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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Chapitre XII. La démocratie chrétienne

La démocratie chrétienne dans le passé. - Les congrès d'œuvres sociales catholiques. - L'encyclique Rerum Novarum. - Les démocrates chrétiens belges. M. l'abbé Pottier. - Sa doctrine sociale. La ligue démocratique belge. - Conflits entre conservateurs cléricaux et démocrates chrétiens. - L'abbé Daens persécuté. - Le procès de la Justice sociale. - Les députés ouvriers catholiques à la Chambre. - MM. Renkin et Carton de Wiart. - Le pape Pie X et la démocratie chrétienne. - La jeune droite parlementaire. - L'avenir.

(page 523) Le mouvement démocratique chrétien belge est très intéressant à étudier et cette étude mériterait des développements que nous ne pouvons malheureusement pas lui donner dans cet ouvrage.

Philippe Buchez, le socialiste catholique français, peut être considéré, bien qu'on en parle peu aujourd'hui, comme le père de la démocratie chrétienne contemporaine.

Après le 24 février 1848, le mouvement démocratique chrétien prit une certaine extension en France. Du jour au lendemain, le régime oligarchique personnifié par Louis-Philippe fut jeté par terre et l'on put croire que l'heure de la démocratie socialiste avait sonné. Le clergé français, sur l'ordre du pape, bénissait les arbres de la liberté. Il prêchait que l'Eglise avait (page 524) toujours défendu les travailleurs, que Jésus avait été le premier socialiste. Un grand nombre de publications de cette époque consacrèrent cette idée. Mais ce mouvement ne dura guère et, la réaction étant redevenue triomphante, le christianisme social a disparu peu à peu. François Huet, en publiant, en 1853, un « Règne social du Christianisme », ne fit que prêcher dans le désert, car l'Eglise catholique redevint aussitôt la complice de la réaction et du capitalisme un moment ébranlés.

En Allemagne, grâce à l'évêque de Mayence, Mgr Ketteler, la démocratie chrétienne fit reparler d'elle avec quelque retentissement. Ce fut vers l'année 1864, au moment même où Ferdinand Lassalle commença son ardente propagande.

En Autriche, R. Meyer et de Vogelsang marchèrent sur les traces de Ketteler et de ses disciples Hitze et Retzinger.

En Suisse, en 1868, Mgr Mermillod, évêque de Fribourg, alors que l'Internationale faisait beaucoup parler d'elle, s'occupa de propager l'idée sociale chrétienne, soutenant que le socialisme actuel trouvait sa source dans les préceptes du christianisme et dans l'œuvre des pères de l'Eglise. M. Gaspard Decurtius, qui actuellement est le démocrate chrétien le plus en vue dans ce pays, peut être considéré comme le disciple de l'évêque de Fribourg et aussi de Mgr Ketteler. Il publia une traduction française des œuvres choisies de ce dernier.

Les cardinaux Manning et Gibbons, en Angleterre, et Mgr Ireland, aux Etats-Unis, sont, dans les pays de langue anglaise, les représentants les plus connus de la démocratie chrétienne.

En France, Charles Périn et Leplay d'abord, le comte de Mun ensuite, puis les hommes de la revue »L’Association catholique », puis encore les abbés Naudet, Gayrau, Lemire, etc., se firent les propagateurs des idées sociales chrétiennes.

En Belgique, les catholiques restèrent étrangers à ce mouvement. François Huet n'eut d'autre disciple qu'Emile de Laveleye, qui n'était pas catholique ; et Charles Périn, l’économiste chrétien, se défendit toujours d'appartenir au groupe de (page 525) « La Réforme sociale » ou de « cercles catholiques d'ouvriers », que l'on pourrait, en y mettant beaucoup de bonne volonté, rattacher au mouvement social actuel connu sous le nom de démocrate chrétien.


Le parti catholique belge, et l'Eglise en particulier, ne se point préoccupèrent point d'améliorer le sort des ouvriers, si ce n'est par des œuvres de charité.

Ce parti était aussi manchestérien, c'est-à-dire aussi adversaire de l'intervention de la loi en matière économique et sociale, que le parti libéral. Les capitalistes pouvaient exploiter leurs salariés à outrance, même les femmes et les enfants en bas âge, cela ne les préoccupait point. La liberté le voulait ainsi. Tout ce qu'ils croyaient devoir faire, c'était de recommander les ouvriers la charité des patrons, ce qui, somme toute, était peu de chose.

En 1850, le Père Van Caloen constitua la première confrérie de Saint-François-Xavier. C'était une société purement ouvrière, mais n'ayant qu'un caractère religieux, confessionnel. En 1868, on fonda une « Fédération des sociétés ouvrières catholiques », ayant pour organe un journal intitulé : « L'Economie chrétienne ». A cette époque, l'Association internationale des travailleurs était puissante en Belgique, et on comprend que les catholiques, malgré leurs idées rétrogrades et anti-interventionnistes, se soient occupés de la classe ouvrière. Ce qui les faisait agir, ce n'était point l'amour des prolétaires, l'idée de travailler à améliorer leur condition matérielle, c'était la peur que leur donnait la propagation d' «idées subversives ».

En 1871, un jeune homme, M. G. de Jaer, publia dans « l'Economie chrétienne » un article programme qui souleva des orages. de Jaer y parla des périls de « l'Internationale ». Il fallait, à tout prix, disait-il, rendre l'ouvrier plus heureux et cela par des voies nouvelles. Il préconisait un programme de réformes que les catholiques sauraient, d'après lui, mener à bonne fin. Ce programme était très modéré : Repos dominical, organisation chrétienne du travail des femmes, respect de l'apprenti l'école et l'atelier, réduction des journées de labeur à des limites (page 526) raisonnables, payement des salaires en argent, organisation consultatives du travail, liberté des livrets et abolition de l'article 1781 du code civil.

Parler à l'ouvrier de ses droits, le pousser à les revendiquer, exciter ainsi les passions populaires, c'était déchaîner la révolution sociale, c'était du socialisme ! (P. MICHOTTE, Etudes sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886, p. 214.)

Aussi un vicaire d'Aiseau, M. J. Patoux, protesta-t-il le premier contre l'attitude prise par M. de Jaer :

« Son svstème, dit-il, pêche par la base, il est trop humain, trop peu fondé sur la vérité et la charité évangélique.. Le rôle des amis de l'ouvrier ne consiste pas à revendiquer ses droits, je flaire là un reste des fameux droits de l'homme de 1789.....

« La propagande en faveur des réformes signalées ne peut qu'allumer des convoitises malsaines, exciter des passions et aggraver le mal...

