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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Chapitre VII. Les débuts du Parti ouvrier et les événements de 1886

But et organisation du Parti ouvrier belge. - Crise économique et sociale. Avertissements. - Indifférence du Pouvoir. - Revendication du suffrage universel. - La manifestation nationale du 13 juin 1886. - Le Catéchisme du Peuple, d'Alfred Defuisseaux. - Émeutes et grèves à Liège. - Émeutes sanglantes et fusillades au pays de Charleroi. - L'agitation s'étend et grandit. - Débat à la Chambre. - Attitude déplorable des chefs des deux partis bourgeois

(page 380) Le Parti ouvrier déploya une grande énergie dans le courant de l'année 1885, pour s'organiser solidement. Ses fondateurs avaient compris que sans une sérieuse organisation des travailleurs, il n'y avait rien attendre des classes dirigeantes.

(page 381) Cette organisation devait être à la fois économique, professionnelle et politique.

Les ouvriers d'un métier devaient constituer des associations ou syndicats pour la défense de leurs intérêts professionnels. Ils devaient aussi, comme membre de la nation, conquérir leurs droits de citoyens, être électeurs et avoir ainsi une influence sur la législation qui règle les droits civils, politiques, sociaux et impose des charges fiscales, militaires et autres.

L'élite des classes ouvrières avait enfin compris l'importance qu'il y a de disposer de la puissance de la loi, puissance dont la bourgeoisie avait seule le monopole et qui s'en servait à son profit exclusif, faisant peser sur le peuple toutes les charges.

L'arme de la loi qui, entre les mains de l'oligarchie bourgeoise, était un instrument de domination et d'exploitation de la masse ouvrière, pouvait devenir un instrument d'émancipation pour les travailleurs, en répartissant plus équitablement les charges et en faisant servir la législation à la protection des ouvriers qui sont désarmés devant le capital organisé.

Le but poursuivi par le parti nouveau fut donc l'émancipation sociale du travail et son moyen était double : organisation professionnelle et, grâce au droit de suffrage, la conquête des pouvoirs publics.

Mais, à côté des syndicats et des ligues ouvrières politiques, le Parti ouvrier organisa aussi des coopératives, afin de procurer à ses membres des denrées alimentaires à bon marché, et ses organisations des ressources pour la propagande des idées et les luttes politiques et électorales.

Les ouvriers, en général, sont pauvres et leurs salaires très réduits. Il leur est, par conséquent, difficile de payer de fortes cotisations ; cependant pour mener à bien une œuvre aussi gigantesque que celle que se proposait le Parti socialiste, des ressources sérieuses étaient nécessaires. Ces ressources, le nouveau Parti devait les trouver principalement dans les coopératives.


Au moment où le parti ouvrier se constitua, une crise (page 382) industrielle intense sévissait depuis quelques années en Belgique, et les publics n'y prêtaient guère attention, étant de l'avis de l'ancien ministre Eudore Pirmez qui soutenait que c'était d’une crise d'abondance l'on souffrait.

On a vu aussi quelle avait été l'attitude des dirigeants des partis en ce qui concerne la question sociale. Celle-ci était niée et on avait établi en dogme politique, l'interdiction, pour les parlements, de légiférer en matière de travail, même lorsqu'il s'agissait de protéger les enfants et les mineurs !

La lutte qu'allait entreprendre le parti ouvrier était donc difficile et l'effort à accomplir considérable. Mais les événements le servirent admirablement, comme on le verra dans la suite.

Dans « Le Peuple » du février 1886, je publiai, sous le titre « Avertissement », un article dont voici quelques extraits :

« L'Europe traverse en ce moment une de ces crises qui gardent un nom dans l'histoire. Jamais, depuis un siècle, les nations n'ont été aussi agitées. Partout on entend les mêmes plaintes, les mêmes revendications. Les ouvriers demandent du travail et l'on ne peut leur en fournir. Ils ont faim et froid, et les magasins sont pleins de marchandises, qui restent là, attendant le consommateur qui ne vient pas.

« Déjà les pauvres commencent à se fâcher. Les manifestations et les émeutes sont à l'ordre du jour.

« Tout cela ne présage rien de bon et l'on peut se demander comment cela finira.

« La reprise des affaires pourrait, dans une certaine mesure, reculer le mal, mais après ?

« Ce qu'il faut, c'est s'occuper de la question sociale dont le monde est plein. Si ceux qui président aux destinées des nations ne s'en préoccupent point, ils seront responsables des catastrophes prochaines.

« Cependant, les avertissements ne leur auront pas manqué. Depuis de longues années, ceux qui, en Belgique, ont étudié la question ouvrière, n'ont pas ménagé leurs conseils, n'ont pas caché leurs pressentiments.

« Hier, en feuilletant un vieil ouvrage de Ducpétiaux, datant de de quarante ans, nous y avons retrouvé ce passage qu'il est bon de rappeler aujourd'hui :

(page 383) « ... Il est impossible, dit-il, de méconnaitre les signes précurseurs d'une révolution nouvelle, non plus politique mais sociale ; révolution du travail contre le capital... Que la Belgique veille et observe ; qu'elle interroge avec une active sollicitude les douleurs de ses enfants et qu'elle se hâte d'améliorer leur sort.

« Prêtons l'oreille à ce long cri de souffrance qui s'élève du sein des classes laborieuses ; c'est notre devoir et c'est aussi notre intérêt. Le prolétaire qui courbe encore aujourd'hui la tête sous le joug séculaire qui pèse sur lui, peut se réveiller demain de son long sommeil, comme un ressort comprimé se détend. L'oppression sous laquelle il gémit ajoutera à ses forces. Si nous n'allons pas au devant de lui, tendant une main bienveillante, craignons qu'il ne vienne au devant de nous et ne nous fasse expier notre long endurcissement. Telle est l'alternative qui nous est offerte : faire justice ou la recevoir, relever le prolétariat ou nous exposer à tomber sous ses coups ; peser nos droits et nos intérêts, en reconnaissant solennellement ceux des classes ouvrières, ou courir volontairement la chance d'un commun naufrage ! »

« Celui qui écrivait ces lignes était catholique et conservateur. Malheureusement, ses paroles restèrent sans écho et ne changèrent en rien à la quiétude de nos maîtres cléricaux ou doctrinaires.

« Il y a quelque temps, un écrivain du parti libéral, M. Emile De Laveleye, disait son tour :

« Le régime actuel n'est pas juste ; si les classes aisées en étaient très convaincues, les réformes préviendraient les révolutions... »

« Quelles sont les réformes faites depuis lors ? Il n'en est pas une seule !

« M. le professeur Laurent, un autre libéral, dans un livre récent, dit ce qui suit : « A moins que les classes dirigeantes ne prennent en mains la cause des prolétaires, le mouvement anarchique aura le dessus ; il fera le tour du monde, et le siècle finira par une catastrophe. »

« Est-ce que les récents événements de Londres, de (page 384) Madrid et d’ailleurs, produiront plus d'effet que les conseils des écrivains que nous venons de citer ?

« Nous le souhaitons. sans y croire.

« Si une catastrophe arrive cependant, à qui devront s'en prendre nos dirigeants, si ce n'est à eux-mêmes, pour n'avoir rien su prévoir ?

« Les avertissements n’auront pas manqué, pourtant ! »

Moins de trois semaines après que cet article eut paru, l’émeute grondait au pays de Liége, gagna peu à peu le bassin de Charleroi et tous les centres industriels et se termina par des incendies, des scènes de pillages et des fusillades sanglantes...


Une des premières décisions prises par le Parti ouvrier, le jour de sa constitution définitive, avait été l'organisation pour le 13 juin 1886, d'une manifestation nationale en faveur du suffrage universel.

Dans les premiers jours du mois de mars, Alfred Defuisseaux, frère de l'ancien député démocrate de Mons, publia une brochure : « le Catéchisme du Peuple », qui avait pour but de populariser la revendication du droit de suffrage et d'engager tous les travailleurs belges à se trouver à Bruxelles, le 13 juin, afin d'y manifester leur volonté en faveur de l'égalité politique.

« Le Catéchisme du Peuple », imprimé chez Edouard Maheu, rue des Sables, fut tiré d'abord à 5,000 exemplaires et se vendit 5 centimes. Cette brochure de propagande eut un succès énorme, et, lors des poursuites qui furent intentées à son auteur, on déclara que cet écrit avait excité les ouvriers à la révolte. La vérité, c'est que le premier tirage du « Catéchisme du peuple » ne fut que de 5,000 exemplaires et qu'à la date du 18 mars, jour des premiers troubles de Liége, il n'avait été imprimé que 12,000 brochures et 18,000 environ le 26 mars, quand éclatèrent les émeutes au pays de Charleroi.

C'est à la suite des troubles, des attaques violentes journaux contre le « Catéchisme du Peuple », que les commandes affluèrent et que la vente s’éleva à 200,000 exemplaires en français et 60,000 en flamand, ces derniers imprimés à Gand.

