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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Chapitre VIII. Arrestations. Procès politiques. Manifestations pour le suffrage universel en 1886

Arrestation d'Oscar Falleur - Poursuites contre Alfred Defuisseaux et Edouard Anseele - Condamnations - Fuite de l'auteur du Catéchisme du Peuple - La manifestation du 13 juin interdite - Congrès extraordinaire du Parti ouvrier - Condamnations pour les troubles de Charleroi, Liège, etc. - La manifestation du 15 août 1886 pour le suffrage universel - Le Grand Catéchisme du Peuple - Saisie et poursuite

(page 419) Au début d'avril 1886, alors que l'ordre matériel semblait rétabli, le parquet entra en scène, fit saisir le « Catéchisme du peuple », d' Alfred Defuisseaux, et annonça des poursuites contre son auteur, du chef d'avoir méchamment et publiquement attaqué la force obligatoire des lois ou provoqué à y désobéir, d'avoir en outre attaqué l'autorité constitutionnelle du roi et, enfin, de s'être rendu coupable d'offenses envers la personne du roi.

Oscar Falleur, secrétaire de « L’Union verrière », de Charleroi, fut arrêté le 6 avril.

Edouard Anseele fut également poursuivi, d'abord sous l'inculpation d'injures au roi, par des discours prononcés à Gand le 29 mars 1886, ensuite pour un appel publié dans le journal « Vooruit.3

Dans un meeting tenu à Gand le 29 mars, au local de la société Vooruit, Marché-au-Fil, Anseele, voyant que l'émeute menaçait d'éclater dans la vieille cité gantoise, avait vivement recommandé aux ouvriers d'être plus calmes que jamais.

« Si vous vous fâchez votre tour, dit-il, le gouvernement ne demandera pas mieux que de massacrer et, ce jour-là, il y aura fête au palais de l'archevêque de Malines et au château de Leopold II, assassin Ier… »

(page 420) De cette derrière phrase avait échappé dans la chaleur de l’improvisation. Cependant, il fut poursuivi pour outrage et roi et pour l’appel suivant adressé aux mères de famille, et qui paru en tête du « Vooruit » en deux jours de suite, les 28 et 29 mars, alors que les ouvriers tombaient sous les balles dans nos bassins houillers .

« A nos lecteurs.

« Lisez ! lisez !

« A Seraing et dans les environs, on force les soldats à tirer sur le peuple. Nous ne pouvons empêcher cette guerre fratricide. Mais vous, pères, mères, frères, sœurs, amantes, vous le pouvez !

« Ecrivez vite, très vite, à tous vos parents ou amis de l'armée ; suppliez-les, au nom de tout ce qui leur est cher, de ne point tirer sur le peuple.

« Ouvriers !

« Les gouvernants et les riches font des meurtriers de vos enfants !

« Les grèves s'étendent partout ! Presque tous les soldats seront bientôt forcés de devenir les assassins du peuple, au profit des exploiteurs.

« Pères, mères !

« Empêchez ce crime ! Ne permettez pas que du sang d'ouvrier macule la main de vos enfants :

« Ecrivez-leur vite, faites écrire si vous n'êtes pas lettrés, qu'ils se rappellent que leur mère, leurs parents sont des ouvriers qu'ils deviendront eux-mêmes des ouvriers quand ils seront délivrés du joug militaire.

« Plaidez la cause de l'humanité et de l'amour du peuple !

« Ainsi nous empêcherons le triste spectacle d'ouvriers faisant couler le sang d'ouvriers !

« La rédaction. »

Anseele et Alfred Defuisseaux comparurent devant la cour d’assises le même jour (4 juin 1886), le premier à Gand, le second à Bruxelles.

(page 421) L'acte d'accusation d'Anseele, rédigé par l'avocat-général De Gamond, formulait comme suit la raison des poursuites

« Le procureur du roi près la Cour d'appel de Gand fait connaître que la Cour, chambre des mises en accusation, par arrêt du 30 avril 1886, a renvoyé devant la Cour d'assises de la Flandre orientale :

« Anseele, Edouard, 29 ans, typographe et journaliste à (page 422) Gand, prévenu d'injure,. crime prévu par les articles premier de la loi du 6 avril 1847, 98 de la Constitution, 8 du décret du 19 juillet et paragraphe 31 du code de procédure en matière pénale.

