Le travail des enfants et des femmes dans les charbonnages - Discussion d'un projet à la Chambre - Les adversaires de la réglementation - Le dogme de la liberté du travail - Le projet est adopté par la Chambre, mais il échoue au Sénat
(page 316) La question du travail des enfants, dans les usines et les manufactures fut plusieurs fois soulevée au Parlement et, en 1872, M. Vleminckx. député de Bruxelles, avait saisi la Chambre d'une proposition de loi tendant à modifier l'article 29 du décret du 3 janvier 1813, quant à l'âge pour la descente et le travail dans les mines.
Ce décret interdisait aux enfants de descendre dans les travaux des mines avant l'âge de dix ans. M. Vleminckx proposait de fixer cet âge à 14 ans. En 1878, la discussion s'engagea à la Chambre M. Beernaert, ministre des travaux publics, ayant amendé la proposition. proposait 12 ans au lieu de 14.
La discussion dura plusieurs jours et la lutte entre les partisans et les de l'intervention de la loi fut, par moment, vive et même acerbe : MM. Couvreur, Jottrand et Janson défendirent le principe de l'intervention de la loi. M. Beernaert, auteur de l'amendement. défendit également le projet mais avec de nombreuses réserves quant au principe, Parmi les adversaires se rencontraient surtout MM. Woeste, catholique, et Sainctelette. député libéral de Mons.
M. Beemaert avait proposé la rédaction que voici : « Il est défendu de laisser travailler dans les mines, minières et carrières souterraines, les enfants du sexe masculin au-dessous de ans et ceux du sexe féminin au-dessous de 13 ans.
(page 317) » La présente loi sera obligatoire le 1er août ; mais elle ne s'appliquera pas aux enfants des deux sexes employés dans les mines avant cette date. »
Le ministre des travaux publies tint à constater tout d'abord qu'il ne s'agissait point d'une loi réglementant le travail en général ; que l'on ne touchait pas à la liberté des adultes : que le projet n'impliquait même aucune décision de principe, quant l'admission des enfants dans l'industrie...
« Restreindre la liberté du travail quant aux adultes, disait M. Beernaert, je ne pourrais m’v résoudre en aucun cas ; je considère que, parmi les conquêtes de ce siècle, la liberté du travail est une des plus importantes, une des plus précieuses. »
Puis, plus loin :
« Pourquoi réglementer les conditions d'admission dans les mines alors qu'on laisse toute liberté aux autres industries ?
« De loi générale, vous le savez, nous n'en voulons point : ce grave problème a été bien des fois abordé et discuté, il a fait l'objet de rapports sans nombre... mais tout cela sans résultat. » (Note de bas de page : A ce moment, en Prusse, les enfants n’étaient admis dans les mines qu’à 12 ans, mais à condition qu’ils sachent lire et écrire, et encore, de 12 à 14 ans, uls ne pouvaient travailler que 6 heures par jour. En France, l’âge de 12 ans était fixé depuis1841, et en Angleterre également, depuis 1860 ; en Espagne depuis 1873 et en Hollande depuis 1874.)
« La liberté, par elle-même, a donc produit des résultats, et je comprends, même lorsqu'il s'agit d'enfants. que quelques-uns hésitent à recourir à la protection législative, pour s'en rapporter à l'initiative individuelle et aux sentiments de famille mieux compris, plus éclairés des parents. »
M. Sainctelette, combattit la proposition de loi au nom de la liberté et des intérêts de l'industrie. A l'entendre, ce projet serait d'ailleurs inefficace, car les enfants auxquels on interdirait le travail n'iraient pas à l'école, « pour la bonne la raison que dans les communes industrielles les écoles ne sont pas en nombre pour satisfaire aux besoins de la population. »
M. Jottrand, député de Bruxelles, déclara, sans ambages, que si l'on combattait la réglementation du travail, c'était pour ne pas mécontenter tel ou tel groupe d'électeurs influents :
(page 318) « Ce qui s’égare ici, dit-il, ce n’est pas l’opinion générale des peuples civilisés, c’est un intérêt privé. »
M. Janssens, député catholique et industriel de Saint-Nicolas, combattit également le projet, non pas qu’il reconnût qu’il mettrait fin à des abus réels, mais parce qu’il craignit son extension à d’autres industries. La réglementation, déclara-t-il, conduirait au droit à l’assistance, une abomination. Tout en reconnaissant qu’il restait beaucoup à faire pour améliorer la condition des ouvriers, le député de Saint-Nicolas déclara « qu’il n’espérait rien de sérieux et d’efficace que du développement de l’idée chrétienne chez les ouvriers et chez les patrons... »
M. de Moreau, député catholique de Namur, fut lui aussi un adversaire du projet : « Alors même, dit-il, que le projet de loi serait démontré nécessaire, utile, efficace, je le trouverais inopportun. »
Mais le discours-type des adversaires de l’intervention de la loi fut celui prononcé par M. Woeste, dans la séance du 20 février 1878.
