Etat des esprits - Force parlementaire des partisans du S. U. - Nouvelle campagne - Le congrès du parti ouvrier de 1901 - La R. P. et le suffrage des femmes. - Résistance du pouvoir - Casse-cou ! - Violentes manifestations - Répression sévère - La grève générale - Emeutes, attentats à la dynamite - On tue à Bruxelles - Discussion à la Chambre - La prise en considération repoussée - Massacre à Louvain - Démarche du parti progressiste - Le conseil général décide de cesser la grève - Récriminations - Congrès extraordinaire - La leçon des événements
(page 566) Il n'est pas facile de juger impartialement et avec mesure des événements récents, auxquels on a été mêlé, surtout quand ces événements ont constitué une défaite pour le parti auquel on appartient.
La crise d'avril 1902 mérite cependant qu'on s'y arrête et, sans prononcer sur elle un jugement définitif, il est utile d'en tirer quelques enseignements salutaires.
Nous l'avons dit déjà, dès le jour de sa fondation, le Parti ouvrier belge décida de travailler à la conquête du suffrage universel, moyen à la fois pratique et légal de faire valoir et de faire triompher les revendications économiques et sociales de la classe des travailleurs. Le suffrage universel est la loi des nations démocratiques et, tôt ou tard, il sera inscrit la base de notre constitution politique.
Mais les classes possédantes savent très bien quelle arme puissante est le suffrage universel entre les mains d'un peuple conscient de ses droits et de sa force. C'est pourquoi les résistances son adoption sont si grandes, si acharnées, non pas que (page 567) l’on espère y échapper toujours, mais parce que l'on veut retarder le plus longtemps possible l'heure de son triomphe.
Le système du vote plural adopté par lassitude et sous la pression du dehors par le Parlement, le 18 avril 1893, n'est qu’un expédient. Chacun sait qu'il disparaîtra un jour prochain, mais ceux qui ont peur de l'égalité politique et des conséquences qu'elle aura nécessairement sur la vie économique et sociale de la nation, ne sont pas tentés d'en voir trop tôt sonner l'heure.
Or le parti socialiste a le plus ardent désir de voir enfin proclamer le suffrage universel, parce qu'il constitue une solution définitive du problème électoral, et aussi parce qu'il est convaincu qu'avec un régime d'égalité, il obtiendra des réformes profondes qui permettront d'améliorer la condition économique, matérielle, intellectuelle et morale du plus grand nombre. C'est pourquoi, depuis bientôt un quart de siècle, sa principale préoccupation fut de conquérir le suffrage universel, sans négliger toutefois l'organisation économique de la classe ouvrière.
L'histoire enseigne aussi que sauf de très rares exceptions, le droit électoral a dû être conquis par le peuple, souvent par des moyens révolutionnaires, les classes dirigeantes n'étant pas assez clairvoyantes pour concéder en temps utile ce qu’il ne leur est plus possible d'empêcher.
Puis des événements récents n'avaient-ils point démontré que la classe maitresse en Belgique avait été forcée de capituler devant un mouvement extra-légal ?
Tout le monde n'était-il pas convaincu que sans la grève générale d'avril 1893, sans les émeutes et les troubles, la Constituante n'aurait pas accordé le régime du vote plural ?
Tout le monde ne savait-il pas que si M. Vandenpeereboom avait été renversé en 1899 et son projet électoral abandonné, c'était à des manifestations de la rue, à des émeutes qu'on le devait ?
Les événements de 1893 et de 1899 eurent donc pour conséquence d'ancrer dans les esprits de la masse agissante, que le gouvernement était incapable de résister à un mouvement sérieux de la rue, et on en conclut, dans certains milieux, que ce qui (page 568) s'était produit alors se produirait encore le jour où l'émeute gronderait de nouveau.
Ce fut cependant là, il faut le reconnaître, une grave illusion. Un gouvernement pris par la peur, peut être contraint de capituler devant une émeute de grève généralisé. Mais si les menaces révolutionnaires se répètent trop souvent et à de courts intervalles, il s'habitue à ces menaces, prend des mesures en conséquence et parvient à résister efficacement, d'autant plus facilement qu'il sait que les émeutiers n'ont pas d'armes et que lui, gouvernement, a à sa disposition des forces énormes, considérables.
Le Parti ouvrier fut un moment grisé par les succès qu'il obtint, par les victoires qu'il remporta en 1893 et 1899 et, dès lors, il se crut tout permis.
Cette conviction, nous le répétons, était fortement ancrée dans les cerveaux et c'est dans cette disposition d'esprit que l'on partit en guerre pour la conquête du suffrage universel.
Tous les militants cependant ne partageaient pas ces illusions. Et quand l'un ou l'autre de ceux-ci se permettait d'élever des doutes au sujet de l'issue de cette campagne, qui devait fatalement aboutir à des émeutes sanglantes, d'autres se levaient, protestaient contre ces peureux et étaient prêts à parler de trahison !...
Tel était l'état des esprits de la plupart des militants du Parti ouvrier, quand celui-ci, après les élections du mois de mai 1900, décida de recommencer une campagne de propagande en faveur de la révision constitutionnelle et du suffrage universel.
Ces élections avaient réduit à vingt voix la majorité cléricale Le parti libéral se trouva renforcé à la Chambre, grâce à la représentation proportionnelle.
Sur trente-quatre députés libéraux, vingt-cinq se déclarèrent partisans du suffrage universel. Avec les trente et un députés (page 569) socialiste, cela formait un groupe compact de partisans de l’égalité politique au parlement.
Et, tout naturellement, un rapprochement se produisit entre les socialistes et les libéraux acquis à cette réforme. Des libéraux cependant déclarèrent ne vouloir du S. U. qu'avec la représentation proportionnelle et, dans le but de faciliter l'accord entre les deux fractions de l'opposition, le Parti ouvrier, dans un congrès extraordinaire tenu à Bruxelles le 18 novembre 1900, prononça définitivement sur le maintien de la R. P. au programme du Parti et accepta son inscription dans la loi électorale.