(page 385) L'effet de cette brochure fut énorme cependant, grâce surtout à sa forme simple, l'auteur procédant par demande et par réponse.

Reproduisons les passages essentiels de cet écrit, ceux qui furent spécialement visés par l'acte d'accusation dressé en vue des poursuites judiciaires .

« Première leçon. De la condition du peuple et de son esclavage.

(page 386) « 1. Qui es-tu ?

« R. Je suis un esclave.

« 2. Tu n'es donc pas homme?

« R. Au point de vue de l'humanité, je suis un homme . mais par rapport à la société, je suis un esclave.

« 3. Qu'est-ce qu'un esclave?

« R. C'est un être auquel on ne reconnait qu'un seul devoir, celui de travailler et de souffrir pour les autres.

« 4. L'esclave a-t-il des droits ?

« R. Non.

« 5. Quelle différence y a-t-il au point de vue physique entre l'esclave et l'homme libre ?

« R. Il n'y a aucune différence ; l'esclave aussi bien que l'homme libre doit boire, manger, dormir, se vêtir. Il a les mêmes passions, les mêmes nécessités animales, les mêmes maladies, la même origine, la même fin.

« 6. Qu'est-ce qu'un homme libre ?

« R. C'est celui qui vit sous un régime de lois qu'il s'est volontairement données.

« 7. A quoi reconnaissez-vous en Belgique l'homme libre de l'esclave ?

« R. En Belgique, l'homme libre est riche ; l'esclave est pauvre.

« 8. L'esclave existe-t-il dans tous les pays ?

« R. Non. La République française, la République suisse, la République des Etats-Unis et d'autres encore ne sont composées que d'hommes libres. Tous les citoyens font les lois et tous s'y soumettent.

« 9. Que faut-il donc pour faire d'un esclave un homme libre ?

« R. Il faut lui donner le droit de vote, C'est-à-dire le suffrage universel.

« 10. Qu'est-ce que le suffrage universel ?

« R. C'est le droit pour tout citoyen mâle et majeur de désigner son député en lui donnant mission de faire des lois pour les travailleurs.

« 11. Par qui se font maintenant les lois en Belgique ?

(page 387) R. Les lois se font maintenant en Belgique par les riches et contre les pauvres.

« 12. Ne pouvez-vous rendre autrement votre pensée

« R. Oui. On peut dire qu'en Belgique les lois sont faites pour ceux qui ne font rien, et contre ceux qui travaillent.

« 13. Sur quoi repose notre système gouvernemental ?

« R. Sur l'argent.

« 14. Citez des exemples.

« R. On ne peut être sénateur que si l'on paye au moins 1,600 francs d'impôt à l'Etat.

« On ne peut être député que si l'on paye les dîners, les voitures, les cigares de l'électeur.

« On ne peut être électeur que si l'on paye fr. 42.32 d'impôt.

« On doit être soldat si l'on n'a pas 1,600 francs pour paver un remplaçant.

« 15. La probité, le travail, l'intelligence ne comptent donc pour rien ?

« R. Ils ne comptent pour rien aussi longtemps qu'on est pauvre. Au contraire, on peut se passer facilement de probité, de travail, d'intelligence si l'on a de l'argent.

« 16. Citez des exemples.

« R. Je ne saurais, car ils sont trop nombreux et je ne voudrais pas faire de jaloux. Il me faudrait faire la nomenclature de tous les financiers véreux, de tous les notaires en fuite, de tous les administrateurs malhonnêtes, de tous les manieurs d'argent qui ne cherchent le que pour tripoter plus à leur aise.

« 17. Quel est le moyen de changer cet état de choses honteux ?

« R. C'est de donner au peuple le droit de suffrage. Le peuple qui est honnête parce qu'il travaille, nommera des honnêtes gens qui font des lois honnêtes.

« Deuxième leçon. De la Constitution.

« 1. Que dit l'article 25 de la Constitution ?

« R. L'article 25 de la Constitution dit : Que tous les pouvoirs émanent de la nation.

(page 388) « 2. Est-ce vrai ?

« R. C’est un mensonge.

« 3. Pourquoi ?

« R. Parce que la nation se compose de 5,720,807 habitants, soit 6 millions, et que sur ces 6 millions, 117,000 seulement sont consultés pour faire les lois.

« 4. Comment se fait-il que ces 6 millions de Belges soient gouvernés par 117,000 ?

« R. pour être électeur il faut payer fr. 42.32 d'impôt. En Belgique, 117,000 citoyens seulement payent cet impôt, et sur ces 117,000 électeurs, 80,000 seulement prennent part au vote.

« 5. Ces 80,000 privilégiés sont-ils tous des gens instruits?

« R. Non. 10,000 au moins ne savent ni lire ni écrire.

« 6. Comment se décompose le reste des électeurs ?

« R. Il y a 23,000 locataires qui obéissent aux propriétaires; 5,000 fonctionnaires qui obéissent au gouvernement ; 2,000 curés qui obéissent aux évêques ; 10,000 fournisseurs qui obéissent à leurs clients. De sorte qu'en y comprenant les 10,000 illettrés, qui sont généralement de faux électeurs, nous trouvons que nous n'avons en Belgique que 30,000 électeurs dont 4,117 chefs d'usines, 5,000 entrepreneurs, 15,000 rentiers et 6,000 avocats, avoués, notaires, etc., dont 1,300 professeurs et instituteurs.

« 7. Par combien de privilégiés est donc gouvernée la Belgique ?

« R. Par 30,000 privilégiés.

« 8. A quelle date a été promulguée la Constitution ?

« R. Il y a 55 ans, le 25 février 1831.

« 9. Cette vieille Constitution est-elle encore bonne aujourd'hui ?

« R. Elle ne vaut pas mieux qu'un vieux chapeau qui daterait de 1831. Si je me couvrais d'un pareil chapeau, qui a pu être très beau à son époque, je serais tellement ridicule qu'on me croirait en carnaval.

« 10. Pourquoi donc la Belgique conserve-t-elle cette Constitution si décrépite ?

« R. Parce qu'elle fait l'affaire de nos gouvernants. Si elle était modifiée, plus un seul d'entre eux ne resterait au pouvoir.

(page 388) « 11. Qu'entendez-vous par ces mots : un homme au pouvoir ?

« R. J'entends par homme au pouvoir, celui qui a trouvé le moyen de vivre au dépens du Trésor de l'Etat, lui, les siens, parents, ses alliés, ses connaissances, et cela en ne faisant rien ou presque rien.

« 12. Citez-moi quelques hommes au pouvoir ?

« R. Je vous citerai les Frère qui ont donné naissance aux Orban d'où sont issus les Frère-Orban ; les Malou, les Jacobs, les Bara, les Brasseur, les Tesch, les Pirmez...

« 13. Que dit l'article 6 de la Constitution ?

« R. Que tous les Belges sont égaux devant la loi.

« 14. Est-ce vrai ?

« R. C'est un odieux mensonge.

« 15. Citez des exemples. R. Ils seraient trop long à énumérer. Il me suffira de dire que chaque jour nous voyons des messieurs, qui appartiennent de près ou de loin au pouvoir, voler des millions et n'être pas poursuivis, Ou, s'ils le sont, être acquittés ou condamnés des amendes dérisoires, tandis que nous voyons des pauvres diables, qui n'ont pris qu'un seul pain dont leurs enfants avaient besoin, être condamnés aux travaux forcés.

« 16. En matière d'impôt, cependant, les citoyens sont-ils égaux ?

« R. Non, et je ne cite qu'un seul exemple, celui de Léopold qui, imposé par la commune de Laeken pour la cote mobilière de son palais de Laeken, a fait annuler par son ministre cette délibération et ne paye rien.

« Troisième leçon. Libéral et Catholique

« 1. Qu'est-ce qu'un libéral ?

« R. Un libéral est un homme qui cherche à faire ses affaires au détriment du Trésor de l'Etat.

« 2. Qu'est-ce qu'un catholique ?

« R. Un catholique est un homme qui cherche à faire ses affaires au détriment du Trésor de l'Etat.

« 3. Qu'est-ce qu'un indépendant ?

(page 390) « R. C'est un homme qui, n'ayant pu se dire ni libéral catholique, parce que tontes les étiquettes de la boutique étaient prises, cherche, sous ce nom nouveau, à faire ses affaires au détriment du Trésor de l'Etat.

« 4. Que sont-ils tous en réalité ?

« R. Des conservateurs.

« 5. N'y a-t-il pas cependant entre eux une question de religion ?

« R. Tons se moquent de la religion comme d'une noix Je connais des libéraux qui portent des cierges derrière les processions, comme je connais des catholiques qui ne vont jamais à la messe.

« 6. Pourquoi a-t-on inventé ces deux partis ?

« R. Pour qu'ils puissent mutuellement s'endosser la dilapidation des richesses de l’Etat, sans qu'on puisse jamais mettre la main sur le coupable.