Si le projet de loi est admis pour les charbonnages, disait-il, son principe s'étendrait bientôt aux autres industries et c'est là un grand danger.
M. Jottrand ayant dit la veille que partout la réglementation du travail était admise et que la Belgique seule faisait exception, M. Woeste lui répliqua :
« Eh bien, ce que l'honorable membre considérait en quelque sorte comme un déshonneur pour la Belgique, je le considère, moi, comme un titre de gloire pour elle. C'est à nous, me paraît-il, de donner à l'Europe l'exemple du respect de la liberté individuelle. du respect de l'initiative individuelle.
« Messieurs, dans les sociétés du XIX' siècle, divisées d'opinions et de sentiments, la réglementation est presque toujours en péril ; elle peut être une arme entre les mains des partis et prêter à l’arbitraire. »
Plus loin, le député d'Alost déclarait que la loi n'était pas nécessaire et que ceux qui défendaient en cette matière la réglementation, lui paraissaient faire de la philanthropie au détriment des classes ouvrières.
(page 319) Répondant à M. Janson qui avait dit qu'au fond de toutes ces questions particulières relatives au travail, il y avait une question plus générale, la question sociale, M. Woeste s'écriait :
« Mais nous, de la droite, et vous membres de la gauche qui, pour la plupart, n’admettez pas plus que nous qu’il y ait une question sociale à résoudre, nous ne pouvons pas admettre la réglementation du travail, parce que nous serions sans défense contre le langage que nous tiendrait l'ouvrier demandant, s'appuyant sur la détresse des siens, du travail et du pain. »
M. Frère-Orban intervint à son tour dans la discussion, dans la séance du 22 février et il combattit également le projet.
« La loi, proclama-t-il, est ou impuissante ou cruelle en pareille matière, parce qu'elle ne peut tenir compte des nécessités de l'existence. Elle est aveugle et fatale. Je compte beaucoup plus sur l'harmonie des lois actuelles, sur l'action des influences morales, sur les sentiments des pères et des mères, sur l'instruction répandue à pleines mains, que sur les bons soins du gouvernement paternel. Il ne saurait pas d'ailleurs, ce gouvernement paternel, accomplir l'œuvre qu'il entreprend. En cette matière, il ne fait rien s'il ne fait pas tout, et s'il veut tout faire, il n'aboutit rien.
« Chassez un enfant d'un champ de travail ; si d'autres lui sont ouverts, il s'y précipitera. Vous l'aurez exclu d'un chantier, d'un atelier ; si d'autres sont ouverts, il s'y précipitera. Pourquoi ? Parce qu'il faut vivre. »
Il eût donc fallu demander la généralisation de la loi, c'est-à-dire l'appliquer toutes les industries et non pas aux seuls travaux souterrains des charbonnages, mais de cela les adorateurs du dogme de la liberté ne voulaient point.
Le débat qui au début n'avait à s'occuper que de la réglementation du travail des enfants de plus de 10 ans dans les mines, minières et carrières souterraines, s'élargit à la suite du dépôt d'un amendement de M. Jottrand, proposant la suppression du travail des femmes dans les mines.
Cet amendement fut vivement combattu et rejeté par 86 voix contre 5 et une abstention. Les cinq députés qui votèrent pour furent MM. Coremans, Defuisseaux, Janson, Jottrand et Kervyn de Lettenhove.
(page 320) Un amendement de la section centrale interdisant le travail dans les mines aux fillettes de moins de 15 ans, fut également rejeté par voix contre 30.
