(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)
La revanche des idées de 1789 - Le catholicisme libéral - l'encyclique de Grégoire XVI - Libéralisme et socialisme - La situation en France, en Angleterre et en Allemagne - Le mouvement démocratique belge - Buonarroti, l'historien de la conspiration pour l'égalité de Babeuf en Belgique - Influence qu'il a exercée sur Félix Delhasse - l'historien du socialisme : J. Thonissen
(page 88) La révolution de juillet 1830 en France, fut la revanche des idées de 1789, sur les prétentions de ceux qui voulaient restaurer l'ancien régime.
C'est à partir de ce moment que la bourgeoisie, la grosse bourgeoisie s'entend, prend dans la société la place que la noblesse et le clergé y avaient occupée jusqu'alors, et que le libéralisme commence à faire des progrès dans l'opinion.
Mais une fois que la prépondérance de la grosse bourgeoisie fut établie, bien assise, une fois que la masse de la population s'aperçut que les nouveaux maîtres ne valaient pas beaucoup mieux que les anciens, la bourgeoisie libérale fut battue en brèche à la fois par le cléricalisme qui voulait le rétablissement de l'ancien régime, par les éléments avancés de la bourgeoisie, et par le socialisme.
La bourgeoisie, en occupant le pouvoir, était arrivée au terme de ses vœux, et sa politique consista dès lors à étouffer l'éveil de désirs nouveaux, chez ceux qui l'avaient aidée à conquérir la puissance.
C'est en France que la lutte entre les divers éléments dont nous venons de parler fut la plus vive, revêtit le caractère le plus sérieux.
En 1830, les catholiques essayèrent, sous la direction de l'abbé de Lamenais, de Montalembert, de Lacordaire, d'établir (page 89) une conciliation entre la foi catholique et les principes de la révolution française. C'est ce qu'on appelait alors le « catholicisme libé¬ral ». Les idées de ce groupe eurent une grande influence sur les esprits en Belgique, et on peut affirmer avec De Potter que c'est de là que vint l'idée de l'union de 1830, entre les catholiques et les libéraux, entre la religion et la démocratie.
En 1832, le pape Grégoire XVI, dans une Encyclique, avait condamné les principes de la révolution de 1789. Les catholiques libéraux firent leur soumission, à l'exception de l'abbé de Lamenais. Il y eut alors une recrudescence du mouvement religieux. On organisa de nombreux pèlerinages et l'on constitua des sociétés de propagande religieuse et de Saint-Vincent-de-Paul.
Le socialisme arriva à son tour. Comme le libéralisme il est issu de la Révolution française, et il se développa par la création de la grande industrie. Mais voici ce qui distingue le libéralisme du socialisme. Le libéralisme défend les principes de la révolution, c'est-à-dire la liberté et l'égalité, mais à la surface seulement, et il compte sur les efforts individuels pour réaliser ces principes.
Le socialisme, plus logique, va au fond des choses et ne recule point devant les conséquences du principe. Il ne se borne point, comme le libéralisme, à affirmer les droits de l'individu, il veut lui procurer le pouvoir d'exercer ces droits.
Sans doute, le socialisme théorique et pratique, que l'on pourrait définir : la reche-rche du bien-être pour tous, a des racines plus profondes, et on peut le faire remonter, comme l'ont fait un grand nombre d'écrivains, à Sparte. Sans doute, de Platon à Rousseau, en passant par les sectes du Moyen-Age et les utopistes de la Renaissance, il a frappé bien des esprits ; mais on peut dire que c'est surtout à partir de la Révo¬lution de 1789, que le mouvement socialiste prit, par la diffusion de l'idée égalitaire, l'essor qu'on lui connaît. L'égalité civile proclamée alors, devait aboutir à l'égalité politique et celle-ci à l'égalité sociale, non plus théorique, mais organique, réelle.