« Le soussigné a rédigé le présent acte d'accusation. par lequel il démontre que les faits suivants résultent des pièces du procès :

« Le 29 mars dernier, à la suite des grèves qui avaient éclaté dans différentes parties du pays et des événements regrettables qu'elles entraînaient, les socialistes gantois étaient convoqués à un meeting au local du «Vooruit. » D'après leur ordre du jour, ils allaient parler de la conduite du gouvernement et des désordres dans le pays wallon, ainsi que des mesures à prendre pour combattre la crise.

« La salle était comble. Plusieurs discours furent prononcés. Anseele était un des orateurs. La réunion allait se séparer lorsque lecture fut donnée d'un télégramme annonçant qu'une grève venait d'éclater à Tournai.

« Cette communication fit une profonde impression sur l'assemblée et Anseele très ému se leva. Il fit remarquer que la grève s'étendait et qu'elle menaçait d'atteindre Gand. I

« Il fit appel à son auditoire, l'exhortant au calme et le priant de s'abstenir de toutes violences, disant que si les grévistes y donnaient la moindre occasion, Léopold « l'assassin du peuple » leur eût envoyé aussi le général Vandersmissen.

« L'épithète outrageante « Volksmoordenaar » (assassin du peuple), adressée à la première autorité du pays, est un mensonge et constitue une injure grave. La répression à laquelle on a dû avoir recours était imposée par la loi même, dont le Roi est le premier serviteur.

« Déshonorer le Roi par cette démonstration méchante, « volksmoordenaar » était, surtout dans le milieu où le mot était prononcé, jeter son nom à la haine de tous, diriger contre sa personne une injure dont l'auteur doit répondre devant la justice.

« Anseele est le chef reconnu de la Fédération socialiste gantoise ; c'est un homme capable, qui avait su, dans les exigences poursuivies par lui et son parti, observer le respect de la légalité, comme il avait fait maintenir ce respect aux autres.

(page 423) Sa conduite et sa moralité sont irréprochables.

« En conséquence, le nominé Anseele, Edouard, est prévenu de s'être rendu coupable d'injures envers la personne du Roi, par des discours prononcés en lieu public, à Gand, le 29 mars 1886, fait sur lequel la Cour d'assises de la Flandre orientale aura à statuer.

« Fait au parquet de Gand, le 4 mai 1886.

« Pour le procureur général, L'avocat général, (Signé) de Gamond. »

Anseele fut en outre prévenu, par un nouvel acte d'accusation, en date du 13 mai, d'avoir, dans le « Vooruit », sous la date du 27-28 et 29 mars 1886, « dans un dessein méchant et en public, contesté la force exécutive des lois, ou d'avoir excité directement à la désobéissance des lois » fait sur lequel la Cour d'assises de la Flandre orientale devait également statuer.

La Cour d'assises de Gand fut composée de MM. Van Werveke, président, De Rijckman et Van Wambeeke, assesseurs.

M. de Gamond, avocat général, occupait le siège du ministère public. Le chef du jury s'appelait Amaury de Ghellinck-d'Elseghem.

Au banc de la défense : Me Paul Janson et Victor Arnould.

Les débats furent très animés et dès le début de l'audience, pendant l'interrogatoire de l'accusé, des incidents violents surgirent entre le président des assises et les avocats d'Anseele.

Reproduisons, d'après le compte rendu qu'en a publié « La Réforme », l'interrogatoire d'Anseele :

« D. Vous êtes accusé d'avoir attaqué méchamment la force obligatoire des lois dans un article du « Vooruit ». Vous savez que la loi militaire ordonne aux soldats d'obéir passivement à leurs supérieurs. Et vous déclarez que cette obéissance est un crime de leur part, et que les soldats qui tirent sur le peuple, conformément à l'ordre de leurs officiers, sont des assassins. Vous appelez donc assassinat l'obéissance à la loi ?

« R. Je disais aux mères...

(page 424) « D. Répondez à ma question et rien qu'à cela : Oui ou non, l'article disait-il ce que je viens d'exposer ?

« R. J'ai conjuré les mères d'empêcher leurs fils de tirer sur le peuple.

« D. Vous ne répondez pas à ma question.

« Me Janson. - Il faut pourtant que l'accusé puisse expliquer sa pensée ; en matière de presse on ne peut répondre par un oui ou un non

« L’accusé (avec chaleur). - C'est au nom de l'humanité que j’ai parlé: j'ai dit aux mères d'écrire à leurs enfants de ne pas tirer sur le peuple. S'il y en a une qui a obéi à ma prière, elle a bien fait ! (Applaudissements dans le public.)

« M. le président menace de faire évacuer.

« D. Je vous répète que vous considérez l'obéissance à la loi comme un crime.

