(page 670) Me voici arrivé au bout de la tâche difficile que j'ai entreprise il y a plusieurs années.
Cet ouvrage, je le sais, n'est pas sans défaut. S'il contient quelques erreurs, elles auront été commises de bonne foi.
« L'Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique » est l'histoire de l'ascension d'une classe, de la classe ouvrière, qui, méprisée, tenue à l'écart, traitée en inférieure et ainsi mise en tutelle pendant la plus grande partie du XIXème siècle, a vu ses droits sacrifiés et ses intérêts méconnus. Cette « Histoire » marque l'éveil de la classe ouvrière et, avec lui, le réveil des idées démocratiques et le progrès du socialisme
(page 671) Cette grande œuvre n'a pas été accomplie sans peine.
De 1830 à 1848, ce furent quelques bourgeois généreux, fils de Révolution française, qui voulaient aider le peuple à profiter des conquêtes de cette Révolution et à obtenir sa part de liberté et de bien être. Louis De Potter, et Félix Delhasse, Bartels, Lucien Jottrand, Adelson Castiau, peuvent être classés parmi les précurseurs de la démocratie et du socialisme belge.
Leur propagande eut pour effet de convertir deux prolétaires, Jacques Rats et Joseph Pellering. Ceuxci organisèrent, non sans de grandes difficultés, les premiers meetings ouvriers à Bruxelles et les premières sociétés de propagande socialiste.
En 1848, après le 24 février, ce furent encore des bourgeois qui se trouvèrent à la tête du mouvement démocratique Mellinet, Jottrand, V. Tedesco, Spilthoorn, Labarre, Potvin et d'autres encore.
Kats et Pellering continuèrent la propagande et eurent la joie de voir se joindre à eux d'autres prolétaires de talent Nicolas Coulon, Désiré Brismée, à Bruxelles; Billen et Deridder, à Gand.
Puis le silence se fit de nouveau pour un certain temps, après les persécutions policières du pouvoir.
Avec la fondation de l'Association internationale des travailleurs, on vit de nouveau des fils de la bourgeoisie se mêler au peuple ouvrier, lui prêcher la bonne parole ; ce furent les Paul Janson, les Greef, les Denis, les Robert, les Arnould. Mais les prolétaires étaient plus nombreux parmi les militants et derrière les De Paepe, les Brismée, les Steens, les Moyson, on pouvait voir des douzaines, des centaines de travailleurs manuels, organisant leurs camarades de travail, fondant des syndicats ouvriers, des mutualités, des coopératives.
La doctrine socialiste se précisa davantage. Aux rêves de fraternité sociale de 1848, se substitua bientôt la réalité de la lutte de classes, de l'antagonisme des intérêts.
Dès lors, la propagande gagna plus profondément les classes ouvrières, mais pas assez sérieusement encore, car peu de temps après, avec la défaite de la Commune de Paris et la (page 672) chute de l’Internationale, provoquée par de funestes divisions, le silence se fit de nouveau et les classes dirigeantes, un instant reprirent confiance et maintinrent leur domination la fois politique et économique.
Mais au bout de deux ou trois ans, voici que de nouveaux hommes se lèvent. Ce sont exclusivement des prolétaires, cette fois, des typographes. des tisserands, des marbriers, des peintres, des bijoutiers, des tailleurs, des métallurgistes : à Bruxelles, à Gand. à Anvers, à Liége, à Verviers, dans le Hainaut.
Les anciens, Brismée, De Paepe, Verrycken, Steens, quelque peu découragés, reprennent de l'espoir.
Et la propagande continua. Elle fut faite et elle se poursuivit uniquement par des prolétaires. Les bourgeois démocrates se tenaient cette fois à l'écart, Les uns étaient entrés dans les associations libérales ; les autres se confinaient dans leur cabinet d'étude ct de travail.
Ces prolétaires, des jeunes gens de 25 ans pour la plupart, se mirent à l'œuvre. Par la plume et par la parole, non sans peines ni difficultés, ils s'en allèrent répandre la bonne parole, recommander l'union des forces prolétariennes, l'association des volontés ouvrières.
Et l'on constitua des Cercles d'étude et de propagande, et l’on fonda des syndicats, des mutualités, des coopératives. Et ainsi, lentement mais sûrement, la classe ouvrière s'organisa, prit conscience de ses intérêts, de sa force et elle réclama des droits politiques, moyen qu'elle considère comme excellent pour acquérir plus de liberté, plus de pouvoir, plus de force afin de réaliser son émancipation économique et sociale, but de ses efforts.
C'est ainsi que le parti ouvrier belge se constitua.
Les émeutes de 1886, les secousses de notre « année terrible » activèrent encore la fièvre d'organisation du prolétariat.
Quelques années se passèrent en luttes continuelles pour la révision de la Constitution et la conquête des droits politiques.
Finalement cette cause triompha.
Et la classe ouvrière, dès la première consultation populaire,, (page 674) envoya des représentants au Sénat, à la Chambre, dans les Conseils provinciaux et communaux.
Le « pays légal » composé de bourgeois censitaires avait capitulé, politiquement parlant.
Mais à l'atelier, à la fabrique, à l'usine, Sa Majesté le Capital reste le maître tout puissant.
Cependant, de même que la bourgeoisie se forma et s'organisa dans les communes, le prolétariat se constitue, se forme, s'instruit dans ses mutualités, dans ses syndicats, dans ses coopératives, dans ses groupes politiques.
Par la mutualité, le prolétariat devient plus prévoyant, fait des efforts pour se relever, pour cesser, au prix de sa dignité, d'avoir recours aux institutions de bienfaisance.
Par les syndicats, il lutte contre le patronat, il cherche à améliorer les rapports jusque là despotiques entre le capital et le travail, prépare une organisation nouvelle du travail qui doit l'affranchir du salariat comme ses ancêtres se sont affranchis du servage et de l'esclavage.
Par ses coopératives, il prépare une nouvelle organisation du commerce, supprime les intermédiaires inutiles, essaie de devenir le maître de la distribution des produits, en attendant qu'il devienne le maître de la production elle-même, faite socialement, pour la satisfaction des besoins légitimes et non dans un but de lucre et de rapines.
Et ainsi, lentement, mais sûrement, le prolétariat belge, comme le prolétariat des autres nations, s'élève, s'élève sans cesse et travaille l'édification d'un monde meilleur.
Puisse cette histoire des efforts des premiers artisans de la lutte pour l'émancipation politique et sociale du peuple belge, servir là a fois de leçon et d'encouragement aux lutteurs d'aujourd'hui et à ceux de demain et les engager à persévérer jusqu'au jour du triomphe final.
C'est ma seule ambition; ce sera ma seule récompense pour la peine que je me suis donnée en écrivant le présent ouvrage.
Juin 1907.