Le 27 novembre 1900, quelques jours après la rentrée des Chambre, Vandervelde déposa, au nom de la gauche socialiste, une proposition de loi établissant le S. U. à la commune et la province.
Pendant ce temps, la propagande continua dans le pays en faveur de la réforme électorale.
Au Congrès annuel du Parti tenu à Liége les 7 et 8 avril la question du S. U. et la grève générale fut longuement débattue.
Une proposition tendant à organiser une nouvelle manifestation nationale fut repoussée, des orateurs disant que l'on était fatigué de faire des manifestations pacifiques et qu'il était temps d'agir. Plusieurs parlèrent ouvertement de révolution et, finalement, l'ordre du jour suivant, présenté et développé par Furnémont, fut adopté à l'unanimité :
« Le Congrès ;
« Affirmant la volonté persévérante du Parti ouvrier de conquérir le suffrage universel pur et simple à tous les degrés ;
« Décide de commencer immédiatement une propagande énergique, de la continuer sans interruption, par tous les moyens en son pouvoir, au besoin par la grève générale et l'agitation de la rue, et de ne la terminer qu'après la conquête définitive de l’égalité politique. »
Les délégués de Gand et d'Anvers cependant, s'étaient unanimement déclarés hostiles à la grève générale.
Quelques semaines plus tard, le conseil général du Parti ouvrier lançait, à des milliers d'exemplaires, un manifeste dont nous extrayons les passages que voici :
(page 370) « Réunis en plénière, représentant toutes les fédérations du Parti ouvrier, nous avons été unanimes à décider que la campagne pour le suffrage universel doit aboutir à un effort décisif, au couts de la session prochaine, avant les élections de 1902.
« Lorsque le gouvernement demandera aux Chambres de voter les budgets qui profitent avant tout aux riches, des impôts qui pèsent avant tout sur les pauvres, des réquisitions militaires qui enlèvent chaque année à la classe ouvrière, treize mille de ses enfants, les députés socialistes, d'accord avec l'immense majorité de la gauche libérale, lui répondront par le dépôt d'une proposition révisionniste ! Et cette proposition, une fois déposée, vous tiendrez son sort dans vos mains ! Elle échouera, si votre action est hésitante.
« Elle triomphera, si vos mandataires peuvent compter sur l'énergique appui du prolétariat socialiste.
« Que l'on ne songe pas se le dissimuler, nous aurons à vaincre des acharnées résistances. La majorité actuelle ne survit que par le vote plural ; elle le défendra comme la dernière garantie de son existence. Pour l'acculer à une révision nouvelle, il faudra recréer l'irrésistible mouvement qui entraîna, le 18 avril 1893, la chute du régime censitaire Aussi demandons-nous à tous nos militants, à tous nos groupes et spécialement à ces fédérations professionnelles, qui ont toujours été les principales organisatrices de nos victoires, de se préparer, dès à présent, sans impatience mais sans relâche, à la grande lutte qui va bientôt s'engager...
« Quelques mois, à peine, nous séparent du moment où le Parti ouvrier mobilisera toutes ses forces, mettra en œuvre toutes ses énergies. Sachons mettre le temps à profit ; sachons ajouter à la puissance acquise par nos organisations, l'enthousiasme qui, depuis toujours, a fait notre honneur et notre force. Vous avez juré jadis à nos aînés, aux De Paepe, aux Volders, à tous nos chers disparus, de n'avoir ni repos ni trêve avant d'avoir conquis le suffrage universel : ce serment vous saurez le tenir !
« Que chacun de vous fasse son devoir, et nous pouvons envisager l'avenir avec confiance.
(page 571) A notre cause d'élémentaire justice, le gouvernement ne peut opposer que la force, et, de son aveu même, cette force vacille dans ses mains... »
L'agitation populaire en faveur de la réforme électorale eût bientôt sa répercussion au Parlement.
Du 21 au 28 juin 1901, la Chambre discuta une proposition de Paul Janson tendant à consulter le corps électoral sur le suffrage universel. Elle fut repoussée par 85 voix contre 50 et 2 abstentions.
Au Sénat, au mois d'août, M. Houzeau de Lehaie fit discuter une proposition de loi instituant le suffrage universel pour les élections communales et provinciales, qui fut rejetée par 53 voix contre 23.
Malgré ces insuccès législatifs, la propagande dans le pays continua avec vigueur.
En novembre 1901, à la rentrée des Chambres, la gauche socialiste réclama la mise à l'ordre du jour, pour le mois de janvier, de la proposition de loi Vandervelde et consorts sur le suffrage universel communal. Il fut déclaré alors que si le gouvernement refusait de discuter ce projet, la gauche ferait de l'obstruction et empêcherait ainsi le vote des budgets, arrêtant par le fait même la marche de l'administration et des affaires de l’Etat.
La discussion fut acceptée pour le mois de février et elle dura plusieurs semaines. Finalement, le projet fut rejeté par 92 voix contre 43 et 6 abstentions.
Un projet d'unification du régime électoral, c'est-à-dire l'application du régime de la Chambre aux élections communales et provinciales, fut également rejeté par 62 voix contre 50 et 10 abstentions.
Immédiatement après le rejet de sa proposition de loi, Vandervelde déposa une proposition de révision des articles 47, 48, 49, 53, 54 et 56 de la Constitution, proposition contresignée par Janson, H. Denis, G. Paternoster, Devigne et De Backer.
L'adhésion de nombreux libéraux au principe de la révision constitutionnelle ne fut accordée que moyennant l'inscription de R. P. dans la Constitution et l'abandon, par le Parti ouvrier, (page 572) du suffrage des femmes, que M. Woeste avait, par mesure conservatrice, menacé de proposer, dans le cas où le suffrage universel viendrait à triompher.
Le congrès du Parti ouvrier des 30 et 31 mars 1902 peut à se prononcer à cet égard et il le fit dans les suivants :
« Le Congrès,
« Délibérant sur les moyens d'obtenir à bref délai le Suffrage Universel ;
« Attendu que l'entente et la cohésion de tous les éléments révisionnistes est nécessaire au succès de cette revendication égalitaire ;
« Attendu que le parti libéral et les démocrates chrétiens subordonnent leur adhésion et leur concours à l'inscription de la R. P. dans la Constitution et qu'ils réclament un accord préalable relativement au droit de suffrage féminin, dont ils repoussent l'application immédiate ;
« Décide :
« Le principe de la R. P. sera inscrit dans la Constitution, si cette inscription est indispensable à l'instauration du S. U.
