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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Première partie (la Belgique de 1830 à 1848)

Chapitre XII. Un précurseur : Adelson Castiau

Ses débuts comme écrivain. - Son rôle politique en Belgique. - Députe de Tournai de 1843 à 1848. - Résumé de ses travaux parlementaires. - Sa démission en avril 1848 - Sa vie à Paris - Ses « lettres démocratiques » de 1864 - Sa mort

(page 238) Pendant que, lentement, le parti démocratique essayait de se reconstituer et pendant qu'à la Chambre les luttes politiques se concrétisaient dans les querelles clérico-libérales, on vit tout à coup se lever un homme presque inconnu la veille, et dont le court passage au Parlement Belge devait laisser des traces inoubliables.

Cet homme qui fut envoyé à la Chambre des représentants par les électeurs libéraux de l'arrondissement de Tournai, s'appelait Adelson Castiau.

Né à Péruwelz, le 10 juin 1804, Adelson Castiau fit ses premières études au Collège d'Ath et de là s'en alla à l'Université de Gand pour y étudier le droit.

Après avoir acquis son diplôme d'avocat, à l'âge de 21 ans, il partit en France et s'établit à Paris. Il y subit un nouvel examen de docteur en droit et y resta pendant dix années, de 1825 à 1835.

Après la révolution belge de 1830, Castiau fut désigné en qualité de député suppléant au Congrès national, mais il n'y siégea pas.

En 1832 il publia dans un recueil français (Archives historiques et littéraires du Nord de la France et du Midi de la Belgique, tome II, 1832) une courte étude sous le titre : Essai historique sur la démocratie en Belgique.

Cette étude très intéressante et peu connue, est admirablement écrite. On y sent la foi ardente de l'apôtre de la (page 239) démocratie, l'éloquence du grand orateur parlementaire, l'ami des pauvres, des prolétaires.

En voici la dernière page dans laquelle l'orateur caractérise la situation de la Belgique vers 1790 et donne libre cours à ses aspirations démocratiques :

« ... Heureusement nous touchons enfin à l'époque réparatoire de tous ces grands attentats (1790). L'ère républicaine s'ouvre pour le monde, et les dernières années du 18e siècle vont voir la lutte victorieuse du géant populaire contre l'aristocratie européenne. Le successeur de Joseph II, Léopold II est sur le trône et il annonce, après avoir vainement tenté la voie des négociations, l'intention d'en appeler à la force pour dompter la rébellion. L'épouvante s'empare de tous ces esprits orgueilleux, ils tremblent à présent, ces hommes inconsidérés ; ils déplorent leur fatal entraînement ; c'est dans leurs temples, c'est au pied des autels, qu'ils viennent chercher un refuge, levant vers le ciel leurs mains suppliantes, et demandant à la divinité quelque miracle pour les sauver. Supplications inutiles ! Vœux superflus ! le ciel est sourd aux prières des faibles, et la démocratie qu'ils ont persécutée les repousse à son tour. Quelques cohortes allemandes s'avancent, la peur donne le signal : Sauve qui peut ! et nos fiers triomphateurs disparaissent, et la révolution est terminée.

« Elle est terminée ! mais pour recommencer bientôt ! A son tour maintenant, peuple affranchi et régénéré, n'entends-tu pas le mugissement avant-coureur de la terrible tempête qui va ébranler le monde ? C'est le grand jour du prolétariat qui se lève enfin. A toi maintenant de mettre la main à l'œuvre et de nous apprendre ce que tu es, ce que tu peux, ce que c'est enfin qu'une révolution. La France émue et brûlante te tend les bras ; enlace-toi dans les embrassements de la fraternité républicaine, unis-toi pour jamais à ce peuple, et confondant ta gloire avec la sienne, va promener avec lui sur le sol de l'Europe le drapeau de l'égalité, cours aussi le faire admirer par quarante siècles du haut des pyramides, et applaudis-toi, au sein de tes triomphes, de pouvoir fermer les plaies de la guerre en laissant partout sur son passage, la semence féconde de l'émancipation populaire. (page 240) Des cyprès se mêleront encore à tes lauriers, quelques années de deuil t'attendent encore, mais prends courage, marche, marche, marche, peuple, les privilèges finiront et tu es éternel, marche donc, marche toujours, l'avenir est à toi, et le plébéien sera roi du monde ! »