Attendons courageusement l'heure providentielle, le temps béni de la conversion sociale. » (L’Economie Chrétienne, 1871.)

A quoi un autre vicaire, M. Struyf, répliqua à son collègue :

Le temps passe, Monsieur, l'Internationale n'attend pas. »

La « Fédération des sociétés ouvrières. catholiques vivota encore pendant quelque temps et disparut vers l'année 1877, le danger ayant disparu : l'Internationale était morte et le mouvement socialiste peu important.


Survinrent les événements de 1886 et la propagande intense du Parti ouvrier.

Les dirigeants catholiques prirent peur et ils convoquèrent, coup sur coup, plusieurs congrès internationaux des œuvres catholiques, principalement sous l'inspiration de Mgr d'Outreloux, évêque de Liége.

Ils durent y entendre de dures vérités, venant de bouches autorisées de l'étranger :

(page 537) « Qu'on ne s'y trompe pas, déclara le R.P. de Pascal, au congrès de Liége, de 1887 qu'on ne s'y trompe pas, on ne fera le socialisme avec des épigrammes, des fétus de paille, pas plus qu’avec de la cavalerie ou de l’artillerie ! »

De son côté, l'abbé Winterer, député de Mulhouse, après avoir soutenu que l'Etat doit la protection aux faibles et que de l’intervention de la loi est nécessaire pour empêcher les abus, ajoutait :

« Toute l'Europe a sa législation sur la matière ; seule la Belgique fait exception. Cela ne peut continuer »

Le retentissement de ces congrès fut considérable et il se créa bientôt, dans tous les pays, un sérieux mouvement d’opinion en faveur de la démocratie chrétienne.

Le pape Léon XIII se préoccupa de ce mouvement et de crainte de lui voir prendre une tournure trop radicale, c'est-à-dire socialiste, il lança son encyclique « Rerum Novarum » du 15 mai 1891.

Cette encyclique condamne le socialisme, mais reconnaît le mal, l'injustice causée par le capitalisme. Elle parle du danger que le socialisme fait courir 'a la société et estime qu'il y a quelque chose à faire en faveur des salariés exploités sans mesure. Mais Léon XIII n'oublie pas que l'Eglise, dont il est le chef suprême, a une mission conservatrice à remplir et que le jour où elle ira trop loin dans la voie démocratique, elle se fera des ennemis du monde dirigeant et conservateur.

Aussi, le document pontifical peut-il satisfaire à la fois les contraires : les travailleurs exploités peuvent y lire des phrases contraires : sévères contre le système capitaliste et ceux qui en profitent ; les capitalistes, d'autre part, les industriels, n'ont, d'après le même document, d'autres obligations que la charité et un esprit de justice trop vaguement défini.

Dès l'apparition de l'encyclique en question, il se forma des groupes de jeunes catholiques qui, croyant répondre à l'appel du pape, se mirent à étudier les problèmes sociaux, à organiser les ouvriers et à rédiger un programme de revendications populaires.

Une autre circonstance vint favoriser ce mouvement des (page 528) jeunes catholiques belges, qui se tirent appeler « démocrates chrétien ». Nous voulons parler du vote des Chambres sur la révision constitutionnelle.

Avec un cadre électoral élargi, la politique devait nécessairement subir des modifications profondes. Il ne devait plus être question, désormais, de satisfaire les seuls appétits de la classe censitaire, mais songer à donner satisfaction aux besoins de la masse, à ses légitimes revendications.

Les catholiques se trouvèrent bientôt divisés. Deux politiques se trouvèrent en présence, celle du passé et celle de l’avenir, celle du régime qui finissait et celle de l'ère qui allait commencer.

L'évêque de Liége se montrait des plus favorables au mouventent des démocrates chrétiens, dont le chef intellectuel était certainement M. l'abbé Pottier, professeur au séminaire de Liége.

Bientôt, toute une pléiade d'hommes jeunes et instruits se présentèrent pour constituer le parti nouveau qui devait faire évoluer l'ancien parti conservateur catholique.

C’étaient, au pays de Liége, MM. l'abbé Pottier, G. Kurth, De Ponthière, Macquinay, H. Boland, Michel Bodeux, Raphaël Simons, Feldman.

A Bruxelles, MM. Jules Renkin, Carton de Wiart, Léon de Lantsheere, Félix de Breux, (de Hanleville, père), Alfred Coninck, G. De Craene, A. Dupont, Aug. Lelong, Eug. Stevens, E. Teurlings, Dr Van Coilie, F. Ninauve, J. Mommaert, etc.

Dans la province du Hainaut, MM. Léon Mabille, V. Hanotiau, Michel Lévie.

En Flandre, MM. l'abbé Daens, De Pelsmaecker, Ducatillon, Lebon, Planquaert, De Backer, Pierre Daens, Sterckx, Verhaegen, De Guchtenaere.

A Louvain, Mgr de Harlez, MM. G. Helleputte, F. Schollaert, l'abbé Mélaerts.

Puis encore, MM. L. Stouffs, de Nivelles ; l'abbé Keesen, curé à Tessenderloo, etc., etc.

Ces hommes , pour la plupart, étaient jeunes, actifs, pleins (page 529) de foi. Ils voulaient aller au peuple, autant pour améliorer sa condition matérielle que pour l'arracher au. socialisme.

M. l'abbé Keesen, dès la fin de l'année 1891, publia une « Revue des Hommes d'œuvres » ayant pour but d'armer et de documenter les jeunes propagandistes catholiques, sur le terrain économique et social.

A la même époque, les démocrates chrétiens de Bruxelles (page 530) commencèrent la publication d'un petit journal hebdomadaire « L’Avenir social » et de Liége, celle du « Bien du Peuple. »

Après les élections de 1894, et surtout après le vote de la loi électorale communale d'avril 1895, le désarroi fut grand dans le petit monde de la démocratie catholique. Les députés ouvriers furent blâmés. Puis se posa à nouveau la question de savoir s’il fallait réunir en un seul organisme toutes les forces catholiques, idée défendue par M. Woeste, ou s'il fallait laisser subsister, à côté des associations catholiques composées de bourgeois, des ligues démocratiques ouvrières.

On discuta également, dans le parti catholique, la question de programme, L'ancien programme devait-il être maintenu ou bien était-il nécessaire de l'accentuer pour donner satisfaction aux classes ouvrières et ne plus laisser au seul parti socialiste, le monopole de la défense des intérêts du prolétariat.

