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HISTOIRE DIPLOMATIQUE DU 19 AVRIL
1839 par A. DE RIDDER (1920)
CHAPITRE XII
1. Le roi Léopold conseille au
cabinet de Bruxelles de se soumettre aux volontés de la Conférence
(page 292) Lorsque les notes de la Conférence
eurent été envoyées à Bruxelles par M. van de Weyer, le roi réunit le conseil
le mercredi 29 janvier. Que s'y passa-t-il? Nous ne le savons pas exactement.
Mais il semble que l'idée de la résistance aux volontés de l'Europe y fut
défendue et y rencontra de la faveur. Le 31 janvier, Léopold Ier crut, en
effet, devoir adresser au chevalier de Theux une longue lettre qui montre le
monarque partisan du but poursuivi jusque là par la politique de son
gouvernement, mais persuadé aussi de la nécessité de s'incliner devant les
volontés de la
Conférence (Note
de bas de page : Quelques jours après, le roi se montrait cependant encore
hésitant, comme le constata M. de Boislecomte dans une entrevue qu'il eut avec
le monarque le 10 février : « Je ne rapporterai pas à V. E., écrivait ce
diplomate au comte Molé le 13 de ce mois, toutes les paroles de Sa Majesté
belge. Il me sembla la voir partagée entre plusieurs sentiments : Sa haute
raison, qui lui montrait la nécessité de céder, luttait avec une forte
répugnance à se séparer d'un mouvement qui avait du moins l'apparence d'un
mouvement national; à imposer à ses ministres une signature pénible, à
affronter les colères du parti catholique, à blesser tant de convictions
passionnées, mais sincères. Peut-être aussi regardait-elle avec quelque
complaisance ces 80.000 hommes avec lesquels elle n'était pas sans désir et
sans espoir de battre « les Wurtembourgeois ». L'importance que les
circonstances donnaient à la
Belgique " certainement maîtresse de lancer sur l'Europe
une grande crise » n'était pas non plus dénuée d'attraits pour Sa Majesté,
et elle se sentait visiblement entraînée par la perspective d'une revanche à
prendre de Louvain. Enfin, cette idée qui revient fréquemment dans ses
discours, « qu'au fond, elle est très indépendante de sa personne »,
reproduite dans ces circonstances, me semblait conduire à cette idée qu'elle pourrait, si on lui rendait
sa position trop difficile, la quitter sans peine, et même, qu'ayant une si
belle retraite derrière elle, il lui était permis de hasarder quelque chose.
« Je crus pouvoir examiner avec Sa Majesté quelques-unes
des circonstances de cette position. Je lui représentai que la grande
entreprise que la
Providence lui avait départie, celle de présider à la
création d'une nation belge, ne pouvait se juger par le passage d'un moment;
qu'en avançant seulement de quelques années dans l'avenir, les sacrifices du
moment s'effaçaient devant la réalisation de cette œuvre imposante et ardue,
attendue depuis 2000 ans, accomplie enfin et consolidée; que si, au contraire,
elle se reportait d'un demi-siècle sur le passé et recherchait quelle était
l'étendue des Pays-Bas autrichiens, base donnée de la nationalité belge, il
voyait les Belges privés, il est vrai, du tiers du Luxembourg, à l'extrémité de
leur territoire, mais recevant en échange tout l'évêché de Liége, trois fois
plus peuplé et qui pénètre jusqu’au cœur de leurs domaines, et de plus
conservant le duché de Bouillon et les territoires détachés de la France en 1815, dont la
population seule égale toute la population cédée dans le Luxembourg; que tels
seraient en définitive les résultats qu'il aurait à présenter à la postérité et
à son peuple.
