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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Chapitre X. Le Parti ouvrier et sa lutte pour la révision constitutionnelle et le suffrage universel, de 1886 à 1893

Difficultés - Deux tendances - La grève générale - Grève de houilleurs en 1887 - La dynamite - Agents provocateurs - La scission - Le congrès des dissidents à Châtelet - Nouvelle grève - Procès du Grand Complot - Provocateurs démasqués - Acquittement général - L'union - Manifestation du 10 août 1890 - La révision prise en considération - Élection de la Constituante - Lenteurs calculées - La grève générale déclarée - Le 18 avril 1893 - Le vote plural

(page 452) Le jour même de sa constitution, en 1885, le Parti ouvrier belge décida de travailler tout d'abord à organiser un mouvement en faveur de la révision de l'article 47 de la Constitution et du suffrage universel. Il reprenait ainsi la tradition des groupements démocrates socialistes qui, au lendemain de la Révolution de 1830, puis en 1838, en 1848, du temps de l'Internationale et de 1879 à 1885, avaient réclamé les droits politiques pour la classe ouvrière, comme moyen de faire prévaloir pacifiquement, légalement, toutes ses revendications économiques et sociales.

Le moyen employé dans ce but, c'était la propagande par la presse. par les conférences et les réunions publiques, par des manifestations populaires qui devaient montrer aux aveugles volontaires des classes dirigeantes, la puissance du mouvement.

La lutte entreprise ainsi était difficile à mener à bien. On savait les deux partis bourgeois, catholiques et libéraux, systématiquement hostiles à toute réforme électorale sérieuse. On n'ignorait point les difficultés légales que comportait la révision constitutionnelle. On connaissait également l’esprit réactionnaire de la bourgeoisie, qui se croyait légitimement maîtresse du (page 453) pouvoir politique et qui s'en servait pour s'enrichir, pour augmenter sa puissance économique et financière.

On savait aussi que si une simple majorité au Sénat et à la chambre suffisait pour déclarer qu'il y avait lieu de réviser la Constitution, que les privilégiés censitaires, consultés pour la nomination de la Constituante, auraient de la peine à sacrifier leur privilège électoral et, enfin, qu'une fois la Constituante réunie, il fallait une majorité de deux tiers, pour faire triompher un régime nouveau.

En présence de tous ces obstacles, la plupart des membres en vue du Parti ouvrier pensaient sérieusement que la révision constitutionnelle ne pourrait se réaliser par des moyens légaux et qu'une révolution serait nécessaire, à moins que la bourgeoisie dirigeante ne se laissât impressionner par la grandeur, la puissance du mouvement populaire. Ils savaient également que les ouvriers belges ne sont pas révolutionnaires par nature et, en outre, que les révolutions politiques ne se font plus aussi facilement qu'autrefois, le pouvoir disposant d'une armée plus forte que jadis, des chemins de fer, du télégraphe, du téléphone, etc., etc., alors surtout que le peuple ne possédait point d'armes et qu'il ne lui était pas facile de s'en procurer.

C'est dans cet état d'esprit que la lutte fut engagée. Le Parti ouvrier savait que la lutte serait dure, mais il ne désespérait point, ne voyant en somme que la légitimité de la revendication dont il allait se faire le champion.

Quelques mois après sa constitution, survinrent les événements de mars et d'avril 1886.

Alfred Defuisseaux avait été condamné pour la publication de son « Catéchisme du Peuple » et s'était réfugié en France.

A vrai dire, les deux frères Defuisseaux n'étaient pas socialistes quand ils adhérèrent au Parti ouvrier. Ils étaient de bons et sincères démocrates républicains, aimant la classe ouvrière et souhaitant pour elle une situation meilleure. Ils se croyaient cependant socialistes, mais socialistes de sentiment et leur socialisme - s'il est permis de s'exprimer ainsi - tenait en une formule très simpliste : minimum de salaire pour les uns et maximum de fortune pour les autres. I

(page 453) Alfred Defuisseaux pensait que l'on parviendrait à avoir raison de la bourgeoisie, à lui arracher la révision et le suffrage universel par la peur. C’était là son idée maîtresse et toute sa méthode de propagande fut basée là-dessus.

Il avait, ainsi que son frère Léon, acquis de grandes sympathies auprès des houilleurs du Hainaut et de la province de Liége. Les ouvriers wallons ont le tempérament plus vif, plus tapageur que les flamands, mais ils sont moins persévérants et ils se fatiguent assez vite, espérant un résultat rapide, immédiat.

Exilé volontaire, recevant des rapports exagérés de ses lieutenants, Alfred Defuisseaux, très impatient de voir résoudre le problème électoral, s'exagérait la puissance du mouvement. Il n'eut dès lors qu'une préoccupation : hâter le moment de la lutte, crier bien fort pour effrayer les dirigeants, les menacer sans cesse des pires choses et ainsi les voir capituler.

Mais les hommes qui étaient sur la brèche, luttant chaque jour, sacrifiant tous leurs dimanches pour aller prêcher la bonne parole aux masses populaires de nos centres industriels et de nos campagnes, ne voyaient point la situation sous un jour aussi favorable que ceux qui renseignaient Defuisseaux et qui, pour la plupart, étaient des jeunes gens, sans grande expérience des hommes et des choses et prenaient très souvent leurs désirs pour la réalité.

Les Bruxellois, les Gantois, les Anversois et les gens pondérés des autres parties du pays, se déclaraient satisfaits de la marche de la propagande et ils espéraient le succès, mais en y mettant le temps.

Alors que Defuisseaux parlait d'agir vite, sur l'heure, les autres lui disaient d'être plus patient, que ce serait folie de brusquer les événements.

De là naquit un vif mécontentement chez les frères Defuisseaux et chez ceux qui partageaient leurs illusions sur la maturité.

Et alors surgirent les attaques d'Alfred Defuisseaux contre les Flamands trop peureux, contre les Bruxellois du conseil général.

(page 455) Il les accusait de mollesse, de modération, voir de trahison à la cause ouvrière ! Il fallait agir, menacer la bourgeoisie d’une grève générale, d'une invasion de Bruxelles par les milliers de houilleurs du Borinage, de Charleroi, du Centre et de Liége.

Ainsi attaqués, les socialistes de Bruxelles et de Gand se rebiffèrent. Il y eut de part et d'autre des polémiques personnelles toujours regrettables, des échanges de gros mots, ce qui en définitive ne prouve rien.

Le journal hebdomadaire « En Avant ! » de Defuisseaux, fut remplacé par le « Combat » et le Parti ouvrier fit paraître un hebdomadaire qui prit le nom de « L'Avant garde. »

Au début de l'année 1887, les discussions devinrent des plus violentes. Alfred Defuisseaux et ses amis poussèrent à la grève générale des mineurs, alors que le Parti ouvrier déclarait ce mouvement prématuré, intempestif même, capable, en cas d'échec de nuire la cause.

Au troisième congrès annuel du Parti, tenu les 10 et 11 avril 1887, à Dampremy, on discuta principalement ce qu'on appela l'affaire Defuisseaux - celui-ci avait été exclu du Parti ouvrier par le conseil général - et la grève générale.

Des partisans de Defuisseaux demandèrent sa réintégration dans le Parti. Après une discussion fort longue et souvent discourtoise, cette proposition fut rejetée par 120 voix contre 68.

La question de la grève générale, que Defuisseaux et ses partisans voulaient voir déclarer sur l'heure, vu l'attitude hostile du gouvernement à toute réforme électorale, fut discutée également, mais elle ne put aboutir, la grande majorité des délégués n'ayant pas reçu mandat, de leur association, pour se prononcer.

Il fut décidé alors que le conseil général du Parti ouvrier serait chargé de consulter tous les groupes affiliés sur la date où aurait lieu un congrès extraordinaire, chargé de statuer sur la proposition relative à la déclaration de la grève générale.

Vers la fin du mois d'avril, le conseil général, comme il s'y était engagé, adressa une circulaire aux groupes affiliés pour leur demander leur avis sur la date où ils désiraient voir tenir le congrès extraordinaire et la localité où il pourrait avoir lieu.

(page 456) « Nous devons nous efforcer, disait cette circulaire, de rechercher tout ce qui peut ramener l'union du parti. Une fois qu’un congrès se sera prononcé définitivement, sur cette brûlante question de la grève générale, il faudra que, fidèles à la discipline du parti, tous les groupes adoptent et suivent la décision prise. »

Le conseil général disait encore :

« Des tentatives criminelles sont faites, avec une très grande persistance, pour séparer les diverses catégories de travailleurs qui composent le Parti ouvrier. Il faut que, par la fermeté avec laquelle les résolutions seront prises et par la fidélité avec laquelle elles seront observées, il soit démontré à tout le monde que les membres du Parti ouvrier ne suivent qu'une ligne de conduite, n'obéissent qu'à un mot d'ordre : les résolutions du congrès. »


Le vendredi, 13 mai, les houilleurs des charbonnages de Saint-Vaast et de Braquegnies cessèrent le travail. La grève s'étendit bientôt aux autres charbonnages du Centre. Sur les murs on lisait ces mots : « Grève générale - Pas de lâches ! » Les ouvriers étaient très excités. Il y eut des bagarres ; on tira des coups de revolvers et la dynamite parla. La grève s'étendit bientôt au bassin de Charleroi et au Borinage. Mais ce fut surtout dans le Centre que le mouvement s'accentua, alors que généralement les ouvriers y sont plutôt rebelles aux grèves. Visiblement, ce mouvement semblait être la conséquence de la propagande des amis de Defuisseaux en faveur de la « grève noire », de la « grève générale.3

Un article de Jean Volders, publié dans « Le Peuple » du 17 mai et consacré aux événements, disait entre autres : « Le Parti ouvrier a fait tout ce qu'il a pu pour ouvrir les yeux aux mineurs. A l'heure présente encore, il leur crie : Casse-cou ! car il sent bien qu'ils vont peut-être combler les vœux de leurs ennemis... Répondre aux provocations gouvernementales, c'est agir comme le ministère le désire et c'est aussi risquer de faire verser, sans le moindre profit possible, bien du sang ouvrier. »

La grève s'étendit cependant, mais à part une de grève de (page 457) mécaniciens à Bruxelles, elle n'eut comme participants que les houilleurs du Centre, de Charleroi, du Hainaut et de quelques centaines d'ouvriers seulement au pays de Liége.

Le centre de l'agitation fut La Louvière. C'est là et dans les environs, que les ouvriers se montrèrent le plus violents. Beaucoup étaient armés de revolvers. Il y eut des menaces à main armée dirigées contre les ouvriers qui continuaient à travailler.

(page 458) A la Croyère, une collision eut lieu entre gendarmes et ouvriers, dans laquelle il eut deux tués. A La Louvière, un ouvrier, nommé Bailly, fut tué par une sentinelle.

Des explosions de dynamite eurent lieu un peu partout ; à Manage, il y eut quelques dégâts ; à La Louvière, à l'Hôtel du Commerce, une cartouche de dynamite brisa une fenêtre et blessa légèrement deux officiers. A la suite de cette explosion, un jeune anarchiste français, Jahn, fut arrêté. Il y eut aussi quelques autres arrestations.

A Bruxelles, à Gand, à Liége, à Louvain, les socialistes organisèrent des manifestations pour protester contre le gouvernement et pour se déclarer solidaires des grévistes du pays houiller. Le bourgmestre Buls prit des arrêtés interdisant ces manifestations. Il fit cerner la Maison du Peuple et barrer les lues qui y conduisaient.

Le 3 juin, c'est-à-dire au bout de trois semaines, la grève prit fin, sauf au Borinage où elle ne cessa que cinq ou six jours plus tard. Elle avait duré de trois à quatre semaines et n'avait rien produit, si ce n'est le découragement.

Ce mouvement sembla bizarre à plusieurs. A diverses reprises, « Le Peuple » parla d'agents provocateurs qui, d'après lui, devaient avoir dirigé cette grève.

Le 26 mai, les journaux reproduisirent une proclamation dont Alfred Defuisseaux avait communiqué le texte au « Progrès du Nord », de Lille, où il était réfugié. Le gouvernement français le fit conduire à Paris.

Cette proclamation, que l'on disait devoir être distribuée dans toute la Belgique, disait que l'heure de la délivrance avait sonné, que la grève noire s'étendait d'un bout de la Belgique à l'autre.

Après avoir sommé le gouvernement d'avoir, dans la huitaine, à dissoudre les Chambres, à décréter l'abolition de la Constitution et à convoquer le peuple dans ses comices, afin de nommer des délégués la Constituante, Defuisseaux disait que sans cela 500,000 travailleurs se dirigeraient sur Bruxelles pour opposer la force à la force.

La proclamation se terminait ainsi :

(page 459) « Nous sommes prêts à tout ! Nous sommes surtout prêts à vaincre ou à mourir !