« 7. Comment se partagent-ils le pouvoir ?

« R. Généralement ils occupent le pouvoir chacun huit ans.

« 8. Quel est le premier cri d'un ministre catholique qui arrive au pouvoir ?

« R. Son premier cri est les caisses sont vides, les libéraux ont tout pris.

« 9. Quel est le premier cri d'un ministre libéral qui arrive au pouvoir ?

« R. Son premier cri est : les caisses sont vides, les catholiques ont tout pris.

« 10. Que font-ils alors ?

« R. Tous créent de nouveaux impôts afin de remplir les caisses et de se permettre de les vider ensuite.

« 11. Depuis combien de temps dure ce jeu ?

« R. Depuis 55 ans.

« 12. N'est-il pas près de finir

« R. Il sera fini le jour où nous aurons le suffrage universel.

« 13. Quand l'aurons-nous, le suffrage universel ?

« R. Le jour où le peuple le voudra.

« Le voudra-t-il bientôt ?

« R. Oui, le 13 juin 1886, jour de la Pentecôte, de tous les (page 391) coins de la Belgique, le peuple viendra le chercher à Bruxelles.

« 15. Et si le gouvernement le refuse ?

« R. Il n'osera pas. Que peut le gouvernement sans le peuple, puisque le peuple est en même temps l'armée et le travail ? »

Tels sont les principaux passages de la brochure que l'acte d'accusation cité comme délictueux.

La quatrième leçon traite de l'impôt ; la cinquième de la conscription militaire ; la sixième des salaires, et la septième et dernière est un résumé des précédentes.

En voici la conclusion

« 5. Que dois-tu faire ?

« R. Abolir l'esclavage dans lequel nous vivons.

« 6. Comment dois-tu y arriver ?

« R. par le suffrage universel.

« 7. Comment l'obtiendras-tu ?

« R. En allant tous, de tous les coins de la Belgique, le demander à Bruxelles.

« 8. Peut-on t'empêcher d'aller Bruxelles manifester ?

« R. Non. J'use de mon droit comme les soi-disant libéraux et catholiques en ont usé en septembre 1884.

« 9. Il te faut de l'argent pour aller Bruxelles ?

« R. J'irai à pied.

« 10. Triompheras-tu

« R. Oui, car mon cri de ralliement sera : Vive le peuple ! Vive le suffrage universel !

« 11. Marchons alors !

« R. Oui marchons ! en avant : et Vive le peuple, Vive le suffrage universel !

« 12. A quand le rendez-vous ?

« R. Le jour de la Pentecôte, tous les Borains seront à Bruxelles ; ils y arriveront à pied et y trouveront 25,000 Gantois, 20,000 Liégeois et Verviétois, 20,000 ouvriers du Centre et de Charleroi. Tous les ouvriers y seront réunis, le peuple entier y sera et le gouvernement nous donnera le suffrage universel, aux cris de Vive le peuple ! Vive la liberté ! »


(page 392) Le dimanche 15 mars, le conseil général du Parti ouvrier fut réuni à Bruxelles, avec les délégués de provinces, à l'effet de prendre des mesures en vue de la propagande pour la manifestation du 13 juin. Le même jour, le conseil général décidait, l'impression, à 200,000 exemplaires, du manifeste suivant :

« Au peuple belge!

« Depuis cinquante-cinq ans, la Belgique, si féconde, si riche par ses industries, si grande par son travail, est la proie d'une caste de privilégiés qui l'exploitent sans honte.

« Cent seize mille censitaires nomment tour à tour des sénateurs, des députés catholiques ou libéraux, - tous conservateurs, - qui ne voient dans les six millions de Belges qu'ils gouvernent, que six millions d'esclaves chargés de subvenir à leurs folles prodigalités.

« Se gorgeant de richesses, les répandant à pleines mains sur leurs dévoués et leurs complaisants, ils écrasent le peuple d'impôts.

« Le budget de l'Etat, dont les dépenses étaient en 1850 de 118 millions de francs, en 1870 de 216 millions, en est arrivé, par une marche rapide, à 422 millions en 1882 !

« Le budget des provinces, dont les dépenses s'élevaient en 1850 à 5 millions, s'est élevé, en 1882, à 10 millions.

« Le budget des communes, dont les dépenses s'élevaient en 1865 à 73 millions, s'est élevé, en 1880, à 170 millions.

« A l'agriculteur, qui demandait une réduction d'impôt, ils ont répondu en en créant de nouveaux

« Au petit négociant, qui demandait protection contre les grands capitaux, ils ont répondu en renouvelant le privilège exorbitant de la Banque nationale.

« A l'ouvrier qui demandait du travail, ils ont répondu par le dédain.

« Au mineur, qui demandait un juste salaire, ils ont répondu par des coups de fusil !

« Issus de la corruption censitaire, les conservateurs catholiques et libéraux n'ont pas hésité à se vendre eux-mêmes.

« Cédant à une haute influence, qui dispense aussi bien des (page 393) croix de chevaliers que des titres de barons, oubliant les promesses faites la nation, oubliant qu'ils avaient solennellement juré de réduire les charges militaires, ils viennent de les aggraver en créant une réserve.

« Après cinquante-cinq ans d'une douloureuse épreuve, le peuple, fatigué, entend reprendre aux censitaires le mandat dont ils s'étaient illégitimement investis.

« La Constitution, issue de la révolution de 1830, consacre la souveraineté de la nation ; la nation veut aujourd'hui exercer cette souveraineté par le suffrage universel.

« Ce que le suffrage censitaire n'a pas voulu faire, le suffrage universel le fera.

« Nous n'avons pas aujourd'hui à tracer un programme.

« Le peuple, en possession de ses droits par le suffrage universel, indiquera lui-même les réformes à accomplir.

« Forts de la justice et de la sainteté de notre cause, nous n'avons pas besoin, pour établir le suffrage universel, de recourir à la violence, comme l'a fait, en 1830, la bourgeoisie pour établir le suffrage censitaire.

« Debout, citoyens !

« Que le 13 juin 1886, jour de la Pentecôte, nous trouve tous à Bruxelles acclamant l'ère de liberté nouvelle !

« Reprenons aux censitaires le mandat qu'ils nous ont surpris et qu'ils ont indignement trahi.

« Qu'un même cri d'honneur et de loyauté nous rassemble :

« Vive le peuple !

« Vive le suffrage universel !

« Le Conseil général du Parti ouvrier. »


Ce fut le 18 mars 1886 que des troubles éclatèrent à Liége.

L'organisation ouvrière dans cette ville et dans sa banlieue si industrielle, était pour ainsi dire nulle. Les chefs d'industrie appartenant au parti libéral conservateur, les Sadoine, les Braconnier et autres n'admettaient point que leurs salariés fissent partie de syndicats, dont le rôle est à la fois de défendre (page 394) les intérêts professionnels de leurs membres, de discipliner leur force, de la canaliser.

Le Parti ouvrier manquait donc d'action dans la population de Liège et des environs. Par contre, un petit groupe d’anarchistes y était très remuant.

Quelques jours avant le 18 mars, un cercle anarchiste avait décide de fêter l'anniversaire de la Commune de Paris, par un meeting suivi d’une manifestation. L'appel suivant, imprimé sur de petits carres de papier, avait été répandu dans les quartiers ouvriers de Liége et de la banlieue :

« Appel aux travailleurs

« Concitoyens

« Partout les ouvriers s’agitent ; la crise, terrible et lamentable, au lieu de diminuer, grandit de jour en jour ; partout aussi les idées d'émancipation pénètrent dans la masse exploitée.

« A Londres, à Amsterdam, à New-York, partout enfin, les travailleurs font entendre leur voix aux oreilles de la bourgeoisie égoïste.

« Resterons-nous dans une coupable apathie ?

« Continuerons-nous à laisser nos femmes et nos enfants sans pain, quand les magasins regorgent des richesses que nous avons créées ?

« Laisserons-nous éternellement la classe bourgeoise jouir de tous les droits, de tous les privilèges et refuser toute justice et toute liberté à ceux qui la nourrissent, à la classe des producteurs ?

« Nous ne le pensons pas : c'est pourquoi nous faisons appel toutes les victimes de l'exploitation capitaliste, aux meurt-de-faim, à tous ceux que le chômage a jetés sur le pavé pendant le rigoureux hiver que nous traversons.

« Rappelez-vous, compagnons, que, jeudi 18 mars, il y aura quinze ans que l'héroïque population de Paris se soulevait pour l'émancipation des peuples et que cette tentative de rénovation sociale fut étouffée dans le sang de 35,000 travailleurs.

(page 395) Nous vous invitons donc, jeudi 18 mars, 15ème anniversaire de la Commune, à vous joindre la grande manifestation ouvrière qui aura lieu place Saint-Lambert, à 7 heures du soir.