M. le duc d'Ursel, sénateur de Malines, publia alors sa brochure : Politique sociale » (1895, J. Goemaere, Bruxelles) dans laquelle il déclarait que le développement considérable du corps électoral imposait an parti catholique une orientation nouvelle. « La science des expédients, dit-il, qui a formé le fond de la politique pendant tant d'années, est épuisée. »

Plus loin, il ajoute :

« Pour répondre aux nécessités du moment, le programme catholique doit être un programme d'action. Il doit être assez étendu pour embrasser la solution immédiate et médiate de toutes les grandes questions sociales ; il doit être en même temps assez défini pour marquer nettement le terme que nous entendons assigner aux réformes, dans un espace de temps déterminé. »

M. le duc d'Ursel ne fut suivi que par quelques hommes parmi lesquels : MM. Schollaert, Helleputte, Verhaegen, de Broqueville. M. Woeste leur résista. Il semblait déjà avoir pris pour devise : « conserver, améliorer » ; conserver le plus longtemps possible les abus et les privilèges des classes possédantes et (page 531) n’améliorer les institutions qu'au dernier moment, forcé et contraint, par la crainte d'un mal plus grand. L

e gouvernement adhéra à la méthode de M. Woeste et les quelques réformes sociales qu'il présenta au vote des Chambres, pension de vieillesse, contrat de travail, repos dominical, réparations des accidents de travail, ne furent votées qu'à la veille de des échéances électorales, et souvent à contre-cœur.


L'abbé Pottier - devenu chanoine depuis - fut certainement l'initiateur et le docteur du mouvement démocrate chrétien Belgique. Il fut le chef de ce qu'on a appelé l'Ecole de Liége.

La doctrine professée par M. Pottier est assez hardie. Il l'a exposée dans un livre « De Jure et de Justitia Dissertationes » (note de bas de page : cet ouvrage fut examiné par l'evêque de M. Doutreloux, qui déclara « qu’il ne referme rien qui ne soit tout a fait conforme à la doctrine du Saint-Siège et des Princes de l’Eglise »), dans de nombreux discours et conférences, enfin dans son journal « Le Bien du peuple. »

M. Pottier s'inspirait de la doctrine de Saint-Thomas et de l'encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers. Il propose aux problèmes du temps « des solutions qu'il croit opportunes afin de faire l'union dans le Christ par la vérité intégrale. »

L'ouvrage « Dissertationes » contient trois parties. La première s'occupe du droit, droit naturel et droit positif. Elle expose ce que Saint-Thomas appelle droit naturel et droit des gens, recherche quelles sont les origines du droit de propriété et professe que le droit de propriété n'est pas de droit naturel mais de droit des gens.

De cette doctrine sur le droit de propriété, elle tire trois conséquences :

1° En cas d'extrême nécessité, tout est commun à tous ;

2° Il y a un régime légal de la propriété, c'est-à-dire que l'Etat a le droit de faire telles et telles lois qui assurent toujours - et rétablissent en cas de violation - le respect de la fin (page 532) immédiate et intrinsèque des biens possédés. Il ajoute que de nos jours il y a lieu de veiller sur ce point, car toute une classe sociale est dans un état d'infortune et de misère imméritée, causée par une organisation défectueuse du droit positif humain.

3° En cas de nécessité ordinaire, il y a obligation grave pour les riches de subvenir, de leur superflu, aux besoins des pauvres qui, par accident, ne peuvent pas, par leur travail, gagner suffisamment leur vie.

Dans sa seconde dissertation, M. Pottier s'occupe de définir la Justice et les principes qui en découlent. Dans sa troisième, il parle de la justice légale ou sociale, qui doit avoir un objet formel : « le bien commun. » Il n'y a pas, dit-il, de lois économiques invariables et la société a pour devoir, non seulement de favoriser une production abondante, mais surtout une équitable répartition des produits.

Et c'est là qu'il développe longuement ses vues sur le rôle de l'Etat, en particulier pour ce qui regarde les grèves, les chômages, le repos du dimanche, la durée du travail, le travail de nuit, celui des enfants et des femmes, le salaire familial, les associations professionnelles, les syndicats, les adjudications publiques, etc., etc.

On voit d'ici quelles conséquences pratiqués l'abbé Pottier dut tirer de ces principes.

Il détruit l'autorité du patron en déclarant que l'ouvrier a le droit de discuter les règlements d'ateliers qui sont sans valeur s'ils ne sont admis par les deux parties. Il se moque des syndicats mixtes, composés de patrons et d'ouvriers, et déclare que les syndicats doivent être obligatoires. Il est pour l'intervention sérieuse de l'Etat dans le domaine économique.

Le salaire de l'ouvrier doit être familial, c'est-à-dire suffisant pour nourrir et élever convenablement une famille ; d'où nécessité de la fixation d'un minimum de salaire, même pour l'industrie privée.

Pour ce concerne la fixation du taux des fermages, il la veut par l'entremise des syndicats de fermiers et de propriétaires.

« Est-ce donc si effrayant ? » se demandait « Le Bien du Peuple. »

(page 533) « Voyons, qui donc a en premier lieu le droit de vivre des de la terre ? Est-ce le propriétaire qui la possède légitimement sans l'exploiter, ou est-ce le locataire ? A mon avis, c'est celui qui arrose la terre de ses sueurs, qui féconde. qui peine toute l'année en vue d'en tirer sa subsistance. Le fermier a le droit de tirer de la terre qu'il exploite ce lui faut pour subsister honorablement ; si après cela, il lui reste de quoi payer son propriétaire, il le doit et, en conscience, au contrat. »

L'Ecole de Liége réclamait encore, au point de vue politique, le suffrage universel, l'instruction obligatoire et l'impôt progressif sur le revenu et les successions.


Ces idées radicales, on le comprendra sans peine, soulevèrent des protestations véhémentes du monde conservateur catholique, et bientôt la lutte fut engagée entre les démocrates chrétiens et les catholiques conservateurs.

Ce fut surtout à Liége, à Alost et à Bruxelles que cette lutte la plus vive, la plus passionnée.

A la fin de 1891, c'est-à-dire lorsque la révision de la Constitution fut considérée comme acquise, les groupes épars de démocrates chrétiens, cercles, syndicats, Maison des ouvriers se réunirent en une fédération sous le nom de « Ligue démocratique belge ».

Aux termes de l'article premier de ses statuts, adoptés à Charleroi en 1898, la Ligue poursuit un double but : a) relever la situation morale et matérielle des travailleurs et, b) amener la paix entre le capital et le travail, par le respect des droits de tous et l'amélioration des rapports entre patrons et ouvriers.

Peuvent faire partie de la Ligue toutes les associations démocratiques, composées soit d'ouvriers, soit de patrons, soit de patrons et d'ouvriers, dont le but n'est pas en contradiction avec celui de la Ligue et dont les statuts respectent la famille et la propriété et reconnaissent que la religion est indispensable à l'existence de la société.