« Attendons huit jours encore, puis, en avant, frères, en avant pour conquérir le pain et la liberté ! »

Presque à la même date, « La Réforme » publiait un manifeste adressé sous le nom de Stanislas Tondeur, au chef du Cabinet, M. Beernaert. Ce manifeste était écrit par Defuisseaux qui l'avait remis à un imprimeur de La Louvière, nommé Pourbaix, lequel l'avait fait copier par Hector Conreur, jeune homme d'une vingtaine d'années et qui avait signé : « Stanislas Tondeur. »

Or, il fut établi plus tard, lors du procès du Grand Complot, que le gouvernement était au courant de cette affaire. Il fut établi aussi que le gouvernement avait été prévenu du mouvement gréviste avant qu'il ne se produisît, dans les conditions que voici :

La grève débuta au charbonnage de Saint-Vaast, le 13 mai. Or, le 11, le sénateur clérical Cornet, de Braine-le-Comte, fit savoir au ministre de la guerre et de l'intérieur qu'il avait appris de deux personnes venues à sa carrière d' Ecaussinnes, qu'une grève générale était imminente dans le Centre, et que des troubles graves, accompagnés d'attentats à la dynamite, allaient éclater. Le 15 mai, le sénateur Cornet alla chez le ministre avec deux hommes, dont l'un était Pourbaix, l'autre Coussart. Ils demandèrent le secret le plus absolu et entrèrent dans le détail du complot socialiste. Le ministre renvoya ces deux hommes à la Sûreté publique.

Le 21, Pourbaix alla à la frontière trouver Defuisseaux, qui lui remit la copie du manifeste-ultimatum qu'il devait faire signer par un ouvrier et l'envoyer ensuite au chef du Cabinet.

Le soir, à 9 heures 30, Pourbaix adressa de Quévy, au chef de la sûreté, un télégramme chiffré ainsi conçu : « Prévenez Beernaert, arriverons minuit. »

Vers onze heures et demie, les deux personnages se présentèrent au ministère des finances et demandèrent à être reçus. M. Beernaert les écouta et rendit compte de cette entrevue à son collègue de la justice, en ces termes :

« Samedi 21 mai 1887.

« Ces Messieurs sont partis de La Louvière pour Erquelinnes (page 460) pour y rencontrer l'imprimeur du « Combat ». Ils y ont rencontré « Minne ». Minne nous a dit que nous étions suivis. Nous sommes remontés dans le train et descendus à Maubeuge. De là à Sous-le-Bois ; où demeure un frère de l'imprimeur Cambier. Cambier arriva bientôt, venant de Belgique. Nous sommes allés ensemble à Maubeuge. C’est là que « Loor » allait chercher la correspondance de Defuisseaux. Nous tombâmes au Bazar Parisien où Alfred Defuisseaux loge depuis trois jours. Nous lui causâmes. Il nous remit la lettre adresser à M. Beernaert, par un ouvrier quelconque. Ils vont la faire signer par « Onklette », de Saint-Vaast. Mardi on lancera des manifestes invitant les ouvriers à se diriger sur Bruxelles. »

Et dans un angle de la pièce, cette note : « Envoyer par express.3

« MM. Rompf frères, imprimeurs, à La Louvière. »

C'était l'adresse de Pourbaix.

Le gouvernement était donc au courant de ce qui allait se passer. Il fit cependant arrêter Hector Conreur qui fut poursuivi, bien qu'innocent en somme, puisqu'il n'avait recopié la pièce et l'avait signée d'un faux nom, qu'à l’instigation de l'agent provocateur Pourbaix et avec le consentement tacite du chef du Cabinet clérical.

Ce meme Pourbaix avait un dépôt de dynamite chez lui et qui la distribuait aux ouvriers qui devaient s'en servir.

Il n'est pas étonnant, dès lors, que les journaux cléricaux parlèrent du complot et publièrent des articles dans le but d'effrayer la bourgeoisie.


Le 17 juin, le conseil général du Parti ouvrier décida de convoquer le congrès extraordinaire à Mons, pour le 14 et le 15 août. Ce congrès devait se prononcer sur la question de la grève générale.

C'est à la salle de l’Harmonie, rue de Nimy, que se tint ce congrès.

Cent cinquante sociétés ouvrières y étaient représentées. Gand et les Flandres avaient 27 délégués, Anvers 10, Bruxelles et les faubourgs 28, le Hainaut 36, Liége 22, etc.

(page 461) Le conseil général ayant décidé que les délégués des groupes ou sociétés n'ayant jamais rien payé comme droit d'affiliation au Parti ouvrier, ne seraient pas admis au congrès. Celui-ci ratifia cette décision par 88 voix contre 49. Les partisans de Defuisseaux se retirèrent alors en protestant. Ils se réunirent dans une autre salle et constituèrent le « Parti républicain socialiste. » La scission était ainsi un fait accompli.

La discussion concernant la grève générale fut très mouvementée. Le congrès se trouva en présence de deux projets de résolution. Le premier, signé Allard, Defaux, Maes et Marchal, disait que la grève générale serait sans effet tant qu'on resterait sur le terrain légal ; que seule la grève générale, ayant pour but la révolution, pouvait amener une transformation sociale et qu'en conséquence il y avait lieu de faire la propagande dans ce sens.

Le second ordre du jour, proposé par Anseele et Bertrand, était ainsi conçu :

« Le congrès du Parti ouvrier, réuni à Mons les 14 et 15 août 1887 décide :

« Considérant que la grève générale est un puissant moyen pour forcer le Gouvernement à accorder aux ouvriers le suffrage universel et les réformes économiques que tous ont intérêt, au même degré, à voir proclamer ;

« Mais considérant qu'une telle entreprise ne peut réussir qu'à la condition d'être sérieusement organisée,

« Décide :

« Que le parti ouvrier fera la propagande nécessaire parmi les travailleurs pour faire éclater la grève générale le plus tôt possible ;

« Charge le conseil général de publier, dans les trois mois, une brochure dans laquelle la nécessité de la grève générale sera démontrée et qui exposera les griefs des ouvriers ;

« Engage les caisses de résistance affiliées à payer régulièrement leur cotisation à la caisse centrale de grève, etc., etc. »

Cet ordre du jour fut finalement adopté par 59 voix contre 34 et 24 abstentions.

Le conseil général fut réorganisé. Il se composa désormais de sept membres choisis chaque année au congrès et complété (page 462) par les délégués des neuf fédérations régionales de province et des fédérations syndicales, cela afin de donner satisfaction à ceux qui critiquaient le caractère trop bruxellois du personnel central du Parti ouvrier.


La propagande continua dans le but de gagner l'opinion au principe de la révision constitutionnelle, mesure préliminaire à l’instauration du suffrage universel et, dans le but aussi d'organiser la classe ouvrière au point de vue syndical, professionnel, coopératif, mutualiste et politique.

Les ouvriers du Hainaut, les houilleurs principalement, suivirent de préférence le Parti républicain socialiste qui était conduit par les frères Alfred et Léon Defuisseaux et par leur neveu Georges Defuisseaux. L

a propagande de ceux-ci continuait avec l'objectif principal de pousser à la grève générale, que le parti ouvrier avait admis en principe, mais qu'il voulait, au préalable, sérieusement organisée.

Constamment, les journaux de Defuisseaux, « Le Combat », « La République » et « La Liberté » attaquaient le Parti ouvrier et l'accusaient d'avoir sauvé le gouvernement lors de la grève de mai 1887.

Alfred et Léon Defuisseaux se trouvaient tout deux en France et c'était leur neveu Georges Defuisseaux qui dirigeait ici le mouvement qui, dans leur pensée, devait aboutir au plus tôt à une nouvelle tentative de grève générale, mieux préparée cette fois, et devant prendre, dès le début, un caractère résolument révolutionnaire.

Ils croyaient le moment venu de recommencer la lutte et c'est dans ce but que, le 2 décembre 1888, fut convoqué un congrès à Châtelet.

Ce congrès fut préside par un nommé J.-B. Laloi, homme de 55 ans environ, tenant un café à Châtelineau. Ce Laloi était un agent de la sûreté publiqie et c'est en qualité de doyen d'âge qu'il fut appelé à présider cette réunion. Georges Defuisseaux fut l’âme du congrès ; les autres, Maroille, Mignon, Malengret, Emile Adam, Paul et Hector Conreur, ne jouèrent qu'un rôle secondaire.

(page 463) Quelques jours avant le congrès, « La République » avait publié un manifeste signé par Georges Defuisseaux, secrétaire général du Parti socialiste républicain qui venait d'être condamné pour divers articles.

Ce manifeste se terminait ainsi :

« Que reste-t-il faire à ceux qui sont sur la brèche ?

« Chauvière, l'expulsé d'hier, vous dit son avis dans la lettre que vous lirez aujourd'hui » et le même numéro du journal publiait en gros caractères un passage de cette lettre, où il est dit que le Gouvernement mérite qu'on emploie contre lui le moyen qu'on a les gouvernements arbitraires et tyranniques : l’insurrection.

L'auteur de ce document continuait en ces termes :

« Je garderai mon poste de rédacteur le plus longtemps possible, mais je ne puis prévoir quand notre organe disparaîtra. Qu'allez-vous décréter en présence de la situation d'un peuple auquel on n'accorde rien et qui meurt de faim, en travaillant plus que ses forces ne le lui permettent ?

« Les fédérations du Centre, du Borinage, du bassin de Charleroi ont demandé un congrès extraordinaire au conseil général, qui a répondu à leur appel. Ce congrès aura lieu ce mois-ci ou le mois prochain. L'ordre du jour sera la grève générale.

« Vous vous rappellerez Orbant, mort de faim pour vous, et auquel 5,000 hommes rendaient un hommage sublime dimanche, à Gilly.

« Vous vous rappellerez les cadavres de 1886 et de 1887 ; vous vous rappellerez ceux qui sont exilés et emprisonnés. A votre tour, peuple de de cœurs et de consciences de travailleurs, vous deviendrez les accusateurs et les juges d'une misérable poignée de 117 milliers d'estomacs et de ventres de bourgeois censitaires.

« Vive la liberté,

« Vive le suffrage universel,

« Vive la République,

« Par la grève noire ! »

L'ordre du jour du congrès de Châtelet était tenu secret. (page 464) La discussion devait également être secrète et les résolutions prises ne devaient être connues de l'ensemble du Parti ouvrier qu’au moment où elles devaient recevoir leur exécution.

Alfred Defuisseaux avait adressé à Laloi - l’homme de la Sûreté ! - un alphabet chiffré qui servait à leur correspondance.

Quelques jours avant le Congrès, « La République » avait publié un article d'Alfred Defuisseaux disant :

« Nous formerons des sociétés secrètes et nous emploierons tous les moyens révolutionnaires que des hommes fermement décidés à vivre libres ou à mourir savent employer. »

Un autre jour, il écrivait : « Toutes nos mesures sont prises contre la défection et la trahison; le secret de nos délibérations est strictement gardé... »

Ce que Laloi devait rire en lisant cela !

Lorsque tous les membres du congrès furent arrivés, G. Defuisseaux ferma la porte à clef, mit celle-ci sur le bureau, puis, après avoir fait jurer de ne rien divulguer de ce qui allait se passer, il fit prêter serment de fidélité à la République !

Après que plusieurs discours eussent été prononcés, la grève générale fut votée par 52 voix contre 17 et une abstention. Elle devait éclater dans le plus bref délai et on laissait à chacun le soin de la provoquer de la manière qui lui paraîtrait le plus convenable.

A la fin, G. Defuisseaux se leva et, agitant le bras, il poussa le cri de « Vive la République ! » qui fut répété par toute l'assemblée. Quelques-uns ajoutèrent : « En avant ! » et d'autres : « Marchons au combat ! »


Au moment où se réunissait le congrès de Châtelet, il existait quelques grèves de houilleurs dans le Centre, ayant pour objet une augmentation des salaires.

La Saint-Eloi, fête patronale des métallurgistes, et la Sainte-Barbe, fête des mineurs, furent fêtées dans les centres houillers avec plus d’entrain que d'habitude. Il y eut ces jours-là de (page 465) nombreux meetings noirs, c'est-à-dire des réunions tenues le soir, sans lumière et où certains orateurs parlaient dans un tonneau vide, pour faire plus d'impression et rendre méconnaissable le son de leur voix.

La dynamite fut largement employée, surtout dans le Centre.

A certains endroits, la police et la gendarmerie découvrirent des bottes de cartouches et quelques revolvers.

Un nommé Rouhette, ouvrier peintre, parcourait le pays, donnant des meetings et réclamant des cartouches de dynamite.

Le parquet, guidé par la Sûreté publique, que Laloi tenait au courant de ce qui se passai,. se mit en route et procéda à de nombreuses arrestations, notamment celles de Laloi, G. Defuisseaux, Mignon, Adam, Ledoux, Malengret et d'autres.

Léonard Pourbaix, connu à La Louvière comme agent électoral des cléricaux, bien qu'associé dans une imprimerie d'ou sortaient les affiches et manifestes socialistes, fut arrêté lui aussi à Flénu, au Borinage, en revenant d'un meeting noir donné à Frameries.

Rouhette qui, quelque temps avant habitait rue Rogier, à Schaerbeek, et avait aidé les cléricaux de cette commune à combattre la candidature de M. A. Lambiotte, Rouhette voyageait du Centre au Borinage et de Charleroi à Liége.

Des placards incendiaires étaient collés la nuit, la plupart sans signature, d'autres signés Pierre d'Outretombe. On annonçait dans le Centre et à Charleroi l'arrivée de 10.000 Borains. Bref, les bruits les plus invraisemblables se répandaient comme une trainée de poudre d'une contrée à l'autre.

Dès le début de ces grèves, « Le Peuple » dénonça le caractère bizarre de ce mouvement. Il protesta contre les agissements du parquet et mit les travailleurs en garde contre les agents provocateurs et les distributeurs de dynamite officielle. Il cita l'attitude étrange de Léonard Pourbaix et de Rouhette et la plupart des journaux se joignirent à l'organe socialiste pour demander des explications au Gouvernement.

