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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Deuxième partie : la Belgique en 1848-1849

Chapitre premier. La Politique belge au début de l'Année 1848

Douce quiétude - Le 1er janvier au palais de Bruxelles - Paroles prophétiques - La révolution du 24 février 1848 en France - Mouvement révolutionnaire en Europe- Lettres de Victor Considerant à Charles Rogier

(page 271) Le ministère du 12 août 1847 devait, dans la pensée de tous, réaliser le programme voté par le Congrès libéral de 1846.

Ce fut une désillusion !

La « politique nouvelle » du cabinet Rogier-Frère se manifesta simplement par la revendication de ce qu'on appela l'indépendance du pouvoir civil, plus une ou deux réformes minuscules, tel le pouvoir donné au roi de nommer des bourgmestres en dehors du Conseil, mais sur l'avis conforme de la députation permanente, telle aussi la fameuse réforme électorale accordant le droit de vote aux censitaires payant 42 francs 32 centimes de contributions et qui figuraient sur la liste des jurés.

Ce furent là les seules mesures que les dirigeants libéraux, de la fin de 1847, trouvèrent comme remède à la situation lamentable dans laquelle se débattait la nation : le paupérisme envahissant peu à peu tout le pays, après avoir causé des désastres inouïs dans les deux Flandres, le commerce et l'industrie dans le marasme, les dépenses publiques excessives et le budget en déficit.

Ceux qui voyaient clair dans la situation, et qui réclamaient la réalisation du programme libéral, étaient traités de belle façon !

(page 272) Que l'on en juge :

« Tous ceux, dit M. Le Hardy de Beaulieu, qui croyaient que le cens électoral était trop élevé, que le pays était assez éclairé pour admettre au vote tous ceux qui pouvaient l'être d'après le texte de la Constitution, tous ceux qui croyaient que la marche du siècle et des idées tendaient à l'élargissement des institutions populaires et non à leur rétrécissement, tous ceux là furent qualifiés de radicaux, de brouillons, d'ambitieux, en un mot de toutes les épithètes dont les partis dépourvus de raisons ont toujours essayé d'accabler leurs adversaires. Il devait cependant être clair, aux yeux de tout le monde, que le programme de l'indépendance du pouvoir civil serait tout à fait impuissant à guérir les Flandres, à chasser le paupérisme, à élargir et développer la consommation du peuple, à rendre la vie au travail, en un mot, à arrêter une crise imminente et à résoudre, au moins en partie, les questions sociales qui, comme le navire qui arrive à l'horizon, grandissaient à chaque minute. » (Ad. LE HARDY DE BEAULIEU; Coup d'œil sur l'avenir de la Belgique, juin 1848.)

Les dirigeants se souciaient fort peu de réaliser leur programme. Ils avaient le temps, disaient-ils, et on assure même que ce fut à la résistance du roi qu'il fallait attribuer leur attitude peu conforme à leurs promesses et à ce que l'on attendait d'eux.

La quiétude dans laquelle on se berçait du côté gouvernemental se traduisit, le 1er janvier 1848, dans les discours de congratulation des « grands corps de 1'État » au roi et à la famille royale.

M. Liedts, président de la Chambre des représentants, s'exprima comme suit :

« La chambre des représentants, dit-il, vient renouveler à Votre Majesté l'hommage de son profond respect et de son inaltérable dévouement.

« Au milieu du mouvement des esprits en Europe, la Belgique se félicite d'être en possession des libertés dont d'autres pays poursuivent encore la conquête ; elle est heureuse et fière d'offrir au monde le glorieux exemple d'un peuple qui concilie (page 273) le développement des institutions les plus libérales avec le maintien de l'ordre et de la paix.

« Si nous avons rempli sans secousses cette noble tâche, nous le devons, on ne saurait trop le redire, à la parfaite harmonie qui existe entre le trône et la nation.