« R. Mais, Monsieur le président, les soldats qui ont tiré Charleroi ont assassiné, puisqu'on n'avait même pas tiré un coup de pistolet sur eux. Les journaux bourgeois disaient eux-mêmes les « massacres » de Charleroi. Ils auraient donc dû être poursuivi comme moi. Pourquoi ne le sont-ils pas ? (Mouvement.)

D. Vous avez dit que les soldats sont des assassins Répondez à cela.

« R. Je dis et je répète que les fusillades ont dépassé les besoins de répression. Les journaux bruxellois l'ont dit aussi.

« D. Ils n'ont pas dit que les soldats sont des assassins.

« R. Massacreurs ou assassins, c'est la même chose. On m'accuse d'exciter les soldats à désobéir aux lois. Comment le ferais-je, puisque la lecture du « Vooruit » est interdite dans les casernes ! Le jour où nous voudrons réellement exciter les soldats, nous irons dans les casernes.

« Ce sont les souvenirs impérissables de mon enfance qui m’ont inspiré cet articles lorsque mon père, qui venait d'obéir à la loi en tirant sur les ouvriers, rentrait, je me rappelle encore, moi qui était tout enfant, les sentiments de ma mère.

« Eh bien, je préfère condamné que de ne pouvoir dire aux mères ce que je leur ai dit.

(page 425) « Soyez convenable.

« R. Vous me poursuivez pour avoir excité les mères. Vous n'oseriez pas poursuivre une mère qui aurait obéit à mes conseils.(Applaudissements.)

« D. C'est une subtilité. Supposons un exemple.

« Me Janson. - Monsieur le président, vous n'avez pas le droit de remplir ici le rôle du ministère public, ni de dire l'accusé qu'il répond par tine subtilité.

M. le président (à l'accusé). - Et si vous aviez dit aux mères : Allez brûler les usines où vos enfants sont exploités, etc.

« R. La différence entre vous et moi, Monsieur le président, c'est que vous faites de la mère une incendiaire, et que j'en fais un ange. (Murmures d’approbation.)

Me Arnould. - Dans ces conditions, le réquisitoire et les plaidoiries deviennent inutiles. Nous nous retirerons.

Me Janson. - Le président n'a pas le droit d'accuser. Si cela continue, je demanderai la parole contre M. le président.

M. le président. - J'interroge comme je crois devoir le faire pour la recherche de la vérité.

M. le président. (à l'accusé.) - Et si les soldats avaient obéi à vos excitations, au lieu d'obéir à leurs officiers, que serait-il arrivé ?

« R. Je n'ai pas à répondre à cela. J'ai écrit par humanité.

« L'accusé lit ensuite avec émotion l'article poursuivi. pour établir qu'il n'a été inspiré que par la pitié et sa tendresse pour les opprimés.

« Eh bien, continue-t-il, vous me demandez ce qui serait arrivé ? La lecture de cet article vient de vous le prouver : le sang n'aurait pas coulé.

« D. Vous auriez provoqué des désordres !

« R. Si nous avions voulu faire triompher les désordres, nous aurions organisé ces désordres nous-mêmes.

« D. Mais pourquoi n'avez-vous pas écrit aux ouvriers de s'abstenir des scènes de violences qui ont provoqué la répression ?

« R. Vous n'avez donc pas lu le « Vooruit » que vous poursuivez ?

(page 426) Nous y avons vingt fois engagé les ouvriers au calme.

« Nous avons aussi dit au gouvernement : Envoyez du pain aux ouvriers et non pas des canons.

« D. Vous avez, en second lieu, à répondre d'avoir outrage le roi en l’appelant « assassin du peuple »7

« R. J'ai déjà répondu à cela.

« D. Ne répondez pas ainsi ; soyez convenable

« M. le président donne lecture du discours incriminé qui traite les répressions d'assassinats. Vous y avez parlé du roi ; vous avez dit : Il donne des banquets à Bruxelles, et il envoie des canons à Charleroi.

« La défense. - Vous n'avez pas le droit, Monsieur le président, de commenter les passages du discours qui ne sont pas poursuivis.

« M. le président. - J'explique les circonstances dans lesquelles ont été prononcées les paroles incriminées.

« D. Avez-vous dit : Les millions la de Banque nationale sont le produit de notre sang ?

« R. (Avec énergie.) Oui.

« D. A la fin de la séance du « Vooruit » est arrivé un télégramme de Tournai annonçant la grève qui venait d'éclater. Qu'avez-vous fait alors ?

« R. J'ai engagé au calme. Tout mon passé comme celui de mon parti proteste contre vos insinuations qui nous font considérer comme des hommes de désordre. Nous méditons toujours nos discours ; car à Gand, prononcer une parole hasardée, c'est jouer avec la poudre !