« Pour le Groupe anarchiste de Liége : J. Rutters, rue des Ecoliers 8 ; F. Billen, rue de Robermont 28. »

La veille de ce meeting, les ouvriers d'un charbonnage de Jemeppe, près de Liége, s'étaient mis en grève. L'autorité communale n'était donc guère rassurée sur cette manifestation anarchiste.

Dans tous les quartiers populaires, il y eut, toute l'après-midi du 18, une assez vive agitation.

Le bruit courut même que les grévistes de Jemeppe allaient se rendre à Liége, le soir.

Le bourgmestre de Liége prit dans la soirée du jeudi 18, l'arrêté suivant

« Vu les lois des 16-24 août 1790 et 30 mars 1836 ;

« Vu l'urgence ;

« Attendu qu'il importe de prévenir les dangers graves qui peuvent résulter pour l'ordre public de la manifestation socialiste de ce soir,

« Arrête :

« Article premier. A partir de ce jour et dès 8 heures du soir, jusqu'à nouvel ordre, toute réunion de plus de 5 personnes est interdite dans les rues et places publiques. »

« Art 2. Toute infraction au présent arrêté sera punie conformément aux lois.

« Art. 3. Des expéditions de la présente ordonnance seront transmises aux autorités compétentes.

« Liége, le 18 mars 1886.

« Le Bourgmestre, J. d'Andrimont. »

Dès l'après-midi, divers groupes, peu nombreux du reste, stationnaient place Saint-Lambert. Mais à partir de six heures du soir, on vit arriver presqu’en même temps, de toutes les localités de la banlieue, de Seraing, d’Ougrée, de Tilleur, de Herstal, de Saint-Nicolas, etc., des milliers d'ouvriers qui venaient prendre part à la manifestation. Ceux de Seraing et d'Ougrée étaient précédés d'un drapeau rouge. Dans plusieurs houillères des environs, les ouvriers s'étaient fait remonter à deux heures pour pouvoir aller à Liège.

A sept heures, tous ces groupes étaient en partie massés Saint-Lambert, en face du Palais. Ils se formèrent en cortège, précédés de deux drapeaux rouges, parcoururent la place Verte, la place du Théâtre, les rues de l'Université, de la Cathédrale, Vinâve d'Ile et des Dominicains, en chantant des airs inoffensifs. Ce cortège était composé, pour les trois quarts de gamins de 12 à 18 ans. La promenade s'effectua sans le moindre désordre.

A sept heures et demie, les manifestants étaient revenus place Saint-Lambert. Quelques discours furent prononcés. Le cortège se remit en marche et se dirigea par la rue Léopold vers le pont des Arches. La manifestation grossit en route. On évalua à deux ou à trois mille le nombre de ceux qui y prirent part. La grande masse des ouvriers liégeois stationnait sur les trottoirs et regardait défiler le cortège avec indifférence.

Les premiers désordres commencèrent alors.

Au moment où le cortège arriva à l'extrémité de la rue Léopold, on entendit un bris de vitres ; une des glaces d'un magasin d'épiceries venait de voler en éclats, brisée d'un coup de pierre.

Alors le cortège fit demi-tour et s'engagea dans la Neuvice, dont les habitants, affolés, fermèrent en toute hâte.

Cinq ou six vitrines furent brisées. La manifestation continua son chemin place du Marché et reprit la rue du Pont et regagna le pont des Arches. Dans la rue du Pont, les mêmes scènes reproduisirent. Un boulanger vit son magasin pillé, les pains furent enlevés. Des gamins lancèrent des pierres dans toutes les boutiques ouvertes.

(page 397) Le cortège arriva enfin place Delcourt, par les rues Chaussée-des-Prés et Surlet.

Dans cette dernière rue, un coup de revolver partit d'un groupe de manifestants. La place Delcourt était pleine de curieux. C'est là qu'est situé le « Café National » où le meeting devait avoir lieu. Une partie des manifestants parvint à pénétrer dans le café ; ceux qui furent obligés de rester au dehors (page 398) stationnèrent sur la place ; d'autres s'en allèrent et continuèrent à tout briser sur leur passage.

La salle où avait lieu le meeting pouvait à peine contenir trois cents personnes, mais on s'y entassa autant qu'on pût.

L’ordre du jour portait, on le sait : « La Commune de Paris »

La parole fut d'abord accordée au citoyen Warnotte, de Verviers, qui prononça un discours modéré. Il commença par faire appel la raison :

« Nous devons, dit-il, respecter les opinions de tous, montrer que nous sommes amis de la liberté et non pas des fauteurs de désordres.

« Les fauteurs de désordres sont ceux qui ont organisé la société telle qu'elle est.

« C'est dommage qu'il faille un drapeau rouge pour marcher derrière ; nous ne devons avoir en vue qu'une seule chose : l'amour de l'humanité.

« Les travailleurs ne doivent attendre leur salut que d'eux-mêmes. Pas n'est besoin d'appel à la révolte pour revendiquer nos droits. Organisons-nous par petits groupes qui seront chargés d'étudier les grandes questions sociales, les réformes à introduire. »

Il rappela ensuite les manifestants au respect de la propriété :

« Les misérables, s'écria-t-il, sont ceux qui y portent atteinte »

Il fut aussitôt interrompu par des cris de : « Vive la République ! Vive l'ouvrier ! »

« Oui, vive l'ouvrier, répéta l'orateur, mais quand nous crions vive l'ouvrier, il faut que l'ouvrier se respecte lui-même. »

Wagener prit la parole ensuite :

« Les propriétaires, nom de D… c’est avec la dynamite qu'il faut les traiter !

« Une bête vous saute au nez pour défendre ses jeunes, et vous autres, vous êtes assez c… pour ne pas donner à manger à vos enfants.

« Vive la Commune !

« Il faut continuer à faire ce que nous faisons aujourd'hui nom de D… »

(page 399) La salle entonna la Marseillaise et la séance fut levée au milieu d'un grand tumulte.


A huit heures et demie, les autorités communales s'étaient réunies à l'hôtel de ville avec M. le comte de Looz, général de la garde civique. Ordre fut donné la gendarmerie et une compagnie de chasseurs de la garde civique d'aller prendre position au quai des Pêcheurs, à proximité de la place Delcour.

Pendant ce temps, les auditeurs du meeting, toujours précédé de leur drapeau, sortaient de la salle et se dirigeaient vers la rue de Pitteurs ; mais cette rue était barrée ; les gendarmes à cheval, les chasseurs-éclaireurs de la garde civique et la police s’y trouvaient déjà.

M. d'Andrimont, bourgmestre, et M. Hanssens, échevin, tous deux ceints de leur écharpe, étaient là.

Après les sommations d'usage pour faire disperser le cortège, les gendarmes à cheval s'ébranlèrent lentement. Un brusque mouvement de recul se produisit dans la foule ; plusieurs personnes furent renversées, piétinées ; trois ou quatre coups de revolver, partis des rangs des anarchistes, augmentèrent encore la confusion.

Mais quelques instants après, la foule se reforma plus loin ; les chasseurs-éclaireurs de la garde civique avancèrent à leur tour et manœuvrèrent en vue de disperser la foule, qui criait, hurlait et sifflait. Des pierres partaient de divers côtés et allaient frapper des gendarmes et des gardes qui ne paraissaient guère s'en émouvoir et conservaient leur calme.

Une partie des manifestants, quatre ou cinq cents, se reformèrent en cortège, traversèrent de nouveau le pont des Arches, où il n'y avait plus ni gendarmes ni gardes civiques, et revinrent de ce côté de la ville, qui se trouvait dégarni de troupes.

Tous les grands cafés du centre eurent les glaces de leurs vitrines brisées.

Le bourgmestre, la gendarmerie et la garde civique, apprenant ce qui se passait au centre de la ville, repassèrent aussitôt le pont des Arches.

(page 400) Les gendarmes à cheval, en arrivant place Saint-Lambert, furent accueillis par des huées. Plusieurs coups de revolver furent tirés ; un gendarme reçut un coup de pierre qui lui fit une blessure à la tête.

Une décharge à blanc fut faite par les gendarmes contre les émeutiers.

A dix heures, toutes les autorités étaient en permanence à l’hôtel de Ville.

Sur la réquisition du bourgmestre, le général de Looz donna l'ordre de battre le rappel et de convoquer les deux légions de la garde ; d'autre part, toutes les troupes de la garnison furent consignées dans les casernes, prêtes à marcher.

A onze heures, les bandes étaient dispersées. De fortes patrouilles de gardes civiques, d'agents de police et de pompiers circulaient en ville.

On entendit encore par-ci par-là quelques bris de vitres. C’étaient des gamins qui jetaient des pierres en se sauvant.

Ainsi se termina cette journée du 18.

Quarante-sept arrestations furent opérées, toutes pour rébellion, injures, dégâts ; les gamins pillaient et détruisaient toutes sortes de marchandises. Rue Neuvice, la police arrêta un porte-drapeau, le deuxième, qui avoua avoir tiré six coups de revolver en l'air.