(page 534) M. G. Helleputte, un des principaux promoteurs de la Ligue démocratique belge, en fut le premier président. Il fut remplacé, en 1906, par M. Arthur Verhaegen, de Gand.

MM. l’abbé Pottier, Léon Mabille, etc., firent partie du comité central, dès le débat. Depuis, entrèrent audit comité, MM. J. Renkin, Carton de Wiart, Ch. de Ponthière, A. Melot.

Dès sa constitution, la Ligue eut à subir les critiques des conservateurs conduits par M. Woeste. Celui-ci, depuis longtemps, est le chef incontesté de la Fédération des associations catholiques et, par elle, il dirige la politique catholique au Parlement et au dehors.

Ces conservateurs ne pouvaient admettre que l'on constituât une organisation séparée, composée principalement d'ouvriers. De plus, le mot « démocratique » les mécontentait outre mesure.

es démocrates chrétiens, de leur côté, luttèrent pour leur autonomie, estimant que les ouvriers ayant des intérêts propres à défendre, devaient être organisés séparément, avoir leur groupement autonome. Ils savaient d'ailleurs que dans ce groupement, s'ils faisaient simplement partie des cercles politiques catholiques, ils seraient écrasés lors de la formation des listes candidats à la Chambre, et ils voulaient être représentés au Parlement pour y voir défendre leur programme contre celui des conservateurs cléricaux.

Ils réussirent à Bruxelles et à Gand, lors de la première élection de 1894.

A Bruxelles, ils obtinrent que quatre candidats des « Maisons des Ouvriers » figurassent sur la liste catholique : MM. Mousset, Colfs, Lauters, les deux premiers, typographes, le dernier, ouvrier tailleur, et M. Sergent d'Hendecourt, un nobilion qui protégeait les démocrates ouvriers.

A Gand, MM. Deguchtenaere, ancien instituteur, et Huyshauwer, typographe, représentant la Ligue antisocialiste, furent élus aussi.

A Soignies, M. Mabille figura sur la liste catholique, mais il échoua, de même que ses co-candidats du reste.

Mais à Liége, à Verviers, à Alost, les avances faites par les démocrates chrétiens furent dédaigneusement repoussées et ils furent en conséquence obligés de lutter séparément.

(page 535) La lutte entre conservateurs cléricaux et démocrates catholiques fut des plus vives et les attaques souvent d'une violence inouïe.

Tous les moyens furent employés, par les conservateurs, pour avoir raison des démocrates chrétiens.

Les riches cléricaux de Liége envoyèrent un des leurs trouver l'évêque Doutreloux pour lui demander de désavouer l'abbé Pottier et ses amis, déclarant que s'il s'y refusait, ils cesseraient de lui verser annuellement les milliers de francs dont il avait besoin pour ses œuvres. (Note de bas de page : Raphael Simons, dans « l'Abbé Formose, essai de psychologie politique », rappelle cet épisode avec finesse en mettant en scène l'Evêque et M. La Virolle, Chef des conservateurs de Vieuxville. L'abbé Formose, c'est évidemment l'abbé Pottier.)

Les cléricaux d'Alost obligèrent l'évêque de Gand, M. Stielemans, de mettre l'abbé Daens à la raison.

M. Daens entra en lice aux élections législatives d'octobre 1904, à Alost, avec trois de ses amis. Deux cléricaux, députés sortants, dont M. Woeste, restèrent en ballotage. Leur colère fut grande et des démarches furent faites à l'évêché. Le 18 octobre, c'est-à-dire entre le premier scrutin et celui du ballotage, l'évêque de Gand, qui jusque là n'était pas intervenu, défendit à l'abbé Daens de dire désormais la messe dans une église ou un oratoire publics.

Pendant plusieurs mois, l'abbé célébra la messe dans la chapelle privée de l'hôpital d'Alost.

Quelques mois plus tard, après un discours de M. Daens à la Chambre, le conseil des hospices lui interdit l'accès de l'oratoire et il fallut l'intervention de hautes personnalités catholiques auprès de l'évêque, pour ouvrir à l'abbé Daens la chapelle privée des Carmélites, pour y dire la messe.

Cette décision du conseil des hospices d'Alost souleva de vives protestations. « La Justice sociale », organe des démocrates chrétiens de Bruxelles, protesta en publiant un article intitulé « L'infamie » et que nous reproduisons ci-après :

« Le conseil des hospices d'Alost vient d'aviser M. l'abbé Daens, représentant, que l'entrée de la chapelle de l'hôpital (page 536) - la seule qui lui fut ouverte à Alost pour la célébration du Saint Sacrifice de la Messe - lui est désormais interdite.

« De ce fait, M. l'abbé Daens se trouve dans l'impossibilité de célébrer la messe à Alost.

« Ceci n'est plus une de ces mille vilénies dont on est coutumier là-bas vis-à-vis du parti démocratique, c'est l'infamie elle-même, l'infamie essentielle.

« Ainsi, dans un pays de foi, il se trouve des catholiques, d'âme assez misérable, pour barrer à un prêtre le chemin de l'autel ! C'est une honte pour la Belgique !

« Et de quel droit, s'il vous plaît, ces gens-là transforment-ils le sanctuaire en club politique ?

« M. l'abbé Daens est député démocrate chrétien. Voilà tout le grief.

« Et parce qu'il est cela, défense lui est faite, de par quelques tyranneaux, d'approcher de son Dieu ! Attitude effrayante de bêtisme et de cynisme.

« Le but secret de cette mesure, qui rappelle par quelque endroit le fameux Kulturkampf (voir les œuvres de M. Woeste), le monde le devine et il convient de le révéler, si satanique soit-il, c'est d’atteindre l'homme politique par le prêtre. Oui telle est l'effroyable pensée de derrière la tête des tout petits Bismarck d'Alost.

« Le moyen de réussir, ils croient l'avoir trouvé ils s'efforceront de tout leur pouvoir d'isoler le Prêtre de son Dieu, le serviteur du Maitre. Ce n'est pas la première tentative de ce genre qui est faite, mais c'est la plus effroyablement perverse.

« Quelle aberration de l'esprit catholique ! Un jour Jésus-Christ a chassé les vendeurs du Temple ; et voici que les vendeurs prennent leur revanche et chassent à leur tour Jésus- Christ. Car ils le savent très positivement, ces catholiques dévoyés, on le leur a dit cent fois, ils l'ont peut-être répété eux-mêmes : le prêtre et Jésus-Christ c'est tout un, celui qui méprise l'un, méprise l'autre.