« Et c'est sous l'influence de cette nouvelle, qu'on avait tiré sur les nôtres, que j'ai été ému. J'aurais pu dire : « Tirez sur les gendarmes qui ont les vôtres. » Je ne l'ai pas dit.

« Le mot « assassin du peuple » m'a alors échappé à la fin de la séance. Mais si j'avais eu l'intention d'exciter l'assemblée, je l'aurais dit au commencement.

« D. On ne peut être plus brutal et plus injuste à l'égard du roi qu'en l’appelant « l'assassin du peuple ! »

« R. Je répète que mes intentions étaient pures.

« D. Votre conduite a été celle d'un pompier qui demande de l’eau pour éteindre le feu et qui y verse du pétrole...

(page 427) M. le président (en s'animant). - Sa Majesté le roi Léopold Il est le premier serviteur de la nation. Il est souverain et irresponsable.

« Me. Janson. - Ce n'est pas un interrogatoire, cela. (Applaudissements.)

« M. le président. - Vous dites que vous êtes le parti de l'ordre, mais vous avez le même drapeau rouge qui a flotté sur les monuments incendiés de Paris !

« Me. P. Janson (avec véhémence). - Je proteste avec indignation contre le réquisitoire de M. le président. On nous fait un procès de tendance. Jamais cela ne s'est vu en Belgique : Je proteste contre cette violation des droits de la défense Vous n'avez pas le droit de dire à l'accusé qu'il jette le pétrole sur le feu. (Applaudissements.)

M. le président. - Vous protesterez en plaidant.

Me Janson. - Je proteste maintenant Je rappelle que vous n'avez pas dit un mot, dans cet interrogatoire, qui est un vrai réquisitoire, de la conduite irréprochable et des sentiments élevés de l'accusé, auxquels le ministère public lui-même rend hommage !

« Vous dites des choses que le ministère public n'oserait pas dire. (Applaudissements.)

M. le président. - J’ai dit que leur drapeau n'est pas le drapeau tricolore, mais le drapeau rouge ! Si cela n'est pas, quel est-il ?

Me P. Janson. - Leur drapeau est le drapeau de l'ordre dans le parti socialiste !

« L’accuse (au président). - Vous n'avez pas le droit d'accuser le drapeau rouge, qui n'est pas en cause ici.

« D. - N'avez-vous pas eu l'intention, en faisant distribuer le texte imprimé de votre discours, de pousser au régicide ?

« R. Je n'ai pas à répondre. Je ne suis pas poursuivi comme complice d'assassinat ! »

La défense d'Anseele fut présentée avec une grande éloquence par Victor Arnould et Paul Janson.

Deux questions furent posées au jury, la première relative à l'appel du journal « Vooruit » aux mères de famille et la seconde à l'accusation d'offense par paroles à la personne du roi.

(page 428) Le verdict du jury fut affirmatif sur la première question, et négatif sur la seconde et après une délibération qui dura une heure. la cour rapporta un arrêt condamnant Edouard Anseele à six mois de prison.

Lorsqu’ils sortirent du Palais de Justice, Anseele et ses défenseurs furent acclamés par une foule énorme, malgré d’extraordinaires mesures de police prises par le bourgmestre M. Lippens.

Anseele n'entra en prison qu'au moins de septembre, pour y purger sa peine qu'il fit complète, après avoir été mis en liberté pendant une quinzaine de jours, pour venir à Bruxelles défendre sa candidature à la Chambre contre M. Guillery, candidat libéral.


La cour d'assises du Brabant jugea à son tour l'auteur du « Catéchisme du Peuple. » La Cour était présidée par M. J. De la Court, atvant comme assesseurs MM. T'Sterstevens et Dequesne. Le siège du ministère public était occupé par M. Demaret, avocat général qui, quelques mois plus tard, fut convaincu de s'être rendu coupable de pédérastie avec des soldats du régiment des guides et qui, à la suite de ces faits, dut fuir le pays.

Au banc de la défense, pour Alfred Defuisseaux, se trouvaient son frère Léon et Me Eugène Robert. L'imprimeur Ed. Maheu. qui fut mis hors cause, était assisté de MMe Guillaume De Greef et Wodon.

Les débats durèrent une journée et furent également très mouvementés. Après les plaidoiries, au moment où le jury se retira pour délibérer, Alfred Defuisseaux quitta la salle. Sa condamnation était certaine et il avait résolu de fuir.