« Cette union, Sire, que le temps affermit chaque jour, fait notre force dans le présent et notre confiance dans l'avenir..,. »

Le président du Sénat alla plus loin encore :

« Le Sénat, dit-il, a l'honneur, de présenter à Votre Majesté l'hommage de son profond respect et les vœux qu'il forme à l'occasion du jour solennel qui nous rassemble.

« L'année qui vient de finir, moins désastreuse déjà que l'année précédente, va faire place, nous en avons la confiance, à des temps plus heureux ; l'abondance de la récolte, la baisse du prix des céréales, atténueront les souffrances de la classe ouvrière, qui a supporté avec tant de courage et de résignation les privations que les deux dernières années lui ont imposées, et auxquelles, le Roi, la Reine, et la nation ont témoigné le plus juste intérêt.

« Votre Majesté a hautement manifesté cet intérêt aux travailleurs, non seulement par les bienfaits qu'elle a répandus autour d'elle, mais encore en leur décernant ces marques de gratitude nationale, qui ont suivi les expositions industrielles et agricoles, et qui sont allées chercher dans toutes les provinces du royaume, les ouvriers probes et intelligents, qui font la richesse, la prospérité, l'honneur du pays ; tous ces ouvriers que Votre Majesté a décorés de sa main, ont été émus de la plus vive reconnaissance de l'honneur qu'elle leur a fait, et auront rapporté chez eux, dans le sein de leur famille, l'amour du Roi et de nos institutions ! »

C'était touchant ! Le Roi avait fait aux pauvres la charité de quelques pains et de quelques kilogrammes de charbon, et il avait daigné décorer de sa main quelques travailleurs industriels et agricoles...

On était donc très tranquille et on se félicitait, en haut lieu du devoir accompli.

(page 274) La Chambre avait repris ses travaux le 18 janvier et discuta le budget de la justice et celui d'autres départements.

La lutte clérico-libérale était à ses débuts. Elle se manifesta surtout à propos d'enseignement, de legs faits à des curés et à des fabriques d'églises.

Vers la mi-février, le gouvernement déposa trois projets de loi relatifs à la nomination des bourgmestres, au fractionnement des collèges électoraux communaux et à la fameuse réforme électorale augmentant de quelques centaines le nombre des électeurs pour la Chambre. Tout cela était bien en dessous de ce que le Congrès libéral avait déclaré devoir être appliqué immédiatement. (Note de bas de page : Le 23 février, parlant à la Chambre des projets déposés par le gouvernement, Ch. Rogier déclara « Nous croyons être restés, par le projet de loi, dans des limites que nous ne voulons pas dépasser. A propos de ce projet, comme à propos des autres projets que nous avons présentés, nous sommes bien aises de déclarer que nous n'irons pas au-delà des limites posées par le programme du cabinet... » Trois jours plus tard, ce ministre allait aussi loin que le permettait la Constitution et cela, forcé et contraint par les événements du dehors...)

Pendant que le monde parlementaire s'occupait ainsi de pratiquer une « politique nouvelle » qui, en réalité, ne devait pas changer grand'chose, les classes dirigeantes, la haute bourgeoisie et la noblesse n'étaient préoccupés, ainsi que l'attestent les journaux de l'époque, que de bals, de fêtes et de réceptions.

Pourtant la situation politique de l'Europe n'était pas aussi rassurante qu'on semblait le croire. Les hommes éclairés s'inquiétaient de l'état des esprits en Angleterre et en France, et craignaient, avec raison, que la répercussion s'en fît sentir en Belgique. Parmi eux il convient de citer M. Dechamps, un des chefs du parti catholique qui, en novembre 1847, dans la discussion, à la Chambre, de l'adresse en réponse au discours du trône, prononça ces paroles prophétiques :

« ... Les questions catholiques et libérales vont faire place à des questions plus brûlantes, à des questions sociales, agitées ici et autour de nous, questions qui nous diviseront bientôt en parti conservateur, voulant le progrès dans l'ordre et dans nos institutions, et en parti avancé, radical, voulant, à son insu peut-être, le progrès par la ruine de l'ordre et des institutions.

