(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)
(page 48) Curieuse et forte personnalité que celle de l'homme d'Etat appelé à constituer et à présider ce nouveau - et ultime - cabinet libéral, et qui, jusque au printemps de 1884, où l'existence de ce ministère devait s'achever en débâcle, incarna son esprit et orchestra toute son activité.
Fils d'un employé subalterne de la loge maçonnique de Liége, Walthère Frère s'était acquis rapidement, grâce à ses brillantes qualités et à de bonnes études, une situation pleine de promesses au Barreau de sa cité natale, lorsqu'un riche mariage l'avait allié à une famille notable dont le nom resta dès lors inséparable du sien. Dégagé des soucis questuaires, il s'était voué tout entier à la vie politique et, depuis son début au fameux Congrès libéral de 1846, son rôle n'avait fait qu'y grandir.
En l'année 1878, lorsque le succès électoral ramène son parti au pouvoir, Frère-Orban est dans toute la force de l'âge et au pinacle de sa renommée. A elle seule, sa physionomie révèle son caractère. Le front haut que couronne la flamme d'un toupet à la Royer-Collard, l'œil dominateur, le menton glabre et bien planté, la bouche autoritaire, il a conscience de sa (page 49) valeur et n'entend pas qu'elle soit méconnue par personne. Quand il se dresse à son banc ministériel, sa parole assurée commande à tous le silence et, sans cesser d'être jamais précise, elle atteint aisément à la haute éloquence. Il a le sarcasme vengeur et la riposte en coup de fouet. Son habitude des travaux et des débats parlementaires, l'expérience que lui ont apportée déjà dix-huit années de vie gouvernementale suffiraient à justifier ses façons de chef. Amis comme adversaires y sont accoutumés ou s'y résignent. Ils s'en consolent à l'occasion en l'appelant le « Jupiter olympien ».
Frère-Orban a savamment composé son équipe. Son premier lieutenant est Jules Bara, qui reprend le ministère de la Justice qu'il a déjà occupé de 1865 à 1870. Chez celui-ci, aucune morgue, nulle prétention au décorum. Haut en couleurs, les cheveux noirs et plats, le regard pétillant derrière le pince-nez en bataille, il est de prime-saut, gouailleur et bon garçon. Si on ne le savait tournaisien cent pour cent, on le prendrait pour un enfant de la Canebière ou du Languedoc. Au surplus, plaideur et dialecticien consommé, instruit à merveille des lois et de la jurisprudence et habile comme pas un à retourner l'adversaire sur le gril.
Aux côtés de ce collègue à la poignée de mains facile et au tempérament explosif, de grands bourgeois, comme le sont Charles Graux, Rolin-Jacquemyns et Sainctelette, respectivement ministres des Finances, de l'Intérieur et des Travaux publics, ont un moindre dynamisme et, par contraste, leur discrétion naturelle leur donne presque un air distant. Ce sont des « doctrinaires du type classique, dont le mérite est à la hauteur de leurs fonctions, mais qui ne connaissent pas et ne recherchent guère, comme « le fieu Bara », l'encens un peu épais de la popularité.
Est-ce pour équilibrer un tel dosage que Frère-Orban a choisi, afin de diriger le nouveau ministère de l'Instruction publique (cette création annonce à elle seule le programme de ce cabinet de 1878), un avocat (page 50) bruxellois du « bas de la ville » M. Pierre, dit Pitje, Van Humbeek, dont le personnage et la culture n'ont rien de raffiné, mais qui jouit d'une incontestable faveur dans les cénacles anticléricaux de la capitale où se recrutent nombre d'officiers de la garde civique et d'orateurs des convents maçonniques ? Ce ministre débutant, qui devra porter le poids du projet de loi sur l'enseignement primaire, c'est-à-dire de la réforme la plus importante et hardie que le cabinet Frère-Orban eût inscrite à son programme, a donné la mesure de ses idées et de son style dans un discours sensationnel qu'il a prononcé à Anvers en 1864, à l'occasion d'un grand Convent des Loges :
« Un cadavre est sur le monde, a-t-il déclaré avec emphase. Il barre la route du progrès. Ce cadavre du passé, pour l'appeler par son nom, carrément, c'est le catholicisme. »
Cette offensive à la Homais contre des croyances qui tiennent au cœur du peuple belge, comment n'en reconnaîtrait-on pas et n'en dénoncerait-on pas un écho dans le projet de loi que le nouveau cabinet, à peine entré en fonctions, soumet à l'examen et à l'approbation des Chambres ?
