Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Léopold Ier, oracle politique de l'Europe (partim)
BUFFIN Camille - CORTI Egon - 1927

BUFFIN Camille - CORTI Egon, Léopold Ier, oracle politique de l’Europe

(Paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)

Chapitre premier. De l'enfance aux fiançailles avec la princesse Charlotte

Enfance de Léopold - La Révolution française - Cobourg, refuge des émigrés - A l'âge de sept ans, le prince prend du service dans l'armée russe - Napoléon et Léopold - Première rencontre du prince avec Metternich - Son rôle dans les guerres contre Napoléon - Ses fiançailles avec la princesse Charlotte, héritière du trône d'Angleterre

(page 13) Quelque difficiles que soient les circonstances dans lesquelles le destin le place, un homme de talent, un homme de génie, surmontera tous les obstacles que lui opposeront l'obscurité de sa naissance, la pauvreté ou les contrariétés du sort. Mais, avant de vaincre la mauvaise fortune, avant de prendre son envolée vers la gloire, il livrera de rudes combats et perdra beaucoup du temps et du travail qu'il aurait déjà dû consacrer à son œuvre. Au contraire, pendant les périodes révolutionnaires, où l'espèce humaine s'abandonne tout à coup au désordre, où les sociétés se bouleversent, où les trônes s'élèvent ou s'écroulent, les âmes d'élite s'imposent et sont portées naturellement par le cours des événements vers les sphères supérieures.

Léopold, huitième enfant du prince héréditaire François de Saxe-Cobourg-Saalfeld et de la belle princesse Augusta-Sophie de Reuss-Ebersdorff, dépassait par sa naissance la plupart de ses contemporains. N'étant pas héritier du trône, aucune borne ne limitait le champ de son activité. De quelque côté qu'il se tournât, quelle que fût la carrière qu'il embrassât, toutes les portes lui étaient ouvertes et il pouvait compter sur l'aide et sur la protection des puissants de la terre.

Dans sa jeunesse, qui se déroula pendant l'épopée napoléonienne, il reçut une éducation pratique des plus sérieuses aux points de vue militaire, diplomatique et politique. En effet, la chute de l'empire français, obtenue grâce à un déploiement de forces inouï, amena un regroupement de (page 14) l'Europe ct souleva au Congrès de Vienne des problèmes aussi nombreux qu'importants.

Le prince naquit le 16 décembre 1790. A ce moment, la Révolution française bouleversait les Etats et suscitait des luttes qui, pendant vingt-cinq ans, entravèrent tout développement industriel et commercial. Cette époque troublée, excellent terrain de culture pour les natures d'élite, entraîna la déchéance et la ruine des nobles, qui, durant des siècles, avaient joui de privilèges héréditaires et de biens seigneuriaux. Victimes innocentes des fautes de leurs ancêtres, ils tombèrent sous le couperet de la guillotine.

Un grand nombre de fugitifs envahirent la Thuringe et l'Allemagne centrale, chassés de France, d'Alsace et des Pays-Bas par l'armée des sans-culottes, qui s'avançait en Belgique, diffusant des théories égalitaires. Beaucoup de seigneurs se réfugièrent à la petite Cour cobourgeoise, où grandissait Léopold, et ces gens, jadis si orgueilleux, en étaient réduits à implorer la charité. François, père de Léopold, gouvernait le duché depuis 1801. Il secourut ces malheureux. Partout, du reste, les violences de la Révolution causaient une véritable stupeur, autant par la chute des grands que par la destruction de multiples existences obscures. Ces perturbations eurent une influence particulière sur le cœur et sur l'esprit du jeune Léopold, qui subissait le contre-coup d'événements dont il ne comprenait ni les causes ni les conséquences.

La carrière éblouissante de Napoléon Bonaparte, l'astre brillant de l'Europe, ses victoires comme général républicain, ses décisions énergiques comme premier consul, enfin son avènement à l'empire, surprenaient cet adolescent de quatorze ans, apparenté aux familles régnantes et témoin des misères causées par les excès révolutionnaires. Ses sentiments les plus sacrés étaient froissés par les théories nouvelles et dès ce moment naquit son hostilité contre Napoléon, qui se transmit plus tard à Napoléon III.