« La prochaine révision constitutionnelle sera limitée au Suffrage Universel des hommes.
« Et dans le cas où le parti clérical introduirait dans le débat la question du suffrage des femmes, le congrès compte sur la vigilance des mandataires du Parti ouvrier pour déjouer cette manœuvre et maintenir intacte l'union des partisans du S. U. »
Entretemps, l'agitation continuait fiévreuse, afin d'appuyer la proposition de révision dont la Chambre était saisie et sur la prise en considération de laquelle elle allait avoir à se prononcer.
Les esprits étaient très montés depuis plusieurs semaines, et les dirigeants se déclaraient bien décidés cette fois à ne pas céder, à ne rien faire, si ce n'est repousser l'attaque par la force armée.
(page 573) Des mesures furent prises en conséquence et le 23 février, la Chambre discutait le problème électoral pour la commune et la province. Edmond Picard, dans « Le Peuple », publia un article intitulé « Casse-Cou ! » dont nous citons ces lignes caractéristiques :
« Le gouvernement et sa majorité fidèle affectent la tranquillité la plus sereine, en ce qui concerne les conséquences du mouvement qui se dessine dans le pays, pour conquérir le S. U, pur et simple tous les degrés de la mécanique électorale.
« Ses orateurs et ses journalistes affirment deux choses, peu conciliables :
« 1° Que l'agitation est factice ;
« 2° Qu'on est préparé pour la réprimer par la force.
« L'histoire, elle aussi, affirme deux choses :
« 1° Qu'à la veille des révolutions, tous les gouvernants ont habituellement tenu pareil langage et ont eu pareilles illusions ;
« 2° Que les bouleversements politiques ou sociaux ont habituellement surgi en cataclysmes déroutant les prévisions.
« Cette même histoire affirme quelque chose de plus : c'est que les mouvements révolutionnaires approchant, eurent habituellement les caractéristiques préliminaires que l'on voit actuellement se produire : Réclamations au profit d'une réforme crue juste en son principe et indiquée par l'évolution naturelle des événements contemporains ; Propagande en faveur de cette réforme par des esprits instruits, notables et éclairés ; Diffusion de l'idée dans la classe qu'elle intéresse ; Manifestations populaires pour en obtenir la réalisation ; Accentuation de plus en plus accélérée de ces manifestations.
« Quiconque, présentement en Belgique, observe les événements sans parti pris, doit ressentir, je le crois, les inquiétudes que suscite cet aspect de la situation. Un gros nuage obscurcit le ciel et lentement arrive. Gare à ce qui se passera quand il crèvera !
« Certes, M. De Trooz qui « croit » pouvoir répondre de ce qualifie l'ordre, alors qu'à un grand nombre cela n'apparaît que l'iniquité, et M. Woeste devenu le berger de ce troupeau (page 574) hésitant le parti clérical, sont intelligents. Mais les ministres de Charles X et de Louis-Philippe, en France, chez nous, les ministres roi Guillaume, ne l'étaient pas moins. Et pourtant... ! Ils ont dû être stupéfaits à la limite de la stupéfaction, tous ces intelligents célèbres, quand ils virent leurs monarchies bousculées en deux, trois ou quatre fois vingt-quatre heures. »
Les événements se précipitèrent.
Visiblement, la Parti ouvrier crut le moment venu d'en finir avec le régime plural et de faire triompher l'égalité polit que. Il crut qu'il aurait raison du gouvernement et de la majorité parlementaire, en usant de violence. Ce recours aux moyens violents, révolutionnaires, était dans la logique des faits, il était la conséquence, en quelque sorte fatale, de la propagande menée depuis deux ans et plus.
Personne ne s'y trompa du reste, ni le gouvernement qui préparait ses moyens de défense, ni le parti libéral qui, par sa presse et ses représentants au Parlement, déclarait vouloir travailler au triomphe du suffrage universel, mais sans avoir recours aux moyens révolutionnaires qu'ils déclaraient condamner.
L'agitation commença par des discussions violentes la Chambre. Les députés socialistes menacèrent le gouvernement d'une obstruction systématique, dans le but d'empêcher le vote des budgets et d'arrêter ainsi toute la machine gouvernementale.
Le gouvernement répondit à cette menace en déposant un projet de loi accordant sept douzièmes provisoires sur les budgets de 1902, ce qui, avec les douzièmes votés précédemment, assurait au ministère des crédits jusque fin novembre. Disposant de ces ressources, le gouvernement pouvait clôturer la session quand il le croirait utile, et ainsi mettre fin l'obstruction parlementaire ou aux troubles de la rue qui se trouveraient alimentés par les discussions de la Chambre.
Ces crédits provisoires furent votés le 12 avril, alors que des manifestations s'étaient déjà produites dans le pays. C'était une première défaite pour l'opposition.
L’agitation de la rue allant grandissante, le gouvernement, aidé par la police de la capitale, les corps spéciaux de la garde civique et la gendarmerie, essaya de la dompter en donnant des (page 575) ordres sévères. La brutalité des agents de la force publique fut inouïe. Les gendarmes tiraient dans le tas et il y eut plusieurs de blessés.
C’est alors que le mouvement de la rue devenant impossible, à moins de sacrifier de nombreuses vies humaines, le Parti lança un appel à la grève, ce qui constituait en quelque sorte sa suprême ressource pour avoir raison de la résistance du pouvoir.
Rappelons brièvement les faits, dans leur ordre chronologique.
Les Chambres étaient parties en congé pour les vacances de Pâques et elles reprirent leurs travaux le mardi 8 avril. A cette première séance, la gauche socialiste devait demander la fixation d'un jour pour la discussion sur la prise en considération du projet de révision de la Constitution, mais ce fut le chef du cabinet, M. de Smet de Naeyer, qui prit l'initiative de proposer la date du 16 avril pour cette discussion.
