(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)
Après la révolution de Paris - Mécontentement des Belges - La « Muette de Portici » au theâtre de la Monnaie - Emeutes et pillages - Attitude des députés belges aux états generaux - Les notables - La garde bourgeoise - Hésitations et pourparlers durant un mois - Attitude du roi Guillaume - La situation s'aggrave - Les émeutes en province et à Bruxelles - L'anarchie - La lutte continue - Quatre gouvernements provisoires - Charlier « la jambe de bois ». Ce sont les ouvriers qui se battent - Les quatre journees de Septembre - La victoire - Jugement sur l'œuvre de 1830.
(page 11) Le 29 juillet 1830, au soir, les insurgés de Paris étaient maîtres du Louvre et des Tuileries et le roi s'enfuyait en Angleterre. Dix jours plus tard, le duc d'Orléans était élu roi des Français, sous le nom de Louis-Philippe 1er.
Les événements qui venaient de se produire en France eurent certainement pour effet d'encourager ceux qui, en Belgique, luttaient pour le redressement des griefs contre le gouvernement hollandais. Cependant, personne ne songeait à renverser le gouvernement, sauf peut-être les quelques hommes qui souhaitaient de voir réunir notre pays à la France.
Tel est l'avis des principaux historiens de la Révolution (page 12) belge de 1830 Nothomb (Essai politique sur la Révolution belge), De Potter ( Souvenirs personnels ), Th. Juste ( Histoire de la Révolution belge ), De Bavay ( Histoire de la Révolution belge), Ad. Bartels (La Flandre et la Révolution belge).
Le 10 août 1830, le roi Guillaume vint à Bruxelles, afin de visiter l'exposition qui attestait les progrès immenses accomplis par l'industrie. Il fut chaleureusement accueilli par le peuple.
Quelques particuliers voulurent même dételer les chevaux de sa voiture pour la traîner eux-mêmes !...
Rien ne faisait pressentir les événements qui se produisirent six semaines plus tard.
Cependant, les esprits n'étaient pas calmés par les quelques concessions faites par le roi Guillaume, qui avait accordé l'usage (page 13) facultatif des langues, l'abolition de l'impôt sur la mouture, la réouverture des séminaires diocésains, etc.
S'il en avait été autrement, c'est au lendemain des événements de Paris que le peuple belge se fût soulevé ou, tout au (page 14) moins, que les chefs du mouvement contre la Hollande eussent fait des tentatives pour le soulever.
Il n'en fut rien.
Un mois s'écoula, depuis la chute de Charles X, dans une tranquillité parfaite et ce ne fut que le 25 août, à la représentation, au théâtre de la Monnaie, de la Muette de Portici que des groupes de spectateurs applaudirent à tout rompre les passages sail¬lants de cet opéra, et firent répéter plusieurs fois le duo fameux : Amour sacré de la Patrie !...
Après le spectacle, quelques centaines de personnes se formèrent en groupe place de la Monnaie. Des orateurs improvisés firent des discours, dénonçant les ennemis de la patrie, les Hollandais. La foule se porta vers l'hôtel du ministre Van Maenen, qui était très impopulaire, puis se rendit rue de la Montagne, où habitait un journaliste officieux, l'italien Libri. L'hôtel du ministre et la demeure du publiciste furent mis à sac, les meubles furent jetés dans la rue et brûlés.
Ces troubles continuèrent pendant plusieurs jours. La bourgeoisie, effrayée, forma une garde civique chargée de veiller à l'ordre public et d'empêcher le renouvellement des scènes de désordre des jours précédents. Des notables de la ville se réunirent et nommèrent des délégués chargés d'aller trouver le roi à La Haye, afin de lui demander quelques concessions, seul moyen, croyaient-ils, d'arrêter les émeutes.
Cette démarche n'aboutit pas. Le roi déclara ne pas vouloir céder aux menaces de la rue, phrase qu'on nous a souvent resservie depuis...
Guillaume se contenta, pour en imposer aux rebelles, d'envoyer son fils, le prince Frédéric, à la tête d'un corps d'armée. Celui-ci entra à Bruxelles par la porte de Laeken, le 1er septembre.