Deux sœurs de Léopold étaient mariées : l'une, Julie, au grand-duc Constantin de Russie, l'autre Antoinette au (page 15) duc Alexandre de Wurtemberg, général dans l'armée russe. Son frère aîné, Ernest de Saxe-Cobourg, résidait à Berlin, à la cour de Frédéric-Guillaume III, son autre frère Ferdinand était officier autrichien. Il sembla naturel au duc de Cobourg d'utiliser l'influence de Constantin et de placer Léopold dans l'armée russe. Sa carrière y fut étonnamment brillante. Le 7 mai 1797, à l'âge de sept ans, il fut nommé capitaine au régiment Izmailowski ; l'année suivante il fut promu colonel et, le 16 mai 1803, transféré comme général au régiment à cheval de la garde.

Général à douze ans, il y avait de quoi s'enorgueillir. Tout au contraire, cette nomination, obtenue sans avoir fait le moindre service, humilia le prince. Il brûlait du désir de prendre part aux grandes guerres qui déchiraient l'Europe. Quand, en 1805, Napoléon, établi à Vienne, se prépara à combattre les troupes des deux empereurs cantonnées à Mâhren, Léopold partit avec son frère Ernest pour l'armée de Moravie. La bataille d'Austerlitz termina promptement la campagne et le prince, après avoir passé quelques jours à Berlin, rentra à Cobourg le 2 février 1806, désolé de n'avoir pas reçu le baptême du feu (Journal du feld-maréchal prince Frédéric Josias, publié par A. von Witzieben, Gotha, 1860). Il se remit à l'étude. Sous la direction des professeurs du collège ducal, il apprit le droit, l'histoire politique, la mécanique, et s'initia aux langues française, anglaise et italienne. Puis, pour se délasser, il étudia le dessin et la musique. Mais la botanique l'intéressait surtout et il n'avait pas de plus grand plaisir que de parcourir les champs et les bois, un herbier sur le dos, à la recherche de plantes pour sa collection (Baron C. Buffin, La jeunesse de Léopold Ier, Bruxelles, 1914, p. 6.)

Ces travaux permirent au prince de traverser, sans trop de souffrance, cette époque d'humiliation pour l'Allemagne.

En 1806, le duché est occupé par les Français. A Cobourg, ils commandent en maîtres. La présence du duc François, gravement malade, de sa femme et de leur fils cadet n'est même point remarquée. Ils en profitent pour se retirer au château de Saalfeld.

(page 16) Sur ces entrefaites, la guerre recommence : l'avant-garde prussienne, placée dans une position désavantageuse, est mise en déroute par l'armée française. Après la bataille, les vainqueurs envahissent la ville et le château de Saalfeld et les détruisent de fond en comble. Le duc rentre à Cobourg où, quoique mourant, il négocie l'accession de son duché à la Confédération du Rhin, ce qui se réalisa quelques jours après sa mort survenue le 9 décembre 1806.

Le prince héritier Ernest étant gravement malade à Kônigsberg, quartier général prussien, ne put revenir à Cobourg ; les Français s'emparèrent du gouvernement du duché, confisquant les biens du duc et de sa famille. Dans sa détresse, la duchesse douairière noua des relations avec les envahisseurs. Sur leurs conseils, elle résolut de rendre visite à Napoléon, alors en Allemagne, et de gagner ainsi sa bienveillance. Humiliation inutile ! Napoléon refusa de la recevoir. Elle écrivit alors au czar pour le prier d'intervenir et, à l'entrevue de Tilsitt, Alexandre obtint de Napoléon qu'Ernest fût remis en possession de ses Etats.