D'un trait de plume, ce projet exclut la religion du programme de l'enseignement primaire officiel. Supprimant la faculté que la loi de 1842, née d'un accord transactionnel entre les partis, avait octroyée aux administrations locales d'adopter des écoles libres, - faculté qui avait eu pour effet que, dans de très nombreuses localités, l'école congréganiste était devenue la seule école publique, - le projet nouveau impose à chaque commune, à toute ville et à tout village, quelle que soit son importance, une école neutre et laïque qui dépendra directement de l'Etat. Une seule concession est faite aux convictions des familles : sur la demande des parents, les enfants auront licence de suivre à l'école, mais en dehors du temps de classe, un cours de religion qui pourra être donné, une demi-heure (page 51) par jour, par le ministre du culte ou son délégué. De plus, l'Etat se réserve le monopole de l’enseignement normal.
A quelles considérations le cabinet de 1878 avait-il obéi en s'engageant dans une réforme aussi audacieuse ? Pourquoi s'était-il exposé à affronter aussi délibérément l'opposition certaine du clergé et des croyants et à méconnaître du même coup l'autonomie qu'une antique tradition nationale attribuait aux communes ?
Nul doute qu'un des motifs qui déterminèrent Frère-Orban à bouleverser ainsi le régime légal de 1842, dont un ministre libéral, Jean-Baptiste Nothomb, avait pris l'initiative, s'inspirait du souci de consolider l'union de son parti. Au sein du parti libéral, les querelles intestines étaient aigries depuis quelques années entre doctrinaires et radicaux. Alimentées par des divergences de tempéraments et des rivalités de personnes, ces querelles mettaient fréquemment aux prises, et surtout à Bruxelles, des libéraux de deux écoles : les uns, qu'on appelait les doctrinaires, demeurés fidèles à leurs anciennes conceptions de la vieille observance, enfermés dans un égoïsme social inconscient, très férus, comme ils l'eussent été d'un droit naturel, des solides avantages que l'individualisme assurait à la bourgeoisie possédante ; les autres, qui se qualifiaient de progressistes, représentants d'une génération nouvelle, plus attentifs aux mouvements de l'âme populaire, et dont les idées et les méthodes se rapprochaient beaucoup de celles qui triomphaient à là même heure dans la politique française avec l'apogée d'un Gambetta. Entre ces doctrinaires et ces radicaux, les surfaces de friction étaient nombreuses, qu'il s'agit de l'extension du droit de suffrage, ou du service militaire, ou du système des impôts, ou de l'intervention de la loi pour la protection des ouvriers.
Une seule plate-forme les trouvait unanimes : celle de l'anticléricalisme. Pour les uns et les autres, l'adversaire commun, c'était cette « théocratie » envahissante qui usait largement pour elle-même des libertés modernes, tout en condamnant et (page 52) en sapant le principe même de ces libertés. L'ennemi à vaincre, c’était cette « arrogance sacerdotale » qui dénonçait, du haut de la chaire, le divorce et les enterrements civils et qui prétendait dicter aux citoyens, non seulement leurs lectures, mais leurs bulletins de vote. En proposant à sa majorité parlementaire de laïciser l'enseignement primaire, le nouveau cabinet avait ainsi toutes les chances de grouper étroitement autour de lui les deux fractions de cette majorité.
En même temps, et cette fois devant l'opinion publique la moins sectaire, il pouvait revendiquer l'honneur de protéger l'esprit de nos institutions en empêchant que, dans d'innombrables écoles abandonnées à l'invasion des congrégations enseignantes, les nouvelles générations ne fussent façonnées de plus en plus suivant la doctrine réactionnaire des encycliques pontificales.
Par une curieuse conjoncture, il advint toutefois qu'au moment même où cette œuvre de défense constitutionnelle était ainsi entreprise par le cabinet Frère-Orban, les événements lui avaient enlevé déjà une raison d'être qui pouvait apparaître comme sa justification ou son excuse. En effet, au lendemain des élections de juin 1878, une réunion avait été convoquée par le chevalier de Moreau en son château d'Andoy, au cours de laquelle les leaders de la droite avaient recherché les causes de leur échec. Beernaert assistait à cette délibération, ainsi que Victor Jacobs et Charles Woeste, qui y fait allusion dans ses Mémoires.