Quelques jours plus tard, le « Journal de Bruxelles », dont Pourbaix, d'après le correspondant du Centre à l' « Etoile belge, » était le correspondant, déclara que la Sûreté publique (page 466) n'employait aucun agent et qu'elle n'était pour rien dans les explosions de dynamite dont le Centre, notamment, avait été témoin .

La grève de décembre 1888 eut, somme toute, moins de retentissement dans le pays que celle de l'année précédente et vers le 16 décembre, elle s'éteignit, les ouvriers n'ayant rien obtenu et le gouvernement, sauveur de l'ordre, se trouvant plus fort que jamais.

Les arrestations furent maintenues et les journaux déclarèrent que le parquet instruisait une affaire de complot socialiste républicain.

Parmi les premiers arrêtés, il y en eut plusieurs qui racontèrent en détail, au juge d'instruction, ce qui s'était dit et fait dans la séance secrète du congrès de Châtelet. André entra le premier dans la voie des aveux, s'il faut en croire l'acte d'accusation du procureur général R. Janssens.

Les vingt-sept personnes dont les noms suivent furent renvoyées devant la cour d'assise du Hainaut :

1° Defuisseaux, Alfred-Eloi-Nicolas, ex-avocat, 44 ans, né à Baudour, domicilié à Attres, résidant à Bondy, lez Paris ;

2' Adant, Emile-Emmanuel, 39 ans, appareilleur, né à Merbes-le-Château, domicilié à Morlanwelz, paraissant se trouver Bondy, lez-Paris ;

3" Conreur, Paul, né à Binche, 26 ans, domicilié à La Louvière, résidant actuellement à Paris ou ailleurs, en France ;

4° Roullette, Léopold, 28 ans, ouvrier peintre, né à Rio-de-Janeiro, domicilié en dernier lieu à Schaerbeek, rue Rogier, 57, actuellement détenu à Paris ;

5° Baudoux, Emile, 31 ans, bouilleur, né et domicilié à Morlanwelz, résidant actuellement en France ;

6° Defuisseaux, Georges-Ernest-Pasquier-Maxime, rédacteur journal « La République », 26 ans, né et domicilié à Bruxelles, détenu :

7° Laloi, Jean-Baptiste-Edouard, 55 ans, cafetier, né à Gredenmaecker, domicilié à Châtelineau ;

8° Maroille, Désiré-Aurélien, 26 ans, secrétaire de la Boulangerie coopérative, né et domicilié à Frameries, détenu ;

9° Ledoux, Alexis, houilleur, né et domicilié à Morlanwelz, détenu ;

10° Malengret, Alfred, 42 ans, houilleur, né et domicilié à Carnières, détenu ;

11° Conreur, Hector, 22 ans, tailleur d'habits, né à Binche, domicilié à Bois-d'Haine ;

12° André, Louis, 31 ans, né à Hal , charbonnier, domicilié à la Louvière ;

13° Mayence, Pierre-Joseph, machiniste, né à Roux, 33 ans, domicilié à Jumet, détenu ;

14° Mignon, François-Joseph, 35 ans, né Spy, cafetier, domicilié à Châtelet ;

15° Carpent, François-Joseph, 19 ans, houilleur, né et domicilié à Wanfercée-Baulet, détenu ;

16° Gérard, Fabien, 70 ans, né à Chapelle-Wattines, ancien charbonnier, marchand de journaux, domicilié à Wiheries ;

17° Rassart, Joseph, 22 ans, forgeron, né et domicilié à La Louvière ;

18° Massart, Victor, 19 ans, aide forgeron, né à Fayt-lez-Seneffe, domicilié à Haine-Saint-Pierre, détenu ;

19° De Borre, Léopold, ouvrier agricole, né à Nederboelaer, domicilié à Morlanwelz, détenu ;

20° Hublet, Henri, 30 ans, né à Buvrines, houilleur, domicilié à La Louvière, détenu ;

21° Cochart, Constant-Joseph, charbonnier, 22 ans, né et domicilié à Forchies-la-Marche ;

22° Masse, Emile, 23 ans, aide forgeron, né et domicilié à Haine-Saint-Paul ;

23° Rhotermel, François, 43 ans, photographe, domicilié à La Louvière ;

24° Auquier, Emile, dit Virgile, 32 ans, boutiquier, né et domicilié à Frameries ;

25° Urbain, Jules, dit T'Hauliet, 27 ans, boutiquier, né et domicilié à Frameries ;

26° Godart, Nicolas, 48 ans, charbonnier et trésorier de la Coopérative, né à Wasmes, domicilié à Frameries ;

(page 468) 27° Moyaux, Charles, 48 ans, charbonnier, né à Mons, domicilié à La Louvière.


Ce procès eut un retentissement. Il commença le 6 mai et le verdict ne fut prononcé que le 25. La cour d’assises fut présidée par M. Ed. Pécher. Au banc de la défense siégeaient MMrs Paul Janson, Eugène Robert, Edmond Picard, Ph. de Burlet, Ninauve, Masson, Englebienne, Jules Destrée Lamotte, Preumont, F. Michel, Heupgen, etc.

Picard avait été sollicité par l'administration de la Sûreté publique, à la demande de M. Lejeune, ministre de la Justice, de prendre la défense du mouchard Laloi. Il avait accepté de le faire, à condition que la défense fût gratuite et absolument libre, « libre jusqu'à l'attaque éventuelle contre l'administration de la Sûreté publique. »

Léonard Pourbaix, bien qu'ayant joué un rôle important dans les événements de mai 1887 et de décembre 1888, ne fut pas poursuivi, ce qui souleva de vives protestations de la part des défenseurs, et ce au grand désappointement du ministère public.

Dans le cours de l'instruction, le ministre de la justice donna ordre aux chefs de la Sûreté publique, MM. Gauthier de Rasse et Notelteirs, de dire au juge d'instruction tout ce qu'ils savaient du rôle joué par Pourbaix, Laloi et d'autres dans cette affaire.

Ce fut un scandale. On démasqua l'attitude de ces agents de la Sûreté, qui ne se bornant pas à surveiller les agitateurs et les meneurs, à écouter ce qui se disait et à le rapporter ensuite, avalent joué un rôle actif, poussé aux excès, fourni de la dynamite à des naïfs, qui s'en étaient servi heureusement sans faire trop de mal ni eux-mêmes ni aux autres.

Le but poursuivi par la police était des plus clairs. Elle voulait des émeutes, des attentats contre les personnes et les propriétés et, étant renseignée en temps utile, avoir l'air de sauver la société. Elle voulait, de plus, compromettre les agitateurs les plus actifs, pour pouvoir les envoyer en prison, faire peur aux autres et semer la haine et la discorde dans les rangs des travailleurs socialistes.

(page 470) Les débats du procès furent des plus curieux et il impossible de les résumer ici. Disons que le président des assises eut une attitude correcte impartiale, et qu’il blâma souvent le rôle odieux joué par la Sûreté et ses agents. Il mit en relief aussi le passé de l'agent Laloi, au service de la Sûreté le 31 mai 1887, après Pourbaix.

Laloi avait de très mauvais antécédents. Il avait été condamné à Marche pour recel, puis, plus tard, trois mois de prison pour banqueroute frauduleuse !

Tous les accusés, principalement G. Defuisseaux et Maroille déclarèrent qu'ils voulaient conquérir le suffrage universel par la grève générale pacifique et que c'étaient Laloi et Pourbaix qui avaient poussé aux moyens violents. C'est ainsi que Maroille révéla que Pourbaix avait caché chez lui Rouhette, que l'on disait recherché par la gendarmerie ; qu'il avait de la dynamite chez lui ; qu’un jour il avait proposé de tirer au sort celui qui attenterait à la vie du Roi, enfin il émit un jour l'idée de fabriquer deux mannequins représentant Bismarck et l'empereur d'Allemagne et de les brûler en effigie.

Le rôle joué dans cette affaire par le juge d'instruction Oblin fut jugé sévèrement. Ce magistrat apprend que Laloi est agent de la Sûreté et ne l'indique pas dans le procès-verbal qu'il avait rédigé. Il apprend aussi l'attitude louche du provocateur Louis André et lui accorde un sauf-conduit, qui lui avait permis de continuer son jeu de mouchard.

Un autre juge d'instruction, Legrand, chargé d'instruire différentes affaires de meetings, avoua, sur interrogatoire, que Pourbaix ayant été arrêté, il le fit mettre en liberté, sur un ordre venu de Bruxelles. Mais le juge dut avouer n'avoir laissé aucune trace de ce fait dans le dossier de l'affaire !

Toutes ces révélations démontèrent quelque peu l'avocat général qui, à l'audience du 13 mai, déclara abandonner tous les faits reprochés à certains accusés, faits auxquels les agents provocateurs avaient été mêlés. Dès lors, le fait principal du complot tombait et, en effet, le 25 mai, au soir, le président du jury annonça, « sur son honneur et sa conscience », selon la formule (page 471) habituelle, que la réponse du jury était négative sur toutes les questions.

C'était l'acquittement général !

Exception fut faite cependant pour les deux mouchards Laloi et Louis André, qui furent condamnés chacun à trois mois de prison et 26 francs d'amende.

A leur sortie de prison, le soir même, les accusés furent acclamés par la foule. Les plus jeunes, joyeux d'être enfin mis en liberté, se mirent à chanter un couplet wallon :

« puisqu'el jury a si bin tapé,

« Buvons un verre, buvons un verre,

« Puisqu'el jury a si bin tapé,

« Buvons un Verre à sa santé ! »

La défense des accusés fut brillamment présentée par les maîtres du barreau. A la fin du procès, Edmond Picard proposa, à ses confrères, de se faire photographier en groupe, afin de garder un souvenir de cette retentissante affaire politique, Nous reproduisons plus haut une réduction de ce document photographique [repris dans le livre de Louis Bertrand à la page 468 et non reproduit dans la présente version numérisée], pour lequel Picard écrivit ces mots qui résument ce procès :

« PRO JUSTICIA

« En souvenir

« de la défense victorieusement soutenue par eux

« devant la Cour d'assises du Hainaut

« durant trois semaines de Mai, en l'An 1889,

« dans un unique et puissant sentiment

« de Justice et de Confraternité

« pour faire respecter la liberté d'association, la liberté d'opinion

« et les droits de leurs frères ouvriers

« Dix-neuf avocats des Barreaux de Bruxelles, de Mons, de Charleroi

« ci-dessous dénommés, par rang d'ancienneté,

« se sont distribué ce précieux, mais fragile témoignage

« de leurs efforts, de leur union et de leur amitié :

« Edmond Picard, Eugène Robert. Paul Janson, Alexandre de Burlet,

« Adolphe Englebienne,

« Ferdinand Spéleux, Gaston Lamotte, Fulgence Masson,

« Frédéric Ninauve, Ferdinand Michel, Jules Destrée, Edmond Bogaert,

« Antoine Focroulle, Edmond Preumont, Fernand Mosselman,

« Georges Wouters, Georges Heupgen, Ernest Desenfans, Adolphe Demoustier. »

(page 472) Au cours du procès du grand complot, les avocats de la défense s'étonnèrent que Pourbaix n'eût pas été mis en cause et à ce propos, l'honorable organe du ministère public, M. Janssens déclara qu'il n'y avait pas d'éléments suffisants dans l'instruction pour autoriser des poursuites contre ce personnage, que, si des faits apparaissaient, il serait à son tout renvoyé devant la cour d'assises, et, à l'occasion de cet incident, Me Paul Janson déclara qu'il viendrait se constituer partie civile au nom de Defuisseaux, pour soutenir l'accusation avec le ministère public.

A la suite des révélations faites par les débats, le Parquet dut rouvrir une nouvelle instruction et finalement Pourbaix et Rouhette furent renvoyés devant les assises.

Me Paul Janson, assisté de son collaborateur, Me Maurice Lemonnier, se constitua partie civile. Me Englebienne fut chargé de la défense de Pourbaix et, dès le commencement des débats, il opposa une fin de non recevoir à la constitution de la partie civile, en soutenant que Defuisseaux n'avait subi aucun préjudice par le fait de Pourbaix et que par suite Defuisseaux ne pouvait être constitué partie civile.

La Cour rejeta cette fin de non recevoir en déclarant que la question de recevabilité de la partie civile ne pouvait être jugée qu'après les débats au fond.

Le ministère public soutint assez mollement l'accusation, mais Me Lemonnier et Paul Janson vinrent vigoureusement à la rescousse. Six questions furent posées au jury et au moment où il les posa, le président des assises informa le jury que si sur la cinquième question la réponse était affirmative, l'examen de la sixième était inutile.

Le jury rapporta un verdict négatif sur les quatre premières questions et affirmatif par 7 voix contre 5 sur la cinquième question•

Il ne répondit pas à la sixième.

Conformément à la loi, la cour se retira pour délibérer à son tour sur la cinquième question et, chose très rare, elle déclara se rallier à la minorité du jury.

Il était minuit, et l'opinion générale était que Pourbaix était acquitté.

(page 473) Un avocat, ami de M. Beernaert, qui suivait l'audience, lui télégraphia même en ce sens.

Mais au moment où le président allait ordonner la mise en liberté de Pourbaix et lever l'audience, Me Janson fit observer par suite des indications du président, le jury n'avait pas répondu à la sixième question, qu'il y avait donc lieu de le renvoyer dans sa chambre des délibérations pour qu'il se prononçât à cet égard.

