(page 322) C'est ainsi que les chefs du parti libéral, comme les chefs du parti catholique, marchaient d'accord pour refuser de protéger l’enfance exploitée par le capitalisme industriel, dans l’intérêt de celui-ci et avec la suprême hypocrisie de « l'intérêt bien compris de la classe ouvrière !... »
Catastrophes dans les charbonnages - La propagande socialiste au Borinage - Grèves de Houilleurs.- Les gendarmes à Châtelineau - Interpellation à la Chambre.- Encore des grèves de misère ! - Organisation socialiste - Les Cercles réunis -- Mouvement pour le suffrage universel - Nouvelle organisation démocratique et socialiste - La coopération - Brouille dans le ménage socialiste - Les Droits du Peuple - La Révolution sociale, de Paris. - Candidatures ouvrières à Bruxelles en 1880 - Manifestation nationale pour le suffrage universel - Organisation ouvrière - Découragement
(page 322) Le 17 avril 1879, une nouvelle catastrophe due au grisou eut lieu à Framerieset fit plus de cent victimes. Deux cent cinquante ouvriers se trouvaient dans la mine au moment de l'accident, et pendant plusieurs jours on ne sut communiquer avec les survivants à cause des éboulements qui s'étaient produits à la suite de l'explosion. Toute la population du pays fut émue. Je publiai une brochure « Les accidents dans les mines » réclamant une enquête sévère sur les causes de la catastrophe, indiquant les mesures qu’il y aurait lieu de prendre, afin d'atténuer ou d'éviter les explosions de grisou à l’avenir.
(page 322) La Chambre du Travail organisa un pétitionnement à la chambre afin de réclamer une enquête sur les causes de la catastrophe, le vote d'une loi sur les accidents, etc. Paul Janson et Defuisseaux parlèrent en faveur de l'enquête réclamée par les pétitionnaires, mais ce fut en vain. Cependant, la cause de l'accident pouvait être imputée à la compagnie charbonnière, attendu que l'explosion s'était produite par le contact du grisou sortant du puits aux foyers des machines se trouvant, contrairement à un arrêté du 1er mars 1850, à une distance peu éloignée du puits.
Des souscriptions furent ouvertes dans plusieurs journaux et des fêtes furent organisées dans le but de venir en aide aux blessés, aux veuves et aux orphelins des 123 ouvriers tués. Et ce fut tout !
Dès le lendemain de la catastrophe, une grève éclata parmi les mineurs du Borinage. C'était encore une de ces grèves dues à la misère et au désespoir, faite sans organisation préalable, sans ressources et dans un moment trop peu favorable pour qu'elle pût réussir. Plus de 20,000 ouvriers avaient cessé le travail et réclamaient une augmentation de salaire.
Nous allâmes au Borinage avec quelques amis, pour recommander le calme aux mineurs et pour leur faire comprendre que, sans une organisation sérieuse de leur force, ils seraient toujours impuissants. « La Voix de l’Ouvrier » fut tirée à des milliers d'exemplaires toutes les semaines, et vendues dans toutes les communes (page 324) du Borinage. Il en fut de même de deux brochures « Aux ouvriers mineurs » et « Les accidents dans les mines. »
Un jeune bourgeois de Mons, Léon Monniez, qui avait fait des études universitaires, de la misère des houilleurs, se consacra pendant plusieurs mois au travail d'organisation de ces travailleurs. De nombreux meetings furent organisés dans toutes les communes du Borinage et des groupes constitués. Toutes les semaines il adressait des correspondances à la « Voix de l’Ouvrier » et l'on assista alors à un vrai réveil des ouvriers borains, qui promettaient de rester fidèles aux associations fondées pour eux.
Parmi les ouvriers du Borinage qui aidèrent les « orateurs » de Bruxelles, il faut citer Aristide Urbain, Fabien Gérard, surnommé « l'homme aux cheveux blancs », François Fourneau, Léon Louis, J.-B. Gros et Jules Delaunois.
Au Congrès des 14 et 15 avril 1879, le programme et les statuts du Parti socialiste belge furent définitivement admis. Le nouveau parti se déclarait collectivisme et internationaliste.
La base de l'organisation était le groupe local, syndicat, cercle d'étude ou de propagande, coopérative, etc. Il y avait des Fédérations locales et un Conseil général qui, pendant les premières années, devait siéger à Gand, Le Congrès annuel était souverain.
La « Voix de l’Ouvrier », de Bruxelles ; « De Werker » d'Anvers étaient reconnus comme les organes officiels du Parti.
Le Congrès de 1879 avait encore décidé d'organiser une « Caisse centrale de résistance » pour le soutien des grèves et une enquête sur les salaires, la durée du travail, etc. Enfin, le Conseil général fut chargé d'organiser un mouvement pour la revendication du suffrage universel.
La grève du Borinage dura trois semaines et sans aucun résultat, comme c'était prévoir. Au commencement du mois d'octobre, quelques grèves partielles éclatèrent au Pays de Charleroi, parmi les ouvriers mineurs, auxquels on venait encore de diminuer les salaires et elle s'étendit bientôt toute la (page 325) contrée. De nombreux meetings furent organisés dans la plupart des localités de ce vaste bassin industriel, et les orateurs demandèrent partout aux ouvriers de s'organiser sérieusement, à l'instar des ouvriers anglais, s'ils voulaient obtenir une amélioration de leur sort. Des groupes de mineurs furent constitués à Gilly, Châtelineau, Châtelet, Dampremy, Jumet, Roux, etc.
Mais ici encore la grève cessa lamentablement, les ouvriers (page 326) étant forcés par la faim de reprendre, la tête baissée, le chemin de la fosse et cela sans rien avoir obtenu.
Cette grève avait été marquée par un événement tragique.
Jusque-là, les charbonnages n'avaient fait travailler quatre jours par semaine, afin de ne pas accumuler des stocks de charbon. Au début du mois d'octobre, les affaires paraissaient reprendre, puisque l'on faisait travailler cinq jours au lieu de quatre. Mais quelques jours après, le charbonnage des Viviers-Réunis annonça une réduction des salaires.