Rentré en Belgique en 1835, Castiau se lance immédiatement dans la mêlée politique. Il publie une brochure sur la Suppression des jurys d'examen qui est suivie bientôt d'une autre sur la réforme électorale. II constate qu'il n'y a alors que 14,835 électeurs dans les villes sur 83,000 dans les campagnes, et il proteste contre cette situation, dont seuls profitent la réaction et le cléricalisme. Il veut l'uniformité du cens et l'admission des capacités, au droit de suffrage.

L'année suivante, il entre au Conseil provincial du Hainaut. Il y siège de 1836 à 1843, et fait preuve dans cette assemblée de grandes capacités administratives. (Note de bas de page : En 1878, à la veille des élections, M. Ernest Discailles, professeur à l'Université de Gand, donna à Péruwelz, une conférence sur Adelson Castiau. En 1893, le compte-rendu de cette conférence fortement remanié fut publié par la société des Etudiants de Gand, en un joli volume de 9 pages, sous le titre : Un précurseur. Nous y avons largement puisé.).

En 1843, une candidature à la Chambre lui est offerte par les trois arrondissements d'Ath, de Tournai et de Soignies, ce qui le décide à faire de ses principes et de ses vœux un exposé aussi complet, et aussi caractéristique que possible.

Ce fut sous la forme d'une brochure intitulée : Qu'est-ce que le libéralisme ? que parut sa profession de foi. Ecoutons sa définition superbe du libéralisme :

« Le libéralisme est la personnification de toutes les grandes pensées, de tous les sentiments généreux, de toutes les idées de progrès, des conquêtes du passé et des espérances de l'avenir. C'est lui qui a réveillé la raison humaine de son long sommeil, secoué le joug des préjugés vulgaires, retrouvé les titres du genre humain et revendiqué les droits de l'homme et la souveraineté des peuples. C'est lui qui a remplacé l'anarchie féodale, par la majestueuse loi de l'unité, effacé les dernières traditions de la barbarie, désarmé le fanatisme, prêché la loi de la tolérance, (page 241) proclamé l'indépendance de la pensée et de la conscience, renversé le régime des corporations et des castes et préparé la réalisation des doctrines de l'égalité et de la fraternité humaine. C'est lui enfin qui, par le prodigieux essor qu'il a imprimé à l'intelligence, a enfanté les merveilles réunies des sciences, des arts, de l'industrie et du commerce, et qui, toujours infatigable, (page 242) doit guider les sociétés modernes vers cet avenir de grandeur, de puissance et de liberté qui est, en quelque sorte, la terre promise des peuples... »

Castiau est républicain et il le dit avec la plus grande loyauté. Il veut des réformes profondes la classe ouvrière doit participer au gouvernement du pays et sa situation matérielle doit être améliorée. Il comprend que devant la classe de bourgeois privilégiés qui compose le corps électoral, l'exposé sincère de ses idées ne peut que nuire au succès de sa candidature. Aussi en terminant s'adresse-t-il en ces termes à ses amis :

« En parcourant ces pages où, à côté d'une tendance très prononcée au pessimisme, se trouvent pêle-mêle cent vœux d'améliorations qui passeront aux yeux du plus grand nombre pour des utopies ou pour des rêves, l'amitié la plus dévouée com¬prendra, qu'avec les meilleures intentions et des opinions consciencieuses, on peut devenir un embarras même pour la cause qu'on veut servir... »

Castiau fut élu, en tête de la liste, par l'arrondissement de Tournai ; il recueillit 787 voix alors que les cléricaux n'en obtinrent que de 637 à 709. A Ath, il eut 435 suffrages, alors que la majorité absolue était de 462.

Sa carrière parlementaire commença en novembre 1843. Il en rend compte lui-même dans ses célèbres Lettres démocratiques, qu'il publia en 1864 et qui furent rééditées par nous, en 1886, dans la Bibliothèque populaire du Parti ouvrier.

Son premier discours date du 21 novembre 1843.