Depuis la porte de Laeken (actuellement place d'Anvers) jusqu'à la Grand'Place, le cortège du prince fut reçu très froidement. En route, on remarquait de nombreuses barricades prouvant que l'on s'apprêtait à la résistance. A un moment donné, entouré par une foule qui paraissait hostile, le prince prit peur et gagna au galop le Palais royal, situé en face du Parc.
(page 15) La délégation des notables, revenue de La Haye dans la soirée du 1er septembre, rendit compte de l'entrevue qu'elle avait eue avec le roi ; mais la réponse de celui-ci, loin de calmer le peuple, l'excita davantage. Jusque là le mouvement n'avait pas eu un but bien précis ; ce fut seulement alors que l'on se mit à crier : A bas les Hollandais ! et que le mot de séparation fut prononcé. Les Etats-Généraux, c'est-à-dire le Parle¬ment des Pays-Bas, étaient en vacances. Les députés de Belgique aux Etats-Généraux se rendirent auprès du prince Frédéric pour lui exposer les dangers de la situation. Ils firent connaître le résultat de leur démarche dans une proclamation dont voici les passages principaux :
« Nous avons affirmé au prince qu'au milieu de l'exaltation des esprits, la famille de Nassau n'a pas perdu un seul instant l'amour des Belges. En conséquence, si elle veut mettre un terme aux difficultés qui l'assiègent en ce moment, mettre d'accord les opinions, les usages et tant d'intérêts divergents, la maison d'Orange pourra toujours compter sur le dévoûmnent et la fidélité de chacun de nous. »
« Le prince a accueilli nos raisons avec bienveillance, et il a promis de transmettre en personne, à son auguste père, l'expression de nos vœux. »
Le 3 septembre, le prince Frédéric, ne se sentant plus en sûreté à Bruxelles, quitta la ville et donna l'ordre aux troupes de le suivre à Vilvorde. Il avait, avant de partir, déclaré à la Commission administrative (note de bas de page : On appelait ainsi l'administration de la ville de Bruxelles ) qu'il prierait le roi de mettre fin à la crise, en accordant la séparation demandée par les Belges.
L'attitude du prince fut vivement blâmée à La Haye.
Du 3 au 19 septembre, Bruxelles fut tranquille. Chacun avait repris ses occupations habituelles. La garde bourgeoise veillait sur la cité, empêchant les excès tout en se donnant une organisation plus stable.
Pendant ce temps, le désir de la séparation faisait des progrès et le conseil communal de Bruxelles lui-même, dans une (page 16) adresse envoyée au roi, fit connaître son sentiment à cet égard.
Le mouvement de Bruxelles, depuis le 25 août, n'avait pas laissé la province indifférente, au contraire.
A Liège, le peuple s'était assemblé sur la place Saint-Lambert et avait parcouru les rues du centre de la ville, en réclamant des armes et des munitions. Les emblèmes de la maison d'Orange avaient été arrachés et jetés dans la boue, et l'on avait repris les insignes liégeois. Deux partis divisaient la ville : le parti modéré, qui détestait la révolution et voulait des réformes par les voies légales, et le parti révolutionnaire, qui ne voyait qu'une duperie dans les mesures pacifiques et désirait combattre pour conquérir les droits du peuple et son indépendance vis-à-vis de la Hollande. La Commis¬sion administrative et la régence se déclarèrent pour la séparation, et elles envoyèrent des hommes et des armes à Bruxelles. Charles Rogier se mit à la tête de l'expédition.
A Louvain, même mouvement d'opinion. Le peuple se rend à l'hôtel de ville pour réclamer des armes. De là, il se dirige vers la caserne où on lui avait dit que des fusils étaient cachés. Malgré la déclaration du commandant de la place, le major Gaillard, qui lui affirme sur l'honneur qu'il n'a pas d'armes en dépôt, il envahit la caserne ; il y trouve deux caisses de vieux fusils et crie à la trahison !
Le major Gaillard est obligé de se cacher, puis il gagne Anvers avec sa famille. Informé de ces événements, le prince Frédéric dépêche un bataillon d'infanterie, deux escadrons de cavalerie et quatre pièces de campagne, afin de faire rentrer les Louvanistes dans l'obéissance. Le peuple court aussitôt aux armes et barricade les rues. La régence, effrayée, prie le général Tripp de renoncer à la bataille et celui-ci se retire avec ses hommes. Deux jours après, le major Gaillard quitte Anvers et revient à Louvain. La foule, irritée, se jette sur lui, le lie comme un malfaiteur, le traîne dans les rues, lui arrache les yeux, lui brise le crâne, et finalement pend son cadavre à l'arbre de la liberté !