Ce qui favorisa encore l'éclosion et le développement de l'idée socialiste, ce furent l'individualisme excessif de la Révolution, la naissance et le développement de la grande industrie, (page 90) réunissant les ouvriers en masses énormes dans des fabriques et des manufactures, le progrès du machinisme et l'extension du capitalisme, séparant de plus en plus l'ouvrier de ses instruments de travail. Ce furent aussi l'accumulation de richesses énormes, marchant de pair avec le développement du paupérisme et la concentration de la propriété foncière, faisant échapper la terre à celui qui la cultive. Et à ces causes essentielles, d'ordre économique, s'ajoutait l'exclusivisme du gouvernement de la bourgeoisie, qui restait indifférente au sort des classes ouvrières et refusait systématiquement de leur accorder leur part de droits politiques.
En France, le socialisme s'affirma sous le Directoire par la Conjuration de Babeuf. Puis vinrent les écoles de Saint-Simon, de Charles Fourier, de Buchez, de Cabet, de Pierre Leroux, de Louis Blanc et de Proudhon.
A Lyon, en 1831, éclate une insurrection. Les ouvriers sont les maîtres de la ville pendant quelques heures et ils inscrivent sur leur drapeau : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant ! Cette insurrection est vaincue dans le sang. Puis les émeutes se succèdent périodiquement. Des sociétés secrètes se constituent en grand nombre dans les villes. Plusieurs attentats sont dirigés contre Louis-Philippe.
La Chambre des députés, qui représente surtout la grosse bourgeoisie, se trouve très divisée, mais le gouvernement, choisi par le roi et soutenu par lui, poursuit une politique modérée et égoïste.
A partir de 1840, l'agitation républicaine et socialiste émeut le ministère qui, au lieu de faire des concessions, continue une politique de résistance à toute réforme.
Rien n'est fait en faveur des classes laborieuses et rien ne vient contrebalancer l'influence grandissante du capitalisme, ni les abus révoltants de l'industrialisme.
Vers la fin de 1847, le mouvement pour l'extension du droit de suffrage prend de grandes proportions. Le 22 février 1848, le gouvernement interdit un banquet réformiste et dissout la réunion par la force. Deux jours plus tard, une émeute se trans¬forme en Révolution, la République est proclamée et Louis-Philippe est en route pour l'exil....
(page 91) En Angleterre, les classes dirigeantes se montrent plus prévoyantes. Deux grands partis, comme nous l'avons dit, s'y disputent le pouvoir les libéraux qui représentent principalement la grande industrie et les conservateurs qui ont pour chefs les grands propriétaires, les landlords.
Ceux-ci, lorsqu'ils occupent le pouvoir, donnent satisfaction aux ouvriers industriels, en faisant voter certaines réformes protectrices du travail et en leur accordant le droit de coalition.
En 1832, une réforme électorale fut votée. C'est le système de l'occupation, enco¬re en vigueur aujourd'hui, qui sert de base au droit de vote. Le cens électoral est abaissé. Les tenanciers dans les campagnes sont électeurs s'ils occupent un bien donnant un revenu de 10 livres. Il en est de même pour les fermiers payant 50 livres sterlings de fermages.
Dans les villes, sont électeurs, ceux qui possèdent une habitation d'un revenu ou d'un loyer de 250 francs au moins. Mais cette réforme fut déclarée insuffisante.
C'est alors que naquit le mouvement chartiste qui, fondé vers 1838, eut pour but principal, l'obtention des droits de la classe ouvrière.
Le programme des Chartistes fut surtout politique. Il comprenait le suffrage universel, l'égalité entre les districts électoraux, le vote secret, la réunion annuelle du Parlement, l'éligibilité des non-propriétaires à la Chambre des Communes, et la rétribution des députés, dont le mandat, on le sait, est encore gratuit aujourd'hui.
(page 92) Mais le mouvement chartiste qui, à un moment donné, fut très puissant, eut également un caractère économique et social.
C'est ainsi qu'il poursuivit la constitution d'associations ouvrières syndicats, mutualités, coopératives et réclama la réduction des heures de travail. En 1842, une pétition revêtue de plus de 3 millions de signatures fut envoyée à la Chambre des Communes pour protester contre l'organisation de la propriété et contre le monopole, aux mains de quelques milliers de gros capitalistes, des instruments de production et de travail.
En Allemagne, les réactionnaires féodaux étaient les maîtres du gouvernement, et toute tentative démocratique ou simplement libérale était rigoureusement réprimée.