La Chambre discutait l'adresse en réponse au discours du trône, adresse dans laquelle la commission chargée de la rédiger avait cru bon d'introduire cette phrase : « Nous sommes tous animés de l'amour des institutions nationales. »

« Si cet amour existe, ne put s'empêcher de dire Castiau, il est de date assez récente. Les lois qui ont marqué les deux premières sessions ne portent pas le cachet de cet amour... Elles ont réagi sur nos principales institutions, en attaquant à la fois et les lois électorales et les lois municipales, ces deux bases vitales de nos institutions. On a diminué encore le nombre des élus, j'oserais presque dire des privilégiés politiques. (page 243) Nos institutions municipales - les institutions nationales par excellence - ont été atteintes par les dispositions sur la fractionnement et la nomination des bourgmestres, ainsi que par la loi ayant pour effet de prolonger le durée du mandat des conseillers communaux qu'on a porté de six à huit années... Au lieu de parler de cet amour de nos institutions nationales qui est assez problématique, j'aurais mieux aimé que la commission de l'adresse se fût rattachée à un mot qui est dans le discours du trône. Ce mot, c'est le « perfectionnement moral et matériel du pays ». Il y avait là quelque chose à dire »

Et ayant continué quelque temps sur ce ton de persiflage il proposa l'amendement suivant :

« Animés tous de l'amour de nos institutions nationales, nous travaillerons avec zèle à tout ce qui peut contribuer au perfectionnement moral et matériel du pays. »

La droite jugea que cet amendement était « aussi offensif au moins que ses paroles ». Elle s'en irrita et, l'un de ses chefs, le rapporteur de l'adresse, M. D'Huart, le prit même de très haut avec l'audacieux qui, « à peine arrivé d'hier, disait déjà son fait à la majorité. »

Mais Castiau n'était pas homme à se laisser émouvoir et à laisser sans réplique la leçon qu'on voulait lui donner.

« On veut, dit-il, par une protestation, chercher à étouffer ma voix. C'est parce que je suis arrivé d'hier que l'on voudrait m'intimider... Que je sois ici d'hier seulement, ou que j'y siège depuis longtemps, j'entends faire respecter en ma personne le droit de libre discussion.

« Et ma présence dans cette enceinte, n'est-elle pas jusqu'à un certain point un argument en faveur de mes paroles ? Si ces lois que j'ai attaquées étaient si populaires, si elles avaient l'assentiment général, est-ce que la majorité qui les a votées, ne serait pas rentrée ici portée par l'ovation populaire et aux acclamations des popu¬lations ? N'y a-t-il donc pas eu dans les élections de graves et sévères leçons ? Quand je suis venu hasarder sur ces lois un blâme terrible, ne suis-je pas resté bien au-dessous de l'expression du vœu public ? »

Quelques jours après, dans une question bien plus (page 244) importante, Castiau eut l'occasion de faire connaître ses aspirations démocratiques et apprécier son grand talent d'orateur. Voici comment il en rend compte dans ses Lettres démocratiques :

« Le hasard, dit-il, dès mon arrivée à la Chambre, m'a servi à merveille. Je ne parle pas, bien entendu, de la discussion ab irato que j'eus, sans m'y attendre, avec le fougueux rapporteur de l'adresse de 1843, pour avoir demandé qu'on en supprimât le paragraphe où la majorité parlait de son profond amour pour nos institutions natio¬nales, qu'elle venait de violer avec audace. Mon véritable début eut lieu, quoique d'une manière incidente encore, à l'occasion d'une pétition, pour laquelle on avait proposé l'ordre du jour dans les termes les plus dédaigneux.

« Il s'agissait, d'une pétition des ouvriers flamands. Atteints doublement par la crise commerciale qui sévissait alors, et par la transformation de leur industrie, ils réclamaient le droit de vivre dans leur pays en travaillant, le dégrèvement des taxes qui pesaient sur les subsistances et les classes ouvrières, enfin le droit d'avoir à leur tour des représentants et des défenseurs comme les autres classes de la société.