« Au milieu du silence pénible de la presse catholique, nous croyons de notre devoir d'élever la voix et de protester contre l'infamie perpétrée par le conseil des hospices d'Alost. Se taire (page 537) en pareille circonstance, équivaudrait à se rendre complice du crime.

« Par la même occasion, nous envoyons à M. l'abbé Daens un particulier témoignage de sympathie.

« Du courage, Monsieur l'abbé ; on peut vous empêcher d’aller à Dieu par la messe, on ne saurait interdire à Dieu d'aller à vous et vous à Lui par la prière.

« La Justice sociale.

« . S. Au dernier moment nous apprenons que par ordre de l'évêque de Gand, la chapelle des Carmélites d'Alost a été ouverte à M. l'abbé Daens.

« Que l'infamie du conseil des hospices lui reste pour compte, comme la marque de fer rouge de jadis l'épaule des forçats. »

Cet article fut reproduit par d'autres journaux démocrates flamands, et le conseil des hospices fit un procès en calomnie à l'imprimeur de « La Justice sociale.

C'est alors que douze rédacteurs de ce journal intervinrent procès au procès et se déclarèrent les auteurs de l'article incriminé, savoir : MM. Carton de Wiart, A. De Coninck, De Craene, I ? De Lantsheere, Pol Demade, A. Dupont, Aug. Lelong, Edgard Lyon, Fritz Ninauve, Jules Renkin, Eugène Stevens et Eug. Teurlings.

M. Woeste plaida pour le conseil des hospices, MM. Alex. Braun et Renkin pour « La Justice sociale » et Carton de Wiart pour « Het Land van Aalst », etc.

Les débats furent des plus mouvementés et, finalement, les journaux démocrates furent condamnés, l'article « L'Infamie » étant déclaré injurieux et dommageable. (« Le procès de la Justice sociale », Bruxelles, 1896, Brochures de 154 pages.)

La lutte continua. Défense fut faite par l'évêque à l'abbé Daens de s'occuper des élections provinciales et communales de 1895. Dautre part, il lui fut également interdit d'entrer dans les auberges ou leurs dépendances, seuls locaux cependant où démocrates chrétiens pouvaient donner des conférences.

En 1896, M. Daens consentit à se retirer de la Chambre en (page 338) faveur de M. Baest, mais M. Woeste refusa de souscrire à cette proposition et quelques mois avant les élections de 1898, défense fut notifiée à l'abbé Daens de se représenter comme député, défense maintenue malgré les démarches faites à Gand, près de l’évêque et même à Rome, par des députés démocrates chrétiens. (Voir « La Justice sociale », 25 décembre 1896.)

A plusieurs reprises, les chefs du parti catholique intervinrent auprès du pape pour qu'il mît les démocrates chrétiens belges à la raison. Le duc d'Ursel se rendit à Rome à cet effet.

Mais les démocrates chrétiens continuèrent leur propagande. Ils étaient soutenus par le jeune clergé. A l'Université de Louvain, aux séminaires de Gand et de Liége, l'esprit démocratique était fort en faveur. A

la suite d'un meeting tenu à Bruxelles, à la Salle de l’Union et dans lequel l'abbé Daens prononça un grand discours, le monde conservateur se remua de plus belle et l'abbé Daens fut mandé à Rome.

Le recteur de l'Université de Louvain, Mgr Abbeloos, qui était le conseil de l'abbé, lui dit d'attendre quelque temps avant de partir pour la ville des papes, mais quelques jours après une lettre de rappel le pressa de se mettre en route.

M. Daens fut reçu au Vatican par un évêque espagnol qui, après avoir examiné ses discours à la Chambre et les comptes rendus des meetings, lui déclara qu'il n'y avait rien à lui reprocher, que ses discours ne contenaient rien de contraire à la doctrine professée par le Pape. Avant que l'abbé Daens prit congé, l'évêque délégué par Léon XIII se dit son ami et l'embrassa !

A son retour, l'abbé Daens s'arrêta en Suisse et y rencontra l'évêque de Liége qui, tout désolé, lui dit : « Monsieur l'abbé, il faut faire la paix avec les conservateurs catholiques, même s'ils ne font aucune concession, s'ils ne veulent céder aucun siège démocrates. Il faut faire la paix, le Pape le veut ! »

L'évêque de Liége revint donc soumis. L'abbé Daens, au contraire, continua la lutte malgré les menaces dont il était l’objet.

(page 539) C'est de cette époque que date la domestication de Messieurs les démocrates chrétiens qui, peu à peu, firent la paix avec les conservateurs et les ministres, tout en gardant encore une dent contre M. Woeste qui resta le maître du parti catholique, bien qu’il ne parvint point à faire disparaître la Fédération démocratiques.

Les anciens amis de l'abbé Daens le renièrent l'un après l’autre et la persécution commença pour celui-ci et sa famille.

En 1898, M. Daens fut frappé de la suspense. En 1899, avant accepté de figurer sur une liste pour l'élection communale Alost, avec des libéraux et des socialistes, l'évêque lui interdit de porter désormais l'habit ecclésiastique ! (voir : « L’Abbé Daens et Monseigneur de Gand - Leur correspondance. Extrait du Messager de Bruxelles », 1899).

D’autres démocrates chrétiens furent également frappés, notamment l'abbé Fonteyne qui, en mai 1900, fut révoqué par l’évêque de Bruges, de ses fonctions de vicaire à Zarren.

L'abbé Pottier fut obligé lui aussi de cesser toute action politique ou sociale. Il fut nommé chanoine et envoyé à Rome.

En 1895, au plus fort de la bataille entre conservateurs et démocrales chrétiens, M. Mabille, professeur l'Université de Louvain et aujourd'hui député de Soignies, dans un discours prononcé à Liége à la Société de Saint-Alphonse, déclara fièrement : « Il faut absolument qu'on ne puisse plus nous confondre avecl'es anciens conservateurs. Nous devons avoir nos candidats démocrates.

« Ce n'est pas à dire que le parti conservateur n'ait pas de raisons d'être dans certaines régions, mais quant à nous, il nous faut un organisme nouveau. Nos ouvriers ne veulent plus de leurs vieux programmes ni de leurs vieux moyens... »

Il termina en disant qu'il est reconnu depuis longtemps qu’ « on ne verse pas le vin nouveau dans les vieilles outres. »

Après les élections communales de 1895 où les démocrates chrétiens de Liége avaient été déçus, trompés par les conservateurs, M. Godefroid Kurth, le grand historien catholique, protesta avec véhémence contre l'attitude des « coffres-forts en (page 540) délire, des coffres-forts en ribote qui ont été la fois des lâches et des imbéciles ! »

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C'est à Liége que la lutte entre conservateurs et démocrates chrétiens fut la plus vive, si, bien entendu, on laisse de côté l'arrondissement d'Alost.