L'effervescence grandit dans tout le pays à la nouvelle des événements de Bruxelles, de Liège et de Louvain.
(page 17) A Mons, une garde bourgeoise se constitue et envoie des délégués à Bruxelles promettant des secours. A Verviers, mêmes événements : on dévaste les ateliers et les fabriques. A Anvers, le peuple s'étant insurgé, les bourgeois s'arment et dans des bagarres tuent et blessent plusieurs émeutiers. A Charleroi, à Tournai, à Namur, à Leuze, à Dinant, les mêmes scènes se produisent. Tout le peuple est debout, réclamant la délivrance du joug hollandais et l'indépendance du pays. Beaucoup de gens, cependant, ne réclament la séparation d'avec la Hollande que dans le but de voir la Belgique s'unir à la France.
Pendant que ces événements se produisaient ici, on se montrait à la fois furieux et inquiet en Hollande. Le Parlement fut convoqué pour le 13 septembre. Au début, les membres des Etats-Généraux présents à Bruxelles déclarèrent ne pas vouloir se rendre à La Haye. Plus tard, ils décidèrent d'y aller, afin d'y faire connaître l'état des esprits et de demander la séparation.
Des semaines se passèrent ainsi au milieu de l'incertitude et de l'indécision. Visiblement, les députés, les chefs de la bourgeoisie désiraient une entente et la fin de la crise. Aucun d'entre eux n'osa parler de révolution à faire, de gouvernement à constituer en lieu et place de celui des Hollandais. La régence de Bruxelles, c'est-à-dire l'administration communale, vaincue par les circonstances, prit le parti de battre en retraite et de laisser le champ libre à la révolution. Le gouverneur hollandais quitta Bruxelles pour La Haye, suivi bientôt du bourgmestre, d'autres magistrats et des députés qui se rendaient aux Etats-Généraux.
Une nouvelle Commission administrative fut nommée. Elle publia une proclamation disant qu'elle allait prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité, le maintien de la dynastie et l'ordre public. Bruxelles, au milieu du peuple armé, sur¬excité et menaçant, redevint tranquille.
Mais les partisans de la révolution, très mécontents, firent appel au peuple, afin de compléter l'œuvre commencée et de travailler au salut de la patrie :
« Belges, disait leur manifeste, notre avenir est dans vos mains et dans votre courage. Que la séparation et la gloire de (page 18) notre pays soient notre drapeau ; c'est là qu'est notre salut, la garantie suprême de nos droits et de nos libertés si longtemps méconnus et opprimés. »
Ce qu'ils voulaient, c'était la liberté et l'indépendance.
Le discours du roi à l'ouverture des Etats-Généraux mit le comble à la fureur publique. Ce discours fut connu en Belgique, le 14 au soir. Jusque là, certains espé¬raient encore une solution satisfaisante à la crise. Cet espoir s'évanouit et le salut n'apparut plus que dans la lutte. Aussi, l'on cria : Aux armes ! toute la soirée. Dès ce moment, le mouvement sembla prendre une tournure ferme, décidée.
Mais les notables de la bourgeoisie tergiversaient encore. Ils envoyèrent une adresse aux députés à La Haye, dans le but d'obtenir du gouvernement des mesures immédiates et définitives, seules capables de faire renaître le calme et la confiance.
Cette démarche déplut au parti révolutionnaire, qui accusa les notables et répondit à leur attitude louche en fondant à la hâte des associations politiques ou des clubs, dans le double but de combattre les modérés et d'encourager l'élément révolution¬naire.
Charles Rogier fut un des premiers à entrer dans cette voie. Il fonda une associa¬tion politique, qui prit le titre de Réunion Centrale, et tint une séance dans la salle Saint-Georges, à Bruxelles.
A La Haye, pendant ce temps, les dirigeants s'endormaient dans une douce sécurité et lorsque les députés belges réclamèrent des réformes, on les insulta et on leur répondit qu'il fallait avant tout songer à dompter les rebelles et punir les révoltés.