(page 275) « Voilà le terrain sur lequel, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas, les partis iront se placer dans l'avenir.

« ... C'est parce que j'ai cette conviction profonde et consciencieuse, que je me refuse, malgré les provocations qui nous sont adressées, à opposer au ministère un vote d'hostilité prématurée. »

De son côté, Léopold Ier, qui se faisait renseigner sur ce qui se passait en France, était loin d'être rassuré. Et de même que Louis-Philippe lui avait donné des conseils lors du Congrès libéral de 1846, il ne se fit pas faute d'avertir son beau-père des « menées » des partis extrêmes qui commençaient à menacer son trône.

C'est ainsi qu'il lui signala les dangers des célèbres banquets patriotiques, avertissement qui ne l'émut guère, car le roi des Français, renchérissant sur la note railleuse de l'auteur de Jérôme Paturot, lui fit répondre par le prince de Ligne, notre ministre à Paris :

« Rassurez mon gendre, cher prince, et dites-lui bien qu'il s'inquiète à tort ; ce ne sont pas les banquets de veau froid qui me désarçonneront ; je suis trop ferme sur mon cheval. »

On était à la seconde quinzaine de février 1848, en pleine folie du Carnaval. L'hiver avait jusque là été marqué par des fêtes brillantes, parmi lesquelles les réceptions du ministre des Travaux publics, M. Frère-Orban, dans lesquelles se faisait entendre le fameux orchestre Sacré, avaient été ni les moins courues ni les moins animées.

Le 24 février on dansait au ministère des Travaux publics. Au milieu de la fête arriva la nouvelle que des événements graves se passaient à Paris. On décida de garder le silence, et le bal continua jusqu'au petit jour.

Paris était en pleine révolution. La république avait été proclamée et Louis-Philippe et sa famille avaient dû prendre la fuite.

Cette révolution eut un grand retentissement en Europe. Comme une traînée de poudre, le mouvement révolutionnaire s'étendit à Berlin, à Vienne, à Aix-la-Chapelle, à Munich, en Bohême, à Madrid, à Naples, à Rome, en Sicile, à Stockholm...

(page 276) Mais revenons à la Belgique.

Déjà, nous l'avons vu plus haut, c'est dans la nuit du 24 au 25 février, au bal donné chez M. Frère-Orban, qu'était arrivée la nouvelle des événements qui se produisirent à Paris le 22 et le 23.

Cependant, ce ne fut que dans la nuit du 25 au 26 que l'on apprit à Bruxelles la chute du roi et la proclamation de la république. La nouvelle en fut apportée par M. le comte de Hompesch qui, dès son arrivée, en informa le roi et Lucien Jottrand, avec qui il était en relations.

Dès le 25, Victor Considerant, qui faisait à Liège des conférences sur la doctrine phalanstérienne, arrivait à Bruxelles, convaincu que, le lendemain, la république serait également proclamée en Belgique. Il se rendit immédiatement au ministère de l'Intérieur, où il eut une longue conférence avec son ami Charles Rogier qui, s'il faut en croire Ernest Discailles, lui fit un accueil ironiquement poli. (Victor Considerant en Belgique Bulletin de l'Académie, 1895.)