« Quant au moment, à prendre pour prononcer sa décision,
j'indiquai le moment présent comme favorable; je fis remarquer que, depuis
quelques jours, le mouvement de résistance baissait, qu'il pouvait remonter
plus tard. « .En Europe, ajoutai-je, on regarde que Votre Majesté a toujours
personnellement tendu à un dénouement pacifique; qu'elle y tend encore
directement, derrière les ménagements que les circonstances lui imposent. Les
choses étant envisagées ainsi, l'adhésion semblera de sa part le résultat d'une
politique habile et forte, à laquelle on rattachera la prorogation des
Chambres, prononcée au moment où elles allaient voter pour la guerre, et leur
retour quand la marche des événements et de l'opinion ramènerait ces mêmes
Chambres à prononcer un vote favorable au maintien de la paix générale. »
« Le roi voulut bien, à ce sujet, me parler des
obstacles qui lui restaient à surmonter dans l'exaltation do MM. de Merode, de
Beaufort, Dumortier et autres chefs du parti religieux, dans les ménagements
dus à la sincérité et aux passions de ce parti; dans l'ardeur de l'armée, dans
la nécessité où il avait été d'accepter la démission de ses deux ministres «
qui ne prétendaient rien moins que de rejeter les protocoles et de prendre
aussitôt l'offensive ». Sa Majesté insista sur la sorte de discrédit
qu'elle encourrait dans l'opinion publique en cédant sans avoir unité de
résistance matérielle et aussi sur la probabilité d'un succès contre les
troupes de la
Confédération.
« Je reconnus la réalité, la puissance de tous ces
obstacles; mais fis remarquer qu'un succès militaire ne ferait qu'accroître les
charges pécuniaires de la
Belgique, qui, en définitive, serait condamnée à payer les
frais de la guerre. « La question d'honneur, ajoutai-je, me semble d'ailleurs à
couvert par cela même que Votre Majesté cède à toute l'Europe réunie, en outre
que la modération inespérée du roi Guillaume et des Hollandais doit effacer le
dernier scrupule. Ils viennent, les premiers, d'opérer le mouvement en arrière
demandé par la
Conférence, et la contenance de leur armée est purement
passive et obéissante, sans haine ni jactance, et désirant plutôt éviter la
combat quo provoquer ouvertement l'armée belge.
« Le roi ayant exprimé l'idée que le rachat du
territoire était à l'avantage de la
Hollande et qu'on eût dû peut-être plus insistant pour le lui
faire comprendre, je répondis, qu'en effet, les Hollandais avaient avidement
saisi les premiers mots que nous en avions dits, comme objet d'une convenance
mutuelle, mais que nous avions nous-mêmes été effrayés de cet effet, qui,
mettant la nation hollandaise en opposition avec son roi, nous eût donné, si
nous eussions trop insisté, une couleur révolutionnaire que nous ne voulions
pas prendre en Europe.
« La bonté avec laquelle le roi Léopold ler parlait me
décida à aborder un sujet plus délicat encore. « M. de Theux m'a confié hier,
lui dis-je, que le jour même, il avait reçu de Paris des lettres qui
l'invitaient il gagner encore quelques jours: qu'alors le ministère actuel
ferait place à M. Thiers, qui ne permettrait pas que l'on touchât au
Luxembourg. J'ai répondu au ministre de Votre Majesté que d'abord je ne croyais
pas que nous eussions à faire cette épreuve; qu'ensuite j'avais entendu, à la
légation belge même, M. Thiers me parler de cette question; que, d'après le
rôle d'opposition adopté par lui, il blâmait la marche suivie, mais en
déclarant qu'elle avait pour résultat de forcer tout ministre qui arriverait au
pouvoir à faire sur la question belge exactement ce que faisait M. le comte
Molé. Le roi qui avait reconnu combien les espérances nourries par ces
correspondances avaient contribué ici à exalter les esprits, voulut bien me
dire que ces sortes de renseignements lui seraient d'un grand secours et ne
sauraient être trop répandus. » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris,
Pays-Bas, 640, folio 13.)