Dès ce moment, les événements se précipitèrent, non seulement à Bruxelles, mais en province. A Liège, le peuple armé attaqua et emporta la Chartreuse. A Mons, les troupes royales furent obligées de se retirer dans les forts et, après une résistance peu sérieuse, contraintes d'abandonner leur position. Mêmes faits à Namur, à Louvain, à Diest et à Tongres.
A Bruxelles, les membres de la commission et les chefs de la garde bourgeoise, seule autorité constituée, espéraient (page 19) toujours une solution pacifique. C'étaient le baron d'Hooghvorst, Félix de Mérode, Vande Weyer, Rouppe, A. Gendebien et F. Meeus qui avaient tout d'abord accepté de diriger la révolution, mais qui appartenaient en majorité au parti modéré. Débordés, ils durent bientôt céder la place au peuple en armes.
Les troupes hollandaises cernèrent Bruxelles. Dans la nuit du 18 septembre, quelques volontaires liégeois, ardents et téméraires, se décidèrent à aller reconnaître les positions de l'ennemi. Un groupe se dirigea sur Vilvorde, un autre sur Tervueren. Le premier rentra sans succès ; le second désarma une trentaine de cavaliers et ramena triomphant leurs chevaux à Bruxelles.
La Commission fut effrayée de ce coup d'audace. Elle rédigea une proclamation blâmant l'attitude de ces volontaires, ordonnant que les chevaux fussent aussitôt rendus, et annonçant (page 20) qu'une lettre avait été écrite au prince Frédéric pour dénoncer cette violation de la trêve et lui promettre une réparation.
L'effet de ce manifeste fut déplorable. La foule assemblée, s'écria : Nous sommes trahis ! A bas la commission ! A bas la garde bourgeoise !
Dans la soirée, des groupes se formèrent en face de l'Hôtel de ville où siégeait la Commission. Vers minuit, une forte bande de manifestants, composée en grande partie de Liègeois, pénétra de force dans l'Hôtel de ville et mit les membres de la Commission en fuite !
L'effervescence était à son comble. Sur la place, un incident inattendu mit le feu aux poudres. Une patrouille de la garde bourgeoise, maltraitée et attaquée par le peuple en fureur, tira sur la foule : quatre hommes tombèrent, l'un frappé mortellement, les trois autres grièvement blessés. Dès ce moment, la rage populaire ne connut plus de frein. On cria vengeance et, à quatre heures du matin, plus de dix mille hommes armés se déclarèrent prêts à venger le sang bruxellois, à défendre la patrie et à combattre l'ennemi.
La révolution était enfin déchaînée.
Dans ces circonstances, la conduite des modérés fut déplorable. Les magistrats restés à Bruxelles se retirèrent pour la plupart. D'autres se résignèrent aux événe¬ments, mais certains, plus nombreux, appelèrent ouvertement les forces ennemies...
Le 20 septembre, un lundi, l'agitation fut extrême. Les journaux disaient que la Commission de sûreté publique s'étant dissoute, la Réunion Centrale devait se former en gouvernement provisoire.
A propos de gouvernement provisoire, rappelons un fait peu connu, c'est qu'il y eut au moins quatre gouvernements provisoires en deux ou trois jours !
D'après une pièce affichée à Bruxelles, dans la matinée du 20 septembre, on disait qu'un gouvernement provisoire s'organisait, composé de la manière suivante : MM. Raikem, de Liège ; Félix de Mérode, Gendebien, Van de Weyer, de Potter, d'Oultremont, de Liège ; de Stassart.
Le lendemain, une grande affiche portait ces mots :
(page 21) « Gouvernement provisoire De Potter, d'Oultremont, de Liège, Gendebien. » Mais, pas plus que le premier, ce gouvernement ne fonctionna. Dans ses Etudes histo¬riques sur la révolution de Belgique, publiées à la fin de 1830, M. Wargny raconte que l'on était persuadé, à tort ou à raison, que le gouvernement provisoire désigné ci-dessus allait s'installer, mais qu'il n'en fut rien ; les personnes choisies pour le composer reculèrent devant une responsabilité effrayante . (Note de bas de page : « La veille du jour où Bruxelles fut attaqué, écrivait Félix de Mérode au Courrier des Pays-Bas, le 15 octobre 1830, je n'attendais aucune résistance utile et, persuadé qu'il n'existait plus de moyen actuel d'agir pour l'indépendance belge, je m'étais décidé à chercher un refuge sur le sol français. » « Le matin du 23 (septembre), pendant que l'armée hollandaise, vainement harcelée par la fusillade des volontaires, pénétrait le long des boulevards dans le Parc, Rogier et plusieurs de ses amis que menaçait tout particulièrement la proclamation du prince Frédéric aux Bruxellois, vont, comme Félix de Mérode, chercher un refuge en France. » (Cité par Discailles dans son livre sur Charles Rogier. T II, p. 4-5.))