Trois questions furent posées au jury :

1° Defuisseaux est-il coupable d'avoir, à Bruxelles ailleurs, écrit un imprimé intitulé « le Catéchisme du peuple » et signé Alfred Defuisseaux, et d'avoir, par cet écrit, méchamment et publiquement attaqué la force des lois ou provoqué à y désobéir ?

Réponse : oui.

2° Au moyen du même écrit, Alfred Defuisseaux a-t-il méchamment et publiquement attaqué, soit l'autorité constitutionnelle du roi, soit l'inviolabilité de sa personne ?

Réponse non.

Le même Alfred Defuisseaux s'est-il rendu coupable, au moyen du même « Catéchisme », d'offense envers la personne du roi ?

Réponse : oui.

La Cour rentra en séance et prononça la condamnation de deux peines de 6 mois de prison.

L’arrestation immédiate fut ordonnée.

Mais l'auteur du « Catéchisme du Peuple », prévenu par des amis que son arrestation immédiate avait été décidée, contrairement à la loi, avait quitté le Palais de Justice.

Il prit une voiture à la porte Louise qui bientôt fut suivie par une autre dans laquelle se trouvaient trois agents de la police judiciaire.

Après une course désordonnée à travers la ville, Defuisseaux fut descendu dans un petit cabaret de la rue de la Grande-Ile.

Deux heures plus tard, un de ses amis, le citoyen Joseph Milot, aidé d'une autre personne, venait prendre Defuisseaux et ils filèrent vers la Hollande où ils arrivèrent le lendemain vers sept heures du matin.

Milot, pour organiser ce voyage mouvementé, s'était procuré un ancien cheval de course, Cigarette. Defuisseaux, habillé en marchand de chevaux, était couché dans la voiture.

En rentrant à Bruxelles, Milot qui était employé au journal « Le Peuple », m'apporta la lettre que lui avait remise Alfred Defuisseaux :

« Puth (Hollande), 5 juin 1886.

« Mon cher Bertrand,

« Grâce au dévouement de Milot, dévouement admirable, j'ai pu gagner la frontière. Nous allons, avec calme, réfléchir à la situation. Ces mots sont tracés à la hâte pour vous remercier vous et tous les amis de l'affection et du. dévouement absolu qu'ils m'ont témoigné.

« Rendez-moi le service de prendre chez Léon l'adresse où je vous prie de m'envoyer tous les journaux des deux jours.

« Milot qui retourne à Bruxelles vous dira les détails.

(page 430) « Surtout, faites croire à tout le monde que je me suis caché à Bruxelles. Je vous dirai pourquoi plus tard.

« Amitiés le temps me presse.

« A. Defuisseaux. »

Defuisseaux ne resta que quelques jours en Hollande. Il rendit de là à Lille et, quelques semaines après, à Paris il continua à rédiger son journal « En avant pour le suffrage universel » qui obtint, pendant un certain temps, un réel succès et tira jusque 20,000 exemplaires chaque semaine.


La manifestation nationale en faveur du suffrage universel qui devait avoir lieu le 13 juin, à Bruxelles, fut interdite par le bourgmestre de la capitale, M. Charles Buls. Les autorités et la bourgeoisie furent véritablement pris de panique. Cette journée du 13 juin devait, dans leur pensée, amener, à Bruxelles, des centaines de mille ouvriers de province, dans le but de mettre la capitale à feu et à sang...

Selon une décision prise par le conseil général du Parti ouvrier, en cas d'interdiction de la manifestation, un congrès extraordinaire aurait lieu pour aviser aux mesures à prendre.

Ce congrès eut lieu en la salle Saint-Michel, rue d'or, présidé par Anseele qui, avant de lever la séance, résuma comme suit, les propositions adoptées :

A. Continuation de la propagande avec plus d'énergie que jamais ;

B. Création de sociétés coopératives ;

C. Organisation d'une manifestation pour l'époque des fêtes nationales ;

D. Préparation à la grève générale pour vaincre les résistances du gouvernement, à l'égard du suffrage universel.

Des mesures d'ordre, vraiment extraordinaires, avaient été prises en vue de la journée du 13 juin. La veille, « L'Etoile belge » publiait les renseignements suivants :

« Décidément, le gouvernement n'est pas rassuré sur la (page 431) journée du 13 juin. Il prend des mesures comme s'il s'attendait à voir Bruxelles et ses environs mis à feu et à sang. C’est de l’affollement !

« Contrairement ce que dit un journal de cette ville, des ordres ont été donnés pour le concours éventuel de l'armée.