Parmi les ouvriers arrêtés, il y en avait plusieurs du charbonnage de la Concorde, de Jemeppe, où il y avait grève depuis le matin.

Dans la nuit du 18 au 19 mars, Wagener, un des signataires de l'Appel et qui avait pris la parole place Saint-Lambert, fut arrêté chez lui, à Herstal, près de Liége.

Le lendemain de cette soirée, des mesures extraordinaires furent prises. Toute la garde civique fut appelée sous les armes. les troupes étaient consignées.

Les bourgeois, les commerçants surtout, avaient une peur bleue. Ils craignaient à chaque instant une invasion de ces nouveaux barbares !

A part quelques rassemblements, cependant, et quelques sans importance, la soirée du 19 fut calme à Liége.(page 401) Mais à Seraing, à Ougrée, à Jemeppe, à Tilleur, les ouvriers quittèrent en masse les charbonnages. La plupart, en arrivant au jour, se mirent à crier : « Vive la République ! »

Le 20, pendant tonte la journée, le gouvernement fit diriger quantité de troupes sur Liége et les environs. Des régiments partirent de Bruxelles, d'Anvers, de Namur et du camp de Beverloo.

A partir du 21, le bassin de Seraing fut entièrement occupé les troupes ; tous les puits de charbonnages, tous les établissements industriels, tous les passages qui y donnaient accès, ainsi que les ponts de la Meuse, le château de M. Sadoine et les maisons communales, étaient gardés militairement. On ne voyait que des cavaliers tenant leurs chevaux par la bride, des fantassins assis sur leurs sacs et des patrouilles circulant, baïonnette au fusil. Les bourgmestres avaient interdit jusqu'aux rassemblements de plus de trois personnes, ainsi que l'accès des houilleurs à tous les meetings. Jamais on ne vit pareil affolement.

La grève s'étendit peu à peu.

Les ouvriers réclamaient une augmentation de salaires, mais parce que ceux-ci venaient d'être réduits ; en outre, ils demandaient de pouvoir remonter dès qu'ils avaient fini leur travail au fond, alors qu'on les obligeait à rester jusqu'à ce qu'ils eussent tous achevé leur besogne, les retenant pendant des heures entières, couverts de sueur, à demi-nus et grelottants sous l'eau glacée des galeries qui aboutissent aux puits.

C'était le comble de la cruauté !

On s'attendait parfaitement à la grève, et elle aurait eu lieu, même sans les désordres de Liége. Elle n'était pas due à des meneurs, elle fut le produit spontané de l'accroissement de la misère et des vexations sans nombre subies par les ouvriers. On s'attendait si bien à la grève, que quinze jours auparavant on avait retiré les provisions de dynamite de certains charbonnages

La répression fut des plus sauvages.

A Seraing, un facteur des postes reçut une balle dans le bras, un autre une balle dans la fesse ; un officier de gendarmerie asséna deux coups de sabre sur la tête d'un passant qu'il avait fait arrêter, parce qu'il ne marchait pas assez vite !

(page 402) A Tilleur, les soldats, sur l'ordre de leurs chefs, tirèrent, mais trop haut, sur des personnes qui se trouvaient sur la passerelle du chemin de fer. Les officiers, eux, visèrent juste ; un enfant eut le flanc percé d'une balle de revolver.

La grève s'étendit à Ans, Montegnée, au charbonnage de Beaujonc. Tilleur avait un aspect sinistre, toutes les maisons étaient fermées.

A qui la responsabilité du sang versé ?

« La Réforme » apprécia comme suit les événements de Liége et l'attitude des autorités :

« L'inutile déploiement des forces militaires a produit son effet logique. Tandis qu'à Seraing on a eu le bon esprit de dissimuler les troupes dans les établissements et de ne plus les faire circuler dans les rues, - ce qui aurait dû se faire partout, - on a continué à couper de haies de soldats et de patrouilles menaçantes, les rues des localités de la rive gauche.

« Aussi la collision prévue s'est-elle produite. Depuis trois jours la présence des troupes a surexcité au plus haut point l’esprit de la population ouvrière. Les groupes d'ouvriers, grévistes ou curieux, ont continué à se former partout où il y avait des soldats.

« Ces groupes étaient silencieux, sombres, presque farouches ; pas un chant, pas un cri ; c'est à peine si ces gens parlent entre eux. Mais ce sont tous gens habitués à risquer leur vie ; si on veut absolument les massacrer, on y arrivera, mais ils vendront chèrement leur peau.

« Ces gens-là n'écoutent point des meneurs que leur patrons veulent voir partout pour expliquer les effets de la misère, comme les religions mettent partout des dieux et des miracles pour expliquer les phénomènes naturels. Mais ils souffrent énormément ; les salaires de 50 à 100 francs par mois sont insuffisants pour vivre ; leur travail est le plus pénible qui soit ; il est accompagné de mille vexations de la part des agents de la lourde féodalité industrielle qui les domine. Et aujourd'hui, les soldats sont venus se mettre au service de cette même féodalité ; à la provocation résultant de la présence et de l'attitude des troupes, sont venus s'ajouter les arrêts draconiens, inexécutables, du b(page 403) bourgmestre. L'état de siège s'est abattu sur ce pays et l'on y est hors la loi ; aussi les rues de Tilleur, par exemple, offrent l'image d'un champ de bataille ; les volets sont fermés, les habitants se risquent à peine sur le pas de leur porte.

« Et ils ont raison, car on ne s'est pas contenté d'annoncer l'intention sauvage de tirer à travers tout. A Tilleur, où règne M. Braconnier, qui a gagné plusieurs millions dans l'exploitation du Morlot, le sang a été versé par les troupes qui gardent son charbonnage. Celui-ci a deux sièges, l'un près de la Meuse, l'autre au pied de la colline ; ils sont séparés par le chemin de fer de Namur à Liége ; sur ce chemin de fer il y a une passerelle distante d'une quarantaine de mètres du haut donjon du Horloz riverain ; toutes les étroites rues de Tilleur étant barrées par les troupes, quelques mineurs s'étaient avancés sur cette passerelle. On leur a fait les sommations ; ils ne pouvaient de là faire aucun mal ; ils se croisaient les bras et criaient ; « Tirez, lâches. »

« Les officiers commandèrent le feu ; les soldats tirèrent trop haut pour atteindre le groupe ; les oifficiers visèrent et abattirent trois personnes, un enfant, une femme et un mineur. Les autres restèrent immobiles et répétèrent leur cri : « Tirez, lâches »

N'est-ce pas navrant ? L'enfant est un gamin de Jemeppe; on l'a emporté mourant à l'hôpital de Liége. Il est à prévoir qu'après cette scène, la colère va grandir et que ce soir la lutte recommencera ; tout le monde est armé ici et l'on tire des coups de revolver, ne fût-ce que par amour du bruit. Mais déjà la grève se généralise, et l'on peut s'attendre à de nouvelles scènes de sauvagerie du genre de celle de Tilleur, pour aboutir finalement à un massacre. Tout cela peut finir très mal ; en tout cas, l'occupation actuelle laissera de longs souvenirs de haine et de vengeance et tous ceux qui y ont participé ont encouru vis-à-vis du pays une lourde responsabilité.

« C'est d'ailleurs maintenant une véritable chasse l'homme ; quiconque monte à une fenêtre d'un étage supérieur, ou sur un point élevé quelconque, fût-ce sur la colline, est sommé de descendre, ou sinon on tire sur lui. Les propriétaires de mines se sont armés en guerre ; ils veillent dans leurs bâtiments, entourés des officiers qui mangent à leur table ; ils sont (page 404) de fusils perfectionnes et annoncent l'intention, cette nuit, de tirer les groupes qui se formeraient aux abords des charbonnages. La peur rend féroce et il semble déjà que les houilleurs ne soient plus des hommes pour tout ce monde affolé.

« Voilà où nous en sommes, grâce aux inutiles précautions ordonnées par nos autorités ! Et c'est ce que l'on ose appeler gouverner les hommes ! «


Le 24 mars, la grève s'étendait encore, mais le calme était parfait.

Le tribunal correctionnel entra alors en scène. Il condamna les quarante-sept personnes arrêtées le 18, à des peines variant de six à seize mois de prison : La plupart de ces malheureux n'avaient pas d'avocat, Un des porte-drapeau fut condamné à un an de prison et Wagener à deux mois, pour bris de clôture ; il fut renvoyé en outre devant la cour d'assises, pour les autres faits relevés à sa charge.

Le même jour, avait lieu à Seraing l'enterrement d'un nommé Jacobs, agent d'affaires, tué à sa fenêtre. Le cortège fut calme. Le cimetière était gardé par trois escadrons de lanciers et quatre cents hommes d'infanterie. L'entrée du cimetière fut interdite au public.

