai mis à mon travail, j'espère, M. le ministre, que vous ne le trouverez pas indigne de votre approbation. »