Dès que le duc apprit cette nouvelle, il se rendit à Dresde, où Napoléon venait d'arriver. Il fut accueilli fort aimablement par l'empereur, qui lui promit, en compensation des dommages subis par son duché, une grande partie de l'ancienne principauté de Bayreuth. Par ce semblant de générosité, Napoléon croyait s'assurer la reconnaissance de certains Etats allemands qu'il laissa sous le gouvernement de leurs souverains légitimes.

Lors de son retour à Cobourg, le duc trouva les caisses de l'Etat vides et le pays épuisé par les exigences des commissaires français. Il dut néanmoins lever des impôts et enrôler des soldats pour exécuter ses obligations de membre de la Confédération du Rhin. Puis, inquiet de ne recevoir aucune nouvelle des promesses de Napoléon, il partit pour Paris, accompagné de son frère Léopold, dans les talents diplomatiques duquel il avait grande confiance,

Cette visite des deux princes allemands à la capitale de l'empereur, qui venait d'humilier si profondément leur pays, semble indiquer qu'ils plaçaient leurs intérêts (page 17) particuliers au-dessus de ceux de l'Allemagne vaincue et avilie. Hélas ! Force était de se plier aux circonstances ! Le cœur plein d'amertume, ils en étaient réduits à baiser la main qui, après les avoir abattus, les avait gracieusement relevés dans une intention évidemment dangereuse.

Voici ce qu'on lit à ce propos dans le « Journal de la duchesse Augusta de Saxe-Cobourg », leur mère :

« 11 septembre 1807. M. de Dankelmann est arrivé aujourd'hui de Paris. Ernest doit y aller coûte que coûte. Cela lui servira-t-il ? Non, sans doute. On l'attend et pour quel prince allemand cette attente ne serait-elle pas un ordre ? Ernest désire emmener Léopold. J'y consens, non sans souci : il est encore si jeune... »

Les deux princes arrivèrent à Paris le 14 octobre. Napoléon était absent. Ils furent présentés à l'impératrice et devinrent bientôt des habitués de La Malmaison. Dans une lettre du 26 décembre 1807, Léopold décrit au feld-maréchal de Cobourg, son oncle, sa vie habituelle : « Quoique nous nous couchions vers 2 ou 3 heures du matin, nous nous levons de très bonne heure et recevons ordinairement quelques visites. Vers midi, après une légère collation, nous sortons pour admirer les curiosités de la ville. A 4 heures, nous rentrons à la maison, et vers 5 ou 6 heures, nous soupons. Ensuite, nous nous rendons au théâtre, où l'impératrice a mis gracieusement sa loge à notre disposition. »

Au mois de mars seulement, Napoléon reçoit les princes et renouvelle en termes vagues ses promesses de Dresde. Peu après, il part pour l'Espagne et les Cobourg, fort déçus, regagnent leur capitale. Ce séjour de quelques mois à Paris exerça la meilleure influence sur Léopold, qui avait conservé l'apparence, les manières et les idées d'un hobereau saxon. Non seulement son extérieur, mais aussi son jugement, ses goûts artistiques et littéraires s'affinent. Depuis sa naissance, il n'a entendu que médire de la Révolution, il n'en connaît que les excès. (page 18) Il en voit les résultats. Partout règne une magnifique émulation pour tous les progrès. Le peuple est heureux : son travail est dégagé de toute entrave, il ne paie que peu d'impôts. La terre, devenue libre et morcelée entre des mains laborieuses, a doublé sa production. On a fait justice du gaspillage des fournisseurs, on a assuré le paiement des rentes et des pensions en numéraire, on a créé une caisse d'amortissement et la banque de France ; enfin l'équilibre entre les recettes et les dépenses est établi. Bonaparte visite les manufactures, institue des expositions de produits industriels et des prix pour les machines ; il ouvre le canal de Saint-Quentin, traverse les Alpes par la route du Simplon, réorganise les bibliothèques, les musées et les écoles. Et, bienfait encore plus grand, il promulgue le code civil, établissant une législation unique à la place de coutumes nombreuses et confuses. Quel champ d'études que ces innovations pour le nouveau duc de Cobourg et pour son frère !