Finalement, le projet fixant à 13 ans pour les filles et 12 ans pour les garçons l'âge d'admission dans les travaux souterrains, fut adopté par 53 voix contre 27.
Voici les noms des députés qui votèrent contre :
MM. Van Hoorde, Warnant, Warocqué, Woeste, Allard. Allard-Pecquereau, de Becker, De Lahaye, De Liedekerke, de Pitteurs-Hiegaerts, de Rossius, De Thuin, Drion, Frère-Orban, Houtart, Jacobs, E. Jamar, Janssens, Lefebvre, Lescart, Peltzer, Petit de Thozee, Pirmez, Puissant, Sabatier, Sainctelette, Struye et Thienpont.
Mais ce projet de loi réglementant le travail des jeunes enfants dans une industrie dangereuse et malsaine, ne devait pas trouver grâce devant le Sénat, malgré des discours éloquents du docteur Crocq et de M. Reyntiens. C
elui-ci, étonné d'entendre M. Casier de Hemptinne combattre le projet de loi cependant si modeste, rappela ce que ce sénateur catholique avait déclaré au Congrès catholique de Malines, en 1864 ;
« Je puis parler de cette question, avait dit M. Casier, avec quelque expérience ; je suis fabricant depuis un certain nombre d'années, et je dois déclarer qu'on se fait d'étranges illusions sur la situation des fabriques et des ateliers en Belgique. On semble croire que chez nous il n'y a aucun abus ; je regrette de le dire, mais c'est là une erreur: La vérité, c'est qu'il y a des abus chez nous comme ailleurs. Quand une industrie prospère, on maintient les machines jour et nuit en activité, et en l'absence d'une loi qui le défende, jusqu'à quinze et seize heures par jour. »
MM. Terceln, Balisaux et d'Andrimont, tous trois sénateurs d'amendements houillers et intéressés dans les affaires charbonnières, combattirent le projet, au nom de la liberté du travail et aussi au nom de l'intérêt de l'industrie et des ouvriers eux-mêmes.
(page 321) M. Beernaert. ministre des travaux publics et co-auteur du projet de loi, intervint à son tour dans le débat.
Il demanda à préciser l'objet du projet en discussion et les idées qu'il avait en matière de réglementation du travail ; il le fit en ces termes :
« Ce n'est pas, et je ne puis assez le dire, une loi réglementaire du travail, ce n'est en vérité, qu'une modeste loi de police…
« Réglementer le travail, messieurs, je ne le voudrais pas plus que les nombreux orateurs qui, successivement et dans des termes éloquents, viennent de défendre la cause sacrée de la liberté du travail.
« Réglementer le travail, c'est toucher à la liberté des travailleurs. c'est l'immixtion de la loi dans une matière où elle rien voir...
« MM. Casier et Tercelin ne veulent rien de tout cela et ils ont mille fois raison. Je ne le veux pas plus qu'eux, je viens de le dire , mais je demande la permission de le répéter. Ce sont là des théories qui ne sont et qui seront jamais belges !... » (Sénat, Séance du 1er mai 1878, Annales parlementaires, page 219, deuxième colonne.)
Tel était le langage d'un des principaux parrains du projet de loi. Aussi n'est-il pas étonnant que le Sénat ait refusé de le voter. Trente-quatre sénateurs étaient présents : 23 répondirent non, 10 oui et un s'abstint.
Les adversaires du modeste projet furent MM. Casier de Hemptinne, baron d' Anethan, Leirens, Van Ockerhout, baron Béthune, Hubert, baron de Labbeville, vicomte de Namur d'Elzée, comte de Limbourg-Stirum, baron Van Caloen, Pennart, d'Andrimont, comte de Ribeaucourt, Tercelin, Balisaux, baron Osy, F. Dolez., baron d'Overchie de Neeryssche, de Kerkchove, Van Overloop, comte d'Ursel, Viret et Dewandre.
Et c'est ainsi, qu'en 1878, alors que tous les pays de l'Europe avaient reconnu la nécessité de réglementer le travail des enfants dans les mines et les manufactures, le Sénat belge se refusa de légiférer, au nom de la sacro-sainte liberté du travail !