Entretemps, divers faits graves s'étaient produits.
Le 21 mars, pendant la nuit, un attentat à la dynamite avait eu lieu à Binche contre la demeure du député catholique Y. Derbaix.
Le lendemain, nouvel attentat contre le bureau des postes de La Louvière.
Le 24 mars, à Gand, une bande de manifestants était allée faire du vacarme devant le local antisocialiste et était entrée en collision avec la police qui distribua force coups de sabre. Un coup de feu fut tiré et une personne atteinte.
Le 7 avril, à 10 heures du soir, un attentat à la dynamite eut à la Banque Nationale à Bruxelles.
Le lendemain, mardi, après la séance de la Chambre, un meeting fut tenu à la Maison du Peuple de Bruxelles.
A l'issue de cette réunion, les Jeunes gardes socialistes quittèrent le local socialiste et, de leur propre mouvement, organisèrent une manifestation tumultueuse. En traversant les (page 576) Galeries Saint-Hubert, les manifestants auxquels s'étaient joints de nombreux gamins, attaquèrent deux agents de police, les rouèrent de coups et leur enlevèrent leur sabre et leur képi. Plus tard, on attaqua les maisons de deux députés démocrates-chrétiens domestiqués, MM. Renkin et Carton de Wiart.
En province, l'agitation commença le même jour. A La Louvière, à la sortie d'un meeting, des manifestants tirèrent plusieurs coups de feu. A Gand, un cortège d'ouvriers entrèrent en conflit avec des gendarmes et divers projectiles furent lancés contre ceux-ci.
Le mercredi, 9 avril, de nouvelles manifestations organisées principalement par des Jeunes Gardes socialistes parcoururent les rues de la capitale, à l'issue d'un meeting donné à la Maison du peuple. Les manifestants s'attaquèrent au local occupé par le journal clérical « Le XXème Siècle » et y brisèrent les fenêtres et la porte. Chaussée de Haecht, à Schaerbeek, on brisa les vitres d'un pensionnat religieux tenu par les Dames de Marie. Un agent de police fut attaqué et blessé. Des coups de feu furent tirés par des manifestants.
La maison de M. Hoyois fut lapidée à coups de pierres.
Rue de Brabant, à la hauteur de la rue Impériale, des agents qui voulaient empêcher la bande de circuler, furent attaqués. Un des agents qui avait dégainé, fut poursuivi et frappé. Il se réfugia dans un café de la rue Impériale, au n°25, et y fut saisi. Le café fut mis à sac. Deux agents furent blessés dont un grièvement. Pendant plusieurs jours, on le déclara mourant, ce qui permit à la presse de blâmer sévèrement les manifestants socialistes et aux agents de la force publique de parler ouvertement de représailles...
Le même soir, en province, eurent lieu de nombreuses manifestations tumultueuses et des conflits avec la police, notamment à Liége et à Gand. Dans le Centre, à Haine-Saint-Paul, à Houdeng et à La Louvière, manifestations, coups de revolver, attentats la dynamite.
Le lendemain et les jours suivants, l'agitation prit un caractère plus violent encore et elle s'étendit à un grand nombre de localités.
(page 578) Le jeudi soir, 10 avril, à l'issue d'une réunion politique tenue à la Maison du Peuple de Bruxelles, un cortège de 4,000 à 5,000 manifestants parcourut l'agglomération. Sur son chemin, bris de glaces et de réverbères ; nombreux coups de feu tirés, cloisons arrachées et jetées dans la rue, poutrelles en fer placées sur la rue près du local socialiste. Il y eut de nombreux blessés. La police dégaina et procéda à des arrestations. Le bourgmestre de Bruxelles, M. Demot, prit un arrêté interdisant les rassemblements.
L'agitation gagna Anvers, Renaix, Strépy, Lessines. Nombreux conflits avec la gendarmerie, explosion de dynamite, bris de glaces, coups de revolver.
Ce même jour, le Conseil général lança un manifeste proposant la grève générale pour le lundi 14.
Le lendemain, une jeune fille fut tuée à Houdeng, par la gendarmerie, Le samedi 12, de nouvelles bagarres éclatent à Bruxelles. Les Jeunes gardes n'organisent plus de cortèges et « Le Peuple » recommande le calme, demandant aux ouvriers de rester chez eux.
Mais la foule était énorme dans le centre de Bruxelles et principalement autour de la Maison du Peuple.
La gendarmerie fit des charges et agit avec une brutalité inouïe.
La presse libérale blâma cette agitation et, dès ce moment, la situation devint critique. Le commerce était aux abois. Tous les soirs, dans le centre de la ville, les négociants fermaient leurs vitrines. Ils se plaignaient vivement, disant que leurs affaires étaient arrêtées, que les étrangers fuyaient la capitale et (page 579) que les provinciaux restaient chez eux, n’osant plus s’aventurer à Bruxelles.
Le « Journal de Bruxelles », organe officieux du ministère, publia le 11 avril un article intitulé : « Il est temps d'agir » et qui disait notamment :
« Qu’attendent les pouvoirs publics pour mettre à la raison les misérables qui déshonorent notre pays et poussent la populace aux pires excès ? Des provocations ? Elles s'étalent au grand jour dans les feuilles collectivistes et elles sont proférées dans les meetings. Des attentats à la dynamite ? Nous notons ceux de Binche, La Louvière, Haine-St-Paul et Bruxelles. Des à la rébellion armée ? Il est avéré actuellement que vingt mille revolvers environ ont été distribués aux « hommes sûrs » des Maisons du Peuple. Des atteintes à la propriété ? A Bruxelles, les révolutionnaires ont attaqué les maisons des députés habitant l'agglomération, et en province ils se sont efforcés de faire un mauvais parti aux députés qui rentraient chez eux...