Les ouvriers se mirent aussitôt en grève.
Deux jours après, la grève s'étendit aux charbonnages de la Réunion, de Gilly, du Bois de Fleurus, du Gouffre à Châtelineau, au Boubier, de Châtelet, aux Fiestaux de Couillet et à d'autres charbonnages comme à Montigny et ailleurs.
La grève était fort calme, tous les journaux le reconnais.
Néanmoins, des troupes furent dirigées vers le Bassin de Charleroi et les bourgmestres, à la dévotion des sociétés charbonnières, prirent des arrêtés interdisant les rassemblements de plus de cinq personnes.
Appelé par un télégramme des amis de Châtelineau, je me rendis dans cette commune le jeudi 16 octobre. Un meeting était convoqué chez Louis Michaux, rue du Calvaire, dans une salle de bal située au premier étage.
La grève qui englobait près de 10,000 houilleurs n'avait aucune chance de réussir car, en général, les grèves de protestation contre les réductions de salaire n'aboutissent pas.
Je pris la parole devant cinq à six cents personnes. Je recommandai le calme aux grévistes et leur dit que les grèves entamées sans une entente préalable, sans organisation solide et sans caisse bien fournie, sont souvent des grèves perdues d'avance. Je conseillai donc aux ouvriers de reprendre le travail le lendemain, d'autant plus que l'on m'avait assuré, de divers côtés, que les patrons charbonniers avaient résolu d'augmenter de 15 pour cent les tarifs qu'ils avaient essayé d'imposer quelques jours auparavant. Il y eut bien quelques protestations, mais il ne fut pas difficile de faire entendre raison aux plus récalcitrants et à (page 327) montrer que leur mouvement était inconsidéré et qu'il ne pouvait réussir.
Un vote eut lieu, mains levées, et la reprise du travail décidée, à la presque unanimité.
Avant de lever la séance, on pria les ouvriers de se retirer par deux, pour ne pas contrevenir aux arrêtés du bourgmestre.
La sortie se fit tranquillement.
Mais arrivés sur la place, en face du local, les ouvriers virent arriver quelques messieurs, ayant leur tête M. Demarteau, commissaire de l'arrondissement de Charleroi. M. Demarteau fit un discours aux ouvriers, leur rappelant l'arrêté du bourgmestre interdisant les rassemblements, et leur recommandant de reprendre le travail.
Les ouvriers sortant du meeting s'arrêtèrent naturellement autour de ces messieurs. Sur ces entrefaites, des gendarmes à cheval, commandés par le lieutenant Delville, arrivaient au triple galop par la chaussée. M. Demarteau et le bourgmestre commençant à avoir peur, ordonnèrent aux ouvriers de se retirer, les menaçant d'ordonner de faire feu s'ils n'obéissaient pas...
Presque aussitôt, les gendarmes se mirent à sabrer la foule. De nombreux ouvriers qui fuyaient, furent poursuivis et frappés avec brutalité. Des arrestations furent faites et les ouvriers arretês furent attachés l'un l'autre avec des cordes et conduits ainsi, entourés de gendarmes, à la prison de Charleroi.
Parmi les blessés, un ouvrier eut le crâne fendu d'un coup de sabre
Les gendarmes revinrent au local au début de l'après-midi et arrêtèrent le patron du café. Ils déclarèrent avoir reçu l'ordre de m'arrêter aussi. Pendant ce temps, je donnai un second meeting aux grévistes de Gilly.
Rentré à Bruxelles le soir, je convoquai la Chambre du Travail pour le lendemain et je lui rendis compte des événements de Châtelineau. Je fus chargé d'aller expliquer à M. Paul (page 328) Janson ce qui s’tait passé et de lui demander de faire une interpellation à la Chambre.
M. Janson accepta et fit une interpellation quelques jours plus tard. Ce fut M. Rolin-Jacquemyns, ministre de l'intérieur, qui répondit au député de Bruxelles. Sa réponse ne lui coûta pas grande peine, puisqu’il se borna à lire le rapport qui lui avait été adressé par M. le commissaire d'arrondissement Demarteau, le principal coupable de cette échauffourée, et M. Janson se déclara satisfait...
La cessa quelques jours plus tard. Mais de nouveaux meetings furent organisés dans les différentes communes du bassin de Charleroi et des « Sections de mineurs » constituées qui, toutes, s'affièrent au Parti socialiste belge.
A la même époque. des meetings furent également organisés dans le Centre. à La Louvière, à Godarville, La Hestre, Fayt, etc.. etc. De leur coté, les Gantois s'en allaient chaque semaine porter la bonne parole dans les principales localités des deux Flandres. et spécialement dans les communes voisines de la frontière française, à Mont-à-Leux, pour y catéchiser les milliers d’ouvriers flamands travaillant dans les fabriques de Roubaix, Tourcoing et les environs.
Vers la fin de l'année 1879, les houilleurs du Borinage eurent de nouveau des velléités de se mettre en grève. C'eût été, notre avis tous, une imprudence, car l'échec ne faisait aucun doute et celui-ci devait entraîner le découragement et aussi la désertion des groupes si péniblement constitués, après une active propagande.
Pour éviter ce danger et empêcher la grève, le parti socialiste délégua trois de ses membres à Frameries, le dimanche 30 novembre, afin d'y organiser deux meetings.
Le manifeste suivant fut affiché ensuite dans toutes les communes du Borinage :
« Compagnons borains !
« La misère qui vous oppresse actuellement a porté quelques-uns d'entre vous à croire qu'il serait urgent, en ce moment, de vous mettre en grève et d'exiger une augmentation de salaire.
(page 329) « Une réunion générale du Parti socialiste belge a examiné à fond la situation, c'est pourquoi nous venons vous conseiller de patienter encore quelque temps.
« Compagnons Borains !
« Continuez à vous unir, à vous organiser. Vos frères des autres bassins s'organisent également, et le jour n'est pas éloigné où, ensemble, vous pourrez faire vos conditions en étant sûrs d'avance de réussir.