« Je me suis constitué leur défenseur d'office, en m'empressant de protester contre les termes du rapport, et en appuyant leurs trop justes réclamations, et depuis, je n'ai pas laissé échapper une seule occasion de défendre les intérêts et les droits de ces classes nombreuses, qui forment la majorité et la force de la nation, et qui, quoique supportant les plus lourdes charges, n'en sont pas moins privées, non seulement de l'exercice des droits politiques, mais encore de la plupart des avantages sociaux.

« La misère des Flandres et la crise alimentaire de 1845 avaient mis à l'ordre du jour la question du paupérisme. Aussi, que de fois, à la Chambre, il nous a fallu sonder cette plaie douloureuse, qui semble s'étendre avec les progrès de la civilisation et de l'industrialisme, et pour laquelle on n'a trouvé jusqu'ici d'autre exutoire que l'émigration.

« J'ai toujours été partisan de la liberté en tout et l'adversaire déclaré de l'intervention gouvernementale, mais ce n'était (page 245) pas le moment de se réfugier dans les com¬modes maximes d'une économie politique sans entrailles, qui laisse faire la misère et la mortalité, et laisse passer le paupérisme et ses souffrances, au risque de devoir en appeler aux baïonnettes, à la mitraille, et parfois même à l'échafaud, pour étouffer les cris de la faim et réprimer les crimes qu'elle enfante. »

« Pendant cinq années consécutives, Adelson Castiau, avec une énergie et un talent devant lesquels s'inclinèrent ses plus grands adversaires, s'occupa de nombreux problèmes d'ordre politique, social, administratif. Ce serait une œuvre vraiment utile que celle qui réunirait en un seul volume les principaux discours du député démocrate de Tournai.

Dans ses Lettres démocratiques, Castiau résume son activité parlementaire en signalant qu'il prononça des discours sur les questions suivantes :

Question ouvrière, Institution de bienfaisance, Hospices, Hôpitaux, Réformes pénitentiaires, pénales, civiles, judiciaires et financières, Taxes sur l'introduction des céréales, du bétail et des subsistances, Politique commerciale et traités de commerce, Lois sur la chasse, la propriété et la liberté, Enseignement primaire et universitaire, la Presse, Armée et réformes militaires, Diplomatie, Colonisation et Marine, Respon¬sabilité des ministres, Destitution de fonctionnaires, etc. etc.

Ces problèmes si divers, il les aborda avec une connaissance merveilleuse du sujet et les traita avec un talent vraiment remarquable.

Citons quelques extraits de ces discours :

Sur la bienfaisance publique, et en réponse au gouvernement qui parlait de la situation financière difficile, il s'écria :

« ... Que le Ministère veuille bien descendre des hauteurs artistiques où il est monté pour obtenir des subsides en faveur des tours de Malines et de Gand, qu'il veuille bien abaisser ses regards du ciel sur la terre. Son enthousiasme se glacera à la vue de toutes les misères qui rongent notre société. Il verra, à côté de ces monuments qui échauffent son enthousiasme, des populations affamées, sans travail et sans pain souvent ; il verra toutes les misères sociales qui se déroulent au sein de nos (page 246) bureaux de bienfaisance, de nos hospices, de nos prisons... Quand il aura mesuré de la pensée et du regard la profondeur de toutes les plaies hideuses cachées sous le luxe menteur de notre civilisation, il renoncera peut-être à plaider en ce moment la cause de l'art pour s'occuper de nos besoins sociaux les plus importants. Il pensera, comme moi, qu'il est quelque chose de plus élevé, de plus saint encore c'est l'humanité... »

Sur la centralisation politique :

« La centralisation politique poussée à sa dernière conséquence, c'est le despotisme de l'Etat, absolu ou universel, s'étendant à toutes les libertés et même, s'il pou¬vait, à la pensée, à la conscience et à l'âme.