Me Paul Janson n'espérait guère un verdict affirmatif, car l’heure était très avancée et il était craindre que le jury, par la décision de la Cour ct fatigué de ces longs débats, ne rapportât un verdict d'acquittement.

A l’étonnement général, il rapporta un verdict affirmatif, sans se prononcer, par 7 voix contre 5, mais en se prononçant à un majorité supérieure à 7 voix. C'est à la suite de ce verdict que Pourbaix fut condamné à deux années de prison.

L'audience fut levée 1 1/2 heure du matin, et Me Paul Janson s'étant rendu à l'Hôtel de l'Espérance, qui était resté ouvert, pour y prendre un repas après cette journée si longue, y rencontra l'un des jurés et lui demanda comment il se faisait que le jury, sur la sixième question, avait fait une réponse affirmative, alors que sur la cinquième il avait répondu par 7 voix contre 5 et ainsi laissé la décision définitive à l'appréciation de la Cour ; ce revirement d'attitude du jury paraissait en effet étrange.

A la question de Me Janson, cet honorable juré répondit : Le jury par sa réponse à la cinquième question a voulu associer la magistrature à la condamnation de Pourbaix ; celle-ci s'étant au contraire prononcée en sa faveur, le jury a décidé (textuel), de lui faire lui-même son affaire et par suite le second verdict a été rendu à une majorité supérieure à la majorité de 7 voix contre 5. »

Nous tenons ces détails de Me Paul Janson lui-même.


Un des premiers résultats de ce grand procès politique fut d'ouvrir les yeux aux ouvriers, qui reconnurent combien la (page 474) clairvoyance du Parti ouvrier avait été grande en résistant aux pièges des agents provocateurs.

Il fut fait été d’aveu précieux échappé, en cour d'assise, à Gauthier de Nasse, chef' de la Sûreté publique, disant que la division du Parti socialiste en deux clans s'attaquant mutuellement était considérée par le Gouvernement comme une chose excellente pour le maintien de l'ordre social.

L'attitude du Parti ouvrier à l'égard des dissidents fut d'ailleurs à la fois correcte et fraternelle. Dès les premières arrestations de décembre 1888, « Le Peuple » et les autres organes du Parti protestèrent et prirent la défense des accusés. Après l’acquittement, des réunions publiques furent convoquées dans le Centre, au Borinage et à Charleroi, pour protester contre les agissements du Gouvernement, qui entretenait des agents provocateurs et pour montrer à tous combien l'union de tous les travailleurs était nécessaire pour conquérir le suffrage universel et réaliser des réformes sociales.


Une interpellation sur les révélations faites au procès de Mons eut lieu la Chambre, le 28 mai, et dura trois jours. Des discours très violents contre le ministère furent prononcés par MM. Houzeau, Bara et Frère-Orban. Finalement, un ordre du jour de confiance, présenté par M. V. Jacobs, fut voté par 78 voix contre 32.

Quelques jours plus tard, le 3 juin, une élection avait lieu à Bruxelles, pour remplacer un député catholique décédé. M. Paul Janson fut choisi comme candidat par l'Association libérale, et M. Graux par la Ligue doctrinaire.

Au premier tour de scrutin, M. Janson obtint 4,818 suf-rages ; M. Graux, 4,201, et le candidat catholique, De Becker, 6,410. Au ballottage, M. Janson fut élu par 10,539 voix contre 8,602 données son adversaire.

Cette élection porta surtout sur les révélations faites au procès de Mons et constituait ainsi une défaite électorale pour le ministère.

(page 475) Aussi, dès sa rentrée à la Chambre, le mardi 18 juin, à peine avait-il prêté le serment constitutionnel, M. Janson demanda à interpeller le gouvernement sur les conséquences de l’élection de Bruxelles, qui devait être considérée comme un désaveu de la politique du ministère.

Ce nouveau débat sur ce que l'on appela l'affaire Pourbaix, deux jours, fut des plus violents et se termina sans vote.


L'émotion produite par ce procès fameux dura quelque temps, et la lutte entreprise par le Parti ouvrier pour la révision constitutionnelle et l'égalité politique recommença avec une ardeur nouvelle.

Les dissidents, partisans de Defuisseaux, étaient rentrés au Parti ouvrier. Seuls les Chevaliers du travail du bassin de Charleroi, conduits par Jean Caeluwaert, continuèrent à faire bande à part, refusant de s'affilier, mais ils participaient à toutes les grandes manifestations organisées en faveur de la révision et du suffrage universel.

Le 10 août 1890, plus de 80,000 hommes manifestèrent dans Bruxelles pour réclamer l'égalité politique. Cette imposante démonstration produisit un effet prodigieux.

Le 14 septembre suivant, un congrès extraordinaire fut tenu à Bruxelles, dans la Salle de l' Union, rue des Fabriques, et la grève générale y fut admise en principe, comme moyen suprême d'obtenir pacifiquement la révision.

Peu de temps après, le parti progressiste, réuni en congrès, abandonna la formule du savoir lire et écrire et adopta à son tour le suffrage universel pur et simple. Dès ce jour, une campagne de propagande intense recommença dans le pays, la suite d'un accord intervenu entre le Parti ouvrier et le Parti progressiste.

La veille de la rentrée des Chambres, de nouvelles manifestations furent organisées à Liége, Namur, Anvers, le Centre, Bruxelles, etc. Dans la capitale, le cortège fut des plus imposants et ses organisateurs furent reçus à l'Hôtel de Ville, par les (page 476) députés Buls et Janson et par le sénateur de Brouckère. Une adresse fut envoyée à la Chambre, au nom des manifestants, et le 27 novembre M. Janson déposa une nouvelle proposition de révision des articles 47, 53 et 56 de la Constitution.

Le chef de cabinet, M. Beernaert, déclara alors, au nom du Gouvernement, que des questions de cette importance, quand elles se représentent trop souvent, doivent être discutées. C’est dans ces conditions qu'il déclara que le Gouvernement ne s’opposait pas à la prise en considération, et cette formalité eut lieu l'unanimité.

Le projet de révision fut renvoyé aux sections et quelques jours plus tard celles-ci nommèrent une section centrale en majorité hostile au projet révisionniste.

Ce fut une déception pour la masse ouvrière qui s'en irrita fortement.

Un congrès extraordinaire du Parti ouvrier fut convoqué à Bruxelles le 5 avril. Le citoyen Caeluwaert et d'autres délégués des Chevaliers du travail y assistèrent.

Pour avoir raison de l'opposition des députés censitaires à l'idée révisionniste, on déclara que la grève générale était nécessaire. Les citoyens Demblon, Roger, Caeluwaert se prononcèrent pour la grève immédiate. Bertrand, Anseele, Volders et Vandervelde combattirent cette proposition et, finalement, on se mit d'accord sur une proposition transactionnelle : La grève générale éclaterait le jour où le gouvernement ou la section centrale se prononcerait contre la révision.

Or, le gouvernement ne s'était pas prononcé encore. Par contre, la grande majorité des députés, réunis dans leurs sections' s'étaient déclarés les adversaires résolus de la révision, et la section centrale était composée d'une majorité hostile à la réforme.

La situation était des plus équivoque. Si la section centrale se prononçait contre la révision, elle déchainait la grève qui menaçait de tourner en émeute. Que faire, dans ces conditions ? Attendre, gagner du temps. C'est ce qu'elle fit en ne se réunissant que très rarement ou en laissant les discussions trainer en longueur.

Le 1er mai 1891 eut lieu la manifestation annuelle en faveur la journée de huit heures. Dès le lendemain, la Fédération des houilleurs donna le signal de la grève, d'abord pour donner un gage de solidarité aux mineurs de Westphalie qui étaient en grève et, ensuite, pour' protester contre les lenteurs calculées de la section centrale. Il y eut près de 100,000 grévistes.

Bien que cette grève eût été déclarée dans des conditions inattendues, le Parti ouvrier, quelque peu forcé et contraint, dût soutenir le mouvement.

La grève eut un caractère nettement politique et fut calme. Elle produisit son effet sur la section centrale de la Chambre qui, dans sa séance du 20 mai, adopta à l'unanimité le principe de la révision, bien qu'elle eût reçu un mandat absolument contraire !

Le lendemain de ce vote, le conseil général du Parti ouvrier recommanda la reprise du travail, ce qui fut fait sans protestation aucune.

Une fois son vote émis en faveur du principe de la révision, la section centrale chercha une fois encore à gagner du temps, espérant que l'agitation populaire se calmerait et, pour ne pas trop clairement montrer son jeu, elle se livra des discussions aussi longues que fastidieuses !

Pendant ce temps, le gouvernement lui-même préparait son évolution et il soumit à la section centrale diverses propositions de modification à la Constitution.

Près d'un an se passa ainsi. Mais l'idée de la révision faisait son chemin, et des hommes politiques, des associations électorales, des journaux qui, jusqu'alors, avaient combattu le suffrage universel, conspué ses partisans et parlé du danger énorme qu'il y aurait à toucher à la vieille Constitution de 1830, se convertirent peu à peu. M. Beernaert, il faut lui rendre ce témoignage, manœuvra très habilement pour convertir les plus réfractaires à l'idée révisionniste.

C'est ainsi que le 10 mai 1892, après une discussion peu digne d'un aussi vaste problème, la révision fut votée par la Chambre, à l'unanimité des 129 membres présents sur 138 et, dix jours plus tard, le Sénat émit le même vote, également à (page 478) l’unanimité ! M. Woeste déclara plus tard, à M. Beernaert, que la Chambre n'avait voté la révision que sous le coup de la menace.

Chose curieuse ! C'est au milieu d'une indifférence complète que ces discussions et ces votes eurent lieu. Chacun semblait se désintéresser de ces débats, dont on connaissait l'issue. Il avait plus de résistance, plus de lutte, donc plus d'intérêt !

Les Chambres furent dissoutes par un arrêté royal qui parut au Moniteur du 24 mai et les électeurs censitaires allaient avoir à se prononcer sur le problème révisionniste, le 14 juin suivant.

Le suffrage universel avait fait des progrès sérieux. La doctrinaire « Etoile belge », ainsi que d'autres journaux conservateurs libéraux, s'y étaient ralliés. On disait ouvertement que le roi en était également partisan.

Par contre, le gouvernement et la majorité cléricale de la section centrale se déclaraient favorables au système anglais de l'habitation ou de l'occupation.

Mais pour faire adopter un texte constitutionnel nouveau, une majorité des deux tiers des voix était indispensable. Il fallait, à tout prix, empêcher que les cléricaux aient pareille majorité à la Constituante.


C'est sur ces entrefaites que se réunit le VIIIème congrès annuel du Parti ouvrier qui devait discuter son attitude à l'élection de la Constituante, ainsi que les questions soulevées par la révision : Le referendum, la représentation proportionnelle, l'organisation du Sénat, etc.

Au sujet de l'élection de la Constituante, le congrès de Namur adopta, à une forte majorité, un ordre du jour de Vandervelde ainsi conçu :

« Le congrès

« Décide d'appuyer énergiquement les. candidats, sans distinction d'opinions, qui prendront des engagements formels en faveur du suffrage universel.

« Il réserve aux fédérations locales le droit d'agir pour le surplus, en s'inspirant des circonstances, au mieux des intérêts du Parti ouvrier. »

Sur la question du referendum, que l'on disait une réforme réclamée par le roi, le congrès adopta la résolution suivante, proposée par Volders :

« Le congrès du Parti ouvrier belge, considérant que le peuple doit conserver la souveraineté et posséder en conséquence le droit primordial et essentiel de présenter, modifier ou rejeter les lois ;

« Considérant que les élus du suffrage universel, mandataires du peuple, et leur délégation au pouvoir exécutif, doivent obéir la volonté nationale exprimée au moyen du vote populaire ;

« Décide qu'il sera décrété dans la Constitution belge :

« 1° Lorsque 50,000 citoyens électeurs adresseront une proposition de loi au pouvoir législatif, celle-ci sera discutée et soumise au vote populaire, endéans les trois mois ;

« 2° Lorsque 50,000 citoyens électeurs réclameront qu'une loi votée par la législature soit soumise à la sanction du peuple, il sera procédé au vote populaire quarante jours après la remise de cette demande et, en cas de rejet, la loi devra être modifiée ou retirée ;

« 3° Lorsque le pouvoir exécutif, qui n'aura jamais le droit de consultation préalable, jugera qu'une loi adoptée par le Parlement, n'a pas l'approbation de l'opinion publique ou d'une fraction importante de celle-ci, il recourra au vote populaire et, en cas de rejet de la loi, soumettra de nouveau la question au pouvoir législatif.