Donc, patience, et à bientôt !
« Les délégués du Parti socialiste,
« E. Anseele, L. Bertrand, L. Monniez
« Frameries, le 4 décembre 1879. »
Malgré ces conseils de prudence et de patience, la grève éclata quelques jours plus tard et s'étendit peu à peu à toutes les sociétés houillères du Borinage.
Le Parti socialiste essaya cependant de tirer le meilleur parti, pour les ouvriers, de ce mouvement gréviste. Il réunit des délégués des communes boraines et leur fit rédiger le programme des revendications des houilleurs.
Ceux-ci réclamaient, comme conditions de reprise du travail, ce qui suit :
1° Le travail continuerait à se faire à la tâche comme par le passé, mais un salaire minimum de 4 fr. 50 par jour serait garanti aux ouvriers.
\2. Les patrons ne pourraient pas exiger une durée de travail plus longue qu'avant la grève.
\3. Aucun ouvrier ne pourrait être renvoyé pour participation à la grève.
Ces conditions furent soumises aux directeurs gérants des charbonnages et un comité composé comme suit fut chargé de discuter, le cas échéant, avec les patrons :
Jules Delaunois, boulanger, ancien houilleur, Frameries.
A. Malengraux, ouvrier houilleur à La Bouverie.
Célestin Navire, houilleur à Wasmes.
François Fourneau, négociant à Cuesmes.
(page 330) Aristide Urbain, ancien houilleur à Pâturages.
Constant Gandibleu, houilleur i Jemappes.
Léon Monniez, secrétaire fédéral des sections boraines.
De nombreux meetings eurent lieu pendant la grève, à l'effet d'encourager les ouvriers dans la lutte qu'ils avaient engagée et de leur recommander de rester calmes, d'éviter les confits avec la force armée. Les principaux propagandistes qui parcoururent le Borinage furent Léon Monniez, Ferdinand Monnier. Félix Delhaye et Louis Bertrand.
Cette grève dura cinq semaines et fut très calme. Dans la seconde quinzaine de janvier 1880, les ouvriers reprirent le travail, les patrons ayant fait annoncer que les salaires seraient augmentés. Il va sans dire que la lettre adressée aux directeurs gérants resta sans réponse, ces messieurs ne voulant pas s'abaisser à discuter avec leurs salariés.
Léon Monniez disparut vers la fin de la grève et c'est un jeune Bruxellois, Ferdinand Monniez, membre du parti socialiste, qui le remplaça au Borinage. Mais Monnier était un esprit très peu pondéré, se grisait de mots ronflants, se disait Blanquiste et révolutionnaire. Peu de temps après, il fut désavoué par le Conseil général du Parti socialiste. Il s'allia alors avec Chauviere, qui avait fondé les « Cercles réunis », et dont nous parlerons plus loin. Plus tard il glissa vers l'anarchisme.
Cette année 1879 se signala encore par plusieurs autres grèves locales, celle des tailleurs de Gand, notamment.
A Menin, au mois d'août, des troubles éclatèrent à l'occasion de l'augmentation du prix des pommes de terre. L'autorité locale fit appeler la gendarmerie et, une fois de plus, le sang coula: il y eut plusieurs blesses et deux tués, un homme et un enfant de 16 ans !
En se constituant, le Parti socialiste belge avait décidé de commencer une vigoureuse agitation en faveur du suffrage universel et de la révision de la Constitution.
Des conférences et des meeting, en grand nombre, furent organisés à Bruxelles et en province et obtinrent un assez grand succès.
(page 331) Le manifeste suivant fut imprimé à un grand nombre d'exemplaires et adressé aux ministres, aux membres de la Chambre, aux sénateurs, à la presse belge et étrangère et toutes les associations ouvrières et bourgeoise, sans distinction de parti :
« Au peuple belge !
« Tous les pouvoirs émanent de la nation ; tous les Belges sont égaux devant la loi, dit la Constitution de 1831.
« En vérité, tous les pouvoirs émanent d'un petit nombre de privilégiés, et les Belges sont partagés en deux classes : ceux qui ont la richesse et les droits, ceux qui ont la misère et les charges.
« Nous voudrions voir disparaitre dès aujourd'hui cette inégalité, au moins devant les urnes électorales, car la classe la nombreuse de la société doit évidemment être représentée aux Chambres, car le peuple doit pouvoir s'occuper des affaires publiques, lui dont le pain quotidien dépend de la prospérité nationale. Certes, la Constitution a dérogé elle-même aux principes que nous rappelions tantôt, lorsqu'elle a fait du cens une condition de l'inscription des citoyens sur les listes électorales.
« Mais les constitutions ne sont pas immuables, et ce n'est point un révolutionnaire qui a dit, dans une occasion solennelle, que l'édifice élevé par le Congrès peut et doit s'élever encore.
« Le suffrage universel existe en Amérique, en Allemagne, en Suisse et en France ; c'est-à-dire dans les pays qui sont la tète de la civilisation. Introduit en Belgique, il rendrait presque impossible la corruption et les fraudes électorales contre lesquelles échoueront toujours les lois répressives, il donnerait une gamme plus variée et plus étendue d'opinions à la représentation nationale ; il ferait l'éducation politique du peuple ; enfin, une époque où les esprits les plus distingués s'effrayent des graves complications que pourrait amener la question sociale, il fournirait aux classes laborieuses un moyen légal de revendication et il amènerait pacifiquement des réformes nécessaires, Le bulletin de vote remplacerait le fusil. Telles sont les raisons pour (page 332) lesquelles le parti socialiste belge a décidé de provoquer un vaste mouvement pour l'obtention du suffrage universel.
« A ce mouvement, dont le parti entend prendre simplement l'initiative, pourront participer tous les citoyens, toutes sociétés ouvrières et bourgeoises, politiques et autres. Les individus ou les groupes qui déclareront par écrit vouloir le suffrage universel et qui nous adresseront cette déclaration avant le 25 janvier prochain, seront convoqués au Congrès général qui se tiendra à Bruxelles, le dimanche 1er février, et dans lequel sera élu le comité qui dirigera le mouvement.