Elle s'v poursuivit cependant par des moyens plus loyaux, plus courtois qu'à Alost.

Les conservateurs catholiques pesèrent sur l'évêque qui défendait et encourageait M. Pottier et ses amis. De plus, ils dénoncèrent comme subversives, comme socialistes et même quelque peu anarchistes, les théories sociales de l'Ecole de Liège.

Une forte brochure anonyme de 150 pages, « La Démocratie chrétienne en Belgique » (édition chez Lebègue et Cie, à Bruxelles) exposa la doctrine pottieriste en ce qui concerne le droit de propriété, le droit à la subsistance par le salaire familial, les syndicats, l'impôt, etc., et en montra l'extravagance et le danger pour les défenseurs du régime actuel

Un autre écrit, également anonyme, mais provenant, semble-t-il de la même source, « Le Socialisme chrétien et l'Ecole démocratique de Liége » (Bruxelles, imprimerie E. Guyot, 1896) parut à peu près en même temps, et alimenta pendant des semaines la polémique entre démocrates chrétiens et cléricaux conservateurs.

Deux années auparavant déjà s’était constitué à Liége un nouveau groupe politique ayant pris pour titre : « Association pour la Défense de l’Industrie et de la Propriété » ; il dénonçait le grave danger créé par la démocratie chrétienne au pays de Liége.

Dans son manifeste inaugural, ce groupe de défenseurs de l'industrie et de la propriété disaient :

« Depuis trois ans, il s'est développé, sous les auspices de la démocratie chrétienne, à Liége, un programme de réformes (page 541) économiques et sociales... on a fait de la propagande par la presse, par les conférences, par les cercles, par les coopératives. Nous avons assisté à la bataille, au mouvement qu'ils dirigent avec tant d'ardeur, laissant d'ailleurs à l'expérience et à l'épreuve d’une discussion plus calme le soin de faire justice de leurs (page 542) erreurs économiques et sociales. Mais cette réserve les a enhardi et le flot démocratique menace d'envahir notre champ politique. »

Le journal de l'abbé Pottier, « Le Bien du Peuple », dans son numéro du 9 juin 1894, répliqua longuement à ce manifeste et justifia le bien fondé du programme de la démocratie chrétienne.

Cette lutte entre démocrates et conservateurs catholiques fut très longue et, finalement, comme nous le verrons plus loin, ce furent les conservateurs qui triomphèrent et réduisirent au silence lents fougueux adversaires.


Les démocrates chrétiens envoyés à la Chambre en 1894 ne tardèrent point à se laisser endoctriner par les conservateurs.

Lorsque la Chambre discuta la loi électorale communale, les députés ouvriers chrétiens, pour la plupart, trahirent leurs engagements en votant la loi des quatre infamies.

L'Association conservatrice de Bruxelles s'était prononcée en faveur du régime électoral en vigueur pour la Chambre, c'est-à-dire le vote plural à 25 ans, un an de résidence et un maximum de trois voix.

Au vote, alors que des députés catholiques de Bruxelles, MM. Théodor, Nerinckx, De Vriendt, De Jaer et Vanderlinden votèrent dans ce sens, on vit les députés ouvriers démocrates Colfs, Lauters, Mousset et De Guchtenaere s'abstenir.

Quelques jours auparavant, « La Justice sociale » avait déclaré que les démocrates qui voteraient le projet du gouvernement seraient politiquement morts. Elle rappela la chose après le vote et, de fait, les groupes ouvriers catholiques de Bruxelles condamnèrent la conduite de leurs députés et ceux-ci, dès l'élection suivante, furent remplacés - sauf M. Colfs - par MM. Renkin et Carton de Wiart.

M. Jules Renkin, dans « La Justice sociale » du 7 avril 1895, parlant du vote de la loi communale, écrivit :

« Aux yeux du peuple, comme aux yeux de tous démocrates, cette loi électorale est une loi de classe, une loi (page 543) contre les pauvres, une résurrection du cens aboli le 18 avril 1893, et ceux qui l'ont votée en porteront le poids devant le corps électoral. »

Après ce vote, Jules Destrée s'étant écrié à la Chambre C’est la fin de la démocratie chrétienne ! », « La Justice sociale » répliqua : « Non, Monsieur, ce n'est que la fin de la démocratie domestiquée ! »

Depuis leur entrée à la Chambre, ni M. Renkin, ni M. Carton, ni aucun autre député se disant démocrate chrétien, n'ont rien tenté pour mettre fin au régime électoral en vigueur, baptisé par eux de loi de classe faite contre les pauvres.

Leur action parlementaire, dans le sens démocratique, a été nulle. Ils n'ont pris aucune initiative favorable à la classe laborieuse, n'ont déposé aucune proposition de loi en leur faveur, ont voté toujours, dans les circonstances les plus solennelles, avec le gouvernement.

Et c'est ainsi que cette démocratie chrétienne, qui pendant quelque temps fut si vaillante, si courageuse, si adversaire des abus du capitalisme et si ennemie de la réaction, glissa peu à peu sur la pente du conservatisme et de la domestication.


Comment cette transformation s'opéra-t-elle ? La cause principale de l'attitude des démocrates chrétiens doit être attribuée à l'action du haut clergé, du pape et de l'épiscopat.

En 1891, après l'encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers, les évêques belges, surtout ceux de Liége et de Gand, ainsi que le cardinal de Malines, encouragèrent publiquement le mouvement démocratique chrétien, croyant se conformer ainsi la politique nouvelle du Vatican.

Les démocrates chrétiens s'enhardirent alors, forts des encouragements qu'ils recevaient du haut clergé. Il en fut ainsi seulement en Belgique, mais aussi en Allemagne, en Autriche, en France et en Italie.

Peu à Peu, cependant, les chefs des partis conservateurs dans ces divers pays, effrayés des tendances radicales du (page 544) mouvement démo-chrétien, protestèrent auprès des évêques et du pape et ceux-ci, ayant à choisir, se rangèrent du côté conservateur et muselèrent insensiblement les démocrates.

L'abbé Pottier cessa sa propagande et fut pourvu d'une place de chanoine. Les abbés Daens et Fonteyne, qui résistèrent à la domestication, furent impitoyablement frappés.

Parmi les laïcs, les uns furent nommés fonctionnaires ou magistrats : les autres, pourvus de mandats de députés, surent qu'ils seraient sacrifiés s'ils ne consentaient à cesser de ruer dans les rangs.