En Belgique, il est bon de le répéter, la révolution avait été escamotée par une oligarchie bourgeoise, et la démocratie était réduite à l'impuissance et au découragement, par l'établissement du régime censitaire, qui n'avait créé que 40,000 électeurs pour une population de plus de 4 millions d'habitants.
Une petite minorité de citoyens aisés, était donc seule appelée à faire la loi à quatre millions de Belges, et cela en vertu d'une Constitution qui avait proclamé pompeusement que tous les pouvoirs émanent de la Nation.
Le mouvement démocratique et socialiste belge subit certainement l'influence des idées en cours et des événements surgissant chez les peuples voisins.
L'homme qui contribua le premier à la diffusion des idées socialistes dans notre pays, fut Philippe-Michel Buonarroti, qui vint s'établir chez nous en 1823. Il y avait été précédé par deux de ses compatriotes et coreligionnaires politiques : Francinetti et Fontana.
Né à Florence et non à Pise, comme le disent plusieurs de ses biographes, Philippe Buonarroti, fut exilé de son pays, à cause de ses opinions jacobines, par le grand duc de Toscane Léopold, qui devint plus tard empereur.
Il alla prêcher la révolution en Corse, puis gagna Paris, où (page 93) la Convention lui accorda la naturalisation française et le délégua, en qualité de commissaire, dans les Basses-Alpes. Il organisa le mouvement révolutionnaire à Oneille, fut arrêté après le 9 thermidor, puis relâché. Il entra alors dans la fameuse conspiration de Babeuf pour l'Egalité, et fut condamné de ce chef à la déportation.
Lors de son séjour en Corse, il avait connu Bonaparte, avec qui il s'était lié d'amitié et qui, se souvenant de son ancien camarade, le fit sortir de prison, dans l'espoir de se le rallier. Mais le révolutionnaire refusa de suivre le général ; il quitta Paris, pour aller à Grenoble, et y organiser un mouvement insurrectionnel.
Ayant été condamné par la haute Cour de Vendôme, il quitta la France, et se réfugia à Genève. Pourchassé de partout, il vint s'établir en Belgique (Pays-Bas) en 1823, où il se créa de nombreuses relations.
C'est ici qu'il publia, en 1828, l'histoire en deux volumes de la Conspiration pour l'Egalité, dite de Babeuf .
Louis De Potter, qui devint plus tard membre du Gouvernement provisoire de 1830, l'aida dans la correction des épreuves de son livre, qui fut imprimé par MM. Van Geel et Cautaerts.
Thonissen, dans son ouvrage le Socialisme dans le passé, parlant du séjour de Buonarroti en Belgique, dit qu'il s'installa à la fin de 1829, ou au commencement de 1830, à Glimes, près de Jodoigne. A l'en croire, Buonarroti sortait peu de sa retraite, mais continuait à entretenir une correspondance suivie avec les républicains français et belges.
Il ajoute que pendant son séjour à Glimes, il poussa les habitants de cette commune à demander le partage des biens communaux, mais ne réussit pas dans cette tentative. Il s'en vengea en accusant les notabilités du village de s'être frauduleusement emparées de certaines terres communales au détriment du peuple.
L'ancien professeur de l'Université de Louvain déclare, d'après « une personne honorable qui a particulièrement connu (page 94) le personnage » que Buonarroti est mort à Glimes, le 17 septembre 1835, et qu'au commencement de son agonie, il réclama les consolations de la religion, mais que, malheureusement, le curé de la commune, lorsqu'il arriva, ne trouva plus qu'un cadavre...
Il n'y a pas un mot de vrai dans le récit de Thonissen ; Buonarroti n'est pas mort à Glimes en 1835, mais à Paris, le 16 septembre 1837, à l'âge de 77 ans. Il fut enterré au cimetière de Montmartre, où Trélat fit un discours retraçant la vie de l'illustre révolutionnaire. (Note de bas de page : Ce discours, ainsi que le compte-rendu des funérailles de Buonarroti, fut publié par le National de Paris, et reproduit par le Radical de Bruxelles, numéro du 24 septembre 1837 .