« Provisoirement, le Conseil général du Parti socialiste s'est chargé de cette tâche, et il a commencé déjà la propagande sur tous les points du pays.
« Nous espérons que les socialistes des différentes écoles oublieront momentanément les disputes qui les divisent sur d'autres questions : une entente complète, une forte union peuvent seules nous permettre de conquérir le droit de vote, droit naturel, droit imprescriptible des peuples.
« Nous espérons que tous les progressistes sincères seront avec nous, et que nous entendrons encore la parole sympathique des vieux champions de la cause populaire, comme celle de la jeune génération bourgeoise ralliée à nos idées.
« Nous espérons que tous les organes de la presse démocratique nous prêteront leurs concours ; que tous les citoyens dont l'opinion n'est point faite encore assisteront à nos meetings ; que tous les adversaires du suffrage universel viendront nous y combattre.
« Il faut qu'un réveil général se fasse partout, il faut que le peuple belge se rappelle les traditions démocratiques de son histoire, et qu'il se montre l'Europe las enfin d'avoir si longtemps piétiné sur place, pendant que les autres nations avançaient dans la grande voie du progrès.
« A l'œuvre donc dans tous les ateliers, à l'œuvre dans les cercles, dans tout le pays !
« Pour le Comité du Parti socialiste belge :
« D. De Paepe, Duverger, L. Bertrand, PH. Coenen, (page 333) Goetschalk, Verhauwen, P. de Wachter, E. Van Beveren, P. De Witte, E. Anseele.
« Bruxelles, décembre 1879. »
Ce mouvement prit assez rapidement une grande extension. La presse progressiste, « La Chronique », les « Nouvelles du Jour » de Bruxelles, le « Perron liégeois » de Liége et quelques autres journaux quotidiens, ainsi que de nombreux journaux hebdomadaires, y compris « La Paix », du député catholique Coomans, se déclarèrent sympathiques à cette agitation en faveur de la réforme électorale.
Un Congrès spécial fut tenu à Bruxelles le 1er février 1880, à l'effet de généraliser le mouvement réformiste.
César De Paepe présida cette assemblée, à laquelle de nombreuses associations ouvrières avaient envoyé des délégués. Bruxelles était représenté à ce Congrès par des délégués des diverses sociétés socialistes, les « Etudiants progressistes », les « Jeunes progressistes », le « Cercle démocratique », Les « Amis du Progrès » et une douzaine de « Cercles » de quartiers fondés par le citoyen Emmanuel Chauvière. Gand était fort bien représenté aussi. Anvers y avait six délégués ; Liége, deux seulement : les « Etudiants progressistes » et le « Cercle socialiste ». Puis venaient les délégués de La Bouverie, Wasme, Quaregnon, Eugies, Dour, Cuesmes, Frameries, Warquignies, Elouges, Gouy-lez-Piéton, Fayt, Haine-Saint.-Pierre, Mariemont, Jemappes, Pâturages, Wiheries, Ensival, Verviers, Huy, Gilly, etc., etc.
Le Congrès décida qu'un vaste pétitionnement serait organisé. La rédaction de la pétition fut confiée au Comité définitif chargé de diriger le mouvement pour le suffrage universel.
Il fut décidé que le Comité central siégerait à Bruxelles et que des sections locales seraient constituées dans les villes et communes importantes de province. Il fut entendu encore que st la Chambre ne donnait aucune suite aux pétitions qui lui seraient (page 334) adressées, une grande manifestation nationale serait organisée à Bruxelles, en 1880, pendant les fêtes du Cinquantenaire.
Le Comité central fut composé comme suit : Bartholomeeus, bijoutier , Bertrand, libraire ; Boogaert, menuisier : De Paepe, médecin ; Duverger, publiciste ; Goetschalk, menuisier ; L. Morichar, avocat; Serrure, étudiant.
La propagande fut menée avec un grand enthousiasme. Un grand nombre de jeunes gens se mêlèrent au mouvement. D’autre part, des démocrates libéraux, qui commençaient à être édifiés sur la politique doctrinaire du cabinet libéral de 1878, souhaitaient le succès de la campagne révisionniste.
De nombreuses conférences et des meetings eurent lieu à Bruxelles. ainsi qu'en province. Les socialistes d'Anvers et de Gand, principalement, s'occupèrent de la propagande dans la partie flamande du pays et les Bruxellois de la Wallonie. Les villes de Liége et Verviers, cependant, furent nécessairement négligées, à cause de l'éloignement de la capitale et du manque d'hommes dévoués dans ces deux villes.
C'est ainsi que des démocrates socialistes de Bruxelles s'en allaient tous les dimanches dans diverses localités. Ils y étaient généralement bien reçus sauf que, par ci par là, surgissaient quelques incidents. Ainsi, à Quenast, le 9 mai 1880, où deux jeunes Bruxellois, Barette et Duverger devaient prendre la parole, il leur fut impossible de parler. Il y avait plus de 400 personnes dans la salle et le bourgmestre encourageait un groupe d'individus qui empêchaient les propagandistes de se faire entendre. Bientôt on en vint aux mains et les deux jeunes gens de Bruxelles n'eurent d'autre alternative que de fuir jusqu'à la gare, où le chef du intervenir pour les protéger !
Mais la propagande pour le suffrage universel n'absorbait pas complètement l'activité du jeune parti socialiste. Des conférences dans lesquelles on exposait les principes socialistes étaient organisés d’une manière continue. Un « Cercle démocratique » fondé par quelques étudiants et de jeunes employés et ouvriers, se réunissait les mercredis, au « Lion de Flandre », rue des Brasseurs, et on y discutait sérieusement toutes sortes de problèmes politiques, économiques, sociaux et philosophiques. (page 335) C’est dans ce petit cercle, où quelques socialistes s'étaient fait inscrire, que se formèrent les jeunes orateurs qui, pendant deux ou trois ans, se mêlèrent à la propagande pour le suffrage universel et les réformes sociales.