« Dans l'ordre matériel, la centralisation, c'est le gaspillage des fonds publics, la corruption et la vénalité organisées à tous les degrés de la hiérarchie administrative, l'exaltation du favoritisme et de la mendicité officielle, l'oppression de la liberté et du travail, l'étouffement de l'initiative personnelle et la confiscation indirecte de la propriété. »

Sur les traitements de la magistrature :

« La dignité, la considération, voilà la grande, la magnifique compensation accordée aux fonctions judiciaires !... Dans toute la hiérarchie des fonctions publiques, il n'en est pas de plus haut placées que celles de la magistrature. Et d'où vient cette considération qui les environne et les rehausse ? C'est, je le veux bien, en partie à cause du caractère des magistrats et des services qu'ils rendent, mais c'est aussi et surtout, croyez-le bien à cause de la modicité de leurs traitements... C'est que l'instinct populaire ne se trompe jamais. Toujours juste dans ses appréciations, il paie en gratitude, en reconnaissance, en estime ce qu'il ne paie pas en argent. La modicité des traitements donne à l'exercice des fonctions judiciaires toutes les apparences d'un acte d'abnégation et de dévouement, et l'opinion publique se passionne toujours pour tout ce qui est abnégation et dévouement.

« ... C'est à la magistrature qu'il appartient d'opposer l'exemple de sa vie austère et recueillie, à tous les dévergondages effrénés de ce siècle. C'est à elle qu'il appartient de se (page 247) tenir en dehors des mauvaises passions de la société, de se renfermer dans sa vie privée, dans le sanctuaire domestique où sa conduite serait, par sa pureté, la plus éloquente censure des mœurs et des vices du siècle. Ces beaux et nobles exemples ressusciteraient les plus belles traditions du passé et, croyez-moi, ces exemples, de probité et de dévouement serviraient mieux ses intérêts, sa dignité, que le demi-million dont on veut la doter aujourd'hui. »

Sur l'organisation de l'armée :

« Quand la Constitution a voulu la réforme militaire, c'était bien évidemment, si l'on s'en rapporte à l'esprit qui inspirait ses dispositions, pour faire justice de ces absurdités et de ces iniquités, qui n'allaient plus avec le nouveau système de nos institutions démocratiques. Que devait donc faire le ministère chargé de la préparation de cet immense problème de la réforme militaire ? Il devait se pénétrer de la pensée toute démocratique de la Constitution et l'introduire dans son projet d'organisation. Il devait s'attacher avant tout à la question du recrutement, puisqu'elle est la base de tout notre régime militaire, à l'absurdité du tirage au sort et à l'iniquité du remplacement, qui est la lèpre des armées nationales. Il devait enfin asseoir toute notre organisation militaire sur le grand principe de l'égalité devant la loi, et imposer à tous les Belges, sans exception, arrivés à leur majorité, l'obligation de servir leur pays et de prendre au besoin les armes pour le défendre ?... Voilà le système qu'il aurait fallu étudier, examiner et soumettre à nos méditations, en le combinant avec les nécessités de notre situation politique, et la population se serait prêtée avec dévouement aux exigences de ce nouveau système, puisqu'il y allait de nos libertés, de notre indépendance et de notre existence nationale ! »

Sur le privilège de la chasse :

« Marchez courageusement dans cette voie, disait-il. Entassez privilèges sur privilèges ; oubliez les leçons de l'expérience et les enseignements de l'histoire. Nous n'avons peur, sachez-le bien, ni de vos triomphes, ni de vos réactions. Nous nous confions dans la puissance de la raison publique et des intérêts démocratiques ; nous rappelons avec bonheur qu'il a suffi d'une nuit, (page 248) d'une seule nuit, de la grande, de l'immortelle nuit du 4 août 1789, pour renverser et balayer un immense échafaudage d'abus et de privilèges bien autrement puissants que les misérables privilèges qu'on veut relever aujourd'hui, puisqu'ils avaient pour eux la consécration des siècles ! »


Malgré sa mâle éloquence, Castiau ne parvint à arracher aucune réforme aux représentants de l'oligarchie censitaire, tant est vrai et profond le mot de Jules Malou « qu'un discours éloquent peut faire changer l'opinion d'un député, mais non son vote... » tant est vraie aussi cette idée, vérifiée par les faits, que les réformes les plus justes ne sont pas accordées volontairement par les dirigeants, mais arrachées par ceux qui doivent en profiter.

Après cinq années de luttes ardentes et passionnées pour le bien public, Castiau fut pris de scrupule au sujet du désaccord de ses opinions républicaines avec celles de la majorité du corps électoral qu'il représentait. Il s'en alla, découragé, quelques jours après la révolution du 24 février.