Tous s'accordèrent à reconnaître le tort considérable fait aux candidats de leur parti par les critiques ou les attaques que plusieurs journaux catholiques dirigeaient contre les principes constitutionnels. Sous l'influence de M. de Hemptinne et de quelques autres ultras, le Bien Public de Gand avait l'habitude, mais non le monopole, de ces attaques, la Gazette de Liége, l'Ami de l'Ordre qui paraissait à Namur et le Courrier de l’Escaut publié à Tournai ne s'en faisaient pas faute et passaient pour obéir respectivement aux inspirations de Mgr de Montpellier, évêque de Liége, de Mgr Gravez, évêque de Namur et de Mgr Dumont, (page 53) évêque de Tournai.
Commentées et exploitées par l'adversaire, de telles attaques accréditaient l'idée que seuls, les libéraux étaient à même de défendre efficacement au gouvernement les libertés publiques. Le « caucus » d'Andoy fut suivi d'une assemblée plénière des sénateurs et des députés catholiques, et ceux-ci décidèrent d'envoyer au Saint-Siège, par l'intermédiaire de Mgr Séraphin Vannutelli, le nonce apostolique à Bruxelles, une note exposant leur point de vue et insistant sur la distinction fameuse entre la thèse et l'hypothèse. Or, depuis quelques mois, Pie IX avait été remplacé sur le trône pontifical par le pape Léon XIII, qui connaissait personnellement fort bien le problème des libertés en Belgique, puisqu'il y avait lui-même exercé naguère les fonctions de nonce apostolique.
Beernaert fit mieux que de participer à ces deux délibérations et d'y plaider la cause de la sagesse. Il se rendit à Rome et fut reçu par le nouveau Pontife. Non seulement Léon XIII lui répondit que les divisions suscitées par la presse catholique étaient un mal et qu'il désapprouvait les attaques contre la Constitution belge, mais il fit bientôt au ministre belge, officiellement accrédité au Vatican, les déclarations les plus rassurantes dans le même sens et il envoya aux évêques de Belgique des instructions qui recommandaient en termes non équivoques le respect constant de nos institutions.
Dans ces conditions, le projet de réforme scolaire ne pouvait plus se prévaloir d'un argument de défense constitutionnelle. Il n'en fut pas moins déposé, et les discussions auxquelles il donna lieu dans les sections de la Chambre, puis en séance publique, mirent en jeu toutes les passions ardentes que devait exciter un problème aussi grave que délicat. Le débat rebondit au Sénat où l'on entendit le président de l'assemblée, le prince de Ligne, qui faisait partie de la gauche, combattre le projet gouvernemental en un bref et sévère discours dont un proche avenir devait démontrer toute la clairvoyance. Il y déclarait la loi « inopportune et dangereuse », il annonçait que, si elle (page 54) était votée, elle diviserait les Belges en guelfes et gibelins. Bientôt, il renonça à son fauteuil présidentiel.
A la Chambre, la loi avait été votée par 67 oui contre 60 non et l'abstention d'Eudore Pirmez. Au Sénat, elle ne rallia que 33 voix contre 31 et la presse catholique ne manqua pas de remarquer que la voix qui avait fait pencher la balance était celle de M. Boyaval, sénateur libéral pour Bruges, élu lui-même dans sa circonscription à une seule voix de majorité.
Quelques jours plus tard, signée par le roi, elle entrait en vigueur, et le gouvernement et ses agents s'empressaient d'imposer à chacune des deux mille six cents communes du pays au moins une école neutre et laïque.
Les débats de la loi avaient été orageux, mais son exécution déchaîna la tempête. Le 1er septembre 1879, l'épiscopat belge donna des instructions au clergé. Par leur rigueur, elles rappelaient ces temps du Moyen âge où le pontife-roi Lançait du Janicule une foudre bénie. Elles comportaient non seulement la prohibition en masse contre les écoles officielles, qualifiées désormais d'écoles sans Dieu, nuais aussi le refus des sacrements, tant pour les instituteurs et les institutrices qui continueraient d'y enseigner, que pour les parents qui y enverraient leurs enfants.
Les parlementaires de droite furent effrayés des réactions que ces terribles coups de crosse allaient provoquer. Restant sur le plan politique qui était le leur, ils craignaient un choc en retour qui eût jeté dans le camp libéral une masse de citoyens d'esprit modéré, tout disposés à faire instruire leurs enfants dans une atmosphère religieuse, mais réfractaires à des sanctions aussi graves infligées à des personnes ou à des familles dont le droit constitutionnel était incontestable. Ils ne manquèrent point, et Malou tout le premier, de faire part aux évêques de leur sentiment.