Précisément, en 1899, la représentation proportionnelle appliquée aux élections législatives vint favoriser la manœuvre des conservateurs.

Avec le régime majoritaire à Bruxelles et à Gand, les catholiques avaient besoin, pour triompher, de toutes les voix catholiques, celles de quelques milliers d'ouvriers embrigadés dans la Fédération démocratique compris. Il s'agissait, pour ces deux arrondissements, d'une trentaine de sièges, mais c'était surtout le cas pour Bruxelles, qui envoyait 22 députés à la Chambre.

Sous le régime de la représentation proportionnelle, un déchet de quelques milliers de voix ouvrières ne pouvait faire perdre qu'un siège aux conservateurs, Ceux-ci le comprirent et les députés de la démocratie aussi. Si ces derniers avaient continué leur action, maintenu leurs revendications et bataillé pour les faire triompher, ils n'auraient plus été admis sur les listes de candidats, et ils auraient échoué pitoyablement s'ils s'étaient aventurés à lutter séparément.

Ils capitulèrent donc, à Bruxelles. A Gand, ils furent sacrifiés et ce fut M. Verhaegen qui prit la place des ouvriers Huyshouwer et De Guchtenaere. M. Verhaegen, bien que président de la Fédération démocratique, ne fut pas élu comme démocrate, mais comme catholique, purement et simplement.

A Nivelles, M. Stoufs fut sacrifié. Il en fut de même de M. Janssens, à Saint-Nicolas.


(page 545) Léon XIII intervint spécialement auprès des évêques belges. On a affirmé que cette intervention eut lieu après que des démarches eussent été faites à Rome, par des conservateurs catholiques de Bruxelles et de Liége. On affirma aussi que le ministre des affaires étrangères de 1895, M. le comte de Mérode, intervint par voie diplomatique auprès du pape.

Quoi qu'il en soit, le 10 juillet 1895, Léon XIII envoya aux évêques belges, une lettre collective recommandant à tous les catholiques de cesser leurs polémiques, en ce qui concerne la question sociale, et les évêques, dans une lettre collective du septembre de la même année, firent part au clergé de la volonté exprimée par le pape.

Comme toujours, ces documents manquaient de clarté et ils furent diversement appréciés. M. Woeste et la presse conservatrice y virent un désaveu infligé aux démocrates chrétiens. Ceux-ci, au contraire, prétendirent que les conseils du pape s'adressaient aux conservateurs qui, dans leurs polémiques, avaient attaqué avec une violence inouïe la démocratie chrétienne et ses défenseurs.

A plusieurs reprises, depuis 1895, les évêques belges intervinrent ainsi, mais surtout contre les démocrates chrétiens, et les mesures de rigueur prises à l'éhard de ceux qui refusèrent de se laisser museler, les abbés Daens et Fonteyne notamment, prouvèrent à tous de quels côtés l'épiscopat dirigeait son blâme ou sa sympathie.

Pie X accentua encore la note conservatrice, principalement dans son « Motu proprio » de décembre 1905, et cela sous le fallacieux prétexte de préciser la pensée de son prédécesseur, auteur de l'encyclique « Revum Novarum. »

Citons les paragraphes essentiels du « Motu proprio » du pape actuel :

« XI. Les capitalistes peuvent contribuer grandement à la solution de la question ouvrière et les ouvriers eux-mêmes, par des institutions ayant pour but d'apporter des secours opportuns à ceux qui sont dans le besoin ; telles sont les sociétés de secours (page 546) mutuels, les nombreuses assurances privées, les patronages pour enfants et surtout les corporations d'arts et métiers. (Encyclique Rerum Novarum.)

« XII. C'est à ce but que tend spécialement l'Action Populaire chrétienne, et la Démocratie chrétienne, avec ses œuvres, aussi nombreuses que variées. Cette démocratie chrétienne doit être comprise dans le sens qui a été déjà défini avec tant d'autorité. Et celle-ci, bien éloignée de la « Démocratie sociale », a pour base les principes de la foi et de la morale catholiques, et surtout celui de ne léser en aucune façon le droit inviolable de la propriété privée. (Encyclique « Graves de Communi. »)

« XIII En outre, la démocratie chrétienne ne doit jamais s'immiscer dans la politique ; elle ne devra jamais servir les partis et à des buts politiques. Ce n'est pas là le champ de son action. mais elle doit être une action bienfaisante en faveur du peuple, fondée sur le droit de la Nature et sur les préceptes de l'Evangile. (Encyclique « Graves de Communi. » Instruct. de la S. C. des AA. EE. SS.)

« Les démocrates chrétiens italiens devront s'abstenir absolument de participer à une action politique quelle qu'elle soit, qui, dans les circonstances présentes, pour des raisons d'ordre très élevé, est interdite à tons les catholiques. (Instr. citée.) XIV

« XIV. Dans l'exécution de sa mission, la démocratie chrétienne a l'étroite obligation de dépendre de l'autorité ecclésiastique, en prêtant aux évêques et à leurs représentants entière soumission et obéissance. Ce n'est pas un zèle méritoire ni une piété sincère que d'entreprendre des choses belles et bonnes en soi quand elles ne sont pas approuvées par le pasteur que la chose concerne (Encyclique « Graves de Communi. »)

« XVIII , Finalement, les écrivains catholiques se garderont, dans la défense de la cause des prolétaires et des pauvres, d'adopter un (page 547) langage qui puisse donner au peuple l'aversion des classes supérieures de la Société. Qu'ils ne parlent pas de revendications et de justice, alors qu'il s'agit de pure charité, comme il a déjà été expliqué. Qu'ils se rappellent que Jésus-Christ voulut unir tous les hommes par le lien du réciproque amour, qui est la perfection de la justice et qui oblige de s'efforcer à la réciproque bonté. (Instr. de la S. C. des A. E. S.)

« Les règles fondamentales que nous venons d'énumérer, nous les renouvelons de notre propre mouvement et de science certaine, dans toutes leurs parties, et nous ordonnons qu'elles soient transmises à tous les comités, cercles et unions catholiques, de quelque nature et de quelque forme qu'ils soient. Ces sociétés devront les faire afficher dans leurs locaux. Nous ordonnons, en outre, que les journaux catholiques les publient intégralement et déclarent les observer, et qu'ils les observent en fait religieusement ; s'il en est autrement, ils seront gravement réprimandés et si, ensuite, ils ne s'amendent, ils seront interdits par l'autorité ecclésiastique. »

On le remarquera, la plus haute autorité ecclésiastique rappelle les démocrates chrétiens à l'ordre. Elle interdit de toucher au droit inviolable de la propriété privée ; il ne peut être question de justice en faveur des prolétaires, de droits, mais de charité ; il est interdit aux démocrates chrétiens de s'immiscer dans la politique ; en tout les démocrates chrétiens doivent obéissance aux évêques qui connaissent la pensée du chef de l'Eglise.