(page 293) « Je dois, écrivait
le monarque à son ministre des Affaires étrangères, appeler votre attention et celle
du ministère entier sur la partie positive de notre position. Vous savez que
les intérêts réels et même les affections du pays ont été la règle unique et
invariable de ma politique. Mais notre position est double. En premier lieu,
nous avons à nous occuper des sentiments et des besoins de la Belgique; en second lieu,
de ce que nous impose la politique générale de l'Europe, dont nous faisons
partie. Beaucoup de braves gens s'occupent cependant si peu de cette seconde
partie de nos obligations et nécessités, qu'on pourrait s'imaginer que nous ne
faisons pas partie de l'Europe.
« Il peut être embarrassant
pour l'Europe de nous contraindre, mais, à la longue, elle en trouvera bien le
moyen. Tandis que, pour nous, il est moralement et physiquement impossible
d'imposer exclusivement notre volonté à l'Europe.
« Elle est trop unie contre
nous depuis que l'Angleterre s'est rangée du côté des Puissances du nord. Du
reste, nous ne pouvons pas nier que l'Angleterre et la France ont exécuté le
traité d'une manière moitié directe et moitié indirecte. La convention de mai
1833 était un moyen infaillible de contraindre la Hollande à la paix. Et,
sans cette convention, notre existence politique était impossible. Nous avons
fait les démarches les plus (page 294) pressantes pour engager ces deux
Puissances à consentir à une transaction territoriale, et je dois ajouter que
je la crois surtout dans l'intérêt de l'Angleterre, dont la véritable politique
devrait être de consolider et d'assurer notre avenir. Peut-être, si le ministère
anglais était plus fort, et le Parlement mieux disposé pour la Belgique, cette vérité
serait appréciée, mais, malheureusement:, cela n'est pas ainsi. Vis-à-vis de
l'Angleterre et de la France,
il existe donc des engagements positifs. Ces deux Puissances pouvaient nous en
dégager, mais elles n'ont pas cru, dans l'intérêt de la politique européenne,
pouvoir le faire. Voilà la base positive de notre position politique que nous
ne pouvons quitter sans nous perdre, et que nous ne pouvons améliorer que de gré
à gré avec ces deux Puissances et nullement isolément. Il existe pour nous deux
cas de guerre: 1° si la
Hollande nous attaque ou viole le statu quo; 2° si une force
étrangère, quelle qu'elle soit, veut occuper notre territoire avant la
ratification d'un traité entre la
Belgique et la
Hollande. .
Le traité du 15 novembre existe
donc pour nous vis-à-vis de ces deux Puissances relativement à toutes les
clauses pour lesquelles nous ne pourrons pas obtenir leur consentement pour des
changements en notre faveur.
2. Le ministère décide de
faire un rapport au Parlement. Ajournement des Chambres. Démission de MM.
d'Huart, Ernst et du comte F. de Merode
(page 295) Dans le conseil du 29
janvier, la question de faire sur les négociations un rapport aux Chambres, question
déjà agitée depuis quelque temps, fut discutée et décidée. Le roi, qui avait
envoyé de nouveau M. van Praet à Londres, afin d'y seconder officieusement les
efforts de MM. van de Weyer et de Gerlache, aurait désiré qu'on attendît le
retour de son secrétaire pour rédiger ce rapport (Lettre du roi à M. de Theux, 26 janvier 1839).
Cependant, malgré l'avis du
monarque, on résolut de ne plus tarder à mettre le Parlement, et avec lui le
pays tout entier, au courant de la situation exacte. Dès le l février, M. de
Theux se trouva en mesure de lire à la Chambre une relation étendue des pourparlers dont
Londres avait été le théâtre.
L'état des esprits ne permettait
pas de reculer, ne fût-ce que quelques jours encore, cette communication. Les
décisions de la Conférence
n'étaient plus, en réalité, secrètes pour la Belgique. On n'en
connaissait certes pas le texte exact, mais, dès les débuts de décembre, le
bruit courait que le chiffre de la dette était diminué et que les stipulations
territoriales se trouvaient maintenues. Le jour même où le roi réunissait le
conseil des ministres, un membre de la Chambre demanda s'il était vrai que le
gouvernement eût reçu des communications de Londres et il réclama des
explications. M. de Theux dut promettre d'en donner. Tel était l'émoi au sein
du Parlement, que celui-ci ne pouvait continuer ses travaux sans être éclairé
sur la grave question qui agitait le pays.