« Nous nous demandons quand va cesser le privilège dont jouissent MM. Vandervelde, Furnémont, qui, étant les plus intelligents de la bande, encourent les plus fortes responsabilités. Tous les meneurs, du reste, semblent vraiment vouloir se mettre au-dessus de la Loi ! Les articles 104 et 105 du code pénal ne sont-ils pas applicables lorsqu'il s’agit de leurs Augustes personnes ? L'article 104 porte expressément : « L'attentat dont le but sera, soit de changer la forme du gouvernement ou l'ordre de successibilité au trône, soit de faire prendre les armes aux citoyens ou aux habitants contre l'autorité royale, les Chambres législatives ou l'une d'elles, sera puni de la détention perpétuelle. »
Le même organe parla aussi de complot et demanda pourquoi le parquet n'arrêtait point les chefs du mouvement, visiblement dirigé contre l'Etat !
Le samedi soir, Bruxelles, le sang coula. Il y eut deux personnes tuées et de nombreux blessés.
Dès 9 heures, les charges commencèrent rue Bodenbroeck. Au grand galop, sabrant à tort et à travers, les gendarmes (page 580) déblayèrent la place de la Chapelle. Ce fut une véritable chasse à l’homme. Les cafés environnants étaient évacués de force. Les agents, ivres, sablaient les malheureux consommateurs. Mais, avec rage, la foule revenait vers le foyer de l'agitation. Le danger l’attirait, la fascinait. Des coups de feu partaient de tous les côtés.
Rue du St-Esprit et rue des Alexiens, les charges furent les terribles. Cachés dans les portes des rues transversales, des agents déchargèrent à bout portant leurs revolvers sur les manifestants qui s'enfuyaient. Des salves de mousquetons furent tirées. Un homme tomba la tête fracassée. La traque continuait, féroce. La brutalité de la police fut inexplicable. C'était une rage inhumaine qui la poussait au massacre. Voici un exemple typique : A 11 heures du soir, au coin des rues d'Or et de l'Escalier, un homme veut passer : deux agents se précipitent et veulent lui faire rebrousser chemin. Il résiste.
Les agents le frappent, à coups de plat de sabre d'abord.
L'homme se défend, lutte contre les agents, tombe et les entraîne dans sa chute.
A peine est-il par terre que les deux agents le frappent à coups de sabre sur la tête ; ils le blessent grièvement, le sang coule.
A ce moment, un sergent des chasseurs de la garde-civique s'approche et larde la victime des policiers de deux coups de baïonnette dans le dos.
La foule hue et pousse de violentes clameurs d'indignation.
Un des agents tire des coups de revolver dans la direction de la rue d'Or, l'autre dans la direction de la rue de l'Escalier.
A ce bruit, les gendarmes à cheval arrivent et chargent avec furie.
La colère est indicible dans la foule. Les gendarmes patrouillaient rue Haute et dans le quartier des Marolles. A tout instant, c'étaient des charges furieuses. La population des Marolles se défendit avec courage. Des fenêtres, les femmes jetaient sur les sinistres pandores des fioles d'acide sulfurique, des boulons et des couteaux !
Vers 11 1/2 heures, on annonçait un nouveau crime. Un (page 581) ouvrier venait d'être atteint par une balle de mousquet. Des camarades qui l'entouraient voulurent le transporter au dispensaire de la Maison du Peuple. Place de la Chapelle, une bagarre eut lieu entre ces dévoués et la police qui leur disputa le cadavre.
Dans les petites rues qui montent vers le Palais de Justice, l’agitation était à son comble. Ni les agents, ni les gendarmes n'osaient s'y aventurer. Rue Saint-Ghislain, une barricade fut élevée, les bouches d'eau ouvertes, les réverbères éteints. Pendant cette soirée, la vaillante population marollienne se défendit courageusement, poussa le courage jusqu'à l'héroïsme. Il fallait voir avec quelle abnégation, quel mépris du danger, ces hommes, et ces femmes surtout, savaient lutter. (Récit de Camille David, dans « L’Idée libre » du 25 juin 1902.)
La lutte dans la rue n'était plus possible, vu la brutalité de la forme armée. Elle l'était d'autant moins que les ouvriers étaient désarmés, si l'on excepte quelques douzaines de jeunes gens possesseurs de revolvers de pacotille !
Le lendemain de cette douloureuse soirée, une foule énorme envahit la Maison du Peuple de Bruxelles. Les chefs des syndicats discutèrent les mesures à prendre et la grève générale fut votée.
Le soir, « Le Peuple » parut encadré de noir. Il publiait en première page l'appel suivant :
« A Ia population bruxelloise.
« On massacre à Bruxelles !
« On massacre en province !
« Le Gouvernement, désespérant d'arrêter par d'autres moyens, le mouvement en faveur du suffrage universel, s'efforce de le comprimer par la terreur, de le noyer dans le sang !
« Camarades ouvrers !
« Ne tombez pas dans le piège que vous tend la réaction.
« Ne donnez pas à nos ennemis le prétexte qu'ils cherchent d'une répression sanglante !
« Nous faisons un appel suprême votre calme et à votre (page 582) sang-froid, mais plus que jamais, nous faisons appel à votre énergie et votre esprit de sacrifice.
« La semaine de la révision commence.
« Le débat décisif s'ouvrira mercredi, à 16 avril.
« Que Bruxelles soit debout.
« Demain la province se lèvera tout entière.
« Aux sanglantes et odieuses brutalités des policiers et des gendarmes, que la classe ouvrière réponde en recourant, dans le calme de sa force, la seule arme légale qui lui reste :
« La grève générale !
« Concitoyens de la bourgeoisie,
« Nous ne demandons qu'une chose : la suppression d'un privilège électoral qui porte une atteinte permanente à la justice et la dignité de classe ouvrière !
« Nous avons fait serment de conquérir l'égalité politique.
« Joignez-vous au prolétariat pour défendre cette juste cause !
« L'heure est venue de tenir le serment de Saint-Gilles :
« Tous debout pour le Suffrage Universel (
« La fédération bruxelloise.3
Dès le lendemain, lundi 14 avril, la grève commença. Ce furent encore les mineurs du Borinage, de Charleroi et du Centre qui, les premiers, quittèrent le travail. Quatre jours après, « Le Peuple » annonça plus de 300,000 chômeurs (Note de bas de page : M. Cyrille Van Overbergh, dans son ouvrage « La Grève générale », cite les chiffres suivants, probablement d’après des renseignements officiels reçus au ministère de l’intérieur : le 14 avril, 80,411 grévistes ; le 16, 196,772 ; le 17, 227,552 ; le 18, 251,927 et le 19 220,946 grévistes.)