« C'est ainsi que, d'après les instructions émanées de l'état-major, des piquets de cavalerie stationneront, dimanche de grand matin, sur toutes les routes aboutissant à Bruxelles. Ces piquets feront le service d'éclaireurs et seront reliés entre eux par un fil télégraphique établi par la compagnie des télégraphistes.

« Un régiment des guides sera consigné la caserne d'Etterbeck, hommes et chevaux prêts à partir en tenue de marche.

« Le régiment des carabiniers sera logé à la même caserne, dès demain. avec ordre de se tenir prêt à se mettre en route au premier signal.

« Nous avons, sous les yeux, le bulletin n°44 adressé aux chefs de station intéressés pour leur faire connaître les divers transports de troupes qui ont lieu, en vue du 13 juin, à partir d'hier. Ce bulletin nous apprend, notamment, que l'avant-garde des carabiniers arrivera aujourd'hui du camp à Bruxelles et que deux trains spéciaux, l'un quittant le camp demain, 11 juin, à 5 h. 40 du matin, l'autre, le même jour, à 6 h. 10, ramenant dans la capitale, le premier à 9 h. 10, le second à 9 h. 55, tous les hommes du régiment qui, comme nous l'avons dit plus haut, seront casernés à Etterbeek »

La fameuse journée du 13 juin se passa cependant dans un grand calme et, dès le lendemain, la propagande continua, dans le but d'organiser une manifestation Bruxelles pour le 15 août.

Entretemps, les ouvriers arrêtés au cours des troubles des mois de mars et avril, passèrent les uns en correctionnelle, les autres en cour d'assises. Ces procès firent grand bruit et la justice se montra impitoyablement sévère.

Dans une première affaire, dite du charbonnage de Appaumée, à Ransart, il y eut des condamnations à dix et douze ans de travaux forcés.

Dans l'affaire de la glacerie de Roux, dix-neuf accusés comparurent, des houilleurs pour la plupart, et parmi ceux-ci un (page 432) nombre de jeunes gens de 17, 18 19 ans. Quatre furent acquittés ; deux furent condamnés aux travaux perpétuité, deux autre à 15 ans, trois à 12 ans et 10 ans de réclusion, et ainsi de suite !

Pour l’incendie et le pillage de établissements Baudoux, dix-huit accusés comparurent devant la cour d'assises du Hainaut, parmi lesquels plusieurs des chefs de l' Union verrière, Oscar Falleur, Xavier Schmidt, etc. Ici encore les condamnations furent sévères : Schmidt et Falleur furent frappés chacun de vingt années de travaux forcés, Lecocq, de 15 années, Hulet et Collet, de 12 années de la même penne.


La manifestation du 15 août en faveur du suffrage universel approchant, le parquet de Bruxelles recommença à être inquiet, car à la date du 23 juillet, il adressait la circulaire que voici à tous les procureurs du roi du pays :

« Le 23 juillet 1886.

« Monsieur le procureur du roi,

« Par lettre du 20 courant, publiée dans le journal « Le Peuple », le sieur Jos. Maheu, secrétaire du conseil général du Parti ouvrier, a informé M. le bourgmestre de Bruxelles que ce conseil organise, pour le 15 août prochain, dans la capitale, une manifestation à laquelle il convie « tous les travailleurs de la Belgique et tous les partisans du suffrage universel. » Je vous prie, Monsieur le procureur du roi, de vouloir bien recueillir et me faire parvenir, quelques jours avant le 15 août, des renseignements aussi complets que possible sur le point de savoir si, dans votre arrondissement, des sociétés ouvrières ou autres se disposent à prendre part à cette manifestation.

(page 433) « Dans l’affirmative, quel est approximativement le nombre des participants, quels sont les noms, professions domiciles et antécédents de ceux qui les dirigent. Je désire aussi être renseigné, autant que faire se peut, sur les intentions dont les futurs participants sont animés et sur tous les autres faits qui seraient de nature à me permettre d'apprécier le caractère de la manifestation projetée et les mesures auxquelles elle devrait donner lieu, au point de vue de la répression des délits. L'importance (page 434) des renseignements que je vous demande ne vous échappera pas. Je compte donc sur votre vigilance pour les recueillir avec le soin que comportent les circonstances.

« Le procureur général, (Signé) H. Bosch. »

Voici de quelle façon le Parti ouvrier répliqua à la circulaire ci-dessus :

« Le 31 juillet 1886.

« Secrétariat du conseil général du Parti ouvrier.

« Compagnon secrétaire,

« Par circulaire du 23 juillet, publiée dans le journal « L'Etoile belge », le sieur H. Bosch, procureur général près la Cour d'appel, prie tous les procureurs du roi de son ressort de lui faire parvenir des renseignements sur les sociétés et les personnes qui se disposent à prendre part à la manifestation.