Dès le 23, la situation s'aggrava. Le sang coula dans les rues de Namur, de Nivelles, de Gand, de Bruges et de Louvain ; Liège surtout lutta avec frénésie contre les soldats du roi Guillaume.
C'est alors que le prince Frédéric donna l'ordre à ses troupes de se concentrer autour de Bruxelles et que la lutte décisive s'engagea. Le jeudi 23 septembre, au matin, les troupes hollandaises s'avancèrent par les quatre chaussées de Gand, de Laeken, de Schaerbeek et de Louvain. Bruxelles en fut informé à la pointe du jour par quelques paysans et par des vedettes.
Dès que la nouvelle fut connue, on se mit à renforcer les barricades et on se prépara à la lutte. Depuis sept heures, on sonna le tocsin, et à huit heures, le premier coup de canon fut tiré.
Huit cents fantassins, trois cents cavaliers et quatre pièces d'artillerie, après avoir repoussé les postes avancés des Belges, arrivèrent à la porte de Flandre, où le combat s'engagea. La lutte fut ardente, terrible. Les soldats hollandais furent reçus à coups de fusils, pendant que du haut des fenêtres et des toits, (page 22) on leur lançait des pierres, des meubles, de la chaux, des cendres chaudes et de l'eau bouillante !
Le combat continua ainsi de divers côtés à la fois. Des femmes et des enfants firent le coup de feu et se montrèrent aussi courageux et aussi intrépides que les hommes. Le 24, la bataille n'avait pas cessé. Des renforts étaient arrivés de Braine-l'Alleud, de Genappe, de Nivelles et de Waterloo.
Pendant ce temps, un troisième gouvernement provisoire avait été constitué. Il y avait deux jours déjà que le peuple combattait et que la ville restait sans organisation civile et militaire. « Les autorités, dit M. Carlo Gemelli, dans son Histoire de la Révolution belge de 1830, une partie de la garde bourgeoise et bon nombre de chefs, effrayés du danger, avaient pris la fuite laissant au peuple le soin de défendre la liberté et la révolution. »
Le gouvernement provisoire publia enfin un manifeste rédigé en ces termes :
« PROCLAMATION
« Depuis deux jours, Bruxelles est dépourvue de toute espèce d'autorité consti¬tuée : l'énergie et la loyauté populaires en ont tenu lieu, mais tous les bons citoyens comprennent qu'un tel état de choses ne peut durer sans compromettre la ville et le triomphe d'une cause dont le succès dès hier a été assuré.
« Des citoyens, guidés par le seul amour du pays, ont accepté provisoirement un pouvoir qu'ils sont prêts à remettre en des mains plus dignes aussitôt que les éléments d'une autorité nouvelle seront réunis. Ces citoyens sont MM. le baron Vanderlinden d'Hooghvorst, de Bruxelles ; Ch. Rogier, avocat, de Liège ; Jolly, ancien officier du génie.
« Ils ont pour secrétaires MM. de Coppin et Vanderlinden, de Bruxelles.
« Bruxelles, le 24 septembre 1830. »
Cette proclamation fut accueillie avec enthousiasme par la population, qui reprit courage en voyant que l'Hôtel de ville était occupé de nouveau et qu'il donnait une direction au mouvement révolutionnaire.
(page 23 ) Mais ce troisième gouvernement provisoire ne dura que deux jours...
Dans les rues, on continuait à se battre. Le combat commençait le matin et finissait le soir, pour reprendre le lendemain de bonne heure.
L'attaque des Hollandais prit peu à peu un caractère plus violent. Le 24, au commencement de la soirée, des batteries placées sur les hauteurs, derrière le palais du prince d'Orange, commencèrent à lancer une grêle de boulets et de bombes qui mirent le feu à plusieurs quartiers. La terreur des habitants fut à son comble. Presque tous fuyaient ou se cachaient. Pendant ce temps, le feu faisait disparaître de superbes hôtels, des monuments et aussi des habitations dans les quartiers pauvres.