Bruxelles reprit son calme. Les chômeurs de la capitale étaient nombreux, mais ils ne se livrèrent à aucune manifestation tumultueuse. La grève commença dans les fabriques de chaussures et dans les établissements métallurgiques.
Par contre, en province, chaque jour il y eut des explosions de cartouches de dynamite, des conflits avec la gendarmerie, des (page 583) fils télégraphiques et téléphoniques coupés, des châteaux et des particulières attaquées à coups de pierres.
Le mouvement de révolte, d'émeute, embrassait un grand nombre de localités dans les diverses parties du pays. Du relevé M. Van Overbergh, citons les localités suivantes où des attentats divers furent commis : Liége, Gilly, Saint-Vaast, Thiméon, Termonde, Trazegnies, Courcelles, Soignies, Wellin, Quaregnon, Marchin, Renaix, Namur, Glons, Gand, Tournai, Louvain, Fléron, Arlon, Bruges, Huy, Verviers, Grandglise, Herstal, Anthisnes, Basècles, Boom, Herseaux, Frameries, Alost, etc., etc.
La Maison du Peuple de Bruxelles fut bloquée, c'est-à-dire entourée de gendarmes, de policiers et de gardes civiques. Aucune réunion ne put y avoir lieu et ce fut dans les faubourgs, à Molenbeek, à Ixelles, à Saint-Gilles, à Anderlecht, que des meetings furent tenus. Tous les orateurs y prêchèrent le calme, la grève pacifique étant seule possible, disaient-ils, en présence des dispositions sévères de l'autorité.
La Chambre se réunit le mardi. Elle avait à son ordre du jour diverses interpellations d'ordre secondaire.
Au début de la séance, par motion d'ordre, M. Janson demanda la parole. Il annonça que, vu la gravité des événements, la gauche libérale s'était réunie le matin, mais n'avait pu terminer sa délibération. Il proposa, en conséquence, de suspendre la séance pendant une heure.
Le chef du cabinet déclara que la gauche libérale pouvait délibérer, pendant que M. Maenhout ferait son interpellation sur les fraudes commises dans le commerce du beurre.
Il en fut ainsi.
Une heure après, la gauche libérale ayant terminé sa délibération, M. Neujean, en son nom, demanda au gouvernement s'il n'estimait pas, dans les circonstances douloureuses que traversait le pays, qu'il y avait lieu de dissoudre les Chambres et de faire appel au pays sur le problème révisionniste.
M. de Smet de Naeyer répondit que c'est au roi qu'il appartient de dissoudre les Chambres et que le débat sur la prise en considération de la proposition de révision de la Constitution était fixé au lendemain, mercredi.
(page 584) M. Janson insista sur la motion de la gauche libérale et M. Woeste lui répondit. L'incident fut ensuite déclaré clos. Le gouvernement était plus décidé que jamais à la résistance.
Le mercredi 16 avril se leva sur un deuil. L'enterrement des deux tués des bagarres du samedi soir, Fievez et Bourland eut lieu.
Une pluie fine et perçante tombait sans discontinuer. Le ciel, sombre, endeuillé, semblait prendre part à la douleur des hommes. Il est des jours où la nature et l'homme se comprennent. Des mesures arrogantes réglaient les funérailles. Le premier enterrement eut lieu à 6 h. 1/2, l'autre à 7 h. 1/2. Les cadavres n'avaient point été rendus aux familles et se trouvaient au dépôt mortuaire de l'hôpital Saint-Pierre. Aucun cri n'était toléré, aucune manifestation permise. Nous étions-là quelques centaines, dès 6 heures, attendant silencieusement, sous la pluie, le cadavre d'un de nos camarades. La rue aux Laines semblait longuement triste avec de rares drapeaux cravatés de crêpe.
Le corbillard était gardé par les policiers. Juste en face, étrange et féroce hasard, des gendarmes casernés se trouvaient aux fenêtres. Des murmures s'élevèrent. Ils disparurent.
Placidement, comme étrangers aux événements, les agents de police entourèrent le corps dès sa sortie.
Derrière la famille, venaient les députés socialistes de Bruxelles et plusieurs milliers d'ouvriers (« L’Idée libre », article de C. David.)
L'après-midi, commença à la Chambre la discussion sur la prise en considération de la proposition révisionniste. Elle dura trois jours.
Les orateurs de droite et le chef du cabinet déclarèrent, dès le début de la discussion, qu'ils étaient adversaires résolus de la prise en considération.
(page 585) Il n'y avait donc rien à espérer et c'est par 84 voix contre 64 que le vote eut lieu, le 18 avril.
Qu'allait faire le parti ouvrier ?
Il décida de continuer la lutte, c'est-à-dire de continuer la grève. Dans quel but ? En vue d'impressionner le roi, pour qu’il dissolve les Chambres, seule issue encore possible à la crise révisionniste !
Dans un meeting tenu à la Maison du Peuple, on acclama les orateurs qui prêchèrent la continuation de la grève et faisaient appel au roi pour la dissolution des Chambres.
Le soir, à Louvain, des grévistes allèrent du côté de la gare attendre les députés, retour de la séance de la Chambre.
Lorsque la foule apprit la nouvelle du vote hostile du Parlement, la colère fut grande et une colonne de manifestants se dirigea vers la demeure du président de la Chambre, M. Schollaert. De sanglantes collisions se produisirent rue du Marais, entre les manifestants et la garde civique qui fit feu, sans sommation et presque à bout portant.
Il y eut 6 morts et 14 blessés.
Morts : Martin Vanlens, 38 ans, journalier, tué par une balle dans le front ; Pierre Jensen, 16 ans, garçon boulanger, 5 balles dans la tête ; Pierre Jansegers, 38 ans, voiturier, balle dans la poitrine; Jean Govaerts, 22 ans, ajusteur, balle dans l'œil gauche ; Pierre Imbrecht, 17 ans, serrurier, 5 balles dans la tête ; Jean Ceusters, 42 ans, docker, balle dans la tête.