« Nous vous recommandons de nous faire connaître les noms, âge, domicile et antécédents de ceux qui vont procéder à cette enquête illégale. Nous désirons être renseignés, autant que faire se peut, sur les intentions dont ces inquisiteurs sont animés et sur tous les autres faits qui seraient de nature à nous permettre d'apprécier le caractère des recherches ordonnées et les mesures auxquelles elles devront donner lieu au point de vue des illégalités commises. L'importance des renseignements que nous vous demandons ne vous échappera pas. Nous comptons donc sur votre vigilance pour les recueillir avec tout le soin que comportent les circonstances.

« Le secrétaire général, » (Signé) J. Maheu. »

On put croire, un instant, que de nouveau le bourgmestre de (page 435) Bruxelles interdirait la manifestation organisée par le Parti ouvrier, mais il n'en fut rien.

Cette démonstration populaire, malgré la misère qui régnait dans les centres industriels, l'incertitude que l'on avait, sur la question de savoir si elle serait autorisée ou non, fut très imposante.

On évalua le nombre des participants à plus de 30,000.

Toutes les villes et communes de quelque importance y étaient représentées. Les ouvriers houilleurs de Liége, du Borinage, de Charleroi et du Centre s'y trouvaient nombreux. Ce fut un cortège imposant. Ceux qui défilèrent ainsi pendant cinq quarts d'heure représentaient bien les martyrs de notre industrie. Tous ces malheureux faisaient peine à voir. Ils étaient maigres ; la misère était peinte sur leur visage.

La foule, sur tout le parcours du cortège, ovationna à diverses reprises les manifestants. La traversée du boulevard du Nord fut des plus émouvantes. A toutes les fenêtres on acclamait les ouvriers. Sur les trottoirs, mêmes sympathies de la part du public.

Tout se passa, naturellement, dans un calme parfait.

Les mesures prises par les autorités furent excessivement sévères. Toutes les troupes étaient consignées ; la garde civique de l'agglomération et les corps spéciaux, convoqués exprès, étaient sous les armes ; des brigades de gendarmerie des environs de Bruxelles étaient arrivées dans la capitale depuis le 14 au soir.

Et cependant, la grande masse de la population fit un excellent accueil aux ouvriers qui criaient d'une voix mâle : » Suffrage universel! Amnistie ! »

Voici comment le journal « La Réforme » apprécia cette démonstration populaire en faveur de l'égalité politique :

« La manifestation ouvrière a été réellement grandiose. Les ouvriers accourus de tous les points du pays sont venus acclamer la réforme électorale et attester leur volonté de conquérir le droit de suffrage.

« Le cortège a traversé les rues de Bruxelles dans le plus grand ordre et, partout sur son passage, a rencontré les marques de sympathies et souvent d'enthousiasme de la population bruxelloise.

(page 436) Celle-ci se souvenait que, la première, elle avait jeté le cri de protestation contre les iniquités du régime censitaire, et c’était sa propre conscience politique qu'elle retrouvait dans la solennelle proclamation du droit populaire, échappée des milliers de poitrines de travailleurs du pays entier.

« Les ouvriers ont été d'un calme admirable. Ils ont ainsi fait sévère justice des manœuvres misérables qui avaient eu pour but de semer la terreur dans la population de la capitale.

« Comme les cortèges libéraux d'août 1884, le cortège ouvrier a été digne de la grande cause qu'il voulait affirmer. »

« La Chronique », de son côté, imprima :

« Le 15 août 1886 marquera une date dans les annales de la Belgique démocratique.

« La manifestation ouvrière en faveur du droit de suffrage s'est passée avec un ordre, un calme, une convenance et une dignité qui font le plus grand honneur à la classe des travailleurs.

« Nulle part, sur aucun point du parcours, il n'y a eu la moindre bagarre, la plus légère apparence de désordre, et les précautions prises par l'autorité communale sont restées tout à fait superflues.

« Nous sommes d'autant plus heureux, pour notre part, de cet excellent résultat, qu'il démontre jusqu'à l'évidence combien nous étions dans le vrai lorsque nous soutenions qu'il fallait autoriser la manifestation projetée pour le 13 juin dernier, et ne pas écouter les conseils de la peur.

« Pendant deux mois, depuis lors, Bruxelles - en partie du moins - a vécu dans l'appréhension de ces émeutes, de ces pillages, de cette Jacquerie prédite par les trembleurs, et le commerce a ressenti le rude contre-coup de ces puériles frayeurs.