La nuit du 24 au 25 fut consacrée à la préparation de la lutte du lendemain. Des proclamations furent lues en public, d'autres furent placardées sur les murs. Toutes invitaient les habitants à se défendre courageusement, leur disant que la liberté était à ce prix.
Une de ces proclamations émanait du gouvernement provisoire ; elle se terminait comme suit :
« ... Bruxellois ! redoublez de bravoure et de vigilance. A vos barricades, à vos retranchements, ajoutez de nouveaux retranchements et de nouvelles barricades. Ce qui a presque décidé du triomphe de la révolution à Paris, c'est l'énorme quantité de pavés et de meubles lancés par les fenêtres. Munissez donc vos maisons de ces formidables projectiles, et que l'ennemi écrasé et vaincu apprenne combien il est dangereux et fatal de se battre contre un peuple qui veut être libre et indépendant. »
Durant cette même nuit du 24 au 25 septembre, le gouvernement provisoire pourvut au remplacement de l'ancien magistrat de la cité qui s'était enfui, et à celui du comte Vandermeeren, chargé de la défense de la ville, qui, lui aussi, avait quitté Bruxelles.
Un réfugié espagnol, dont la famille était d'origine flamande, don Juan Van Halen, fut désigné en qualité de commandant suprême des Belges.
La lutte recommença le 25. Le peuple fut appelé aux armes (page 24) par le son des cloches et le roulement incessant des tambours. Les Hollandais occupaient le parc depuis plusieurs jours déjà, et il s'agissait de les en déloger.
Jusque-là, c'étaient surtout des ouvriers qui avaient fait le coup de feu. A partir du 25, on vit arriver dans les rangs des combattants « des hommes d'un rang élevé, armés de fusils, et y affronter vaillamment les dangers et la mort ». M. Carlo Gemelli, auquel nous empruntons ces détails, fait à ce sujet les judicieuses réflexions sui¬vantes : « Il semblait que la certitude de la victoire appelait sur le terrain les tièdes et les timides, afin d'être prêts à récolter les fruits de la liberté, ainsi qu'il arrive, d'ordinaire dans les révolutions. » (Histoire de la Révolution belge, p. 158.)
Il en fut effectivement ainsi en 1830. Au début du mouvement, les dirigeants ne voulaient ni de la révolution ni de la séparation. Ils se contentaient de demander le redressement de leurs principaux griefs, parmi lesquels le partage des emplois, des grades et des honneurs. comptait pour beaucoup. Ils firent tout ce qui était possible pour éviter la révolution. L'opuscule Les journées de Septembre 1830 ou Mémoires de Jean-Joseph Charlier, dit la Jambe de bois , dans lequel Charlier raconte comment se fit l'expédition des Liègeois et comment ceux-ci furent traités à Bruxelles, en dit long à cet égard. (Liège, typographie de J.-G. Carmanne, 1833).
Les Liègeois avaient quitté leur ville le 3 septembre, à dix heures et demie du soir, par la porte Sainte-Marguerite, se dirigeant vers Saint-Trond. Vers trois heures du matin, ils arrivaient à Oreye, où ils firent un repos. Pendant cette halte, le plus grand nombre des volontaires disparurent, si bien que de 1,500 qu'ils étaient en arrivant, ils ne se remirent en marche qu'à 123.
A Bruxelles, ils furent logés à l'ancien couvent de Sainte-Elisabeth, transformé en caserne, et la régence les laissa pendant deux jours sans pain et sans solde...
Mais le 18 septembre, elle publia une proclamation invitant la population à rentrer dans l'ordre et déclarant « que (page 25) tout étranger à la ville, pris les armes à la main, serait jugé d'après la loi martiale ». Cette mesure, dit Charlier, s'adressait sans aucun doute aux volontaires liégeois, seuls étrangers à la ville qui fussent armés…
Mais revenons à la bataille.
(page 26) La journée du 25 septembre fut meurtrière. On combattit toute la journée. Le nombre des Hollandais tués s'éleva à 300 et le nombre des blessés fut considérable. Les insurgés, de leur côté, perdirent 120 hommes, presque tous pères de famille.