Le samedi, 19 avril, quand la nouvelle du massacre de Louvain fut connue, la population fut consternée et les ouvriers en grève parlèrent de vengeance.
Le conseil général du parti progressiste se réunit à Bruxelles ct décida de lancer un manifeste affirmant la volonté du parti de continuer la lutte pour la conquête du suffrage universel, mais priant le Parti ouvrier de recommander la reprise du travail.
Une démarche fut faite à la Maison du peuple par Paul Janson, délégué du Parti progressiste.
(page 586) Au meeting du soir, Vandervelde lut le manifeste progressiste ; il fit encore appel au roi pour qu'il dissolve les Chambres et fasse appel au pays, mais il ne se prononça pas sur la continuation de la grève.
Le dimanche matin eut lieu, à la Maison du Peuple, une réunion plénière du conseil général et, après une vive discussion, la reprise du travail fut décidée.
Cette décision souleva de vives protestations, spécialement au Borinage et dans le bassin de Charleroi. Le dimanche, pendant que le conseil général délibérait Bruxelles, les fédérations de province, réunies chacune en leur local respectif, avaient fait acclamer la continuation de la lutte. Ce fut donc une surprise, pour les ouvriers, de lire le lundi matin, dans leur journal, que la grève devait cesser, que leurs délégués au conseil général en avaient décidé ainsi.
Les protestations furent à tel point nombreuses, les récriminations énergiques, que le conseil général décida de convoquer un congrès extraordinaire, qui aurait à juger l'attitude prise par le conseil général.
Ce congrès eut lien à Bruxelles le 4 mai 1902.
Jules Lekeu fut chargé d'écrire le rapport du conseil général, expliquant son attitude sur la cessation de la grève.
Il raconta la marche des événements, le vote de la Chambre hostile à la révision et le seul espoir qui restait de voir le roi dissoudre les Chambres.
On espéra, dit-il, jusqu'au dimanche matin, mais le Moniteur restant muet, le roi ne se décidant pas à faire la dissolution, il n'y avait plus rien à faire si ce n'est recommander la reprise du travail.
Voilà, en substance, ce qu'écrivit Lekeu, au nom du conseil général.
Le congrès eut lieu Bruxelles et plusieurs délégués, principalement ceux du Borinage et de Charleroi, critiquèrent l’attitude prise le 20 avril, par le conseil général.
Le délégué de la fédération de Charleroi déposa un ordre regrettant la décision prise, et émettant le vœu de voir le Parti ouvrier pratiquer une politique dégagée de toute compromission avec les partis bourgeois.
(page 587) Cette dernière phrase semblait viser l'intervention du conseil général du Parti progressiste. Plusieurs orateurs déclarèrent que si le parti ouvrier avait changé si rapidement d'attitude, c'était parce qu’il avait subi l'influence de M. Janson et de ses amis.
Vandervelde défendit longuement la décision du conseil général.
« Le dimanche 29 avril, dit-il en résumé, quand nous fûmes en conseil de guerre, les mandataires socialistes - j'entends ceux qui ne sont pas membres du conseil général - s’abstinrent, presque complètement, de prendre part au débat, laissant, avant tout, la parole aux délégués des fédérations régionales et des fédérations professionnelles.
« Tous, à tour de rôle, firent connaître leur avis.
« Les borains se déclarèrent pour la grève à outrance. Le Centre fut divisé. Caluwaert, Léonard, Bastin, représentant les Chevaliers du Travail et la Fédération socialiste du pays de Charleroi, se prononcèrent nettement pour la reprise du travail. Smeets et Bovy déclarèrent, à leur tour, que les mineurs du bassin le Liége, épuisés par la grève de cet hiver, ne pourraient longtemps prolonger leur effort. Gand était pour la reprise. Bruxelles, Huy, Nivelles, Anvers, les autres villes - car tout le pays était en grève - se refusaient à prolonger inutilement une lutte désormais sans espoir.
« Bref, il apparut clairement que continuer la grève - alors que l'on ne pouvait espérer que la droite reviendrait sur son vote, alors que roi se solidarisait évidemment avec ses ministres - c'était, fatalement, au bout de quelques jours, des reprises partielles, des défections causées par la misère, des conflits entre les ouvriers eux-mêmes, entre ceux gui voudraient reprendre le travail et ceux qui voudraient les en empêcher.
« Dans ces conditions, le conseil général avait à choisir entre deux alternatives :
« Ou bien décider de continuer la grève, et il eût été acclamé !
« Ou bien décider la reprise et, alors, nos camarades savaient ce qui les attendait : des protestations, des colères lentes, des récriminations amères, voire même des calomnies lancées, et exploitées perfidement par nos adversaires.
(page 588) « Entre ces deux alternatives, cependant, le conseil général n’a pas eu un moment d’hésitation ; il a préféré l’impopularité, pour un jour, à l'enthousiasme passager qui eût accueilli la continuation de la grève ! Il s'est refusé à épuiser les réserves du prolétariat, à compromettre l'existence de nos organisations syndicales, à imposer aux travailleurs des sacrifices et des souffrances inutiles. Plutôt que de voir la grève comme une maladie chronique. il a préféré l'interrompre, comme une maladie aiguë, par une opération chirurgicale.
« Et ce faisant, j'affirme qu'il a bien mérité du Parti Ouvrier, je le félicite du courage dont il a fait preuve ! »
Anseele parla à son tour en défendant le conseil général qui, dit-il, avait agi dans l'intérêt du Parti et de la classe ouvrière :
« Votèrent la fin de la grève, dit-il, les délégués des fédérations de métiers et des fédérations politiques dont les délégués sont des ouvriers ou ont été des ouvriers... Le conseil général devait prendre une décision d'unité... L'armée des ouvriers, qui était sortie du travail avec unanimité, devait rentrer avec la même unanimité. Là était notre préoccupation... Un peuple et une classe qui agissent comme un seul homme sont d'un exemple admirable... Le gouvernement était discipliné, il avait raison ; mais le mouvement de la classe ouvrière était grand et discipliné, la classe ouvrière avait raison... Je défie quelque parti que ce soit d'organiser un congrès comme celui-ci, après d'aussi graves événements... Organisons les ouvriers, soyons unis. »
Finalement, le congrès approuva, à une forte majorité, la décision du 20 avril.