« Pour la mise en vigueur de ce système de vote populaire et son inscription dans la loi fondamentale, le Parti ouvrier poursuivra une propagande active durant la période des élections à la Constituante, et, si celle-ci n'admet pas et n'applique pas ce principe, entreprendra une agitation vigoureuse pour arriver à sa réalisation. »

En ce qui concerne l'organisation du Sénat, le congrès décida :

« Le congrès repousse toute idée de Sénat ou d'assemblée équivalente basée sur le privilège, et affirme le principe de la souveraineté d'une Chambre unique ;

« Reconnait que, dans la période d'évolution actuelle, les (page 480) sociaux peuvent avoir leur expression et des lois ;

« Décide qu’indépendamment de la Chambre législative souveraine élue par le suffrage universel, il serait utile d'avoir de organisations spéciales à consulter sur l'élaboration des lois et composées des représentants des grandes fonctions sociales. »

Plusieurs orateurs s'étaient prononcés en faveur d'un Sénat représentatif des grands intérêts sociaux. Vandervelde, par exemple, parla dans ce sens et résuma son discours en un ordre du jour disant :

« Considérant que le Parlement, issu du suffrage universel et représentant les intérêts généraux du pays, ne peut être subordonné à une Chambre haute, représentant exclusivement les intérêts des classes privilégiées ;

« Considérant, d'autre part, qu'il importe de diviser le travail législatif et d'assurer aux grands intérêts sociaux une représentation distincte et spéciale ;

« Le Congrès décide de faire une propagande active pour la réalisation des réformes suivantes :

« 1° Suppression du Sénat (en tant que représentation exclusive des intérêts des classes privilégiées) ;

« 2° Création de conseils électifs correspondant aux grandes fonctions sociales (industrie, agriculture, commerce, enseignement, etc.), et ayant pour mission :

« a) de préparer des lois ;

« b) d'exercer, dans les limites de leur compétence, un pouvoir législatif autonome, sous le contrôle et sauf approbation du Parlement. »

L'auteur de ce livre avait été chargé de présenter un rapport sur la question de la représentation proportionnelle, réforme proposée à la Chambre par le chef du cabinet, M. Beernaert. Comme conclusion ce rapport, il déposa un projet de résolution qui fut adopté à l'unanimité, sauf trois voix. Il était ains libellé :

« Le congrès du Parti ouvrier réuni à Namur,

« Considérant qu'il est juste que les minorités aient un droit de contrôle et de représentation dans les corps constitués ;

(page 481) Déclare se rallier au principe de la représentation proportionnelle, qui sera désormais inscrit au programme du Parti. »


Le mardi 14 juin eut lieu l'élection de la Constituante. Ce fut surtout à Bruxelles que la lutte fut la plus importante. Depuis 1884, en effet, la capitale était représentée à la Chambre par des cléricaux et des « indépendants », et ce à cause (page 482) des divisions libérales. Or, il s'agissait d'élire 18 députés et 9 sénateurs.

L’entente se fit entre les libéraux progressistes et les modérés sur la question du suffrage universel. Le Parti ouvrier recommanda aux électeurs socialistes de voter pour cette liste, sans exception. Elle était composée de MM. Bergé, Brialmont, Buls, Carpentier, Demot, Feron, Graux, Hanrez, Hollevoet, Huymans, Janson, Lambiotte, Lemonnier, Lepage, Le Poutre, Richard, Robert et Vanderkindere.

Cette liste fut proclamée élue avec 11,800 voix en moyenne, contre 8,200 suffrages donnés à la liste cléricale et indépendante. C’était un succès pour la réforme électorale, puisque le gouvernement ne disposerait pas de la majorité constitutionnelle des deux tiers.

Après le scrutin, les deux chambres constituantes furent composées comme suit :

Chambre des représentants : 92 catholiques et 60 libéraux.

Sénat : 46 catholiques et 30 libéraux.

Une session extraordinaire du Parlement fut convoquée pour le 12 juillet et prit fin le 29 du même mois.

M. Beernaert proposa de nommer une commission de vingt membres, présidée par le président de la Chambre, qui serait chargée d'examiner les propositions de révision dont la Chambre avait été saisie par la législature dissoute et des propositions de rédactions nouvelles qui lui seraient présentées.

Un débat fort long eut lieu au sujet de cette proposition. MM. Bara et Frère-Orban la combattirent vivement. Ils soutinrent que c'était le gouvernement seul qui avait mission de faire des propositions formelles. M. Beernaert répliqua que c'était au pouvoir législatif qu'il appartenait de statuer, que l'accord doit s'établir entre les partis et que si cela ne peut se faire, il serait fait un nouvel appel au pays.

On sait que trois systèmes électoraux se trouvaient en présence : l'occupation, présenté par le gouvernement et la droite ; le capacitariat, proposé par les libéraux modérés et le suffrage universel.

M. Frère déclara que le suffrage universel et l'occupation (page 483) pouvaient être considérés comme écartés. Il estimait qu'en dehors de ces deux formules, le gouvernement, étant donnée la majorité dont il disposait, pourrait, en cherchant à gauche l’appoint de voix nécessaire, trouver une formule acceptable qui réunirait les deux tiers des suffrages de la Constituante.

C'était, de la part du chef des libéraux modérés, une avance faite aux conservateurs de droite, pour écarter le suffrage universel, c'est-à-dire, en définitive, pour laisser ouverte la crise révisionniste.

La proposition du gouvernement, tendant à charger une commission de l'examen des propositions révisionnistes, fut finalement adoptée par 84 voix contre 48 et 8 abstentions. Il fut décidé que la commission pourrait siéger en dehors du temps de la session, par conséquent pendant les vacances.

La situation n'était pas claire. Bien que les élus des censitaires eussent déclaré, à l'unanimité, qu'il y avait lieu de réviser la Constitution, il était évident pour tous que ces Messieurs n'étaient d'accord sur aucune solution, capable de réunir la majorité indispensable. Et cependant, il fallait aboutir !

Le principe du suffrage universel gagnait de plus en plus des adhérents. A la Maison des Ouvriers catholiques de Bruxelles, le suffrage universel fut acclamé. Les ouvriers socialistes s'y rendirent alors pour féliciter leurs camarades catholiques de la décision prise. MM. Renkin, Ninauve, Carton de Wiart se déclarèrent favorables à l'égalité politique et leur organe, « l'Avenir social », mena compagne en faveur du suffrage universel.

M. A. Nothomb, ancien parlementaire catholique, qui fut président de l'Association conservatrice de Bruxelles, se déclara à son tour partisan du S U. à 25 ans.

Pendant ce temps, la commission parlementaire des XXI continuait ses discussions, mais sans pouvoir aboutir à un accord. Le temps pressait cependant. Le public commençait à s'impatienter. La presse protestait contre l'impuissance que semblait manifester la commission. De plus, il était temps d'aboutir, car le 8 novembre les Chambres devaient faire leur rentrée.

Le 3 novembre, la commission se décida enfin à passer au vote Ssr les diverses propositions qui lui étaient soumises. La (page 484) proposition Janson (S. U. à 21 ans) fut repoussée par 17 voix contre 4. Celle de M. Nothomb (S. U. à 25 ans et 3 ans de résidence) fut également écartée et, par 15 contre 6, les XXI adoptèrent la proposition de M. de Smet de Naeyer relative à l'occupation, après l'abattage d'une série d'autres propositions émanant de MM. Hanssens, Sabatier, Helleputte, etc.


Aussitôt le vote connu, une vive effervescence fut signalée dans tous les milieux ouvriers. Des meetings et des manifestations furent organisés.

Le mardi 8 novembre, eut lieu l'ouverture des Chambres. Le roi devait y lire un discours du trône. Le Parti ouvrier conseilla aux ouvriers bruxellois de chômer ce jour-là afin de se rendre sur le parcours du cortège royal et de crier « Vive le suffrage universel ! » La démonstration fut imposante. Le Parc était bondé. Des groupes d'ouvriers, sur le parcours du cortège officiel, déployèrent des pancartes portant les mots : « Vive le suffrage universel ! » D'autres manifestants, porteurs de petits carrés de papiers multicolores, contenant les mêmes mots, en jetèrent partout. Le roi, à cheval, entouré de son état-major, dut entendre des milliers de cris réclamant l'égalité politique. Arrivé en face du palais de la Nation, le roi reçut en pleine figure un paquet de ces papiers ; son cheval effrayé se cabra et Léopold II faillit tomber. L'ouvrier qui avait jeté ces papiers, nommé Schenck, fut arrêté et relâché peu après. De nombreux gardes civiques, manifestèrent également en criant : « Vive le suffrage universel ! »

Le roi fut vivement ému de toutes ces démonstrations.

A la Chambre, il lut le discours du trône, œuvre incolore, d'un vague déconcertant, en ce qui concernait la révision constitutionnelle, qu'il espérait devoir être « une œuvre de concorde, de sagesse et de progrès. »

Quand il eut terminé sa lecture, des députés crièrent « vive le roi ! » auxquels MM. Janson, Feron, Richald, Houzeau, Lambiotte Dufrane, Friart, Lepoutre et quelques autres répondirent par le cri de : « Vive le suffrage universel ! »

(page 485) Au même moment, des personnes assistant à la séance dans les tribunes publiques, jetèrent dans l'enceinte parlementaire des paquets de papiers portant « vive le suffrage universel !! » On les arrêta. Les ministres, furieux, se retournèrent vers les députés de l'extrême gauche, protestant contre leur attitude, pendant que la reine, le roi et les dignitaires de la Cour sortaient de la Chambre, en proie à une vive émotion.

La propagande pour le suffrage universel continua active, sérieuse, dans l'ensemble du pays. De nombreux meetings furent organisés, dans lesquels des orateurs socialistes, libéraux et démocrates chrétiens se déclarèrent unis pour conquérir l'égalité politique, seule solution possible à la crise révisionniste.

M. Nothomb accepta la présidence d'une Ligue du suffrage universel. Au Parlement, le groupe du suffrage universel comptait 30 membres. Dans la bourgeoisie libérale, l’idée de la réforme électorale avait fait des progrès rapides. Une des Loges de Bruxelles déclara qu'en cas de grève générale, elle soutiendrait les femmes et les enfants des ouvriers qui auraient cessé le travail.

Pendant ce temps, M. Beernaert essaya de négocier avec les libéraux modérés, dans le but de trouver une formule transactionnelle. Il n'y réussit point.

De son côté, le Parti ouvrier organisa un congrès extraordinaire à Bruxelles, le 25 décembre. Le succès de ce congrès fut énorme, car il réunit 625 délégués, représentant 325 associations ouvrières.

Une seule question figurait à l'ordre du jour de cette assemblée : Le suffrage universel et la grève générale.

La résolution dont voici le texte fut adoptée l'unanimité :

« Le congrès du 25 décembre, confirmant les résolutions antérieures du Parti ouvrier relatives au suffrage universel et à la grève générale,

« Déclare que le suffrage universel est le seul système qui puisse être établi et qu'il faut s'opposer, par tous les moyens, à l’établissement de tout autre régime,

« Et décide qu'il faut organiser dans le pays, sous la direction du Conseil général, une énergique et incessante propagande (page 486 )pour la grève générale immédiate, en cas de rejet du suffrage par la Chambre des représentants censitaires ; le renvoi du vote sur la réforme électorale une autre session serait considéré par les travailleurs comme un refus. »

Quelques jours après, des consultations populaires furent organisées à Gand et à Alost, sur la réforme électorale.

A Gand, 21,462 voix se prononcèrent en faveur du suffrage universel; soit plus de la moitié de la population mâle et majeure de cette ville.

A Alost, sur 4,500 citoyens appelés à la consultation, 3,000 votèrent en faveur de l'égalité politique.

A Bruxelles, il en fut de même ; 56,344 personnes prirent part à ce referendum.


A la Chambre, après bien des tergiversations, il avait été décidé que le débat sur la révision commencerait irrévocablement le 28 février. Le 22, M. Huysmans demanda où en était le travail de la commission. Le président lui répondit que les rapports de MM. Schollaert et Mélot étaient prêts, mais que celui de M. de Smet de Naeyer, sur l'article 47, n'était pas encore déposé. Il le fut, enfin, le surlendemain, et la discussion commença au jour fixé primitivement.

Elle dura du 28 février jusqu'au 18 avril, en ce qui concernait l'article essentiel, celui relatif au nouveau régime électoral.

Cette discussion montra le désarroi dans lequel se trouvait la grande majorité des députés. Cette majorité était d'accord pour combattre et rejeter le suffrage universel, mais son impuissance se manifestait chaque fois qu'il s'agissait de faire œuvre positive, c'est-à-dire de faire triompher une formule nouvelle.

Le système de l'occupation qui avait pour lui le gouvernement et la majorité catholique n'avait aucune chance de réunir la majorité des deux tiers, les libéraux et les progressistes en étant les adversaires décidés. D'autre part, les libéraux modérés persistèrent à présenter un système consistant en une mixture de (page 481) capacité et de cens. A certain moment, on crut possible le vote d’une proposition basée la fois sur l'occupation, le cens et la capacité. Cette proposition émanait de M. de Kerchove et avait obtenu, disait-on, l'adhésion de MM. Frère-Orban, Bara et Woeste.

Cette solution, que l'on disait provisoire, fut baptisée par Beernaert de « définitif honteux » ; elle ne reçut d'ailleurs pas meilleur accueil de la presse libérale. C’est alors que M. Nyssens parla d'un système dit du vote plural qu'il avait défendu dans une brochure publiée quelque temps auparavant.

Le 29 mars, M. Feron donna lecture d'une déclaration signée par 26 membres de la gauche et qui était ainsi conçue :

« Les députés soussignés,

« Considérant qu'un accord sur la révision de l'article 47 de la Constitution nécessite le sacrifice de préférences individuelles au sujet de l'organisation électorale ;

« Espérant que les propositions déposées par MM. Nothomb et Sabatier paraissent contenir les éléments d'une solution acceptable par la Chambre ;

« Que l'accord sera facilité si ces propositions étaient complétées par l'adoption du principe du vote plural, auquel le chef du cabinet se montre favorable ;

« Considérant que ces propositions sont de nature à donner satisfaction aux légitimes aspirations des classes ouvrières ;

« Ont l'intention de proposer de rédiger comme suit, l’article 47 de la Constitution :

« Article 47. La Chambre des représentants se compose de députés élus directement par les citoyens âgés de vingt-cinq ans au moins.