En 1808, quand Napoléon et le czar, ainsi que les quatre nouveaux rois de la Confédération du Rhin, se rencontrèrent à Erfurt, Léopold, grâce à l'appui d'Alexandre Ier (Archives de Saint-Pétersbourg ; lettre du prince Léopold à l'empereur Alexandre, de Erfurt le 10 octobre 1808), obtint une nouvelle entrevue avec Napoléon et reçut pour son pays natal une confirmation de sa promesse d'agrandissement de territoire du côté de Bamberg et de Bayreuth. Tous les écrits relatifs à la vie de Léopold parlent brièvement de son séjour à Paris et de sa participation au Congrès d'Erfurt. Disons cependant qu'avant de juger sévèrement l'attitude des souverains de la Confédération du Rhin et la politique des princes cobourgeois, on doit considérer les circonstances tragiques au milieu desquelles ils vivaient et qui justifient jusqu'à un certain point et leur conduite et celle de leur gouvernement.

En tout cas, l'écrasement de l'Allemagne produisit sur le prince Léopold, âgé seulement de vingt et un ans, un changement complet d'attitude. Si, à Paris, il s'était montré d'abord dans l'entourage de Napoléon et s'il fut (page 19) reçu dans l'intimité de l'impératrice Joséphine et de la reine Hortense, à Erfurt, malgré sa demande en faveur de son duché, il manifesta le désir de reprendre du service dans l'armée russe. (Th. Juste, Léopold Ier et Léopold II, Bruxelles, 1878). En effet, quoique le Congrès fut humiliant pour les princes de la Confédération du Rhin, le czar Alexandre y joua un rôle particulier et Napoléon n'obtint pas ce qu'il avait souhaité. Malgré le renouvellement de l'alliance franco-russe, il comprit qu'en Europe continentale son autorité s'arrêtait aux frontières de la Russie.

Léopold, grâce ses relations de famille avec la maison impériale russe, fut aimablement accueilli à Erfurt par le czar. Napoléon le remarqua d'autant plus que lui-même traitait fort cavalièrement les princes allemands. Un jour à une conférence des souverains, il s'oublia jusqu'à crier : « Taisez-vous, roi de Bavière. » Lorsqu'il apprit que le jeune Cobourgeois voulait rentrer dans l'armée russe, il souleva des difficultés, en vertu de l'article 7 de l'acte constitutif de la Confédération du Rhin stipulant qu'aucun prince apanagé d'une maison souveraine ne pouvait prendre de service que dans les Etats confédérés ou alliés de la Confédération. (Archives de Petrograd ; lettre du duc Ernest au czar, Cobourg, 24 novembre 1808.)

On prétend que Napoléon désirait que Léopold s'enrôlât parmi ses troupes. Le roi et, d'après lui Théodore Juste (Th. Juste, ouvrage cité), affirment que l'empereur voulut le nommer son aide de camp, mais que le prince refusa et qu'avec l'aide de l'impératrice Joséphine et de la reine Hortense, il parvint à détourner Napoléon de cette idée. Cette assertion est en complète contradiction avec le Mémorial de Sainte-Hélène. L'empereur y assure que ce fut Léopold qui brigua l'emploi d'aide de camp et que, par suite d'une circonstance quelconque, il ne l'obtint pas (Comte de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, II, p. 411). Napoléon déclare même qu'à l'occasion de la fondation de la Confédération du Rhin, des princes allemands, italiens, espagnols, portugais, (page 20) envahirent les Tuileries, quémandant une charge dans sa Cour, qui avait adopté les formes et l'étiquette du Saint-empire romain.

Le souverain français constate avec satisfaction qu'à cette époque presque toute l'Europe se trouvait représentée aux Tuileries. A ce témoignage s'ajoute celui de Constant, son valet de chambre, dont les pseudo-mémoires ont été rédigés et publiés en 1830 par Villemarest, et qui raconte également que le prince Léopold, ainsi que maint autre prince étranger, avait sollicité vainement diverses distinctions.