Le rapport du ministre des Affaires
étrangères, très long (Il
comprend, dans l'Histoire parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, 98
pages de texte serré) et très documenté, exposait les négociations dont la Belgique avait été
l'objet depuis la conclusion de la convention du 21 mai 1833 jusqu'au 23
janvier 1839. M.
de Theux avait rédigé ce rapport avec beaucoup de tact. Sans dissimuler le
ralliement de l'Angleterre aux Puissances du nord et l'abandon de notre cause
par la France,
il s'exprimait à ce sujet avec une grande réserve. Aucune des deux Puissances
ne put se plaindre des expressions employées à son égard. Vis-à-vis de la Prusse, de l'Autriche et de
la Russie, qui
nous avaient été si franchement hostiles, le ministre observa également une
modération très opportune et très habile. Son rapport fut, avant tout, d'une
entière objectivité.
M. de Theux ne donnait aucune
conclusion à ses paroles et il l'expliquait en disant qu'il ne pouvait formuler
de proposition, les négociations n'étant pas terminées. On ignorait d'ailleurs
encore à Bruxelles l'accueil fait par le roi Guillaume aux décisions de la Conférence.
(page 296) Malgré ces motifs de
différer toute résolution engageant définitivement le cabinet, M. Dumortier,
appuyé par un nombre important de ses collègues, déposa sur le bureau un ordre
du jour par lequel la Chambre
affirmait sa volonté irrévocable de conserver l'intégrité du territoire.
Si cette motion eût été votée, la Belgique se serait mise
ouvertement en rébellion contre l'Europe et elle lui aurait déclaré la guerre
sans avoir même daigné discuter les pièces diplomatiques, dont communication
venait d'être donnée au Parlement. Pareille décision eût été offensante à la
fois pour la
Conférence et pour le gouvernement belge. Le chevalier de
Theux le fit remarquer avec force, malgré les marques de désapprobation qui
accueillaient ses paroles. Il demanda à la Chambre de ne pas se prononcer avant d'avoir pris
connaissance des propositions que les ministres comptaient lui faire dans la
séance du 6 février. Ses paroles furent écoutées et M. Dumortier lui-même
renonça momentanément à obtenir le vote de son ordre du jour (M. HYMANS, Histoire parlementaire de
la Belgique,
tome 1, p. 650). Le 3 février, un arrêté royal ajourna les Chambres
jusqu'au 4 mars (Quelques jours
après, sir H. Seymour disait à M. de Boislecomte, ministre de France à La Haye,
que, sans cet ajournement, la question eut été perdue à Bruxelles; qu’au moyen
de cette mesure, il croyait encore qu'on pourrait la sauver. Arch. du Min. des
Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 640, folio 33). Le numéro du Moniteur, qui
le publiait reproduisait un autre arrêté acceptant la démission de MM. d'Huart
et Ernst, ministres des Finances et de la Justice. M. Nothomb,
ministre des Travaux publics, assuma l'intérim du ministère de la Justice, le comte de
Merode, membre du Conseil, sans portefeuille et ministre d'Etat, celui des
Finances. Le comte de Merode se sépara à son tour du cabinet le 10 février.
Depuis quelque temps, des
divergences de vue sur la politique internationale existaient au sein du
ministère. Déjà au commencement de décembre 1838, Léopold 1er s'était plaint à Louis-
Philippe de ce que ses ministres étaient en partie d'une déraison affligeante
et le roi des Français lui avait donné le conseil d' opérer un remaniement
ministériel (Lettre de
Louis-Philippe au roi Léopold 1er, 11 décembre 1838. Revue rétrospective, page
348, colonne 2). En janvier ou en février 1839, le roi des Belges avait
fait des doléances analogues à la reine Victoria (Lettre de la reine Victoria au roi Léopold. BARDOUX : La Reine Victoria,
d'après sa correspondance intime, tome l, page 214). Les ministres
s'étaient séparés en deux partis: les politiques, ceux qui s'inclinant devant
la force des événements, comprenaient l'impossibilité de faire opposition aux
volontés de l'Europe, et les intransigeants, qui ne voulaient céder que lorsque
la force aurait été employée pour imposer à la Belgique les décisions de
la Conférence.