Est-ce à dire que des fautes n'aient point été commises, que le mouvement d'avril 1902 fut décidé la légère, qu'il ne pouvait réussir su moment que la bourgeoisie libérale ne l'appuyait pas ?
Ce sont surtout les jeunes qui poussèrent à cette agitation et ce sont eux qui, de leur propre initiative, provoquèrent des (page 589) violences, dès les premiers soirs, et mécontentèrent ainsi la masse de la population.
Tous les calculs faits sur la bonne réussite du nouveau mouvement pour la révision et le suffrage universel, étaient basés sur la pusillanimité, voire la lâcheté du ministère et de la droite parlementaire. A la Chambre et dans la presse, on dit et on répéta, en s'adressant aux ministres : « Qui a canné, cannera ! »
Or, c'est là où l'on se trompait.
(page 590) Un gouvernement, prévenu de longue date de ce qui se préparait ouvertement, devait prendre des mesures et, usant de la force, il devait inévitablement triompher de masses désarmées.
Le ministère et la droite étaient décidés à repousser la prise en considération de la révision constitutionnelle. L'appel au roi en vue de la dissolution des Chambres ne pouvait pas aboutir non plus et, dans ces conditions, il n'y avait plus qu'à reprendre le travail.
Tel fut le sentiment de nombreux membres du Parti ouvrier et même de la majorité du congrès du 4 mai.
Auguste Dewinne, parlant dans « Le Peuple » du 5 juin 1902, de « la leçon des événements d'avril » écrivait :
« Il y a quelque chose de changé dans la lutte. M. Smet de Naeyer a voulu innover, sortir des traditions gouvernementales. Il était décidé à ne reculer devant aucun moyen pour étouffer le mouvement populaire, quelles qu'en fussent la grandeur et la légitimité. Les perquisitions, les arrestations en masse, les massacres, rien ne l'aurait arrêté. Il avait compris que, pour maintenir pendant quelque temps encore le scandaleux privilège du vote plural, la force brutale seule était efficace.
« Voilà le fait nouveau devant lequel le Parti ouvrier s'est trouvé. Il mérite d'être longuement et froidement médité.
« Car il n'est pas sérieux de croire que les foules désarmées, impulsives, que l'on a vues dans nos rues au mois d'avril dernier, puissent lutter efficacement contre la police, la gendarmerie, la garde civique et l'armée. Nous ne sommes plus en 1848. Le temps des barricades est passé. Les petites rues étroites d'autrefois sont devenues de larges avenues. La force armée a ses Albini et ses Mauser. Même si tout le peuple était muni de fusils, il suffirait de braquer quelques canons aux points stratégiques de la ville pour avoir raison de l'insurrection, malgré tout l'héroïsme des insurgés.
« On aurait tort aussi de croire à des défections sérieuses dans la garde civique ou même dans l'armée. Nous ne parlons pas de la police et de la gendarmerie. Quand on est payé pour sabrer et pour tuer.
« On a vu dans les rues de Bruxelles, des agents de police se disant socialistes, nommés, grâce aux démarches de conseillers communaux socialistes, charger la foule, sabrer des vieillards et des enfants, avec une fureur que l'on a si bien appelée la fureur guerrière, piétiner des fuyards qui étaient tombés et cela avec le même entrain que leurs brutes de collègues. Ils semblaient encore plus hideux.
« Y a-t-il des socialistes qui ont compté sur la garde civique ? Les fusillades de Louvain doivent les avoir guéris de cette illusion... »
Le rédacteur du « Peuple » terminait son article comme suit :
« Opposer la force la force est chose légitime. Il s'agit simplement ici de savoir quand et dans quelles conditions la force, mise au service des travailleurs, peut triompher. Voilà la question que le Parti ouvrier aura à examiner et à résoudre.
« Mais que les ouvriers n'oublient pas que la légalité, telle qu'elle existe, est une force réelle qu'ils ne peuvent dédaigner et dont ils doivent tirer tout ce qu'elle peut donner. Elle nous permet de dire et d'écrire à peu près ce que nous voulons. Elle accorde le droit de réunion et d'association. Qu'ils en profitent pour fortifier leurs institutions économiques, leurs coopératives, leurs syndicats, leurs mutualités et pour répandre la science par les livres, les conférences, les universités populaires. Il y a là un champ immense ouvert à leur activité et c'est encore le meilleur moyen de préparer la prochaine victoire politique. »
M. Van Overbergh, dans sa brochure sur la grève générale semble défendre la même pensée lorsqu'il écrit :
« La période romantique du socialisme belge est close. L'épreuve réaliste commence. »
Quoi qu'il en soit, les événements de 1902, s'ils ont fait perdre au Parti ouvrier l'auréole fascinatrice qui électrisait les masses, ils l'ont aussi guéri, espérons-le, des méthodes surannées.
(page 592) Son influence semble avoir baissé, électoralement du moins. En effet, aux élections de 1902, de 1904 et de 1906, le nombre de ses voix est resté stationnaire, alors que le total des votants fut plus élevé qu’aux scrutins précédents et c'est le parti libéral, que certains socialistes disaient mort, qui a bénéficié du recul socialiste.
S'il est d'ailleurs certain que la cause du suffrage universel doit triompher prochainement, il est non moins certain qu'à la suite de l'échec subi en avril 1902, son succès est moins proche aujourd'hui qu'il ne l'était alors, le gouvernement qui y résistait se trouvant plus fort sur ce terrain qu'il ne l'était la veille de ces événements.
La violence est une arme deux tranchants. Elle peut réussir quand elle est employée dans des conditions favorables ; mais, dans le cas contraire, elle fait plus de mal que de bien, car alors elle raffermit la puissance de la réaction et fait retarder les solutions espérées.