Le dimanche 26 fut un jour décisif et mémorable. Les insurgés avaient décidé de diriger une attaque vigoureuse sur le Parc, où l'ennemi se tenait réfugié. Les généraux Vandermeeren et Mellinet devaient attaquer les Hollandais d'un côté, tandis que Charlier allait continuer, d'un autre côté, la lutte qu'il avait engagée la veille. Mais les Hollandais avaient quitté leurs positions pendant la nuit, et la révolution se trouva victorieuse !
Ce même jour, une nouvelle modification se produisit au sein du pouvoir naissant. La victoire acquise, le gouvernement provisoire fut de nouveau changé et cette nouvelle fut annoncées au peuple dans les termes suivants :
« Vu l'absence de toute autorité, tant à Bruxelles que dans la plupart des villes et communes de la Belgique ;
« Considérant que dans les circonstances actuelles un centre général d'opérations est le seul moyen de vaincre nos ennemis et de faire triompher la cause du peuple belge ;
« Le Gouvernement provisoire demeure constitué de la manière suivante :
« MM. le baron Vanderlinden d'Hooghvorst, Ch. Rogier, le comte Félix de Mérode, Gendebien, J. Vande Weyer, Jolly, J. Vanderlinden, trésorier ; baron F. de Coppin, J. Nicolay, secrétaires.
« Bruxelles, le 26 septembre 1830 »
Le Gouvernement ainsi établi s'adjoignit M. De Potter. Le 29 septembre, il constitua dans son sein un Comité central de 3 membres, qui peut être considéré comme le cinquième et dernier gouvernement provisoire.
Cette nouvelle fut portée à la connaissance du public, par la proclamation que voici :
« Le Gouvernement provisoire de Belgique, considérant que ce qui importe le plus dans les circonstances actuelles, est la prompte expédition des affaires, a nommé dans son sein un Comité central, chargé de l'exécution de toutes les mesures prises (page 27) sur le rapport des Comités spéciaux. Le Comité central est composé de trois membres, savoir : MM. De Potter, Ch. Rogier et J. Vande Weyer.
« Bruxelles, le 29 septembre 1830. »
(Signé) : F. de Mérode, Jolly, F. de Coppin, J. Vanderlinden, J. Nicolay, baron Em. Vanderlinden d'Hooghvorst, Gendebien. »
Pendant les quatre journées de septembre, les Belges eurent 450 hommes tués et 1270 blessés. De leur côté, les Hollandais enregistrèrent 520 morts, 830 blessés et 450 prisonniers.
Parmi les Belges morts pour la liberté et l'indépendance, le nombre d'ouvriers, d'humbles hommes du peuple, est considérable . (Note de bas de page : Ouvriers tués du 21 au 27 septembre 1830, d'après une liste publiée à l'époque : 102 ouvriers, journaliers, manœuvres, sans autre distinction de profession, 3 ouvrières, 18 menuisiers, tourneurs, ébénistes, charpentiers, vanniers, scieurs, 28 tailleurs, chapeliers, teinturiers, fileurs, tisserands, 8 caissiers, employés, géomètres, 20 charrons, tonneliers, selliers, cordonniers, tanneurs, 8 serruriers, fondeurs, ramoneurs, 14 imprimeurs, typographes, peintres, 10 domestiques, cochers, voituriers, 3 vitriers, tapissiers, doreurs, 8 maçons, plafonneurs, tailleurs de pierres, 9 capitaines, sous-officiers, soldats, pompiers, 7 sans professions déterminées, 12 marchands, culotiers, horlogers, jardiniers, 7 particuliers propriétaires. Total, 257.)
Mais la victoire remportée par Bruxelles sur les troupes du centre roi de Hollande ne mit pas fin à la guerre. Le champ de bataille de la révolution belge ne se restreignit pas, comme en France, à une seule ville. Si les troupes hollandaises avaient quitté Bruxelles, elles n'avaient pas abandonné les autres villes du pays et la lutte dut continuer dans ces dernières. Cependant le succès des insurgés de la capitale encouragea la population de la province, qui se leva comme par enchantement. Les soldats hollandais (page 28) qui occupaient la forteresse d'Ath se rendirent, le 27 septembre, au baron Van der Smissen, qui occupa la ville au nom du gouvernement provisoire.
