(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)
(page 78) A peine la solution donnée au problème scolaire par la modération du nouveau cabinet eût-elle amené un calme relatif dans la vie politique du pays, qu'un nouvel orage se déchaîna bientôt en ouragan. On apprit tout à coup, en juin 1886, que dans les régions industrielles du pays de Liége et surtout du Hainaut, des ouvriers, d'abord par centaines, puis par milliers, abandonnaient leur travail et se formaient en bandes compactes. Dans le sillage des drapeaux rouges, s'excitant les uns les autres par des chants et des clameurs révolutionnaires, ces grévistes allaient, en rangs serrés, d'usine en usine, de charbonnage en charbonnage, de verrerie en verrerie, faisant arrêter les machines, molestant les ingénieurs et les contremaîtres, proférant des revendications et des menaces. Les autorités locales qui avaient voulu s'interposer avaient été bientôt débordées. Il ne s’agissait plus d'une de ces émeutes tapageuses, mais sans grande profondeur, auxquelles le traditionnel « à bas la calotte » servait de cri de ralliement et dont quelques villes offraient périodiquement le spectacle, surtout au moment des élections. Cette fois, les visages étaient sombres et farouches. Se mêlant aux cortèges, des femmes hurlaient leur misère et réclamaient du pain. Des voies de fait de toute nature, des commencements (page 78) de pillages et d'incendies faisaient redouter une jacquerie générale.
A Bruxelles, l'émotion fut grande. Face au péril, le gouvernement prit aussitôt des mesures énergiques pour rétablir l'ordre. La gendarmerie, puis des forces militaires furent appelées à la rescousse sous le commandement du général van der Smissen, vieil officier qui avait participé à l'expédition du Mexique et était connu pour avoir la poigne rude. Au bout de quelques jours, le mouvement d'insurrection fut contenu et réprimé.
Dans les journaux de droite ou de gauche, dans tous les groupes de la classe dite dirigeante, nombreux étaient les hommes à courte vue qui se bornaient à imputer à des « meneurs » la responsabilité de ces violences, Le parti ouvrier ou socialiste, qui commençait à s'organiser et se réclamait de la Commune de Paris, était tenu pour le vrai coupable de cette fièvre contagieuse que ses manifestes et ses harangues avaient excitée et envenimée. C’était à ces docteurs et à ces artisans de la révolte qu'il fallait s’en prendre ! Des lois pénales plus sévères, le renforcement de la police et de la gendarmerie, tels étaient les remèdes que maints doctrinaires et maints conservateurs postulaient d'urgence comme les seuls moyens de rassurer les travailleurs paisibles et d'empêcher le retour de ces scènes révolutionnaires, par lesquelles l'essor économique du pays risquait d'être compromis...
Mais Beernaert vit plus clair. Il ne crut pas qu'il suffisait de réprimer ces désordres, ni d'en punir les fauteurs. Sous le péril social, il avait discerné le mal social, c'est-à-dire les misères et les injustices dont ces troubles n'étaient qu'un accident et qu'une conséquence. Il avait senti tout ce que la stricte doctrine manchestérienne comportait de faux et de dangereux en permettant au machinisme et à la libre concurrence d'aboutir en fait à une véritable exploitation de la main-d'œuvre. Il avait compris toute l'erreur commise par la Révolution française lorsqu'elle avait enlevé aux travailleurs les moyens de s'organiser (page 80) professionnellement. Son cœur naturellement généreux répugnait à une conception purement matérialiste de l'existence, qui rend illusoire la fraternité des hommes, liés par la communauté de leurs âmes dans une même origine et une même fin.
Tout d'abord, avec le concours de M. de Moreau, ministre des Travaux publics, à qui les idées et les méthodes de Le Play étaient familières, il fit procéder à une vaste enquête sur le Travail. Celle-ci prit une grande ampleur et mit en lumière de nombreux et graves abus. S'appuyant sur les conclusions de cette enquête, le gouvernement organisa tout d'abord. une inspection officielle du Travail. Puis il prit l'initiative d'une série de lois qui rompirent hardiment avec les théories du laisser-faire laisser-passer, qui avaient dominé jusqu'alors dans les sphères officielles.
Déjà en 1878, lors de son premier passage aux Travaux publics, Beernaert avait cherché, mais sans succès, à faire interdire par la loi le travail souterrain de la mine aux enfants de moins de quatorze ans. En 1886, il ne s'agissait plus d'un remède aussi anodin.