Le lendemain, 25, on enterra le jeune Sody, de Jemeppe. Il y avait foule. Tout le monde fut vivement impressionné.

Pendant qu'on enterrait les victimes de la plus criminelle des répressions, M. Sadoine, directeur des établissements Cockerill, faisait placarder une affiche, ordonnant, malgré l'avis contraire de la plupart des chefs de service, de rendre lents livrets aux ouvriers qui les redemanderaient et de congédier les grévistes. La panique devint générale à la suite de cet ukase, qui fut considéré par tous comme véritable provocation. Les ouvriers de quatre houillères de Cockerill se mirent aussitôt en grève, ainsi que les puddleurs.

Des bagarres se produisirent un peu partout. Elles furent (page 405) principalement provoquées par le sot déploiement de troupes et les provocations insensées des autorités. (Voir La Belgique en 1866, par Louis Bertrand, Bruxelles, 1887.


Le récit de ces événements publié, par les journaux, émut vivement la population du pays entier, La Fédération bruxelloise du Parti ouvrier décida de protester contre l'attitude brutale et inhumaine du pouvoir, et un grand meeting fut tenu le 25 mars, à la « Nouvelle Cour de Bruxelles. » Il y eut une foule énorme à cette réunion et après des discours de Laurent Verrycken, R. Van Loo et J. Volders, qui tour a tour flétrirent en termes indignés la conduite du gouvernement et de certaines autorités communales, l'assemblée populaire vota, par acclamation, l'ordre du jour suivant :

« Le meeting réuni le 25 mars 1886 à la Cour de Bruxelles, estimant que la conduite du gouvernement dans la grève de Liége est odieuse et de nature à faire naitre la haine parmi les citoyens ;

« Considérant que le rôle de l'Etat est de défendre le faible et l'opprimé et non d'aider les grands industriels à le dominer et à le terroriser ;

« Considérant que le gouvernement, en établissant l'état de siège dans l'arrondissement de Liége et en faisant fusiller les grévistes par l'armée, a failli à sa mission ;

« Stigmatise la conduite du gouvernement et affirme sa sympathie en faveur du suffrage universel qui doit modifier l'état de choses actuel, supprimer les privilèges et faire de l'Etat le défenseur et le protecteur des travailleurs et des opprimés. »

La sortie du meeting se fit lentement et avec calme. Mais au bout de la place Fontainas, un groupe se forma. Il fut repoussé par la police. Des protestations s'élevèrent aussitôt et le cortège, fortement grossi, se dirigea vers le palais du roi. Là des scènes scandaleuses se produisirent. La police repoussa la foule avec une brutalité inouïe. Aussitôt vingt-quatre gendarmes (page 406) à cheval arrivèrent au triple galop. On procéda à quelques arrestations et le calme se rétablit peu après.


Le même soir, arrivèrent de Charleroi, du Centre-Hainaut et du Borinage des nouvelles alarmantes.

Les mineurs du charbonnage du Gouffre, à Châtelineau, s'étaient mis en grève le matin. Ils réclamaient une augmentation de salaires.

Les nouvelles de Liége avaient provoqué une vive émotion parmi les mineurs de Gilly, Ransart, Montigny, Charleroi, Dampremy et Jumet.

Il en fut de même au Borinage.

Le 26, la grève s'étendit à un grand nombre de charbonnages. Les ouvriers étaient très montés, car ils usèrent de violence et les bandes de grévistes se promenèrent d'un charbonnage à l'autre, pour faire cesser le travail.

Dès ce moment, toutes les communes du bassin de Charleroi furent à la merci de nombreuses bandes d'ouvriers révoltés. Toutes les troupes disponibles avaient été dirigées sur Liége et les environs, et pendant ce temps, les autorités de Charleroi réclamaient partout des secours !

Pendant la soirée du 26 et la nuit du 26 au 27, environ mille mineurs grévistes parcoururent Fleurus, Gilly, Montigny-sur-Sambre, Châtelineau et les communes environnantes. A quatre heures de l'après-midi, ils arrivèrent à Jumet, venant de Lodelinsart ; ils s'arrêtèrent devant chaque établissement et forcèrent les ouvriers à déserter l'atelier. Dans toutes les verreries, ils brisèrent portes et fenêtres, saccagèrent les bureaux et détruisirent les marchandises. De tous les canons en verre soufflé, aucun ne resta entier, pas un seul carreau de vitre n'échappa à la destruction.

Les grévistes ne quittèrent les établissements qu'après en avoir fait sortir tous les ouvriers.

Les ateliers, les verreries, les châteaux qui se trouvèrent sur leur passage furent démolis à coups de hache. On ravagea (page 407) chez Mondron, à Lodelinsart, aux Verreries nationales, ainsi qu'à l'établissement Sadin, à Jumet.

Chez Léopold de Dorlodot, à Lodelinsart, il y avait un four à bassin qui avait été allumé la première fois le 10 mars et qui fut mis hors de service. Les grévistes avaient jeté plus de .40,000 kilogrammes de fer et autres matériaux dans le four.

Aux verreries Sadin, On détruisit pour plus de 30,000 francs de cristal, 28 à 30,000 francs de verre de couleur en feuilles. Dans les verreries Dulière, chez Dandoy, à l'Ermitage, chez Baudoux, partout enfin, les pertes furent énormes.

A la verrerie Casimir Lambert, la compagnie d'artillerie tint tête pendant une demi-heure plus de sept cents grévistes qui voulaient tout briser. Les officiers se trouvèrent, plusieurs reprises, dans des positions critiques ; ils firent charger les armes et mettre baïonnette au canon. Des secours étant arrivés, les émeutiers se retirèrent.

Après avoir fait cesser le travail à Dampremy et une partie de Marchienne, les bandes d'émeutiers se dirigèrent sur Roux et pénétrèrent dans le bel établissement de glacerie où elles mirent le feu ; mais les chasseurs à pied, arrivés dans la soirée à Charleroi, étant survenus, ils chargèrent les grévistes, et voyant qu'ils résistaient, les sommations d'usage furent faites. Puis le commandant ordonna le feu.

De nombreuses victimes tombèrent et les fuyards furent poursuivis, la baïonnette dans les reins... Pendant plusieurs jours, le bassin industriel de Charleroi fut en pleine anarchie. Des cortèges passaient d'une commune à l'autre, semant sur leur chemin le désordre, le pillage et l'incendie. Dans ces groupes de révoltés, les enfants étaient nombreux et les femmes plus acharnées que les hommes.

Le château et la ferme de M. Dumont-de-Chassart furent mis à sac et incendiés. Il en fut de même de la verrerie et du château de M. Eugène Baudoux.

Presque tous les établissements industriels eurent à souffrir de ces désordres et les dégâts s'élevèrent à plusieurs millions.

Peu à peu le bassin de Charleroi fut envahi par des troupes d'infanterie et de cavalerie. De son côté, la garde civique avait (page 408) été appelée sous les armes et de jour et de nuit faisait le service d’ordre, gardant les ponts, la prison et les entrées de la ville de Charleroi.

Plusieurs rencontres de troupes et de manifestants eurent lieu souvent suivies de collisions et d'arrestations.

Le général Vandersmissen vint prendre le commandement en chef des troupes.

On afficha aussitôt sur tous les murs les deux proclamations suivantes :

« Concitoyens,

« En présence des atteintes graves portées la propriété, le respect de la loi peut nécessiter une répression énergique.

« Les citoyens paisibles qui ne sont pas requins pour un service public sont invités à rester chez eux.

« Ils éviteront ainsi d'être victimes d'une imprudente curiosité.

« Le Bourgmestre, Audent. »

Voici l'autre :

« Le gouverneur de la province porte à la connaissance des autorités communales que des mesures sont prises par le gouvernement pour protéger l'ordre menacé dans certaines communes, par des malfaiteurs qui n'ont d'autre but que le pillage et qui portent atteinte la liberté du travail.

« Des forces suffisantes sont mises sur pied pour parer à tontes les éventualités et elles ont reçu l'ordre de faire usage des armes, en cas de nécessité, sans aucun ménagement.

« Il est indispensable que chacun prête son concours à l'autorité, en s'abstenant de se mêler aux manifestations de quelque nature qu'elles soient. En n'observant pas cette recommandation, on s’exposerait à être confondu avec les coupables, dans la répression.

« Messieurs les bourgmestres donneront à la présente proclamation toute la publicité possible.

« Duc d'Ursel. »

(page 409) L'émeute continua de plus belle. On mit le feu l'abbaye de Soleilmont, Gilly.

Les ouvriers révoltés avaient des armes.

Le 27, une trentaine de grévistes déchargèrent leurs revolver sur la garde civique. Plusieurs des soldats citoyens furent blessés.

Le même jour, vers midi, une nouvelle collision sanglante eut lieu à Roux, près des verreries Bougard, entre les grévistes et le chasseurs à cheval. Les grévistes voulaient envahir la (page 410) verrerie. Ils furent repoussés. Dix hommes furent tués. Il y eut aussi de nombreux blessés.