(Note de bas de page : Presque tous les auteurs écrivent le nom du célèbre disciple de Charles Fourier avec un accent aigu sur l'e. Or, dans une lettre que Considerant m'écrivit de Laon, le 28 décembre 1892, il me dit : « Remarquez, mon cher Bertrand, qu'il n'y a pas d'accent aigu sur mon E. J'ai lutté vainement, plus de 60 ans, depuis que mon nom s'imprime, pour l'en défendre !! »)

Il semble cependant acquis que l'éventualité du départ du roi Léopold et de la proclamation de la république fut envisagée ce jour par le souverain et ses ministres. Cela ressort en effet de la déposition faite en août 1848 devant la Cour d'assises d'Anvers, par Lucien Jottrand, dans l'affaire de Risquons-Tout :

« Après la réunion du dimanche de l'Association démocratique, dit M. Jottrand, où l'adresse au gouvernement français a été libellée, Braas vint me trouver dans le palais de justice où j'attendais l'audience ; il me dit qu'il venait de voir un ancien membre du gouvernement, M. Lebeau, qui lui avait dit que le roi, la veille ou l'avant-veille, avait, en conseil des ministres, annoncé que les événements de la France étaient de nature à changer les affaires en Belgique ; que lui, venu pour nous constituer d'après notre vœu national, il était tout disposé à faire ce que la volonté nationale demanderait dans le sens d'un changement de gouvernement. M. Braas me dit que M. Lebeau l'avait autorisé à faire cette communication à tous ses amis, et (page 277) notamment à ceux qui avaient des rapports avec la presse. Le jour même, en rentrant de l'audience, se présenta chez moi un personnage assez connu en Belgique, et qui avait porté la veille au roi la nouvelle officielle de la proclamation de la république. Il me parla de la position des affaires en Belgique et me demanda mon opinion. Je lui dis que, dans ma pensée, la Belgique devait tôt ou tard être en république. Il m'interrogea pour savoir quelle serait la position du roi dans le cas où il abdiquerait.

« Ce même personnage avait vu le roi pour des raisons qui (page 278) se rapportaient à la révolution de France. J'expliquai mon opinion personnelle, et je dis qu'il me paraissait très facile d'accommoder les intérêts de Sa Majesté avec ceux du pays, dans le cas où l'on transformerait le gouvernement monarchique en gouvernement républicain. Le lendemain, ce personnage revint chez moi. La conversation roula de nouveau sur la position qui pourrait être faite au roi. Je répondis que cela était bien simple, qu'en calculant la liste civile au 60e pour dix-sept ans de règne, cela ferait une pension viagère de 600,000 francs, quoique cependant la loi des pensions n'eût pas pu prévoir ce cas.

« L'affaire se termina là. Mais je pensai que réellement le roi avait délibéré en conseil des moyens qui pourraient s'offrir de régler ses intérêts. » (Moniteur du 16 août 1848.)

Un numéro extraordinaire du Débat social, paru le premier mars et contenant l'article suivant intitulé : La Royauté, avait fait des insinuations très transparentes au sujet d'une modification de notre organisation gouvernementale :

« Le Politique, dont la politique n'est d'ailleurs pas de grande portée, nous reprochait, au commencement de la semaine, d'avoir insinué que la forme monarchique de notre gouvernement devrait peut-être se changer bientôt en une autre forme, par suite des nouvelles circonstances où se trouve placée l'Europe.

« Nous pouvons affirmer positivement que le roi Léopold lui-même envisage ces événements exactement comme nous. Il s'en rapportera parfaitement à ce que la nation décidera à cet égard, lorsque la nation sera consultée ; et c'est toujours ce que nous avons désiré.

« En prenant une semblable position, ce prince aura la gloire d'être conséquent avec toute sa conduite antérieure ; et ce n'est pas peu de chose pour un prince de notre histoire moderne, s'il est vrai que la gloire s'acquière par les faits rares et éclatants.

« Notre nation partagerait d'ailleurs les éloges que l'histoire offrirait en tribut à l'homme dont les destinées auraient été liées, pendant un certain temps, avec les nôtres.

(page 279) « Nous aurions constitué ensemble, et librement, en 1831, une Belgique constitutionnelle. Nous modifierons paisiblement, ensemble aussi, notre état politique, selon les nouvelles nécessités de l'époque actuelle.