Thonissen a fait évidemment erreur et il a confondu Buonarroti avec un autre réfugié politique, Jean-Alexandre de Civilis, né à Terrare, et décédé à Glimes en 1835. (Note de bas de page : M. le Secrétaire communal de Glimes, auquel je m'étais adressé pour avoir des renseignements sur le séjour de Buonarroti, dans cette commune, m'écrivit le 8 juin 1904 : « D'après les dires des anciens, je ne saurais vous renseigner au sujet d'un nommé Buonarroti, qui aurait habité Glimes, vers 1828-1830. A moins que ce ne serait un nommé Jean-Alexandre de Civilis, de Ferrare, en Italie, âgé d'environ 60 ans, et décédé à Glimes, le 17 septembre 1835. Cet individu se promenait la nuit et devait être un réfugié politique.)
Quelques mois après la publication de son livre, l'ancien professeur de Louvain se trouvant dans un salon à Bruxelles, où était également Félix Delhasse, demanda au maître de la maison d'être présenté à celui-ci ; Delhasse, au lieu de saluer l'historien du Socialisme dans le passé, lui refusa la main en déclarant qu'il avait calomnié la mémoire du grand Buonarroti. Confus, Thonissen déclara que, s'il s'était trompé, il le regrettait beaucoup et qu'il supprimerait le passage dans une prochaine édition de son livre, qui ne parut jamais d'ailleurs !
Si nous parlons ici de Buonarroti, c'est parce que l'ami et le collaborateur de Babeuf, exerça une grande influence sur quelques hommes, et, par suite, sur le mouvement des idées socialistes en Belgique. C'est lui qui inspira certainement les deux frères Alexandre et Félix Delhasse. Ce dernier, qui connut particulièrement Buonarroti, me raconta quelque temps avant sa mort, dans quelles circonstances il fit la rencontre du grand conspirateur.
(page 95) Félix Delhasse, né à Spa en 1809, était employé, en 1828, dans une maison de commerce à Anvers. Un jour qu'il se promenait près de la cathédrale, il s'arrêta devant la vitrine d'un libraire et y vit le livre Conspiration pour l'Egalité, par Buonarroti. Les deux volumes coûtaient 6 florins ou 12 francs ; c'était cher pour un petit employé de commerce ! Plusieurs jours de suite, Delhasse se sentit attiré vers la boutique du libraire ; celui-ci, qui n'était autre que Fontana, et qui avait remarqué les allées et venues du jeune homme, l'appela et lui demanda s'il désirait acheter un livre. Delhasse lui répondit qu'il aurait voulu acquérir l'ouvrage de Buonarroti, mais que ses moyens ne lui permettaient point pareille dépense. Le libraire lui prêta alors les deux volumes.
L'ouvrage, à ce qu'il me raconta plus tard, l'enthousiasma et le convertit aux idées émancipatrices et égalitaires du grand communiste, qui monta sur l'échafaud pour elles. Il dit au libraire toute son admiration pour celui qui avait écrit le livre.
« - Cela vous ferait-il plaisir de faire la connaissance de Buonarroti, demanda le libraire à Delhasse ?
« - Oh ! oui, s'écria le jeune homme.
« - Eh bien, revenez demain, et vous le verrez... »
Le lendemain, Delhasse fut exact au rendez-vous et fut présenté à Buonarroti, beau vieillard de 68 ans.
Pendant près de deux ans, il se rencontrèrent régulièrement et le grand conspirateur, qui aimait beaucoup parler, aux jeunes surtout, eut vite fait de communiquer à son jeune ami, sa foi démocratique, républicaine et communiste. Grâce à celui-ci et à Louis De Potter, il fit la connaissance de plusieurs hommes qu'il convertit également à ses idées.
Buonarroti habita Bruxelles, rue Berlaimont, dans une modeste chambre au troisième étage. Il fréquentait régulièrement le Café des Mille Colonnes, et y montrait à Delhasse qui l'y accompagnait fréquemment, plusieurs conventionnels célèbres, notamment Barrère, pour qui il professait une vive répulsion, et auquel il ne pardonna jamais d'avoir causé la mort de Robespierre.
Rentré à Paris, après la Révolution de juillet 1830, il continua jusqu'à sa mort, à correspondre avec plusieurs de ses amis de (page 96) Belgique, et c'est ainsi qu'il exerça une grande influence sur les idées démocratiques et socialistes, au début de notre nationalité, et que notamment il inspira les principaux rédacteurs du Radical en 1837.