La plupart des malheureux révoltés étaient vêtus misérablement. Ils portaient sur la figure des traces de de misère. Beaucoup étaient porteurs d'armes à feu chargées, d'autres avaient des haches et des piques.

La répression fut terrible. Le général Vandermissen donna publiquement l'ordre aux troupes de faire feu sur les émeutiers, sans aucune hésitation.

La grève gagna le Centre, et avec elle l'esprit de révolte..

Des troupes furent aussitôt envoyées Morlanwelz et à La Louvière.

L'armée fut impitoyable. A divers endroits, on tira sur les mineurs à bout portant. A la verrerie Bougard, lors de la fusillade, c'est à peine si quatre mètres séparaient les émeutiers des soldats.

Pendant la journée du 28, on déposa à la morgue de Roux les cadavres des ouvriers tués. Une foule énorme envahit le cimetière. La reconnaissance des victimes donna lieu à des scènes touchantes.

Voici les noms de quelques tués de Roux : Ch.-Joseph Roset, 21 ans, de Dampremy ; Strimmel et Deunin, de Dampremy ; Jules Lemaire, 33 ans, de Marchienne ; Guillaume Rollande, de La Docherie, Joseph Gererad, dit le Borain, de Frasnes ; Arthur Bourgeois, gamin de souffleur travaillant aux verreries Schmidt ; Devillez, de Dampremy ; E. Jean-Bapt. Debruyle, houilleur, 50 ans, de Dampremy.


Peu à peu, à part quelques escarmouches, la détente devint à peu près complète à Charleroi ; mais dans un grand nombre de localités, des grèves et des manifestations diverses de mécontentement populaire se signalèrent.

Au Borinage, la plupart des charbonnages étaient en grève.

Il en fut de même dans le Centre. Des collisions sanglantes eurent lieu à Quaregnon et à Bascoup.

(page 411) A Wavre, des ouvriers, le fusil sur l'épaule, se promenaient dans les rues en chantant la Marseillaise et en criant : « Vive la République ! »

A Dinant, à Lessines, à Soignies, à Tournai, les ouvriers des carrières se mirent également en grève et parcoururent les rues, précédés du drapeau rouge et en chantant la Marseillaise.

A Gand, à Anvers, à Liége, Verviers et à Bruxelles, la population resta calme. Les groupes organisés du Parti ouvrier se bornèrent à convoquer des réunions publiques, à l'effet de protester contre l'attitude du gouvernement et contre les mesures de répression sauvage qu'il avait prises.


Les députés devaient se réunir le mardi 30 mars, à l'expiration des vacances de Pâques.

Qu'allait faire la Chambre ? Qu'allait proposer le ministère ? On n'en savait rien.

Le conseil général du Parti ouvrier avait décidé la publication d'un manifeste dont un exemplaire avait été remis à M. Beernaert, chef du cabinet, avant la séance de rentrée. La délégation chargée de remettre ce document fut reçue par un secrétaire du ministre.

Voici le texte de ce manifeste où, pour la première fois, pensons-nous, il est question de la grève générale :

« Au peuple belge !

« Le pays traverse une crise terrible. Les classes déshéritées souffrent, les grèves se multiplient, des émeutes provoquées par la misère et la diminution constante des salaires répandent partout le trouble et la consternation.

« L'ouvrage manque, les impôts de consommation et l'infâme impôt du sang se sont accrus sans cesse, des charges de plus en plus lourdes accablent les travailleurs.

« Les gouvernants n'ont d'autre souci que de maintenir la suprématie et la prospérité de leur caste. Aux plaintes des malheureux, ils ont constamment et de parti pris fermé l'oreille ; aux (page 412) désespérés qui se sont révoltés, tant leur sort était intolérable, ils ont opposé la plus barbare et la plus cruelle des répressions.

« Le sang des malheureux a été répandu à Liége, dans le bassin de Charleroi, dans le bassin du Centre et dans le Borinage.

« On n'a trouvé d'autre remède à opposer à la misère que la fusillade.

« Cette situation ne peut durer. Trop de sang a coulé déjà. Le peuple belge ne permettra point qu'on massacre les pauvres gens égarés par la souffrance.

« Les Chambres se réunissent aujourd'hui. Il faut, en présence de ce qui se passe, qu'elles prennent des mesures de nature à porter remède aux maux des classes laborieuses.

« Du travail, et du travail suffisamment rétribué, doit être donné à tous ceux qui en manquent et qui offrent leurs bras. Il y a des travaux publics dont l'utilité est reconnue ; qu'on les fasse exécuter sans retard.

« Les classes déshéritées réclament des réformes économiques ; les Chambres ont pour devoir de les leur donner. Des lois réglementant le travail, protégeant les travailleurs contre l'exploitation des capitalistes, organisant le crédit et la propriété sur d'autres bases, décrétant la reprise des mines par l'Etat, modifiant le système des impôts, doivent être votées à bref délai.

« Le peuple exclu, par la Constitution, des affaires publiques, doit être réintégré dans ses droits par l'octroi du suffrage universel, la seule réforme électorale juste et démocratique.

« Le gouvernement et la classe capitaliste dont il est issu doivent écouter ce suprême appel. Ils ont emporté des entraves l'organisation ouvrière ; ils ont, par leur égoïsme, contribué largement à créer la situation actuelle ; le temps est venu où ils doivent abandonner la voie dans laquelle ils ont trop longtemps

« Mais s'ils persistent à refuser au travailleur le redressement de ses griefs légitimes, celui-ci n'est-il pas en droit de refuser tout travail à une société qui le traite en paria, et proclamer la grève générale de tous les métiers ? Qu'on y réfléchisse, le droit de se mettre en grève, le droit de coalition, (page 413) existe dans nos lois. A défaut d'autres droits qu'on lui refuse, le peuple pourrait donc exercer celui-là, et étendre à toutes les industries et à toutes les régions du pays le refus de travail adopté en cc moment par les ouvriers de nos bassins houillers.

« Et tout cas, travailleurs nos frères, l'heure a sonné de montrer à ceux qui nous gouvernent que nous sommes fatigués de ne rien être dans notre patrie, rien que des bêtes de somme et de la chair à canon !

« Le Conseil général du Parti ouvrier. »


Voici, d'après le compte rendu officiel, ce qui se passa la Chambre, dans la première séance qui suivit les émeutes dont nous venons de parler :

« M. Beernaert. - Depuis notre dernière séance, de graves événements se sont passés. Exploitant les difficultés d'une situation qui atteint toutes les classes, quelques meneurs ont réussi à soulever les mineurs et à occasionner les désordres les plus graves.

« C'est à Liége que l'on commença. La police, pendant deux jours, tint tête aux émeutiers ; mais ceux-ci voulant faire cesser le travail, la troupe fut requise et dut plusieurs reprises faire usage de ses armes. Quelques personnes furent tuées, d'autres blessées.

« Les ouvriers se plaignent de l'insuffisance des salaires et réclament la réduction des heures de travail. Sans doute, leur situation est digne de pitié, mais n'est-elle pas le résultat d'une crise qui se prolonge au delà de toute durée ?

« De 1876 à 1884, la moitié des charbonnages ont exploité à perte et ont perdu 73 millions, l'autre moitié a gagné 92 millions 875.000 francs.. Le salaire a diminué de 35 centimes; le prix de vente des charbons a diminué de 74 centimes.

« Le 25, dans la matinée, on apprit à Charleroi que des ouvriers qui s'étaient mis en grève à Fleurus avaient fait arrêter le travail à Ransart et ailleurs. La grève n'étant pas inquiétante, aucune réquisition de troupe ne fut faite ; cependant, le soir quelques troupes furent envoyées.

(page 414) « Le 26, la grève grandit, les désordres augmentèrent ; des troupes furent requises et envoyées à Charleroi.

« Rien n’annonçait encore, à une heure et demie, les graves excès dont une foule en délire devait se rendre coupable. A trois et demie. désordres commencèrent, et en une heure, les usines furent mises à sac, les châteaux brûlés. Et, chose étonnante, ce furent les verreries qui furent le plus atteintes, là où les salaires étaient rémunérateurs.

« Comme à Liége, les repris de justice, la lie de la population, étaient à la tête du pillage.

« Plusieurs régiments furent immédiatement envoyés sous le commandement de M. Vandersmissen. Quelques journaux ont dit que les effectifs avaient été réduits pour raison d'économies et qu'ils étaient insuffisants. Cela était inexact. Jamais l'effectif n’a été aussi nombreux.

« Quoi qu'il en soit, le gouvernement a rappelé les classes de :1882 et 1883. L’ordre a été donné et exécuté immédiatement.

« Le gouvernement se plaît à rendre un solennel hommage à l'armée, aux autorités judiciaires, à la gendarmerie, à la garde civique de Charleroi, aux administrations du chemin de fer et du télégraphe qui toutes ont mérité les plus vifs éloges. (Très bien !)