« Il n'est pas de peuple en Europe qui ne respectât cette œuvre. Il n'est pas de Belge qui ne conservât, après son achèvement, un souvenir reconnaissant du prince qui nous aurait aidé à l'achever. »

Cet article du Débat social avait été écrit très probablement par Lucien Jottrand qui, comme on l'apprit plus tard, avait reçu les confidences de M. le comte de Hompesch, après la visite de ce dernier au roi Léopold.

Si l'attitude de Rogier avait été celle que dit Ernest Discailles, on ne comprendrait pas les lettres qu'on va lire, et qui furent écrites dans la nuit du 25 au 26 février :

« Mon cher Rogier, calculez les choses, un ébranlement général emporte l'Europe.

« La cause des rois est perdue.

« La République française, inaugurée comme un coup du ciel, va être acceptée par toute la France ; parce que, comme l'a été la révolution de Juillet, faite en un jour, elle va devenir immédiatement le moyen d'ordre en même temps que le signal de l'émancipation universelle des peuples.

« L'Empire d'Autriche tombe et les peuples qu'il enchaînait hier encore, demain seront libres.

« La Pologne, la Hongrie, la Bohême, tous les peuples slaves, les deux Péninsules, la Hollande et probablement l'Allemagne et l'Angleterre elle-même, vont devenir des républiques.

« La partie des couronnes est perdue dans le monde.

« Allez trouver Léopold, exposez-lui la situation et engagez-le à envoyer aux Chambres un message où il dira que si la Belgique veut prendre la forme nouvelle, il n'entend pas y mettre obstacle, qu'il attend l'opinion du peuple belge et demande que la nation soit consultée.

« Il était utile quand l'Europe était monarchique, aujourd'hui la nation peut croire qu'il ne l'est plus.

(page 280) « Ce sera un acte historique que vous aurez accompli.

« Vous aurez fait prendre à votre roi une position admirable et peut-être cet acte de dévouement d'un roi sauvera la personne des rois de la colère des peuples et aura des imitateurs.

« Ici encore la Belgique peut inoculer un grand progrès sur le continent en apprenant aux royautés comment elles peuvent dignement prendre leur retraite.

« À vous de cœur,

« V. Considerant. »

« Bruxelles, 26 février, à une heure du matin.

« P. S. - J'ajoute un mot. Il y aura demain, avant 2 heures de l'après-midi, cent mille hommes enivrés d'un enthousiasme électrique, criant Vive la république ! dans les rues de Bruxelles. C'est à la Chambre et au château que marchera bientôt spontanément ce cortège immense. Vous n'avez qu'un moyen d'apaiser tout par enchantement. C'est de prévenir le mouvement en allant au devant et d'annoncer au peuple que le roi demande lui-même à ce que la nation soit immédiatement consultée ; réfléchissez une demi-heure à ce que je vous dis, et allez trouver le roi. Vous n'avez besoin de consulter personne. Il y a dans la vie des hommes et des peuples des moments décisifs. »

Considerant, se demande Discailles, s'est-il défié de la puissance de son argument ? Rogier, à la réception de cette lettre, lui a-t-il, verbalement ou par écrit, donné encore à entendre que la liberté, pour faire le tour du monde, n'avait plus besoin de « passer par la Belgique » et que l'heure de la République belge n'était pas sonnée ?... Quoi qu'il en soit, Considerant revient à charge :

« Bruxelles, 26 février 1848,

« 4 heures 1/2 du matin.

« Mon cher Rogier, vous avez encore six ou huit heures à vous peut-être, tout au plus.

« Je suis calme, dans un enthousiasme lumineux et limpide (page 281) qui me fait voir l'avenir comme s'il était déjà de l'histoire.

« Hier soir, quand je vous ai laissé, vous aviez encore les yeux fermés. Il faut voir la situation telle qu'elle est. La situation et le but du monde sont changés. Votre esprit était encore hier soir, même après la nouvelle du grand événement, en présence de la Belgique telle qu'elle était ces jours passés.