Puis, tour à tour, et à quelques jours de distance, les villes de Mons, Charleroi, Tournai et Ostende, les citadelles de Liège, de Namur, de Gand, d'Ypres, de Menin, de Courtrai, de Bruges, d'Audenaerde et de Philippeville furent également conquises.
La révolution était victorieuse sur toute la ligne.
Que faut-il penser de cette révolution ?
Assurément, les Belges avaient des griefs et se voyaient faire la loi par une minorité de Hollandais ; mais une séparation administrative aurait donné satisfaction à la population qui, sauf quelques « meneurs » qui rêvaient de réunir à nouveau la Belgique à la France, ne voulait pas autre chose, au début du mouvement. Si le roi Guillaume avait fait cette concession le 13 septembre, à l'occasion de l'ouverture des Etats-Généraux, la révolution ne se serait pas produite. Mais il s'entêta ; il déclara fièrement ne pas vouloir discuter avec des révoltés, tout comme certains patrons se refusent à discuter avec leurs ouvriers en grève. Le 4 octobre, Guillaume porta un décret annonçant la nomination d'une commission chargée de préparer la loi de séparation et la forme de statuts nouveaux, mais il était trop tard !
Le mouvement de protestation aboutit donc à la révolution et, une fois de plus, se vérifia le mot profond de Cromwell : « On ne va jamais aussi loin que lorsqu'on ne sait pas où l'on va. »
Si on examine la question au simple mais important point de vue de l'intérêt matériel, la constitution du royaume des Pays-Bas avait été incontestablement une œuvre puissante. La Hollande, avec ses ports, sa navigation étendue et ses capitaux énormes ; la Belgique, avec ses mines, ses usines, ses industries variées, possédaient unies, un ensemble d'instruments de bien-être, qui devaient leur faire atteindre le plus haut degré de prospérité.
Le grand jurisconsulte Laurent, a qualifié de « crime politique » cette révolution de 1830, qui sépara les deux pays.
(page 29) Emile de Laveleye, sans employer une expression aussi sévère, a été non moins dur pour caractériser l'œuvre de 1830 :
« La révolution de 1830, a-t-il écrit, fut une grosse erreur, de même que le serait la séparation de l'Irlande et de l'Angleterre. L'érection du royaume des Pays-Bas, réalisant le but poursuivi autrefois par les ducs de Bourgogne, avait été la meilleure œuvre du Congrès de Vienne. Les provinces du Nord, de sang germanique, formaient un obstacle à la conquête de la part de la France ; celles du Midi, de langue latine, s'opposaient à la conquête par l'Allemagne. La Belgique apportait à la communauté, son agriculture, son industrie, ses fers et son charbon, la Hollande apportait ses colonies, ses vaisseaux, son commerce. Un Etat ayant 9 à 10 millions d'habitants et un budget de 400 millions de francs, était aussi fort que la Prusse en 1815, et se trouvait en état de se défendre lui-même. Actuellement, la Hollande regarde avec inquiétude du côté de l'Est, et la Belgique du côté du Sud, et il n'y pas de sécurité pour aucun d'eux ».
Le jugement que porte Adolphe Bartels, dans son livre Les Flandres et la Révolution Belge, est également intéressant à reproduire :
« La révolution belge, dit-il dans l'introduction de son ouvrage, n'est pas comprise à l'étranger, et moins encore en France que partout ailleurs. Peu de Belges, à commencer par les auteurs, ou plutôt les acteurs de l'insurrection, la comprennent eux-mêmes. La force des choses a créé une série d'événements auxquels les volontés particulières n'ont contribué qu'à l'aventure : personne, ou peu s'en faut, ne voulait de la révolution et, tout le monde a préparé celle qui s'est accomplie.
« Nous ne savions pour la plupart où nous allions, et c'est pourquoi nous sommes allés si loin ».
Plus loin Adolphe Bartels dit encore :
« Nous ne sommes point les auteurs de la révolution belge ; elle fut, à nos yeux, légitime, mais prématurée. Quoi qu'il en soit, elle était devenue inévitable à la suite des événements du dehors et, dès ce moment, tous nos efforts tendirent à l'accélérer afin de la tirer du bourbier, tandis que plusieurs de ceux qui avaient provoqué l'acte d'insurrection, ne cherchèrent, une fois (page 30) nantis de places et repus d'argent, qu'à faire la paix avec les puissances, aux dépens de leur pays ».