Comment expliquer ces contradictions ? Il est possible que la question se soit présentée ainsi : Napoléon voulait inscrire Léopold dans l'armée française, mais celui-ci posa comme condition de servir dans la suite de l'empereur. Cela ne convint pas à Napoléon, qui n'avait pas assez de confiance dans un Allemand pour l'admettre à la Cour, où il aurait pu surprendre des secrets importants. Et comme Léopold ne voulait pas accepter d'autre emploi, le projet aurait échoué. Le rôle joué par Joséphine et par Hortense n'est pas sans intérêt, car les deux souveraines durent être sensibles à la grande beauté du brillant officier. Dans ses « Mémoires sur Joséphine », Mlle Ducret le dépeint ainsi : « Léopold était alors fort jeune, beau et d'une timidité excessive. Son caractère était doux. Le voyant presque tous les jours, je fus à même de juger de la simplicité de ses manières. Il semblait avoir bien plus les qualités d'un bon bourgeois que celles d'un homme appelé à gouverner les autres. » (T. premier, p. 388.)

Napoléon lui-même avoue que c'est le plus bel homme qu'il ait vu aux Tuileries. La reine Hortense (fille de Joséphine et du comte de Beauharnais, mère du futur Napoléon III), séparée de son mari, le roi Louis de Hollande, pour lequel elle n'éprouvait aucune sympathie, pleurait, en mai 1807, la mort presque subite d'un fils adoré. Elle se consola assez vite, en faisant à La Malmaison la connaissance de Léopold, dont la beauté (page 21) la charma. Jeune et inexpérimenté, le prince se laissa séduire par cette femme élégante, victime d'un mariage malheureux. Il s'efforça de lui plaire et ce badinage resta pour chacun un souvenir charmant. Il existe même un portrait de Léopold peint à cette époque par la reine elle-même et qui fait partie de la collection du prince Napoléon.

Le prince revit la reine en 1814, quand les souverains alliés firent leur entrée à Paris et que Napoléon se retira à l'île d'Elbe. Le czar fit une cour assidue à la reine Hortense, restée à Paris, et qui s'assimilait parfaitement au nouvel état de choses. La rusée princesse réussit à captiver Alexandre et obtint par lui ce qui était nécessaire pour assurer son existence et celle de sa famille. (Joseph Turquan, La reine Hortense.) Léopold venait fréquemment chez la reine avec la suite du czar et l'amitié de 1807 fut renouvelée et fortifiée. Plus tard, Hortense raconta souvent à son fils, Louis-Napoléon (le futur Napoléon III), des anecdotes concernant le prince cobourgeois, ne se doutant pas que celui-ci deviendrait un des ennemis acharnés du second empereur des Français.

Après son refus de prendre du service dans l'armée française, Léopold se montra moins souvent dans les salons de Napoléon. Par prudence, il partit même pour l'Italie, quand, au mois de mai 1812, Napoléon convoqua à Dresde les princes allemands, dont le duc de Saxe-Cobourg-Saalfeld, son frère. L'attitude de la Russie devenait hostile et Napoléon préparait contre elle sa campagne fatale. Léopold, dont deux beaux-frères servaient dans l'armée russe et qui entretenait des relations amicales avec le czar, se rangea parmi les adversaires de Napoléon. En Allemagne régnait la conviction que la guerre contre la Russie terminerait la domination du Corse. Avec la sûreté de son jugement, qui était un des traits essentiels de son caractère, Léopold modifia la politique qu'il avait adoptée après les victoires françaises de 1805 et 1806. Il n'avait pas oublié son origine allemande mais il attendait les résultats de la nouvelle expédition avant de prendre parti. Quand enfin (page 22) le grand capitaine français fut vaincu par le froid, par l'immensité du champ de bataille, par l'impossibilité de ravitailler et d'équiper au loin une armée gigantesque, le prince jugea le moment opportun pour ouvrir les voiles de sa barque au vent qui lui paraissait le plus favorable.