« Mais, comprenez-le bien, dès que les journaux français vont arriver, inondant la Belgique des héroïques récits du miracle que le peuple de Paris vient d'accomplir, un enthousiasme indescriptible va s'emparer des populations. La Belgique libérale, officielle, bourgeoise qui hier était l'opinion publique, la force publique, demain, devant la voix du peuple mis en branle par la grande voix de la France, ne pèsera pas une once.

« Pensez-y donc, mon ami, il y a dans les grands événements, dans les grands actes de la vie de l'humanité, une puissance d'entraînement, une contagion irrésistible. L'état du monde est changé, je vous le répète. Le monde vient d'être subitement polarisé autrement. Les royautés européennes ont achevé de se perdre cette année par leurs folies en Portugal, en Espagne, en Bavière, en Prusse même, en France et en Autriche, en Autriche où l'infâme Metternich s'est donné pour ministre et coadjuteur Syeler, le bourreau de la Galicie, et si vous ne calculez pas sur une immense explosion du sentiment démocratique en Europe et d'abord chez vous, vous êtes aveugle, vous ne voyez pas... Demain, la Belgique d'hier n'existera plus et vous combineriez les choses, prévoiriez et calculeriez comme si les fictions légales pouvaient résister à ces trombes d'électricité qui tout à coup font d'une nation calme une indomptable tempête !

« Si le roi ne va pas au devant du mouvement en proposant de consulter régulièrement et immédiatement tous les citoyens dans toutes les communes, sous trois jours le mouvement sera votre maître.

« S'il le fait, demain il sera l'idole de son peuple, le héros de l'Europe, le roi modèle et la Belgique le nommera par acclamation (page 282) président de la République, très probablement. Pas une goutte de sang ne sera répandue et vous aurez été un grand homme d'État, un grand ministre. Elargissez, élargissez votre cœur et faites donner à votre roi l'exemple de cette grande et noble transition harmonique.

« Mon ami, mon ami, je vous le répète encore, le monde n'est plus demain ce qu'il était hier ; un vent s'est levé plus puissant que les ouragans des tropiques, qui va faire tomber les couronnes comme les feuilles sèches en automne. Le centre nerveux du monde vient de se réveiller en sursaut dans un moment où déjà le branle était donné au midi. La victoire des peuples sur les rois a commencé en Italie ; la défaite est commencée et va se changer bientôt en déroute générale. Avant six jours, l'Angleterre d'abord aura reconnu la République française, et les premiers actes de la République, qui seront des actes pacifiques, protecteurs des personnes et des propriétés, et en même temps émancipateurs et empreints de cette magnifique clémence qui suit toujours les grands dévouements et les victoires rapides, lui auront conquis une universalité d'assentiment enthousiaste telle que l'on n'aura encore rien vu de pareil sur la terre. Voilà ce qui va arriver, je vous le dis. Le miracle est fait, les conséquences sont certaines. Tout le midi et l'occident de l'Europe vont, avant un mois, être en république fédérative et peut-être que Nicolas lui-même sera forcé chez lui ou du moins réduit à la Moscovie. Les peuples vont, peut-être sans qu'une seule campagne soit faite en Europe, se constituer en groupes conformes aux tendances naturelles de leur nationalité et la république sera la forme du gouvernement de l'Europe comme elle l'est déjà du gouvernement de l'Amérique. Les égoïstes, les corrompus et le roi des barricades l'ont voulu. J'appelle de toutes mes forces la lumière sur vous. Si vous songez à opposer une force physique, matérielle, armée à cette force morale, vous êtes perdu et vous perdrez tout.

« V. Considerant. »

Quelques heures plus tard, la nouvelle de la fuite de Louis-Philippe et de la proclamation de la République était officielle (page 283) à Bruxelles. L'heure était grave. Qu'allait devenir la Belgique ? Allait-elle suivre le mouvement français ? Quelle attitude allait prendre le gouvernement ? Qu'allaient faire le peuple et la bourgeoisie ?