C'était le 4 avril 1848, au lendemain des journées de Risquons-Tout et de Quiévrain, dont nous parlerons en détail plus loin. Le discours dans lequel il annonce qu'il renonçait à son mandat, est un des plus touchants qu'ait entendus la Chambre belge.

Ayant rappelé les échauffourées qui avaient marqué la tentative ridicule de proclamer la république en Belgique, il déclara :

« Je les regrette doublement, dit-il, parce qu'elles ont froissé le pays dans ce qu'il avait de plus vif et déterminé une réaction passionnée du sentiment national contre ces violences. Je le regrette, parce que si on avait voulu compromettre, perdre en quelque sorte la cause républicaine, on n'aurait certes pas suivi une autre voie.

« Plus que personne j'en suis désolé, car je ne vous ai pas fait mystère ; tous, vous connaissez mes sympathies pour les institutions républicaines. Je crois qu'après avoir traversé (page 249) la monarchie constitutionnelle, le seul gouvernement possible c'est le gouvernement républicain, c'est-à-dire, le gouvernement du pays par le pays, l'application la plus large de la souveraineté nationale, la participation de la majorité des citoyens aux droits politiques, le principe de l'élection remplaçant le principe et les hasards de l'hérédité. Je crois que plus qu'aucun pays en Europe, la Belgique est mûre pour la république Mais, si je désire l'adoption du régime républicain (pesons bien ces mots), c'est à la condition que ce régime s'établira au nom de la souveraineté nationale ; car si ce régime devait être imposé par la violence de la minorité, croyez bien que je serais le premier à protester contre de telles oppressions.

« Voilà, Messieurs, toute ma conviction et ma profession de foi, je vous la livre dans toute sa vérité et j'espère que vous voudrez bien m'en croire. Mais cette conviction, moi qui plaide les droits de la liberté et de la souveraineté nationale, je n'ai certes pas la prétention de l'imposer, ni à la Chambre, ni au pays, ni surtout au collège électoral, qui m'a envoyé dans cette enceinte. Eh ! bien, je le reconnais avec toute loyauté, il y a sur cette question un dissentiment et un dissentiment profond, à l'heure qu'il est, entre mues opinions et celles de la majorité du pays et spécialement de la majorité du collège électoral qui m'a confié mon mandat, car l'on est partout aujourd'hui en pleine réaction monarchique.

« Or, quand un dissentiment semblable éclate, sur une question de forme gouvernementale, qu'y a-t-il faire ? Déposer son mandat et se retirer. C'est le parti que je prends et que j'exécuterai à la fin de la séance. Seulement, veuillez le croire, dans la vie privée comme dans la vie politique, tous mes vœux seront toujours pour le bonheur de mon pays. Pour prix du sacrifice que je m'impose, je ne demande qu'une chose, c'est que ma résolution soit appréciée avec la même loyauté que je l'ai prise, et qu'elle ne m'enlève aucun des droits que je crois avoir à la sympathie de mes amis et à l'estime de mes adversaires. »

« Je n'ai jamais pu lire ces émouvantes paroles, dit M. Discailles, sans éprouver cette sensation indéfinissable qui court à travers tout notre être, quand nous nous trouvons en face du bien, du beau et du bon ! »

(page 250) La Chambre tout entière, sous le coup d'une réelle émotion de tristesse et d'admiration, s'empressa auprès de Castiau en lui donnant les témoignages les plus vifs de sympathie et de respect. MM. Rogier, d’Elhougne, Pirson, se firent les interprètes du ministère ou des groupes politiques dont ils étaient membres, pour lui exprimer la douleur que leur causait une détermination désormais irrévocable. Castiau sortit ce jour-là du Parlement pour n'y plus rentrer « emportant (la phrase stéréotypée est vraie cette fois) l'estime et les regrets de tous ses collègues ».

La presse, à quelque nuance qu'elle appartînt, s'associa à ces regrets et à ces témoignages d'estime.

Castiau retourna à Paris et y mourut le 18 décembre 1879, à l'âge de 75 ans, léguant la plus grande partie de sa fortune au bureau de bienfaisance de Péruwelz, sa ville natale.