« Les interdits n'exercent pas le droit de vote.

« La loi détermine les cas d'indignité entraînant la privation temporaire ou définitive de ce droit, ainsi que la durée de la résidence dans une circonscription électorale, nécessaire pour y acquérir le droit de vote.

« Cette durée sera de deux ans au plus.

« La loi peut accorder un double vote aux chefs de famille. »

(page 488) Cette proposition avait été signée par MM. Janson, Houzeau de Lehaie, Sabatier, Fléchet, Paternoster, Broquet et les députés dont les noms suivent y avaient adhéré : MM. Brialmont, Cambier, Carpentier, Chaudron, Coppée, Dereine, Dufrane, Feron, Hanrez, Jamme, Lambiotte, Le Poutre, Lescart, Lemonnier, Robert, Philippot, Pierman, Scoumanne, Steurs et Thiriar.

Peu à peu le nombre des adhésions de gauche et de droite à cette formule augmenta, et l'on commençait à croire qu'elle rallierait au Parlement les deux tiers des voix indispensables.

C'est à ce moment de la crise que le congrès annuel du Parti ouvrier se réunit à Gand, les 2 et 3 avril.

La question essentielle de l'ordre du jour, on le comprend, était la révision et le suffrage universel.

Ce fut Volders qui, au nom du conseil général, fit rapport sur la question. Il dit les craintes qu'il avait de voir l'accord se faire sur le vote plural, les radicaux abandonnant le S. U. Le congrès vota un ordre du jour rappelant que le Parti ouvrier revendique le S. U. à 21 ans et donnant mission à son conseil général de proclamer la grève générale dans le cas où le S. U. inscrit dans la Constitution - ce dont il était encore question alors - serait soumis à des conditions inacceptables.

La discussion continua à la Constituante jusqu'au 11 avril et la Chambre se décida enfin à procéder aux votes sur les quatorze propositions déposées.

Dès le 7 avril, le conseil général du Parti ouvrier, ému des bruits qui couraient concernant une coalition existant entre MM. Woeste, de Kerchove, Bara et Frère.

(Note de bas de page : Ces bruits furent confirmés plus tard. En effet, quelques jours après le vote de la révision, quelques nouvel article 47, le « Courrier de Bruxelles » publiait, sur les dessous de la révision, quelques renseignements qui ne furent pas démentis. L'organe ultramontain et conservateur déclara que ce n'est pas à l'intransigeance des libéraux modérés que l'on doit la « responsabilité de la solution si peu conservatrice donnée à la révision » qu’au contraire ils s’étaient montrés très conciliants. II raconta ensuite que dans une réunion de la gauche modérée, tenue le 12 avril, celle-ci avait adhéré à la proposition de M. Woeste, combinaison des propositions de Kerchove et de Smet de Naeyer. Vingt cinq députés libéraux avaient pris l'engagement de la voter, de huit députés de Liège, sauf M. Hanssens ; trois députés de Verviers ; deux de Bruxelles, Vanderkindere et Demot ; deux de Charleroi. MM. Deprez et Gilliaux ; deux députés d'Ostende, plus MM. Sainctelette, Bara et de Kerchove. MM. Graux et Huysmans s'étaient abstenus. Une fois la résolution prise, MM. Woeste et de Smet de Naeyer en furent informés. Ce dernier fit part au gouvernement qui déclara ne pouvoir s'y rallier, faisant connaître ses préférences pour le projet Nyssens.[Fin de la note debas de page]).

Le conseil général du Parti ouvrier vota alors un ordre du jour dont voici le texte et qui fut affiché :

(page 489) « Le conseil général du Parti ouvrier,

« Vu la situation politique créée par la coalition de Kerchore, Frère, Woeste et Bara qui constitue une véritable provocation à la classe ouvrière,

« Décide,

« Qu'il y a lieu, pour les groupes ouvriers, de se préparer à la résistance, dans le cas où le gouvernement et le chef de l'Etat permettraient à la Constituante de perpétrer l'attentat dirigé contre le peuple travailleur ;

« Décide en outre,

« De se réunir mardi prochain, en assemblée plénière avec les délégués de province, afin d'aviser aux mesures à prendre. »

Le 10 avril, dans une importante réunion, les mineurs du Borinage, surexcités par les lenteurs de la Constituante et le dépôt du projet de Kerchove-Woeste, acclamèrent la grève générale immédiate.

Le lendemain 11, comme nous l'avons dit plus haut, c'est par 115 voix contre 26, que la Constituante repoussa le suffrage universel. Le soir, le conseil général du Parti ouvrier se trouvait réuni en assemblée plénière et, confirmant ses résolutions précédentes, votait la grève générale immédiate.

Un manifeste, dont voici le texte, fut aussitôt placardé dans tout le pays :

« Appel au peuple !

« La Constituante a rejeté le suffrage universel.

« Le peuple ne peut accepter cette décision.

« Le Conseil général du Parti ouvrier, confirmant ses résolutions précédentes, déclare qu'il y a lieu de recourir à la grève générale immédiate.

« Le Conseil général du parti Ouvrier. »

Dès le lendemain matin, le mouvement gréviste commença à Bruxelles dans les principaux établissements métallurgiques, (page 490) dans les ateliers d'imprimerie et de lithographie, chez les leurs travailleurs du bois et les doreurs.

Le Borinage comptait à lui seul 10,000 chômeurs.

Bientôt, les ouvriers du Centre, de Louvain, de Gand, de Verviers et des environs quittèrent le travail, dans bien des cas avec le consentement des chefs d'industrie. Les Chevaliers Trarail, fortement organisés dans le bassin de Charleroi, adhérèrent, à leur tour, au mouvement de grève.

Un nouveau manifeste fut alors adressé à la population par les soins du conseil général :

« Aux ouvriers,

« Après le rejet par la Constituante de tous les projets démocratiques destinés à remplacer l'article 47f,il n'est plus permis d'espérer l'adoption d'un régime qui ne soit pas fondé sur d'inacceptables privilèges.

« Dans ces conditions, la grève générale s'impose à tous les prolétaires, le seul recours efficace contre ceux qui veulent les écarter de la vie publique.

« Vous avez épuisé tous les moyens pacifiques pour obtenir le droit de suffrage !

« Par la continuité de votre propagande, la persévérance de vos efforts, l'imposante grandeur de vos manifestations, vous êtes parvenus à rallier tous ceux, parmi les bourgeois, qui étaient accessibles à la justice.

« Il ne reste plus devant vous qu'une fraction de réactionnaires, unis seulement dans la haine, profondément divisés dans l'action.

« Pour vaincre ces dernières résistances, le Parti ouvrier fait appel à toute votre énergie. Tenez bon pendant quelques jours, et la victoire est à nous !

« Vive le Suffrage universel ! »

« A la bourgeoisie,

« La crise révisionniste dure depuis trois ans, absorbant la meilleure partie des forces vives de la nation.

« Le gouvernement est impuissant ; la Constituante ridiculise le pays et compromet la paix publique.

« Voulez-vous que cette intolérable situation continue et que (page 491) de nouvelles agitations aggravent encore la crise commerciale et {industrielle ? Donnez un satisfecit aux alliés de M. Woeste !

« Voulez-vous, au contraire, que le calme renaisse ? Favorisez par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, le triomphe de l'égalité politique !

« Nous avons tout ce qui était humainement possible arriver au suffrage universel sans recourir la grève générale.

« Aujourd’hui - puisque rien autre ne peut contre la coalition des égoïsmes - c'est avec la pleine conscience de son droit que le Parti ouvrier a pris la résolution de lutter, et de lutter jusqu’au bout, contre tout système qui accorde des privilèges à la propriété.

« A vous de choisir entre la paix et la guerre ! Les ouvriers belges ont juré, en 1891, de combattre sans trêve jusqu'au jour de la victoire. Ils sauront tenir leur serment.

« Le Conseil général. »

Le mouvement continua à s'étendre tant à Bruxelles qu'en province.

Le 14 avril, on comptait 20,000 grévistes à Gand, tisserands, fileurs, métallurgistes, etc. Même les ouvriers de l'arsenal de l'Etat, à Gentbrugge, avaient cessé le travail. Même situation à Grammont, Louvain, à Malines.

A Anvers, les cigariers donnèrent le signal. A Charleroi, à Liége, dans le Centre, le chômage fut presque complet dans la grande industrie.

A Bruxelles, le bourgmestre M. Buls prit un arrêté défendant la circulation de bandes et interdit les attroupements. Il fit interdire aussi l'accès de la Maison du Peuple. Le citoyen Isidore Levêque attaqua M. Woeste et se borna à le secouer fortement. Il fut aussitôt arrêté et condamné peu de temps après un an de prison.

Le mouvement gréviste s'étendit chaque jour et gagna des localités qui, jusque là, avaient été rebelles à toute agitation socialiste.

A Bruxelles, des manifestations avaient lieu chaque jour. Les ouvriers en grève prenaient l'habitude de se rendre du côté (page 492) du Palais de la Nation en discutant tr !s haut, ce qui faisait intervenir la police et provoquer des bagarres.

Les cortèges furent interdits à Bruxelles, non seulement dans la zone neutre (palais du Roi, Chambres et Ministères), mais dans toute la ville, et force fut aux ouvriers de se réunir dans les faubourgs et d'y manifester bruyamment, ce qui provoqua souvent des bagarres avec la police et la gendarmerie.


Dans sa séance du 12 avril, la Constituante avait rejeté toutes les propositions, aucune n'ayant réuni les deux tiers des voix. C'est à ce moment que M. Nyssens déposa une proposition qui fut contresignée par MM. H. Cartuyvels, F. Noël, Snoy, de Theux et Léon Visart. C'était le système plural dont il avait déjà été question dans la discussion.

M. Woeste avait déjà combattu le système plural dans la séance du 4 avril. Aussi, à peine M. Nyssens eût-il demandé la parole pour lire sa proposition, que le député d'Alost la demanda à son tour pour en déposer une autre, mixture de cens, de propriété et de capacité.

Ces propositions furent renvoyées à la Commission des XXI et le lendemain, jeudi et le jour suivant, la Chambre aborda la discussion du budget des chemins des fer. Elle se sépara le vendredi soir, comme d'habitude, pour revenir le mardi 18.

Entretemps, le mouvement de grève avait pris plus d'extension encore.

M. Emile Feron avait écrit au conseil général du Parti ouvrier pour lui demander de ne pas proclamer la grève générale. Il ne fut tenu aucun compte de cette recommandation. De son côté, « La Réforme », organe de l'extrême gauche d'alors, combattait la grève, disant qu'elle allait tout compromettre, qu'elle constituait une faute énorme, etc., etc.

Des pourparlers entre certains députés de l'extrême gauche et le chef du cabinet se poursuivaient dans les couloirs. On sut plus tard que M. de Hauleville, rédacteur en chef du « Journal de Bruxelles », avait préparé une entrevue entre M. Beernaert et M. Feron et celui-ci avait promis au chef du gouvernement l’appui de ses amis pour assurer le vote de la proposition annoncée par M. Nyssens.

Mais le grand public ignorait ces pourparlers et la classe ouvrière, rendue de plus en plus méfiante après les votes de la Constituante, craignait l’échec de toute proposition démocratique.

La lutte continua donc. La grève s'étendit et bientôt les (page 494) ouvriers de toute la grande industrie du charbon et de la métallurgie, avaient cessé le travail, sans compter les travailleurs d'autres métiers, dans les grandes villes.

Les grévistes manifestaient partout et des bagarres et des collisions en furent souvent la conséquence, à cause de l'attitude brutale de la police et de la gendarmerie.

Il y eut de nombreuses arrestations : Fauviau, Roger et Bastien, au Borinage ; Mansart et Herlin, à La Louvière ; Beerblock, à Gand, etc.

Le 1er avril, des émeutes se produisirent à Bruxelles et on cassa les vitres de nombreux magasins. On alla également briser les carreaux chez le député de Kerchove et au Cercle catholique.

Volders, Maes et Vandervelde furent arrêtés un soir, à la tête d'un cortège, mais ils furent relâchés peu après.

En province, ce fut pis encore. A la sortie d'un meeting, à Jolimont, il y eut une bagarre et les gendarmes tuèrent un homme et blessèrent quatre autres personnes, dont une femme. A Frameries, autres bagarres dans lesquelles il y eut plusieurs blessés.

Le dimanche, 16 avril, le bourgmestre nuls fut assailli à l'avenue Louise et frappé à la tête.

Le lendemain, une manifestation de grévistes du Borinage voulut entrer à Mons par l'avenue de Jemappes, gardée par la garde civique. Celle-ci tira sur la foule, tua sept personnes et en blessa vingt-sept, dont plusieurs grièvement.

A Anvers et dans les environs, de graves bagarres eurent lieu également. De nombreux ouvriers du port participèrent au mouvement et se livrèrent à des déprédations le long des docks.

Le monde politique fut fortement impressionné de la tournure des événements. Les deux droites de la Chambre et du Sénat furent convoquées à Bruxelles pour le lundi matin. Il y eut une nouvelle réunion l'après-midi et ce fut là que M. Woeste (page 495) déclara approuver le projet de Smet de Naeyer, alors que le gouvernement s'était enfin décidé à appuyer le système plural, présenté par M. Nyssens.