Il y avait aussi, à Bruxelles, un bon noyau de socialistes allemands qui étaient venus s'établir à la suite de la loi bismarckienne dirigée contre la social-démocratie. Ils avaient constitué un « Cercle d’étude et de propagande » et se réunissaient régulièrement dans un café de la rue des Bouchers, « A la Croix-de-fer. » Un jour, Johan Most, ancien député socialiste allemand et qui, dans la suite, devint anarchiste, devait donner une conférence à ses compatriotes. Mais la police veillait; elle fit irruption dans le local, dans le but d'arrêter l'agitateur socialiste. La patronne de l'établissement, avec beaucoup de fermeté, lui déclara que l'homme qu'elle cherchait n'était pas dans la maison ; elle laissa visiter les chambres de l'étage alors que Most se tenait taché, dans la cave, derrière les tonneaux de bière !
A propos de tonneaux et de caves, voici un autre incident amusant. La scène se passa en juin 1879, à Gand, dans la grande salle de Mont Parnasse. Domela Nieuwenhuys, pasteur protestant hollandais, très instruit et riche, venait de se convertir au socialisme.
Un jour, à la demande des socialistes gantois, il vint dans cette ville donner une conférence sur la Propriété. La salle était comble. A un moment donné, on entendit du bruit dans la cave située au-dessous de l'estrade d'où parlait l'orateur néerlandais. Cela intrigua Anseele qui, une lampe la main, s'en alla visiter cette cave et y trouva blotti, derrière les tonneaux, M. Van Drom, commissaire de police ! L'agent de l'autorité fut chassé de cette cachette, honteux et confus, et Anseele adressa, au Procureur général, à la charge du commissaire, une plainte du chef de violation de domicile ! Naturellement, la plainte n'eut pas de suite : les policiers, comme les loups, ne se mangent pas entre eux !
Les 17 et 18 mai 1880, le Congrès annuel du Parti socialiste eut lien à Bruxelles, au local du cygne, Grand'Place. Après avoir examiné diverses questions d'ordre administratif, cette (page 336) assemblée ouvrière discuta la question des caisses de prévoyance des ouvriers houilleurs, dont une réorganisation fut demandée. L’hygiène des ateliers fut discutée également, ainsi que l'organisation d'une caisse centrale pour le soutien des grèves. Le Con.seil émit aussi le vœu de voir le Parti socialiste belge convoquer un Congrès socialiste international en 1881.
La question de la coopération fut vivement discutée et finalement on se mit d'accord sur l'ordre du jour que voici :
« Le Congrès déclare :
« D'une part, que les associations coopératives ne peuvent seules résoudre le problème social et qu' organisées par des groupes isolés, qui ne se proposent point d'autre but, elles sont même nuisibles à la masse prolétarienne ;
« D'autre part, qu'organisées par un parti socialiste et greffées sur des sociétés de résistance, elles font réellement bénéficier l'ouvrier du profit qui revient, aujourd'hui, à l'employeur ou à l'intermédiaire, mettent à sa disposition des produits de bonne qualité et constituent un puissant excitant au groupement et un excellent moyen de propagande. »
Jusque-là, la coopération avait plutôt été combattue par la masse des socialistes, bien que douze ans auparavant l'Internationale avait aidé à fonder un certain nombre d'associations de ce genre pour la consommation et la production, et que ses Congrès eussent approuvé ces organisations.
Il est vrai qu'en France, de 1876 à 1879, une longue lutte avait été engagée entre les socialistes collectivistes de l'Egalité et les socialistes modérés et que ces derniers venaient d'avoir le dessous au Congrès de Marseille de 1879.
A Gand cependant, des socialistes qui faisaient partie d'une boulangerie coopérative neutre, essayèrent de l'affilier au Parti socialiste et, n'ayant pas réussi, se retirèrent pour fonder, avec un prêt de 2,000 francs fait par l'Association des Tisserands, la coopérative « Vooruit » si célèbre aujourd'hui.
Quelques mois plus tard, les socialistes bruxellois fondèrent (page 337) la « Boulangerie ouvrière », plus connue aujourd'hui sous le nom de « Maison du Peuple. » Puis vint le tour des socialistes d’Anvers, de Jolimont et d’autres localités qui tous organisèrent de nombreuses associations coopératives, en leur donnant un caractère socialiste, en les considérant non comme un but mais comme un moyen.
La méthode nouvelle admise par le Parti socialiste belge, rompait avec l'abstention politique et le révolutionarisme verbal.
(page 338) En donnant un caractère éminemment pratique au mouvement ouvrier, on devait lui susciter des ennuis et soulever des protestations de la part de certains socialistes qui n'avaient su se dépouiller des vieilles formules ni sacrifier leur phraséologie révolutionnaire.
Nous avons dit qu'Emmanuel Chauvière, natif de Gand, mais ayant habité longtemps à Paris où il avait été mêlé aux groupes Blanquistes, était venu habiter Bruxelles et s'était fait recevoir dans les groupes socialistes. Bien qu'il n'approuvât pas la méthode nouvelle qu'il trouvait trop modérée, il était entré dans l'organisation ouvrière et parvint ainsi à se faire connaitre de nos amis de Bruxelles et de la province.
Il organisa alors des cercles de quartiers. Il allait dans les ruelles populeuses des quartiers des Minimes et de la rue Haute, faire des discours et, peu à peu, il groupa, dans l'un ou l'autre cabaret de ce quartier, quelques partisans. Après les discours, on chantait des refrains révolutionnaires et on faisait des promenades dans les diverses rues des environs. Au bout de quelques mois, Chauvière avait ainsi créé une douzaine de cercles qu'il groupa ensuite sous le titre de « Cercles Réunis ». Au Congrès de 1979 pour le suffrage universel, les Cercles Réunis s'y étaient fait représenter par de nombreux délégués.
Chauvière était allé aussi au Borinage, Charleroi, Liége et Verviers, dans de nombreux meetings. Il s'établit alors imprimeur dans l'ancien couvent Berlaimont, rue aux Laines et y fonda un journal hebdomadaire « Les Droits du Peuple », alors qu'il n'ignorait pas combien « La Voix de l’Ouvrier » avait de la peine à vivre.