(page 55) De son côté, le nonce apostolique jugeait lui aussi, semble-t-il, que l'intransigeance de ces condamnations outrepassait la mesure de la prudence. Que de cruels problèmes elles suscitaient ! Que de drames intimes et souvent déchirants ! Quelle alternative pour les maîtres et maîtresses d'écoles acculés, sous peine d'être exclus de la société des fidèles, au sacrifice de la profession qu'ils exerçaient loyalement et qui était leur gagne-pain ! Quels troubles de conscience pour maintes familles croyantes, dont le père était fonctionnaire ou agent des pouvoirs publics et qui, à ce titre, était obligé, ou se croyait obligé, d'envoyer ses enfants à l'école officielle ! Mais ce fut à peine si, dans l'application des décisions qu'il avait prises, l’épiscopat consentit à en relâcher quelque peu la rigueur pour les cas qui lui parurent les plus intéressants.
Au recul des années, on comprend mieux cette extrême sévérité de l'épiscopat qui, tout compte fait, eut pour résultat la faillite de la loi nouvelle en attendant son abolition. Cette sévérité trouvait son explication dans l'étendue et la profondeur du mal que les évêques redoutaient et que leur énergie put ainsi conjurer. Dans leurs vues qui portaient au loin, la déchristianisation des masses, l'ébranlement des disciplines traditionnelles et des vertus familiales, la dénatalité et ses conséquences néfastes, devaient suivre quelque jour la généralisation d'un enseignement d'où toute idée religieuse serait exclue et qui menaçait, - l'expérience française devait le prouver - de dresser contre l'Eglise un corps enseignant animé d'un dangereux prosélytisme de bouleversement social.
Ainsi condamnées par le clergé, les nouvelles écoles officielles, en dépit des installations confortables et des faveurs de tout genre dont les dotait l'autorité publique, ne se remplissaient point d'élèves. Beaucoup d'entre elles étaient même complètement vides. En face de ces beaux bâtiments scolaires tout neufs et déserts, des écoles libres surgissaient partout, dans des locaux de fortune, entretenues par la générosité (page 57) des catholiques. Ces écoles libres, pour la plupart confiées à des religieux ou à des religieuses et qui ne comptaient en 1878 que 13,01 % de la population scolaire du pays, en groupaient 63,50 % dès la fin de l'an 1879, avec 560.380 élèves contre 333.501 inscrits dans les écoles officielles. Dans le même temps, 1340 membres du personnel enseignant passaient aux écoles libres.
Le fiasco de la loi était patent. Chaque jour, cette lutte scolaire, attisée par la presse des deux partis, faisait surgir de nouveaux incidents. Le 5 juin 1880, Frère-Orban, irrité de l'attitude de la Cour de Rome qui refusait d'intervenir publiquement pour recommander la modération aux évêques, enjoignit au ministre de Belgique auprès du Saint-Siège de quitter son poste. Cette rupture des relations diplomatiques avec Rome allait creuser plus profondément encore le fossé entre catholiques et libéraux. La prédiction du prince de Ligne se réalisait.
En mars 1880, croyant se procurer de nouvelles armes pour la campagne où il s'était engagé, le gouvernement appuya et fit voter par les Chambres le projet d'une Enquête parlementaire, déposé par M. Neujean. Son rôle principal était de rechercher par quels moyens les catholiques avaient amené à leurs écoles la majorité de la population scolaire. Des parlementaires de gauche, investis de pouvoirs spéciaux, se transportèrent dans tout le pays, citant à leur barre curés et vicaires, bourgmestres, instituteurs et pères de famille, cherchant à grossir ainsi le dossier d'un vaste réquisitoire contre le clergé et ceux qui le secondaient. Les journaux catholiques ne manquèrent pas de souligner tout ce qui, dans ces pérégrinations inquisitoriales, prêtait à l'odieux ou au ridicule. La droite prétendit connaître le chiffre des dépenses de l'enquête, et comme le gouvernement refusait de le lui communiquer, elle se le procura à la Cour des comptes, puis le publia en glosant sur l'emploi des 750.000 francs que cette entreprise avait coûté. « La division est partout, écrit Pirenne en évoquant (page 57) cette époque, au sein des familles, dans la vie sociale, jusque dans le choix des fournisseurs. La clientèle des médecins, des pharmaciens, des épiciers, dépend de l'opinion qu'ils professent. »
La fièvre qui montait toujours atteignit son paroxysme à l'approche des élections législatives de 1884. Les partis en présence aiguisaient leurs flèches et les empoisonnaient parfois. La droite dirigeait à la fois ses batteries contre la « loi de malheur » et les « graux impôts » que le gouvernement avait réclamés pour faire face à un déficit budgétaire que les dépenses scolaires avaient aggravé d'année en année.