La situation devenait de plus en plus grave.

Le lundi matin, 17 avril, Edmond Van Beveren, de Gand, était arrivé à Bruxelles. Il vint à la rédaction du « Peuple », déclara aux amis qui s'y trouvaient réunis en permanence, que la grève était pour ainsi dire complète à Gand, qu'elle durait depuis une semaine, mais qu'elle ne saurait se prolonger longtemps encore, les ouvriers ne possédant pas d'économies.

Il ajouta que l'on était décidé de tenter un coup, d'aller dans les casernes faire appel aux soldats et mettre la main sur les armes et les munitions...

Il fut répondu à Van Beveren que Bruxelles ne saurait agir de même et qu'il fallait, dans tous les cas, attendre le résultat de la séance de la Chambre, du lendemain mardi.

On vint annoncer alors au « Peuple », où les principaux membres du conseil général étaient réunis, que le gouvernement s'était déclaré favorable au projet Nyssens et que les radicaux le voteraient.

Qu'allait-on faire dans cette circonstance ?

Quelqu'un proposa de faire une démarche auprès de M. Paul Janson, pour lui demander de ne pas se rallier au vote plural et de s'appuyer sur le Parti ouvrier et la grève générale pour maintenir le suffrage universel, seule issue acceptable à la crise, seule solution définitive du problème électoral.

On se rendit chez M. Janson, vers 5 heures de l'après-midi, à son domicile, rue Royale, 260. La délégation était composée de Volders, Van Beveren, Vandervelde, Delporte, Bertrand et deux ou trois autres dont les noms m'échappent.

Le député de Bruxelles nous reçut dans une place du rez-de-chaussée. On lui expliqua le but de la visite, disant l'espoir que l'on avait de faire triompher le suffrage universel si, au Parlement, les trente députés de la gauche favorables à cette réforme, déclaraient ne pas se rallier au vote plural.

M. Janson déclara que des engagements étaient pris ; qu'il lui semblait impossible de se rendre solidaire du mouvement (page 496) gréviste, sans se mettre à sa tête, que c’était là faire œuvre révolutionnaire, et qu'il le pouvait pas, ayant charge de famille. Il venait encore, en effet, d'adopter deux enfants de M. Fuss, son beau-frère, qui venait de mourir.

On insista à nouveau et, un moment, M. Janson sembla ébranlé, disant que plusieurs progressistes en vue de Gand d'Anvers et de Bruxelles, lui reprochaient, ainsi qu'à ses collègues, d’abandonner le suffrage universel pour le vote plural. Il annonça que le soir même devait avoir lieu une réunion du comité de l'Association libérale de Bruxelles et de quelque militants, et qu'il allait voir quelles étaient les dispositions de ses amis. Il nous pria de retourner le voir, le soir même, vers 11 heures.

Van Beveren retourna à Gand.

Les autres délégués se rendirent chez M. Janson à l'heure dite. Ils furent reçus par M, Paul-Emile Janson, fils du député, qui les fit monter dans le cabinet de travail de son père, situé au premier étage.

Un quart d’heure après, M. Janson rentra. Il était accompagné de M. Emile Feron. C'est ce dernier qui prit la parole pour dire que ses amis et lui ne croyaient pas au succès actuel du suffrage universel ; que la solution Nyssens était acceptable, faute de mieux ; que les libéraux modérés étaient prêts à s'entendre avec M. Woeste pour le vote d'une solution qui était certainement beaucoup moins démocratique ; que le vote plural avait des chances d'être voté ; qu'il donnait, en somme, satisfaction aux ouvriers, puisqu'il leur accordait le droit de suffrage.

A ce moment, arriva un porteur de télégramme qui remit M. Janson une lettre express venant de Gand, envoyée par le Cercle progressiste, qui, réuni ce soir-là, venait prier une dernière fois les députés de l'extrême-gauche de maintenir le suffrage universel et de ne pas voter le système plural.

M. Janson sembla de nouveau être indécis et en passant la lettre son collègue, il lui dit :

- Tu vois bien, nos meilleurs amis nous reprochent notre attitude !

M. Feron reprit alors, bien décidé, énergiquement, l'examen(page 497) de la situation politique. Il ne voyait pas la possibilité de faire admettre une autre solution plus favorable aux travailleurs. Il alla jusqu'à dire que si le gouvernement et une bonne partie députés de la droite n'avaient point la certitude que la grève cesserait si le vote plural était adopté, ils résisteraient et se retourneraient du côté de M. Woeste.

- Si je ne puis dire, en votre nom, que le vote plural voté, vous recommanderez la reprise du travail, ajouta M. Feron, la bataille est perdue et ce sont les réactionnaires qui triompheront. Prenez-vous cette responsabilité ?

La discussion continua et, vers une heure du matin, il fut décidé que nous prenions l'engagement de recommander la reprise du travail si le projet Nyssens obtenait la majorité requise.

Au moment de nous retirer, Volders fut appelé au téléphone et un journaliste lui annonça que le parquet avait donné l’ordre d'arrêter les membres du conseil général, le lendemain matin.

En sortant de chez M. Janson, nous allâmes au Café Métropole, place de Brouckère, où se trouvaient L. de Brouckère, Emile Brunet, G. Grimard, L. Furnémont, etc.

Vandervelde alla loger chez de Brouckère, Volders chez un autre ami et moi je rentrai chez moi, accompagné d'un ancien camarade, habitant Ciney et qui était arrivé à Bruxelles depuis deux jours, avec son fusil de chasse, croyant que l'heure de la bataille avait sonné !...


Le 18 avril, au matin, la Commission des XXI s'était réunie à nouveau. Elle se sépara à midi et demie sans avoir pris de décision ; mais, dans la pensée de la majorité, le projet Nyssens avait des chances d'être adopté.

M. Coremans, député d'Anvers, avait été désigné en qualité de rapporteur.

A peine la séance de la Chambre ouverte, le premier vice-président, M. Tack, accorda la parole à M. Lefebvre, député de Malines, qui parla sur le budget des chemins de fer...

(page 498) Mais personne ne l'écoutait. La Chambre, très nombreuse était visiblement agitée. Les députés de Gand et d'Anvers étaient très entourés. A tout moment, les huissiers apportaient des télégrammes. Un de ceux-ci apprit que des grévistes avaient attaqué la fabrique de bougies de M. Deroubaix, à Borgerhout, qu'une collision s'en était suivie, que des pompiers avaient tiré en l'air, mais que des gendarmes avaient fait feu et qu'il y avait trois morts et plusieurs blessés.

M. Lefebvre n'eut pas le temps d'achever la lecture de son discours et M. Beernaert, chef du cabinet, prit la parole pour faire une communication, au nom du gouvernement.

« Depuis nos dernières séances, dit-il en substance, des événements déplorables se sont produits dans le pays. Tandis que la Chambre délibérait avec calme pour arriver à la solution qu'attend la nation, des hommes de désordre tentaient de soulever les ouvriers en provoquant la grève générale. En plusieurs endroits, il a fallu réprimer par la force de criminels attentats et partout la police, la gendarmerie et la garde civique fait preuve du plus admirable dévouement... »

Il parla ensuite des agressions dont MM. Buls et Woeste avaient été victimes, remercia les gendarmes et la garde civique, dit que partout les mesures étaient prises pour faire respecter l'ordre et... proposa de continuer la discussion du budget des chemins de fer.

M. De Mot se leva et proposa à la Chambre de suspendre la séance et d'attendre le rapport que M. Coremans était chargé de faire.

M. Beernaert répliqua vivement que cela ne serait pas digne de la Chambre.

M. Feron appuya la proposition de M. De Mot qui redemanda la parole pour déposer le texte de sa proposition qui était ainsi conçue :

« Les soussignés proposent à la Chambre de suspendre la séance jusqu'au dépôt du rapport de la Commission des XXI et de reprendre aujourd'hui la discussion de l'article 47 de la Constitution.

« (Signé) de Mot, Warocqué, Grosfils Mallar, Paternoster. »

(page 499) La séance fut suspendue à 2 h. 20 et reprise à 4 h. 25, sous présidence de M. De Lantsheere.

M. Coremans déposa le rapport dont on réclama la lecture. L’urgence fut déclarée et la discussion commença aussitôt.

Reproduisons le rapport du député d'Anvers, Il est d'ailleurs très court :

« Messieurs, à la séance du 12 avril dernier, la Chambre des représentants ne s'est ralliée, à la majorité requise des deux à aucune des propositions qui lui étaient soumises. «

A peine ce résultat négatif eût-il été constaté, que plusieurs propositions nouvelles furent déposées.

« Elles furent renvoyées à l'examen de la Commission des XXI. ,

« Ces propositions étaient :

« 1° Celle de MM. Nyssens, Cartuyvels, Snoy, de Theux et L. Visart ;

« 2° Celle de MM. Woeste et Colaert ;

« 3° Celle de M. Coomans ;

« 4° Celle de M. Coremans.

« Ces trois dernières furent successivement retirées.

« Deux autres propositions furent encore soumises à la Commission : celle de l'honorable sénateur, M. Van Pat, et de plusieurs députés d'Anvers, et celle de l'honorable M. de Smet de Naeyer et de plusieurs de ses amis.

« La Commission, passant au vote sur les diverses propositions, eut à se prononcer d'abord sur la proposition de MM. Nyssens et de ses amis, comme étant la plus étendue.

« Le principe de cette proposition fut adopté dans la séance de ce matin. L'examen des divers amendements vient d'être terminé.

« La Commission a arrêté la rédaction suivante :

« Article 47. Les députés la Chambre des représentants sont élus directement dans les conditions ci-après : Un vote est attribué aux citoyens âgés de 25 ans accomplis, domiciliés depuis un an au moins dans la même commune et qui ne se trouvent pas dans l'un des cas d'exclusion prévus par la loi. »

« La Commission a substitué au mot « indignité » celui (page 500) d’« exclusion » qui est plus général et s'applique, à la fois, aux indignes, aux interdits, aux soldats sous les drapeaux et d'autres catégories semblables.

« Il est bien entendu qu'aucune loi ne pourrait exclure, par exemple, les illettrés.

« Les mots « domiciliés depuis un an au moins dans la même commune » signifient que l'électeur transférant son domicile d'une commune à une autre conserve pendant un an son droit électoral dans la commune qu'il a quittée.

« Un vote supplémentaire est attribué à raison de chacune des conditions suivantes

« 1°tre âgé de 35 ans accomplis, être marié, ou veuf ayant descendance légitime, et payer à l’Etat au moins 5 francs d'impôt du chef de la contribution personnelle sur les habitations ou bâtiments occupés, à moins qu'on n'en soit exempté à raison de sa profession.

« Les mots « contribution personnelle sur les habitations ou bâtiments occupés » sont empruntés l'article 6 de la loi du 28 juin 1822, relative à la contribution personnelle.

« Par « contribution personnelle » , la commission entend non seulement la contribution sur la valeur locative et sur les portes et fenêtres, mais aussi la contribution sur le mobilier.

« Les mots « en principal et additionnels » qui figuraient dans le texte primitif de la proposition, sont supprimés comme inutiles, les additionnels payés l'Etat étant, de droit, comptés avec le principal.

« 2° Etre âgé de 25 ans accomplis et être propriétaire :

« Soit d'immeubles d'une valeur d'au moins 2,000 francs établir sur la base du revenu cadastral, ou d'un revenu cadastral en rapport avec cette valeur ;

« Soit d'une inscription au grand-livre de la dette publique, ou d'un carnet de rente belge à la caisse d'épargne d'au moins 100 francs de rente.

« Les inscriptions et carnets doivent appartenir au titulaire depuis deux ans au moins.

« La propriété de la femme est comptée au mari ; celle des enfants mineurs, au père. »

(page 501) Le mot « propriétaire » indique la propriété pleine ; la nu-propriété ou l'usufruit isolément est insuffisant.

« Deux votes supplémentaires sont attribués aux citoyens de 25 ans accomplis et se trouvant dans l'un des cas suivants :

« a) Etre porteur d'un diplôme d'enseignement supérieur d'un certificat homologué de fréquentation d'un cours complet d'enseignement moyen du degré supérieur, sans distinction entre les établissements publics ou privés ;

« b) Remplir ou avoir rempli une fonction publique, occuper ou avoir occupé une position, exercer ou avoir exercé une profession privée qui impliquent la présomption que le titulaire possède au moins les connaissances de l'enseignement moyen du degré supérieur. La loi détermine ces fonctions, positions et professions, ainsi que, le cas échéant, le temps pendant lequel elles auront dû être occupées ou exercées.

« Nul ne peut cumuler plus de trois votes.

« Un membre a émis l'opinion qu'il serait utile d'insérer dans le texte constitutionnel lui-même une disposition prescrivant que tous les bulletins seront identiques de forme et de couleur. La commission se rallie au principe même de cette proposition. Mais elle estime unanimement qu'il suffira de constater dans le rapport que telle est son opinion à cet égard, en laissant à la loi électorale le soin de formuler le principe dans un texte précis.

« Telles sont, messieurs, les observations auxquelles la commission a cru pouvoir se borner.

« La révision de l'article 47 est une œuvre ardue, non seulement à cause de la difficulté très grande de réunir la majorité des deux tiers, mais à cause, surtout, de l'importance capitale de cet article, qui établit et règle le droit électoral, base de la représentation nationale.