« Aujourd'hui, le calme se rétablit à Charleroi et les ouvriers laborieux résistent aux meneurs et veulent reprendre le travail.

« Malheureusement, la troupe, surprenant des pillards et des incendiaires en flagrant délit, a dû faire usage de ses armes:. Il y a des morts : nous n'en connaissons pas le nombre.

« La presse a exagéré le tout cependant, tant au point de vue des collisions qu'au point de vue des incendies et des pillages.

« Cela nous a fait du tort à l'étranger qui ne donne plus de commande à notre industrie. Si les meneurs disent que le sort du travail est mauvais, ils oublient de dire que le sort du capital n’est pas meilleur.

« Le gouvernement examinera avec calme et sang-froid les mesures qu'il doit prendre pour donner du travail. Des crédits (page 415) ont été demandés pour des travaux publics. Ils seront réalisés sans retard, de même que 352 kilomètres de chemins de fer vicinaux. Ce sera dit travail pour tout le monde.

« Voilà les communications que le gouvernement devait faite ; il espère qu'elles recevront l'assentiment de tous. (Très bien !)

Le chef de l'opposition libérale, M. Frère-Orban, parla à tour. Il le fit dans les termes que voici :

« M. Frère. - Le moment n'est pas venu pour discuter les événements douloureux qui se sont passés, L'opinion publique accuse le gouvernement d'avoir organisé les secours trop tard ; je ne me prononce pas actuellement ; je demande au gouvernement des détails plus précis sur ce point. Pour le moment, il faut que force reste à l'ordre et à l'autorité.

« M. Beernaert. - Si M. Frère désire des explications complémentaires, nous les lui fournirons. »

L'incident fur ensuite déclaré clos et la Chambre, comme si rien ne s'était passé, reprit son ordre du jour !

La conduite du gouvernement fut vivement critiquée par la presse.

« La Gazette » s'exprima comme suit :

« Les événements ont ainsi forcé la main à des résistances dictées par de misérables préoccupations électorales.

« La Chambre n'a trouvé rien de mieux à faire que de passer à son ordre de jour, immédiatement après les explications du gouvernement et quelques courtes observations de M, Frère- Orban, qui a réservé son opinion.

« Il appartenait, nous semble-t-il, au chef du parti libéral, de ne pas s'en tenir à de simples réserves dans des circonstances aussi graves. Le problème de la misère, si inopinément et si tragiquement soulevé, méritait bien quelques paroles de sympathie, à la place de cette froide attitude, que l'on va tantôt exploiter contre nous comme, du dédain . ou comme un aveu d'impuissance.

« Nous connaissons bien mal le sentiment public, si la séance d'hier ne laisse pas derrière elle une impression pénible. La gauche avait là une si magnifique occasion de confondre ceux (page 416) qui l’accusent de ne s’émouvoir que pour les questions de curés. Il est vraiment fâcheux qu'elle l'ait laissé échapper. »

« La Nation » tint le langage que voici :

« Le gouvernement, dont la sollicitude est grande, va se mettre à étudier ! Que les malheureux qui ont faim attendent.. Le gouvernement étudie... Avant la fin de l'année, il trouvera !

« Si ce n’est pas se moquer du monde, nous n'y comprenons rien.

« M. Beernaert, habitué à payer les gens de promesses, s'est dit, sans doute, que cette fois encore, les promesses suffiraient, quitte à ne pas les tenir, selon son habitude.

« Des travaux ont été décrétés : on les fera - aussitôt que possible ; puisqu'on les a décrétés, et qu'il faut les faire, un plus tôt, un peu plus tard, peu importe ; cela ne coûtera pas un radis de plus à « non maîtres » et les curés ne risqueront pas d'être frustrés.

« Quant à d'autres mesures, plus efficaces, plus immédiates, - bernique !

« Et personne n'a répondu à cette incroyable attitude ! La droite a accueilli les paroles du « premier » par un murmure flatteur d'approbation. A gauche, M. Frère s'est borné à faire des réserves sur la lenteur apportée par le gouvernement dans la répression et la prévision des troubles, et qu'il y aura lieu d'examiner plus tard ; - puis ç'a été tout.

« Et demain, la presse cléricale va entonner un hymne de gloire en l'honneur du gouvernement, sauveur des malheureux, refuge des opprimés, père nourricier des affamés !...

« Mais le pays jugera sévèrement, comme ils le méritent, ces ministres pusillanimes qui, après avoir été imprévoyants et incapables à l'heure du danger, ont manqué de courage et de générosité à l'heure des sacrifices »

Au commencement d'avril, la situation était toujours tendue, Il ne se commit plus de dégâts, mais dans toutes les parties du pays, les ouvriers se mirent en grève, se promenant en groupes précédés de drapeaux rouges, et les cris de : « Vive la République ! » alternaient avec le chant de la Marseillaise.

Dans le bassin de Charleroi, la grève persista pendant (page 471) plusieurs jours encore. Les ouvriers de Gilly soumirent au conseil de prud'hommes les propositions suivantes, déclarant qu'aussi longtemps qu'elles ne seraient pas acceptées, ils continueraient à chômer :

« 1° Une moyenne de salaire de quatre francs, que l'on obtiendra en diminuant les gros traitements des principaux employés ;

« 2° La réglementation des heures de travail ;

« 3° Le livret restera entre les mains de l'ouvrier et non entre celles du patron. »

Au Borinage, la situation resta la même. Pendant que dans certaines communes le travail continuait, dans d'autres le chômage était complet.

A Tournai et dans les environs, les ouvriers carriers avaient également quitté le travail et demandaient une augmentation de salaire. Le 1er avril, la maison de M. Brébart, maître de carrières, fut attaquée par les ouvriers. Les soldats intervinrent et il y a eut deux ouvriers tués.

A Verviers et dans le pays de Liége, les grèves continuèrent aussi. Il en fut de même dans le Centre-Hainaut, où l'armée se trouvait encore toujours. A Morlanwelz, à La Louvière et aux Ecaussines, les ouvriers étaient très surexcités.

Dans une correspondance publiée par « L'Etoile belge » sur la situation dans le Centre, on pouvait lire ces lignes :

« Deux gendarmes viennent de conduire à la gare de Morlanwelz, pour les diriger sur la prison de Mons par le train de 1 h. 09, trois grévistes qui demandaient des secours dans la commune. La foule se montre sympathique aux prisonniers.

« Par le même train partent quelques miliciens rappelés. Un mère dit à son fils : Surtout ne tire pas sur les grévistes, ce sont des ouvriers comme nous ! Des miliciens dans les cabarets chantent la Marseillais. »

Dans une autre lettre, le même journal imprimait :

« Quelques ouvriers viennent se grouper à la tète du pont. Ils sont calmes et paraissent résolus.

« - Allons, dispersez-vous, leur dit un officier.

« - Nous ne faisons pas de mal ici...

(page 418) Et pourquoi n'allez-vous pas travailler ?

« - Parce qu'on ne nous paye pas assez. Mourir pour mourir, nous aimons mieux mourir par le plomb que mourir de faim.

« Tous ils ont le même propos à la bouche.

« Je me rends dans un petit cabaret, encombré d'ouvrier, Les carriers se plaignent amèrement, mais ils ne menacent pas. Plusieurs d'entre eux ont véritablement l'air misérable. Ils ont, dans un petit sac de toile bleue, attaché à l'épaule par une ficelle, la tartine qui compose leur unique repas de la journée.

« - Il n'est pas possible, Monsieur, nous dit l'un d'eux de nourrir sa femme et ses enfants quand on ne gagne qu'un franc par jour.

« - Mais vous serez plus malheureux encore en ne travaillant pas…

« - Ça ne fait rien. Nous aimons mieux crever... »

Enfin le même correspondant écrit de Mariemont :

« … Les trois individus arrêtés hier à Morlanwelz pour mendicité avec menaces, sont des grévistes venus de France, déserteurs de l'armée. Ils ont crié hier soir : « Vive la République ! A bas Vandersmissen et les égorgeurs du peuple ! »

A Alost, une bande d'environ 400 à 500 ouvriers sans travail s'était promenée en chantant.

Le commissaire en chef et un agent de police suivaient. Arrivés sur la Grand'Place, des centaines de personnes crièrent : « Vive la République ! »

Au plateau de Herve, dans plusieurs charbonnages, notamment au Hasard, les ouvriers se mirent en grève et les carriers des bords de l'Ourthe à leur tour, cessèrent le travail et manifestèrent, ayant à leur tète l'ancien patron carrier qui se appeler « le roi Pahaut ! »

Peu à peu cependant, le calme revint et les grévistes reprirent le travail, contraints et forcés, poussés par la faim...

Mais ces événements laissèrent une profonde impression et ils eurent le don d'ouvrir les yeux à bien des gens qui, la veille encore, vivaient dans une douce quiétude.