A son instigation, le duc Ernest, son frère, courut à Potsdam pour entraîner à la guerre le roi Frédéric-Guillaume III, tandis que Léopold lui-même gagnait Eichstadt, afin de se concerter avec le roi Louis de Bavière, l'ancien général de Napoléon, alors le promoteur le plus actif du soulèvement de l'Allemagne contre la domination étrangère. Dès que le roi de Prusse se mit la tête du mouvement populaire et que, le 28 février 1813, une alliance fut conclue à Kalish entre la Prusse et la Russie, le prince cobourgeois se rendit au quartier général russe, où il fut nommé, à la demande de son beau-frère, le grand-duc Constantin, colonel du régiment des cuirassiers de l'impératrice Marie Feodorovna.

Pendant les premiers mois de la guerre contre Napoléon, l'activité du prince fut entièrement consacrée à ses fonctions militaires. A l'âge de vingt-trois ans, il était à la tête d'un corps russe, position qui n'avait été confiée qu'à des généraux vieillis sous les armes ; mais c'était un corps de cavalerie et à ce genre de commandement un chef jeune et rempli d'ardeur est nécessaire. Aux batailles de Lutzen et de Bautzen, il exerça les fonctions de commandant d'une division de cavalerie ; cependant, on ne commettra pas une grosse erreur en supposant que ce commandement fut plus nominal que réel. Ce fut seulement au combat de Kulm, auquel la cavalerie russe coopéra d'une façon particulièrement brillante, que le prince eut l'occasion de prendre part à la lutte et d'y prouver son courage personnel. Après la bataille, Léopold rassembla son corps et, ne trouvant pas à loger ses officiers à Toeplitz, il alla demander un gite au château du prince Clary, où (page 23) l'empereur d'Autriche s'était établi. A son entrée, des sons mélodieux frappèrent ses oreilles. C'était François II qui se distrayait de la canonnade de Kulm en exécutant un trio de violon avec deux aides de camp. (Duc Ernest de Saxe-Cobourg, Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, chapitre premier, p. 7.). Quand le prince l'eut prié de permettre à ses officiers d'occuper une partie des appartements du château, le souverain répondit avec un flegme impayable : « Mais bien volontiers. Rien ne nous empêche d'ailleurs de jouer du violon en bas. » Et, tout souriant, il alla racler du violon dans les caves. Léopold fut récompensé de sa belle conduite par de hautes distinctions militaires, comme il sied à un général apparenté à la famille impériale russe. (Il reçut les croix de Saint-Georges et de Marie-Thérèse.)

En 1813, le jeune général avait eu la satisfaction, au Congrès de la paix, tenu à Prague, d'approcher du prince de Metternich (vhancelier et ministre des Affaires étrangères d'Autriche pendant trente-quatre ans) qui, le 26 juin, au cours d'une conférence de neuf heures, fit sentir à Napoléon que la grande puissance de l'empire autrichien n'était pas encore dominée. C'est là que, fait important pour l'histoire, l'Autriche se déclara contre la France. (Mémoires du prince de Metternich.) Ces rapports avec Metternich eurent, dans la suite, une grande influence sur la vie de Léopold. Etant donné la différence d'âge, le chancelier usait vis-à-vis du jeune Cobourgeois, plus qu'envers d'autres personnages, de ce ton d'expérience et de supériorité qui devint bientôt pour lui, son influence croissant, comme une élocution naturelle et qu'il employait avec tout le monde, même avec les empereurs et les rois.

Pendant la lutte pour la liberté, Léopold continua son service dans l'armée russe. Quelques jours avant la bataille de Leipzig, le maréchal de Schwarzenberg le chargea de se rendre en toute hâte auprès du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III pour l'engager à modifier certaines positions de ses troupes. Malgré l'importance de son message, Léopold dut attendre longtemps dans un salon, où (page 24) se trouvait déjà le général Gneisenau, qui apportait divers ordres à la signature du roi.