Dans l'organisation de la campagne électorale, le rôle personnel de Beernaert devait être prépondérant. Déjà président de l'Association conservatrice de Bruxelles, il fut appelé aussi à la présidence de la Fédération des cercles catholiques. En cette qualité, il donna le signal du branle-bas par un discours qu'il prononça à Marche et qui fit sensation. Après y avoir fait le procès du cabinet Frère-Orban, il annonçait l'avènement d'un prochain gouvernement réparateur dont il esquissa le programme, bien fait pour rallier nombre de gens sages lassés d'une aussi longue et furieuse querelle. De ce programme, ils retinrent surtout cette déclaration à laquelle l'esprit de son auteur donnait à lui seul un large crédit de sincérité : « Nous étonnerons le monde par notre modération. »
L'arrondissement de Bruxelles devait nécessairement peser d'un grand poids dans la balance électorale. Au cœur même du pays, cette circonscription, la plus importante du royaume, désignait à elle seule seize députés, et si les cantons ruraux qui encerclaient la capitale étaient à peu près acquis aux idées conservatrices, en revanche, Bruxelles même et ses faubourgs, qui l'emportaient de beaucoup sur cette banlieue par le chiffre de leur population, appartenaient traditionnellement aux libéraux et ceux-ci considéraient leur maîtrise sur ce fief comme assez solide pour s'y livrer entre doctrinaires et radicaux à de constantes guérillas.
(page 58) Sous le nom de « Nationaux-Indépendants », des notables qui, jusqu'alors étaient demeurés à l'écart des compétitions du forum, décidèrent d'entrer en lice. Le comte Adrien d'Oultremont était un des coryphées de ce groupe nouveau. Au nom de l'Association catholique de Bruxelles, Beernaert se mit en rapport avec lui. Une liste commune fut dressée qui comprenait les noms de personnalités connues dans le monde de l'aristocratie, des professions libérales, de l'industrie et du commerce.
Accueillie d'abord par les sarcasmes de la presse libérale, cette liste sut plaire à la masse flottante par son aspect de nouveauté et l’attention spéciale qu'elle promettait à la défense des intérêts matériels. Elle trouva d'ardents supporters chez les jeunes gardes catholiques et, en dépit des outrances de sa polémique, la campagne que menait en sa faveur un journal de fondation récente : Le Patriote, aida à sa popularité.
Le dimanche 10 juin, auquel était fixée la date du scrutin, fut en son genre une journée épique. Partout bluets s'opposaient aux coquelicots. Partout le Chant des Gueux répondait au Lion des Flandres. Tous les véhicules étaient réquisitionnés par les militants des partis pour amener aux bureaux de vote, avant la fermeture des urnes, les électeurs qui ne s'étaient pas présentés au premier appel de leur nom. On arrachait les malades de leur lit afin de ne pas perdre une voix.
A Bruxelles, dès le premier tour, la liste des Indépendants nationaux alliés aux conservateurs s'assura la majorité et, sans ballottage, ses seize candidats passèrent haut la main. A la salle Marugg, où siégeait l'Association catholique, les résultats des bureaux de vote, proclamés par le zélé secrétaire, M. Honoré Dewinde, étaient accueillis avec une allégresse frénétique. Lorsque Beernaert parut à la tribune, ce fut du délire. Comme on lui jetait des fleurs par brassées, il eut ce mot charmant : « Vous nous apportez des fleurs. Nous vous rendrons des fruits. »
Les nouvelles des provinces n'étaient pas moins exaltantes. Dans l'ensemble des arrondissements soumis à réélection, (page 59) sur les vingt-neuf députés sortants appartenant à la gauche, deux seulement : ceux d'Arlon et de Virton surnageaient au naufrage. Dans une Chambre qui comptait à ce moment 138 députés, la journée assurait à la droite une majorité de 34 voix, inaugurant pour elle une période de plus de trente ans pendant laquelle elle devait être seule à assumer la direction des affaires publiques.
Ainsi était balayé du pouvoir un grand parti victime de l'erreur qu'il avait commise lorsque, cherchant à atteindre l'influence religieuse dans la formation de l'enfance, il avait méconnu en une de ses traditions foncières le « sens du pays ».