Au bout de peu de temps, Chauvière et ses amis commencèrent à attaquer violemment le Parti socialiste et ils ne se gênèrent point, par des moyens souvent perfides, d'essayer de discréditer et de déconsidérer les hommes en vue de ce parti, qu'ils essayaient de faire passer pour des ennemis de la classe ouvrière.
Dans chacun de ses numéros, le journal « Les Droits du (page 339) Peuple » donnait le vol à quelque nouvelle perfidie. Cela produisait un effet déplorable, surtout au moment où un véritable réveil se manifestait dans la classe ouvrière et où l'on avait besoin du concours de tous pour mener à bien la propagande socialiste. Ce fut surtout au Borinage, avec son lieutenant Ferdinand Monnier, qu'il travailla à la désaffiliation des sections du parti socialiste.
Dans son numéro du 9 mai 1880, la « Voix de l’Ouvrier » publia une note disant qu'en présence de l'hostilité qu'affectent contre le mouvement socialiste belge les Cercles Réunis et le journal « Les Droits du Peuple », une réunion aurait lieu au Cygne, à Bruxelles, à laquelle Chauvière et ses amis seraient conviés, ainsi que les délégués des sections boraines et de l'Internationale.
« Il importe qu'on sache enfin, disait « La Voix de l’Ouvrier », si l'entente si nécessaire en ce moment est impossible, de quel côté viennent les résistances. »
Cette réunion eut lieu. Toutes les imputations personnelles qui avaient motivé cette assemblée, furent retirées par leurs auteurs. Il fut décidé que les groupes continueraient parallèlement leur propagande et s'abstiendraient désormais de tonte attaque l'un envers l'autre.
« La Voix de l’Ouvrier » qui annonça ce résultat ajoutait :
« Nous espérons que l'on ira plus loin et que dans un Congrès, dont De Paepe a émis l'idée, tous les socialistes belges se mettront bientôt d'accord sur les principes à propager en commun.
« Pour notre part, nous sacrifierons volontiers nos idées personnelles afin d'arriver à cette unité dans la propagande. »
Malheureusement, les promesses faites par Chauvière et ses amis ne furent point tenues. Le mauvais génie de ce groupe était un professeur français nommé Crié.
« Les Droits du Peuple » finirent par disparaître, mais la lutte souterraine contre le Parti socialiste belge et son organe de langue française, « La Voix de l'Ouvrier », n'en continua pas moins.
Ces discordes dont on ne pouvait comprendre la cause réelle, firent un tort énorme au Parti nouveau. C’est ainsi qu'en janvier 1881, La Voix de l'Ouvrier se plaignit à nouveau :
(page 340) « Depuis quelque temps, dit ce journal, nous sommes en butte aux attaques de deux ou trois individus. Ces attaques ont pris naissance dans le journal, aujourd'hui décédé, « Les Droits du Peuple », organe de ce qu'on appelle les Cercles Réunis.
« Les Droits du peuple » étant mort, c'est la « Résolution sociale », de Paris, qui édite les petites calomnies de ces deux ou trois drôles...
« La Révolution sociale » était un journal anarchiste, fondé à Paris après l'amnistie générale de 1880. Elle avait pour fondateur et directeur un nommé Egide Spilleux, de Bruxelles, qui était entré dans le Parti socialiste et, très insinuant, très intrigant, cherchait à entrer dans l'intimité des hommes en vue du parti. Spilleux écrivait à tous les socialistes connus de l'étranger et recevait d'eux des lettres qu'il aimait à montrer partout pour se donner de l'importance.
Un beau jour, il quitta Bruxelles pour aller à Paris, où il prit le nom de Serraux et fonda « La Révolution sociale », avec la collaboration d'Emile Gautier, C. Violard, Louise Michel, Kropotkine, etc., etc.
C'était M. Andrieux qui était préfet de police alors. Un jour, « La Lanterne », qui avait commencé une campagne de presse contre la préfecture de police de Paris, déclara qu'il y avait, parmi les rédacteurs de la « Révolution sociale », au moins un mouchard.
Les principaux rédacteurs de ce journal démissionnèrent et ils adressèrent à la presse une longue lettre faisant connaitre leur décision.
Peu de temps après, M. Andrieux ayant quitté la préfecture, publia ses mémoires et, dans un de ses nombreux récits, révéla que la « Révolution sociale » avait été fondée avec l’argent de la préfecture de police, par l'intermédiaire d'un bon bourgeois, qui s'était mis en rapport avec le sieur Spilleux, lequel tenait la préfecture au courant, au jour le jour, des faits, gestes et projets des compagnons anarchistes !
Spilleux, ainsi dénoncé, quitta Paris et revint à Bruxelles où on le rencontre de temps en temps, promenant sa peu intéressante personne, dans les environs de la gare du Nord...
(page 341) Mais Spilleux et « La Révolution sociale », non content de servir la préfecture de police, travaillaient aussi pour l'exportation. Voici comment :
« Au mois de juin 1880, le Parti socialiste belge prit l'initiative de convoquer un Congrès socialiste international pour 1881. Un appel signé Anseele fut adressé dans ce but à toutes les organisations socialistes.
Mais voilà qu'en septembre 1880, une réunion révolutionnaire est organisée à Bruxelles par les Cercles Réunis. Ce Congrès fit un fiasco complet, Car il ne réunit comme délégués de province qu'un ouvrier de Liége, trois de Verviers, un de Ensival et un de Jemappes.
Dans cette réunion, et à l'instigation de « La Révolution sociale » et de son correspondant de Bruxelles, il fut décidé de convoquer à Londres, en 1881, un Congrès socialiste révolutionnaire international.
Malgré les divisions suscitées par de soi-disant révolutionnaires, le mouvement socialiste progressait et l'agitation en faveur du suffrage universel grandissait.
Le pétitionnement à la Chambre n'obtint aucun résultat et c'est alors que, conformément aux décisions prises par le Congrès spécial pour le suffrage universel, un appel fut lancé pour l'organisation d'une manifestation nationale à Bruxelles.