Le discours du Trône du 9 novembre annonça tout un programme de mesures législatives et administratives, qui marquaient un changement très net dans l'orientation sociale : encouragements à la libre formation de groupes professionnels, création de conseils de conciliation et d'arbitrage, réglementation du travail des femmes et des enfants, répression du truck- système et défense de payer désormais les salaires dans les débits de boissons, insaisissabilité et incessibilité des salaires, construction d'habitations ouvrières, développement des institutions de prévoyance, de secours, d'assurance et de pensions, répression de l'ivresse publique et de l'immoralité.
A relire aujourd'hui Ce discours du Trône, on constate l'erreur commise par ceux qui font dater de la révision constitutionnelle de 1893 et des modifications qu'elle entraîna dans la composition du (page 81) Parlement, l'ère de l'intervention de la loi dans les rapports entre le capital et le travail. Assurément, l'élargissement des bases de l'électorat et la poussée démocratique qui s'ensuivit, aussi bien dans les milieux de droite que de gauche, devaient amortir sensiblement la résistance que cette politique interventionniste suscitait dans un Parlement censitaire. Mais toutes les considérations d'humanité et de justice qui constituent la raison d'être d'une telle politique se découvrent déjà clairement dans ce programme de réformes sociales que Beernaert présentait ainsi au Parlement, et auquel il donnait pour base solide la grande enquête sur le Travail à laquelle il venait de faire procéder.
Ce programme généreux autant qu'il était opportun ne devait pas demeurer à l'état de lettre morte. Dès cette session de 1886-1887, nous voyons sortir de terre pour s'élever rapidement tout cet édifice de réformes législatives, ce code du Travail - ainsi qu'on l'a appelé - où les ouvriers devaient trouver une protection efficace contre les abus de la concurrence et contre les infortunes du sort.
Cette nouvelle politique sociale, Beernaert, avec sa sagesse naturelle, en avait calculé les conséquences et marqué les limites. Connaissant l'âme humaine, il ne songeait pas entraver plus que de raison les libres initiatives individuelles qui demeurent, comme la propriété privée, un merveilleux facteur d'émulation et de progrès. Doué d'une vision réaliste des choses, il ne se leurrait pas de l'illusion que la loi pourrait empêcher le développement du machinisme d'attirer de plus en plus les campagnards à la ville, mais, pour les empêcher de devenir ainsi des déracinés, victimes des taudis et des cabarets, il s'attacha à un double moyen : multiplier les lignes vicinales et les abonnements ouvriers, pour permettre aux travailleurs des usines de retrouver chaque soir leur village et leur foyer ; en même temps, encourager de toutes ses forces (ce fut son œuvre de prédilection) la création des habitations et des logements à bon marché.
(page 82) D'autre part, administrateur vigilant des finances publiques, il n'ignorait pas que la protection légale des travailleurs coûte cher et qu'elle risque de se retourner contre ceux-là mêmes dont elle veut sauvegarder les intérêts si les dépenses publiques et les charges privées qu'elle entraîne viennent à compromettre l'équilibre du budget, la stabilité de la monnaie et la productivité de l'industrie. Les lois ouvrières votées sous le ministère Beernaert concilient ainsi l'audace et la prudence. L'évolution qu'elles ont déterminée trouva, dès 1891, sa confirmation ainsi qu'un solennel encouragement dans l'Encyclique Rerum Novarum, dont l'influence ne fut peut-être nulle part plus sensible qu'en Belgique.
Au lendemain de la révision constitutionnelle de 1893, l'entrée au Parlement des socialistes et des catholiques sociaux ou démocrates-chrétiens et leur action persévérante devaient beaucoup contribuer à perfectionner ces premières réformes et à les compléter peu à peu. Après la retraite ministérielle de Beernaert, son successeur à la tête du gouvernement, Jules de Burlet, eut l'heureuse idée de créer un ministère de l'Industrie et du Travail et d'appeler à sa direction un homme d'esprit novateur, M. Albert Nyssens, qui s'appliqua à organiser l'inspection du travail, à développer l'enseignement professionnel, à multiplier les mutualités et les sociétés d'habitations ouvrières en s'attachant toujours de préférence au système de la liberté subventionnée. Les années suivantes virent éclore d'autres lois sociales : sur les unions professionnelles, sur le repos dominical, sur l'assurance obligatoire contre les accidents du travail, sur les pensions de vieillesse. Cette floraison ne devait d'ailleurs plus s'arrêter. Après la guerre de 1914-1918, elle connut de nouvelles formules, notamment le régime légal des allocations familiales.
Mais quel qu'ait été cet épanouissement, nul ne peut contester qu'il se trouve déjà comme en germe dans les réformes sociales dont Beernaert a pris l'initiative et qu'ainsi le mérite lui revient d'avoir été, dans ce domaine, un véritable précurseur.