A la fin, impatienté, le prince insista auprès de l'aide de camp de service, afin d'obtenir un entretien immédiat. Tout à coup, la porte s'ouvre violemment, Frédéric-Guillaume, rouge de colère, paraît : « Voilà plusieurs heures, s'écrie-t-il, que j'ai fait demander à l'empereur Alexandre quel uniforme, russe ou prussien, je dois revêtir pour me rendre sur le champ de bataille ! Quelle réponse apportez-vous ? »

Et comme Léopold lui expose que sa mission est toute différente, le roi, de plus en plus furieux, l'interrompt en criant : « Mais enfin, il importe avant tout que je sache quel uniforme je dois mettre, je ne peux pas courir sans culotte ! »

Heureusement l'avis demandé arriva et le roi, un peu calmé, consentit à envoyer de nouveaux ordres à son armée.

Sa mission remplie, le prince regagna Magdeborn, où se trouvait le quartier général du grand-duc Constantin et, quelques jours après, il eut l'occasion de se distinguer à Connewitz, dans un des combats qui précédèrent la bataille de Leipzig.

Après cette victoire, les Autrichiens, les Bavarois, les Russes et la garde prussienne se dirigèrent vers la Suisse. En seconde ligne marchait l'armée de réserve, sous les ordres du grand-duc Constantin, dans laquelle le prince Léopold commandait la 2ème brigade de la 1ère division des cuirassiers de la garde russe. A ce moment, un devoir de famille s'offrit à lui. Le mariage de Julie de Saxe-Cobourg, célébré le 26 février 1796 avec le grand-duc, était sur le point de se rompre. Cette union avait été bizarrement décidée. Catherine II, désirant marier son petit-fils, avait engagé en 1794 la princesse de Cobourg à se rendre à Petrograd avec ses trois filles. Quand un antique carrosse amena les invitées au palais, Catherine se posta à une fenêtre avec Constantin. Voilà qu'à sa descente de voiture, Sophie, l'aînée des filles, s'embarrasse dans sa longue traîne de cour et s'étale sur le sol. Antoinette tombe sur elle, ce que voyant, la mignonne (page 25) Julie, saisit sa robe à deux mains et saute légèrement à terre. Et Catherine enchantée s'écrie : « Voilà celle qu'il nous faut ! » Soit, répond le grand-duc, j'épouserai la petite guenon, elle saute gentiment. Peu d'années après, la grande-duchesse ne pouvant supporter la violence et la rudesse de son époux, se retira à Brunnadern, près de Berne.

Profitant de son séjour en Suisse, Léopold se rend chez elle avec son beau-frère et essaie une réconciliation. C'est en vain. Il revient ensuite au quartier général, fait la campagne de France, combat à Brienne, à la Fère-Champenoise, à Belleville, et, à la tête de sa brigade de cuirassiers, il escorte l'empereur de Russie et le roi de Prusse leur entrée à Paris le 31 mars 1814.

Pendant cette guerre, le prince entretint avec son frère Ernest une correspondance active, qui porte surtout sur des questions commerciales. On y traite du prix des grains, des toiles, des machines. On y passe des marchés pour Cobourg, dépourvu de tout. C'est une vraie correspondance de commis voyageur ; elle présente de l'intérêt, on y voit naître chez Léopold cet instinct des affaires, qui le poussa plus tard à développer la richesse de la Belgique et contribua dans une large part à son succès. (Voir archives ducales de Cobourg.).

Ses relations avec l'empereur et avec les cercles militaires russes, qui duraient depuis de longues années, permettaient à Léopold, ambitieux et travailleur, de considérer la prolongation de son service dans cette armée comme fort utile à ses projets d'avenir, qui étaient de large envergure. Il n'aurait jamais consenti à jouer un rôle secondaire à la petite Cour de Cobourg. Tout à coup, l'amour dirigea sa destinée dans une direction nouvelle, où s'ouvrait pour lui une position d'une grandeur inespérée.