Au mois de juin 1880, des élections législatives devait avoir lieu pour le renouvellement de la moitié de la Chambre des représentants. Le Comité central pour le suffrage universel décida alors de poser la question de la représentation ouvrière au Parlement et présenta à Bruxelles quatre candidatures : G. Brasseur, ouvrier mécanicien ; Bristnée, imprimeur ; Coulon, tailleur et Goedschalk, menuisier.
De nombreux meetings électoraux furent organisés en faveur des candidatures ouvrières. Mais ces réunions étaient suivies par des non-électeurs et il fut même très difficile de trouver, parmi les électeurs censitaires, les cinquante signatures nécessaires pour présenter légalement ces candidats.
(page 341) « La Chronique », seule de toute la presse, approuva l'idée des candidatures ouvrières, et, au dernier moment, Victor Hallaux, son rédacteur en chef, présenta sa candidature contre celles de l'Association libérale.
Les autres journaux se turent systématiquement, ou bien essayèrent de ridiculiser cette tentative.
Les candidats libéraux furent élus avec un chiffre de suffrages variant de 4,924 à 5,500. Victor Hallaux en recueillit environ 2,000 et les quatre candidats ouvriers de 600 à 639 voix !
C'était peu, mais il fut démontré ainsi très clairement que la masse de la population était sacrifiée par un odieux système électoral et qu'une révision de la Constitution s'imposait pour mettre fin à ce régime injuste.
Dans le courant du mois de juillet 1880, le Comité central pour le suffrage universel lança un nouveau manifeste au peuple belge, annonçant une manifestation pour le 15 août suivant, veille du jour choisi par le gouvernement pour fêter le cinquantième anniversaire de l'indépendance nationale...
« Il y a un an, disait le manifeste, une centaine de sociétés ouvrières et démocratiques ont pris l'initiative d'un mouvement en faveur du Suffrage universel. De nombreux meetings et conférences ont été organisés un peu partout, et partout un public nombreux a applaudi à l'idée d'une réforme électorale.
« Usant de tous les moyens légaux pour obtenir ce que nous considérons comme un droit, nous avons pétitionné et demandé aux Chambres de réviser la Constitution pour rendre enfin tous les Belges égaux devant le scrutin.
« Comme nous devions nous y attendre, les hommes qui sont au pouvoir, selon leur triste et coupable habitude, n'ont pas daigne s'occuper de nos revendications.
« ... Notre agitation a déjà produit, cependant, un premier effet ; il est question, dans les sphères gouvernementales, d'un projet de loi accordant le droit de vote à ceux qui savent lire et écrire...
« Partisans du suffrage universel, Venez donc en masse à Bruxelles, le 15 août prochain, (page 343) Venez montrer à nos gouvernants aveuglés, que le suffrage est demandé par la majorité intelligente du pays, et qu'il est dangereux pour eux de répondre par des refus hautains par un méprisant silence aux vœux les plus légitimes de la nation... »
L'annonce de cette manifestation populaire eut le don de mécontenter fortement la classe dirigeante, surtout à cause de la date fixée et qui coïncidait avec la grande manifestation nationale officielle. Le secrétaire du Comité central fut appelé successivement auprès du commissaire en chef de police de la ville de Bruxelles et chez M. le procureur du roi. Ces messieurs lui dirent que la manifestation serait probablement interdite, que tout au moins elle serait dispersée par la force, si le drapeau rouge apparaissait, et que le moindre désordre pourrait provoquer une répression... impitoyable et sanglante... « Bertrand répondit qu'aucun drapeau ne serait porté en tête du cortège, mais que le Comité central laissait à chaque groupe la liberté d'arborer les emblèmes et les insignes qui lui sembleraient convenables, depuis le drapeau jaune jusqu'au drapeau rouge en passant par le drapeau tricolore. Aucune des dispositions arrêtées au sein du Comité ne sera modifiée, ajouta-t-il. Libre nos amis d'obtempérer, s'ils le veulent, aux sommations particulières que vous croirez devoir leur faire ; libre à vous, messieurs, s'ils refusent, de préluder, par un massacre d'ouvriers. la fête patriotique du 15 août... » (« Voix de l’Ouvrier », 22 août 1880.)
On n'osa pas interdire la manifestation et la police se borna à envoyer, dans les groupes, quelques émissaires chargés de s'enquérir des faits et gestes des organisateurs. L'administration des chemins de fer, de son côté, refusa de ci de là les trains spéciaux qui lui étaient commandés, ainsi que les réductions de tarifs accordés généralement aux personnes voyageant en société, tout cela afin de réduire le nombre de manifestants.
Naturellement, l'armée, la gendarmerie, les pompiers et la police furent consignés.
(page 344) Le cortège devait se former sur la Grand'Place. A dix heures du matin, presque toutes les délégations étaient réunies et l’on se disposait à mettre en route pour aller à la gare du Midi prendre les derniers arrivants, quand un commissaire de police et, s'adressant aux membres du Comité, leur demanda poliment de déposer leurs drapeaux rouges et les pria de ne pas jouer la Marseillaise.
« Dans l'intérêt de la manifestation, nous allons obéir, répondirent les organisateurs du cortège, mais nous protestons ! »
Alors, on roula les drapeaux rouges, puis le cortège composé de 5 à 6,000 personnes, se mit en route vers la rue de la Loi. Dans les rangs, on se montrait Léon Defuisseaux, député de Mons.
En repassant par la Grand'Place, quelques manifestants montèrent au balcon du local le Cygne et y arborèrent un drapeau surmonté du bonnet phrygien que les manifestants saluèrent de leurs acclamations.
Quelques Gantois, gagnés par l'enthousiasme de la foule, rentrèrent alors au local et y prirent le drapeau rouge qu'ils y avaient déposé et le cortège se mit en marche, par la rue de la Madeleine, la montagne de la Cour, la place Rogier et la rue Royale.