« Nous avons la confiance que la Chambre se ralliera aux propositions de la commission. »

M. Beernaert, au nom du gouvernement, déclara se rallier au texte du nouvel article 47.

M. Woeste parla après le chef du cabinet. « Le suffrage universel, dit-il, va être voté sous la forme du suffrage plural. » (page 502) Après avoir rappelé le mot de Cromwell : « On ne va jamais aussi loin que lorsqu’on ne sait où l’on va » il ajouta :

« Je le sais, le vote plural introduit certaines garanties. Je ne veux pas en méconnaître l'importance. Mais la question est de savoir si ces garanties pourront subsister. Dire à l’ouvrier : Nous vous donnons le droit de suffrage, mais vous ne compterez que pour un tiers, alors que le bourgeois comptera pour une unité entière, c'est, selon moi, ébranler dans ses bases l’édifice que l'on veut élever. Et puis, on va voir dans chaque lutte électorale, ceux qui ne jouiront que d'un vote, ceux qui seront dans cette situation d'infériorité, on va les voir chercher à imposer aux candidats une nouvelle révision de la Constitution pour faire disparaître une barrière qu'on a appelée, à juste titre, une barrière de carton.

« Encore un mot, et je termine.

« Je n'ai pas été mêlé, pas plus que mes amis de la droite, aux négociations qui ont amené la solution actuelle. Il est arrivé un moment où l'on est venu nous dire : Il y a trente-quatre membres de l'extrême gauche qui votent le suffrage plural ; il faut l'adopter ! Des résistances se sont produites à droite, très nombreuses et vives. La question de cabinet a été posée. C'est en présence de cette question que nous sommes appelés à voter. Je comprends que beaucoup de mes amis, dans les conditions que je relate, soient disposés, contre leur gré, à se rallier à la proposition. Pour ma part, je ne saurais pas le faire, et quel que soit l'attachement que je porte au cabinet (rires à gauche), je dois déclarer que je ne puis pas mettre en balance les institutions et l'avenir du pays avec une personnalité, si éminente qu'elle soit. Je ne veux avoir aucune responsabilité, ni du chef du vote qui va être émis, ni au point de vue des événements qui se produiront dans l'avenir et de la situation qui va être faite au pays.

« Je dégage donc ma responsabilité vis-à-vis de mon pays et c'est pourquoi, laissant autrui agir, je me réfugierai dans l’abstention. »

Après un discours de M. Grosfils, M. Bara prit la parole pour combattre la solution proposée, déclarant que le vote plural froisse les principes.

(page 503) Le débat de ce discours est intéressant :

« M. Bara. - Messieurs, le temps n'est plus à la discussion. Du reste, la discussion n'est plus guère possible, car le parlement n'a plus son entière liberté. (Protestations.)

« M. Woeste. - C’est parfaitement vrai!

« M. Coremans, rapporteur. - Ne vous sentez-vous pas libre, monsieur Bara ? (Rires.)

« M. Bara. - On en est arrivé fatalement, comme cela avait été prévu, à subir les influences de l'extérieur...

« Si nous avions devant nous, dis-je, un gouvernement plus décidé et plus sûr, je demanderais l'ajournement de la discussion complet jusqu’au complet rétablissement du calme. Mais le passé ne nous garantit pas que le gouvernement peut procurer dans l'avenir plus de liberté et plus d'indépendance morale au pouvoir législatif.

« Mieux vaut donc en finir, au risque des périls et sous la responsabilité de ceux qui ont amené cette situation.

« Je ne puis accorder mon suffrage au système de M. Nyssens. Il sera voté, je le sais depuis longtemps ; il existe, pour le voter, un pacte en règle entre le gouvernement et l'extrême. gauche... »

M. Feron répliqua à M. Bara.

« Ce sont, déclara-t-il, des adversaires de l'égalité politique qui nous reprochent ici nos concessions. Nous avons été dans la voie de l'égalité aussi loin qu'il nous était possible d'aller et j'ajoute que nous avons pu aller assez loin pour que l'on doive considérer l'œuvre que nous accomplissons aujourd'hui non pas comme une œuvre éphémère, qui nous serait imposée par votre force et par notre faiblesse, mais comme une œuvre durable de transaction loyale, capable de régler pour longtemps les destinées du pays. (Très bien ! à droite.)

« Lorsque l'on a prétendu que cette œuvre serait provisoire, l’honorable M. Dufrane s'est écrié : Toute œuvre est perfectible ! Et il avait raison de l'affirmer. »

Après avoir dit que ses amis progressistes de l'Association s'étaient ralliés au vote plural, il ajouta, faisant allusion à la réunion tenue la veille au soir, chez M. Janson, et dont nous avons parlé plus haut :

(page 504) « … Voici lin fait plus significatif encore. Si je ne fais guère de pactes ou de compromis, je vois beaucoup de monde et beaucoup de fractions politiques diverses. Je rencontre de grand cœur tous ceux avec lesquels il est possible de s'entretenir loyalement des intérêts de mon pays.

« Eh bien, l'honorable M. Janson et moi, nous avons reçu hier des hommes importants du Parti ouvrier, de ceux dont les critiques ont été exploitées contre la transaction vers laquelle nous marchons.

« Et, ici encore, voici quelle a été la conclusion de l'entretien. Dès que le Parlement aura donné à la crise constitutionnelle la solution que nous défendons, ces hommes, avec nous et comme nous, demanderont à notre population de rentrer dans le calme, de chasser ses anxiétés et de renoncer à la grève pour se rendre dans les ateliers et dans les usines et y remettre en activité les machines et les instruments de travail Cela sera fait immédiatement. (Sensation.) Ce sera la première bonne chose qui suivra le vote de la Chambre. »

Il était près de sept heures du soir quand on procéda au vote.

Le nouvel article 47 fut adopté par 119 voix, contre 14 et 12 abstentions.

(page 305) Le résultat de ce vote fut salué de vives acclamations, tant la part des députés que du public qui se trouvait dans les tribunes.

Le soir même, le conseil général du Parti ouvrier vota la reprise du travail par une résolution ainsi conçue :

« Le Parti ouvrier, par l'organe de son conseil général, prend acte de l'inscription du suffrage universel dans la Constitution ;

(page 606) « Constate que sous la pression de la grève que la classe ouvrière à remporté cette première victoire ;

« Décide qu'il y a lien de reprendre immédiatement le travail et de continuer la lutte pour obtenir l'abolition du vote plural et l’établissement de l'égalité politique. »


Les journaux apprécièrent différemment la solution adoptée par la Constituante.

Les uns se déclarèrent satisfaits de l'issue de la crise, les autres soutinrent que le vote plural ne durerait pas longtemps.

« La Liberté », organe des libéraux doctrinaires, écrivit :

« La Chambre a donné hier un triste spectacle.

« Le vote qui a mis fin à l'interminable débat sur la révision de l'article 47 ne sera pas considéré, par l'opinion publique, comme un vote conscient et réfléchi. »

« L'Etoile » déclara que « l'accord intervenu... s'est établi de lui-même, par la force des circonstances et sous l'empire de la nécessité. »

« Le Courrier de Bruxelles » se demanda, avec amertume :

« Comment espérer des fruits solides d'un régime improvisé en huit jours, sons la pression de la rue ? »

La grève cessa immédiatement comme l'avait décidé le Parti ouvrier et celui-ci s'occupa de venir en aide aux victimes du mouvement pour la révision.

Dans sa séance du 29 avril, le Sénat adopta à son tour le nouvel article 47 par 52 voix contre 1 et 14 abstentions.


Une révolution s'était ainsi accomplie, grâce à la classe ouvrière socialiste qui, sans trop de sacrifices de vies humaines, avait su être assez énergique pour faire capituler les représentants de la bourgeoise censitaire.

Lorsque M. Beernaert, au nom du gouvernement, déclara, en 1890, qu'il ne s'opposait point à la prise en considération de (page 507) la révision constitutionnelle, disant que cette proposition renouvelée si souvent devait enfin être discutée à fond, il ne s'attendait à devoir aller aussi loin qu'il fut forcé de le faire le 18 avril 1893.

Et lorsque le principe de la révision fut admis par lui, il espérait fermement n'augmenter le corps électoral de cent trente censitaires que dans de minimes proportions. Il déclara cent fois ne pas vouloir du suffrage universel et ne vouloir étendre le droit de vote qu'à quatre ou cinq cent mille citoyens.

Comment apprécier l'attitude des partis représentés à la Constituante ?

A première. vue, deux partis seulement s'y trouvaient représentés. En réalité, chacun de ces deux partis était divisé en deux fractions.

Les cléricaux étaient, en général, fort indécis au sujet de la révision. La plus grande partie d'entre eux avaient été élus en qualité d'adversaires résolus de la réforme électorale.

Les libéraux aussi étaient divisés.

Dans un article publié en juillet 1892, dans la « Revue de Belgique », M. Goblet d'Alviella écrivait :

« Il n'y a pas un seul des articles soumis à révision où nous ne soyons assurés de voir la gauche se scinder en deux ou plusieurs fractions prêtes à réaliser leurs vues, si faire se peut, avec le concours de la droite... Dans ces conditions, on peut dire qu'il se trouve sans doute à la Constituante des libéraux dévoués, actifs, convaincus, mais on doit reconnaître qu'il ne s'y trouve pas de parti libéral. »

Les événements justifièrent en tous points cette appréciation de M. le comte Goblet d'Alviella.

Les libéraux modérés avaient la ferme volonté de réduire le plus possible le corps électoral nouveau. Ils n'avaient rien à gagner à voir déclarer électeurs les barbares des campagnes et la « racaille » des villes. Ces libéraux espéraient trouver un appui sérieux auprès des réactionnaires de droite, M. Woeste en tête.

Les progressistes, eux, après avoir vanté pendant des années (page 308) le savoir lire et écrire, estimaient avec leur chef, M. Paul Janson, que « l'homme qui ne sait rien des affaires de son pays, qui ne s’y intéresse point, qui est incapable de s'éclairer, ne sachant ni lire ni écrite, est la proie de celui qui, plus habile, exploite son ignorance ou sa superstition ». Ils s’étaient enfin ralliés au suffrage universel, que le Parti ouvrier avait été seul à défendre jusqu'alors.

Dès le début de la crise révisionniste, il semble que M. Beernaert avait compris qu'il était impossible de faire la révision sans donner satisfaction, au moins en partie, à la classe ouvrière, qui avait le plus énergiquement protesté contre le régime oligarchique et censitaire. De là son adhésion au système de l'occupation et de l'habitation, emprunté au régime électoral anglais.

Mais M. Beernaert se trouva impuissant à faire triompher ce système, à cause de l'exigence constitutionnelle des deux tiers des voix, les libéraux ne voulant pas du projet de Smet de Naeyer.

C'est alors que fut présenté le système plural. Celui-ci, dont il avait déjà été question plus tôt, fut vivement combattu par l'organe de l'extrême-gauche, « La Réforme », qui, dans son numéro du 16 janvier, qualifiait le vote plural, avec voix supplémentaires pour les censitaires et les capacitaires, de « duperie, de mauvaise plaisanterie, suant le censitarisme, vouée d'avance à un discrédit mérité et n'ayant aucune chance d'aboutir ! »

Mais une fois admis, grâce au concours des chefs de l'extrême gauche dont « La Réforme » était l'organe, le vote plural devenait excellent et on traitait de » pur-et-simplistes » les démocrates et les socialistes qui continuaient à combattre pour le suffrage universel.

Le vote plural triompha cependant, grâce à l'appoint des voix apportées par l'extrême gauche au gouvernement.

Cette solution ne donna satisfaction à personne et, si elle réunit une aussi forte majorité, c'est qu'au moment où le vote fut émis, la plupart des constituants s'y résignèrent faute de pis. c'est-à-dire dans la crainte d'une réforme plus radicale.

Après ce vote, il y eut quelques frottements entre les hommes de « La Réforme » et ceux du « Peuple ».

(page 509) L’organe radical tira gloire du vote du 18 avril et, pour que ses patrons eussent tout l'honneur du triomphe remporté sur la la réaction, « La Réforme », par la plume de M. Lorand, après avoir combattu fortement la grève générale, déclara que cette grève avait failli tout perdre et que l'extrême gauche avait seule su tirer parti d'une situation difficile.

Mais tout le monde, dans le parti progressiste, ne fut point de l'avis des chefs de l'extrême gauche. Déjà avant le vote du 18 avril, les progressistes gantois avaient insisté pour que Janson et Feron n'abandonnent point le suffrage universel. A Bruxelles, un certain nombre de progressistes pensaient de même et l'un d'eux, Charles Gilisquet, écrivit dans ce sens au « Peuple » une très belle lettre qui fut publiée.

De plus, dans une assemblée de l'Association libérale de Bruxelles, tenue le 3 mai, M. H. Pergameni critiqua l'attitude de la feuille radicale en disant :

« On peut dire que la grève générale a été une faute. Moi, je crois que sans elle, nous n'aurions pas eu le vote du 18 avril. (Ovation.) Et je suis convaincu que si la bourgeoisie s'était unie aux ouvriers comme elle aurait dû le faire, la grève aurait été à la fois plus puissante et plus pacifique, et que la solution eût été meilleure.

Ces paroles furent vivement acclamées, ce qui prouve que l'opinion exprimée par le professeur de l'Université de Bruxelles était partagée par un grand nombre de membres de l'Association libérale.