Charlotte, fille et héritière du régent d'Angleterre qui régna plus tard sous le nom de Georges IV, avait été élevée au milieu de déplorables discordes de famille, que le procès en divorce intenté à Caroline de Brunswick a fait suffisamment connaître. Vis-à-vis de sa fille, le monarque anglais était d'une dureté sans exemple. (page 26) « Charlotte, déclarait-il, doit abandonner la sotte idée d'avoir une volonté propre ; eût-elle trente, quarante ou quarante-cinq ans, aussi longtemps que je vivrai, elle devra m'obéir comme à présent. » (Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian-F. von Stockmay-Miss Knight, auto-biographie, t. I, p. 240.)

Lorsque Charlotte fut en âge de se marier, il décida que son mariage s'effectuerait suivant les intérêts de la politique de l'Angleterre et il voulut unir la jeune fille au prince d'Orange, le futur roi des Pays-Bas, Guillaume II. Il croyait ainsi augmenter l'influence de son pays sur la partie du continent qui en serait la plus proche puisque à cette époque on songeait déjà à joindre la Belgique à la Hollande, ce qui fut accompli au Congrès de Vienne. Par cette alliance, Georges IV comptait utiliser les Pays-Bas comme point de débarquement pour les troupes anglaises, quand elles iraient guerroyer sur le continent, ainsi que comme ouvrage de défense contre les armées et les flottes qui menaceraient d'envahir la Grande-Bretagne, si un souverain reprenait le plan conçu par Napoléon lors de la formation du camp de Boulogne.

Georges IV voyait encore un autre avantage à sa combinaison matrimoniale : c'était de pouvoir par les Pays-Bas contrôler l'embouchure du Rhin, le puissant fleuve allemand. Au mois de décembre 1813, le régent avait réussi, en usant de ruse, à décider la princesse Charlotte à accepter Guillaume d'Orange comme fiancé. Catherine de Brunswick, négligée par les Nassau, se montra mécontente de ce mariage et une opposition se manifesta également dans le Parlement, dont certains membres craignaient de voir l'Angleterre s'intéresser trop aux questions continentales. Des difficultés surgirent bientôt tant à Londres qu'à La Haye, quant à la résidence des futurs époux et à la succession au trône. La princesse fit des objections de tout genre et prolongea ainsi les négociations. Au commencement de juin 1814, tout semblait arrangé, quand il se passa dans la politique un événement qui eut sur la destinée du prince Léopold une influence (page 27) considérable. Au Congrès de Chaumont, lord Castlereagh, après avoir préconisé comme barrière contre les envahissements de la France, la fusion de la Belgique et de la Hollande, avait annoncé les fiançailles de la princesse Charlotte, héritière de la Grande-Bretagne, avec le prince d'Orange, héritier des Pays-Bas.

Ce projet de mariage, qui détruisait l'équilibre européen, fut froidement accueilli, et l'empereur Alexandre, ayant appris que la princesse avait accepté son fiancé par obéissance plutôt que par sympathie, résolut d'opposer à Guillaume d'Orange le brillant prince de Saxe-Cobourg. Il manda aussitôt Léopold et le pria de l'accompagner à Londres. Quoique n'ayant guère de confiance dans le succès de cette entreprise romanesque, celui-ci accepta l'offre, séduit par la perspective de visiter l'Angleterre.

Le czar et sa suite débarquèrent à Londres le 7 juin 1814. Dès la première entrevue, la beauté et l'intelligence de Léopold firent une profonde impression sur Charlotte. Et comme, entretemps, elle avait appris à connaître davantage son fiancé et lui avait découvert certains défauts, elle lui signifia la rupture de son engagement, le 16 juillet. Peu après, elle avoua son inclination pour Léopold, et quoique les fiançailles ne furent point annoncées, le prince retourna néanmoins en Allemagne avec l'espérance de devenir l'époux de la future souveraine de l'empire le plus puissant du monde.