La tête du cortège arriva ainsi la hauteur du Passage de la Bibliothèque, où se trouve la statue du général Belliard. Tout à coup une vingtaine d'agents de police, embusqués derrière la statue, surgirent, sabre au clair, ils se précipitèrent sur Gustave Verbauwen, de Gand, porteur d'un drapeau rouge, le lui arrachèrent et voulurent l'entraîner. Des amis intervinrent et une bagarre s'engagea. Après une courte résistance, Verbauwen fut amené et conduit à la permanence de police.
Cette agression policière était absolument illégale.
Au ministère de l'Intérieur, où les organisateurs devaient remettre une adresse, le comité composé de André, De Paepe et Bertrand, de Bruxelles, van Beveren de Gand, Thonar de Huy et Coenen d'Anvers, fut reçu par le chef du cabinet du ministre, celui-ci ayant écrit au Comité qu'il devait s'absenter.
Après la manifestation, de grands meetings furent tenus (page 345) dans la salle de l'Union, rue des Brigittines et dans la salle rue des Tanneurs. Bertrand, De Paepe, Brismée, F. Monnier, prirent la parole en français, à l'Union, pendant que Anseele, Coenen et Van Beveren parlaient en flamand dans l'autre salle.
Plusieurs manifestants furent arrêtés : Verbauwen, de Gand ; Remy, de Seraing ; Monnier, de Bruxelles, mais ils furent relâchés d'assez bonne grâce après une démarche faite par le comité de la manifestation.
La plupart des journaux parlèrent peu et avec un certain dédain de la manifestation socialiste. Chose curieuse, le compte rendu le plus impartial fut celui du « Journal de Bruxelles » qui s'écria :
« La manifestation socialiste jette une lueur sinistre sur l'aurore du plus grand jour du glorieux 1880. »
L'organisation ouvrière se développa avec une certaine activité à la suite de cette manifestation. Le Parti socialiste continua sa propagande et, dans ses congrès, poursuivit la revendication du suffrage universel.
Cette propagande incessante, malgré les difficultés rencontrées et malgré l'hostilité systématique de certains groupes, aboutit cependant à créer un mouvement d'opinion favorable et à réunir, dans la plupart des villes et des centres industriels du pays, un certain noyau d'hommes. Mais, malgré tout, la masse restait indifférente.
Elle manquait surtout de persévérance et pensait que les réformes s'arrachent très facilement aux classes dirigeantes. Voyant qu'un premier effort était resté sans résultat, la masse lâcha prise, semblant ainsi donner raison aux violents qui déclaraient que seuls les moyens révolutionnaires sauraient faire reculer l'oligarchie bourgeoise et capitaliste. En attendant, ils ne (page 346) faisaient rien si ce n'est critiquer les « modérés » et annihiler leur action.
Au Congrès que le parti socialiste tint à Huy les 14 et 15 août 1881, on s'occupa de réorganiser le mouvement pour le suffrage universel, et plusieurs orateurs préconisèrent la propagande en faveur du refus du service militaire, aussi longtemps que le suffrage universel ne serait pas la loi du pays.
Le parti décida de se faire représenter par l'auteur de ces lignes au Congrès international, qui eut lieu à Coire, en septembre 1881.
Le mouvement pour la réforme électorale produisit cependant son effet. M. Paul Janson, après avoir tergiversé à la Chambre, à cause du milieu défavorable dans lequel il se trouvait, revint à la charge, combattant le régime censitaire et réclamant le droit de vote en faveur des citoyens sachant lire et écrire. Cette campagne réformiste obligea finalement le ministère Frère-Bara à faire certaines concessions et il dut annoncer qu'il déposerait un projet de loi relatif au droit électoral pour la commune et la province.
A la fin du mois de septembre 1881, « La Voix de l'Ouvrier », l'unique organe français du Parti socialiste belge, fortement endettée, bien que toute la besogne de rédaction et d'administration se fit gratuitement, cessa de paraître.
L'article par lequel ce journal faisait ses adieux à ses témoignait d'un certain découragement :
« Depuis près de quatre ans, dit la Voix de l’Ouvrier, nous avons travaillé au relèvement de la classe ouvrière. Les critiques, les attaques ne nous ont point fait défaut, même de la part de ceux qui disaient lutter avec nous. Les uns nous trouvaient trop modérés, les autres trop révolutionnaires. Malgré cela, forts de notre droit et de la justice de notre cause, nous avons continué de propager les idées socialistes avec le calme et la franchise que on nous connaît. Nous avons ainsi contribué, pour une bonne part, à la constitution du Parti socialiste belge.
« Dans chaque centre important du pays, nous comptons un (page 347) d'hommes convaincus, dévoués et intelligents. Malheureusement, la masse ne nous a pas suivi. L'apathie, l'indifférence sont grandes en Belgique. Le peuple, auquel depuis un demi-siècle on ne reconnaît pas de droits, ne pense pas, n'a pas d’opinion... Son éducation politique est encore faire. Il sait jouer aux cartes, aux quilles, à la balle, mais ne sait rien des choses politiques.
« Dans ces conditions, quoi bon lutter encore ? C'est pour raison que nous cessons de paraître en attendant des temps meilleurs...
« Faut-il conclure de là que nous allons nous croiser les bras ? Non pas ! Puisque nous ne sommes qu' « un état-major sans soldats » comme le disent nos adversaires, faisons en sorte que cet état-major soit instruit, qu'il sache ce qu'il veut, quel but il poursuit et quels sont ses moyens d'exécution. «
Puis la « Voix » annonçait l'apparition d'une revue : « l'Avenir social » qui, faute d'un nombre suffisant de souscripteurs, ne parut point.
Quelques socialistes révolutionnaires, Steens, Verrycken, De Buygher, Ch. Delfosse et d'autres avaient, quelques semaines auparavant, fondé un journal hebdomadaire : « La Justice sociale », qui eut six ou sept numéros, puis disparut à son tour.
Le « Mirabeau » de Verviers avait également cessé de paraître le 18 mai 1880. La presse socialiste flamande dAnvers « De Werker » d’Anvers et le « Volkswil » de Gand, au contraire, continuait seule la propagande par la plume.