Et ainsi l'on comprend fort bien la chute lamentable de ce mouvement démo-chrétien et la domestication de ses chefs.

Que reste-t-il, en effet, dans ces conditions, des fameuses « Dissertations » de M. l'abbé Pottier, des doctrines démo-chrétiennes de l'Ecole de Liége, inspirées cependant de Saint Thomas et de l'encyclique « Rerum Novarum » ? Que reste-t-il de la théorie de la propriété, de l'injuste répartition des richesses, de la nécessaire lutte contre les abus du capitalisme, du salaire minimum, du salaire familial, du droit de l'ouvrier de discuter avec son patron, de la fixation du taux des fermages, du droit à la vie du fermier, de l'usage de la propriété, de l'impôt sur le revenu, etc., etc. ?

(page 548) Ce qu'il reste de chrétiens belges, après le « Motu proprio » de Pie X c'est fort peu de chose, évidemment.


Depuis quelques années, le mouvement démo-chrétien a quelque peu ralenti son action. La Ligue démocratique belge se réunit annuellement en congrès, mais son activité réformatrice est fort anodine.

Les deux députés démo-chrétiens de Bruxelles qui ne sont arrivés à la Chambre que pour avoir combattu leur prédécesseurs, coupables d'avoir voté la loi communale de 1895, n'ont rien fait jusqu'ici pour corriger cette loi des quatre infamies.

Leur domestication s'accentue sans cesse.

L'abbé Daens, aidé de son frère Pierre Daens, de l'abbé Fonteyne, de l'avocat Plancquaert et de quelques autres démocrates chrétiens des Flandres, a fondé le « Christene Volkspartij ».

Ceux-ci, il faut le reconnaître, sont sincèrement démocrates et dévoués aux intérêts populaires ; ils travaillent avec une persévérance remarquable à propager leurs idées, mais leurs succès sont fort limités.

L'échec de l'abbé Daens aux élections du 25 mai 1906 a été un coup sensible pour son parti.


Au début du mois de février 1907, l'abbé Daens tomba gravement malade et l'on annonça sa fin prochaine. Un beau matin il quitta la maison de son frère Pierre, député d'Alost, pour aller chez un parent, croyant y être plus à l'aise, dans une chambre exposée au midi.

Quelques jours après, des journaux catholiques annoncèrent que l'abbé s'était confessé et avait abjuré sa foi démocratique et demandé pardon à ses supérieurs ecclésiastiques.

Cette nouvelle, qui mit la joie au cœur de tous les cléricaux, émut vivement les démocrates chrétiens non domestiqués.

(page 549) Le frère de l'abbé, M. Pierre Daens, vivement indigné, protesta contre les affirmations de la presse conservatrice ; il publia la déclaration suivante dans son journal « Het Land van Alost » :

« Après avoir combattu l'abbé Daens pendant seize années ; après l'avoir raillé, ruiné, brûlé et pendu en maintenant qu'il est à deux doigts de la mort, ses ennemis-persécuteurs tentent de déshonorer sa mémoire, son parti et même sa famille en les exposant au mépris public.

« Dans l'oppression, la douleur d'âme la plus profonde ; en ma qualité de frère du malade, je suis obligé de m'élever et de protester contre les inexactitudes inouïes répandues par certains journaux. Eh bien, tout ce que ces journaux ont écrit « est faux, sciemment faux ! » Dimanche, après la messe de onze heures, j’étais chez mon frère, avec deux membres de la famille ; il nous a dit n'avoir subi qu' « une seule interview » et encore quelques paroles seulement ont été échangées. Les journaux cléricaux en ont publié par centaines, chacun à sa façon.

« Il est faux que l'abbé Daens ait quitté mon domicile, de propos délibéré, pour aller s'installer chez mon neveu, M. Delaforterie ; toujours nous avons été et sommes encore dans les meilleurs termes, mais mon frère était oppressé et a voulu, à tout prix, une chambre spacieuse dont les fenêtres donnent au sud ; je ne pouvais lui procurer cela chez moi.

« Il est faux que l'abbé Daens ait abjuré quoi que ce soit, ou qu’il ait renié un seul point du programme du « Christene Volkspartij ».

« Il est faux qu'au moment de recevoir l'extrême-onction, l'abbé Daens ait signé, ou accepté même, la formule d'abjuration dont on a tant parlé ; le jeudi 31 janvier on lui a présenté deux fois le billet à signer ; deux fois il a répondu : « Non ! » Vers quatre heures du soir, le vicaire revint, et voyant le dernier moment approcher, il dit en français au malade agonisant, qui répéta d'une voix faible : « Si comme prêtre j'ai désobéi à mon évêque, j'en demande pardon. » C'est tout. Tout ceci peut être confirmé par cinq témoins !

« Il est faux que l'abbé Daens ait déclaré . Je vivrai (page 550) dorénavant en bon chrétien ; je demande pardon du scandale que donné ; je passerai le restant de ma vie en priant Dieu de donner grâce à ceux qui m'ont écouté.

« Tout cela est faux et inventé par les cléricaux woestistes pour anéantir la « Christene Volkspartij ». D'ailleurs, dès que la santé de l'abbé Daens le lui permettra, il publiera lui-même les déclarations qu'il jugera nécessaires ce sujet. «


A la Chambre, les chefs de la Fédération démocratique, MM. Helleputte, Verhaegen, De Lantsheere et d'autres, constituent ce qu'on a appelé « La Jeune droite. » Ils ont avec eux une vingtaine de députés de la majorité et, dans bien des questions, ils pourraient mettre le ministère en péril, celui-ci ne disposant plus d'une forte majorité.

Ce groupe a imposé au gouvernement la réduction du temps de service militaire, la loi sur le repos dominical, et diverses réformes introduites dans la loi sur les mines, en faveur des ouvriers.

Il a montré ainsi quelle serait sa force, sa puissance au point de vue parlementaire, s'il voulait sérieusement user de son influence et unir ses efforts à ceux de la gauche.

Quoi qu'il en soit, en Belgique comme dans les autres pays, après avoir éveillé bien des espérances, possédant une élite intellectuelle de grande valeur, le parti démocratique chrétien a peu à peu capitulé sur les ordres venus de Rome et ce au profit du monde conservateur et capitaliste.

Est-ce là une simple éclipse ou la Chute finale ?

L'avenir seul nous l'apprendra.