« On sait maintenant combien ces craintes étaient vaines; 25.000 à 30.000 ouvriers, venus de toutes les parties du pays, ont défilé dans les rues de Bruxelles sous les yeux d'une population sympathique, et l'on ne se serait pas douté, dans les quartiers en dehors du parcours, qu’une manifestation imposante avait lieu en ce moment. »

A l'issue de la manifestation, l'adresse suivante fut adressée par la poste, à M. Beernaert, chef du cabinet :

(page 437) « Monsieur le Président du Conseil des ministres,

« Depuis cinquante-six années, une seule classe de citoyens est investie en Belgique du droit électoral.

« Seuls, ceux qui payent quarante-deux francs trente-deux centimes d'impositions directes sont électeurs.

« L'égalité des Belges devant la loi n'est qu'un vain mot et un mensonge.

« Les uns ont tous les pouvoirs, les autres, qui forment la masse, n'ont pas de droits politiques à exercer ; les lois se font sans que jamais ils aient leur mot à dire, sans que jamais ils soient consultés.

« Une minorité règne en maitresse souveraine. Le pays est son bien, sa chose ; elle l'administre à sa guise.

« Les classes sacrifiées ont supporté pendant un long demi-siècle les iniquités nombreuses engendrées par ce régime.

« Aujourd'hui, les souffrances populaires sont intolérables. L'enquête du travail a démontré l'horrible misère dans laquelle croupit la population ouvrière de certaines régions du pays.

« Et non seulement on ne fait rien pour les malheureux, mais de plus on leur interdit de s'occuper par eux-mêmes de l'amélioration de leur sort, car on leur refuse ce droit sacré ; le droit de vote.

« Fatigués de souffrir et d'être traités en inférieurs dans leur pays, ils réclament la révision de l'article 47 de la Constitution et le suffrage universel.

« L'article 47 de la Constitution s'oppose à toute réforme électorale; il doit être révisé.

« Refuser de donner satisfaction à l'immense majorité des citoyens, à tous ceux qui demandent à être mis en possession du droit de suffrage, c'est provoquer une crise qui peut avoir de désastreuses conséquences pour le pays.

« Supprimer le privilège censitaire et donner le droit de vote à tous les citoyens, c'est ramener le calme dans les esprits, c'est permettre aux travailleurs de désigner des mandataires chargés de protéger les pauvres et s'occuper de tout ce qui a trait l'amélioration du sort des classes laborieuses.

(page 438) « Nous vous prions de transmettre nos réclamations aux membres des Chambres législatives, dès l'ouverture de la session parlementaire, et nous vous demandons de les appuyer si vous les trouvez justes et légitimes.

« Agréez, Monsieur le Président du Conseil des ministres, l’assurance de notre considération.

« Pour le conseil général du Parti ouvrier

« Les secrétaires, Jos. Mahey, Laurent Verrycken. »


Quelques jours avant le 15 août, Alfred Defuisseaux publia le « Grand Catéchisme du Peuple. »

Comme dans sa première brochure, l'auteur procède par demandes et réponses. La nouvelle œuvre comprenait huit leçons traitant successivement de la rovauté, du suffrage universel, du service militaire et de l'armée, de la dilapidation du trésor de l'Etat par les libéraux et les catholiques, de la Chambre des représentants, du Sénat, enfin un résumé des griefs du peuple envers ses exploiteurs.

Pour le fond, ce n'était qu'un simple développement des idées émises dans le premier Catéchisme.

Le tirage atteignit bientôt 55,000 exemplaires et la traduction flamande, éditée à Gand, s'enleva bien aussi.

Mais le Parquet veillait toujours. Il fit saisir la nouvelle brochure et en poursuivit l'auteur. Celui-ci ne s'étant pas présenté devant les assises, l'affaire fut remise et, au mois de décembre, l'imprimeur Edouard Maheu fut condamné deux mois de prison et à 500 francs d'amende, tandis que Defuisseaux, par contumace, était frappé de quatre années de prison et 1,000 francs d’amende. Maheu quitta le pays et alla s'établir à Paris. Il revint habiter Bruxelles quelques années après et y mourut.

L'année 1886 fut certainement une des plus mouvemente de notre histoire depuis 1830. Elle fut pour les classes dirigeantes une révélation et une leçon, car dès ce moment on voulut bien reconnaître qu'il y avait une question sociale, que le (page 439) peuple travailleur ne serait pas toujours l'éternel mineur tenu en tutelle et qu'il était bien décidé à conquérir sa part de droits et de bien-être.