(page 297) Dans un conseil des
ministres présidé par le roi, le 31 janvier, les dissentiments étaient allés à
l'extrême. MM. de Theux, ministre des Affaires étrangères et de l'Intérieur,
Willmar, ministre de la Guerre,
et Nothomb, ministre des Travaux publics, avaient défendu l'opinion, qui devait
prévaloir, de se borner à exposer aux Chambres, dans le rapport qui allait leur
être fait, les volontés des plénipotentiaires, sans accompagner cette
communication d'aucun commentaire de nature à lier pour l'avenir la politique
gouvernementale.
MM. Ernst et d'Huart, au contraire,
estimaient que le gouvernement ne pouvait faire à la Chambre le tableau des
négociations de Londres sans dire en même temps quelles suites il comptait
donner à l'ultimatum qui venait de lui être adressé, et, à leur avis, le
gouvernement ne devait, s'il voulait sauver l'honneur et la dignité du pays,
céder qu'en présence d'une force majeure et, pour ainsi dire, au moment de
subir la contrainte (Histoire
parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, tome 1er. page 132).
Le comte Félix de Merode se rangea, lui aussi, parmi les intransigeants, mais
sans adopter cependant le système préconisé par MM. d'Huart et Ernst. Il avait
proposé d'envoyer à la
Conférence la note suivante:
« Sa Majesté le roi des
Belges, pour éviter de plus grands maux, s'était soumise en 1831 à une cession
forcée de territoire, infiniment pénible dès lors, mais devenue aujourd'hui,
par suite d'un délai de sept années qui ne peut être imputé à son gouvernement,
odieuse à l'égard des populations qu'elle concerne. Néanmoins, les cinq grandes
Puissances ayant rejeté toutes propositions conciliantes de nature à conserver
aux 300.000 habitants du territoire susdit leurs relations nationales, qu'ils
revendiquent avec instance et d'une manière non douteuse, les dites Puissances
continuent à exiger l'exécution pure et simple d'un acte, dont le caractère ne
permet pas à Sa Majesté le roi des Belges, qu'Elle s'y associe. Sa dite Majesté
déclare que, pour des motifs facilement appréciables, son intention n'est point
d'opposer de la résistance par la force des armes dans une lutte inégale, mais
que, protestant par d'autres voies effectives contre toute violence, en cas
d'invasion quelconque, elle n'entendra payer à la Hollande que la part,
exacte et calculée sur pièces probantes, qui incombe réellement à la Belgique dans la division
équitable des dettes du précédent royaume des Pays-Bas. Il est inutile de rappeler
que le devoir, et non l'intérêt, dicte la présente résolution » (Histoire parlementaire du traité de
paix du 19 avril 1839, tome Ier, page 132) (Note de bas de page :
« J'ai vu M. de Merode, écrivait le 7 février M. Serurier au comte Molé,
nous avons longuement querellé. J'ai vainement essayé encore d'obtenir de lui
ce que n'avait pu V. E. avec toute l'autorité de sa parole. J'ai fait appel à
tout ce qui pouvait l'émouvoir et remuer profondément ce cœur si belge et qui
cependant résiste à ce qui doit être le salut de sa patrie. Rien n'y peut. Il
persistera. Il dit à tout ce qu'on lui oppose: « Soit, la Conférence est
la plus forte, qu'elle envoie une armée. Nous céderons à la supériorité, car
nous ne sommes pas des fous. Mais nous céderons à la force seule. Nous ne
livrerons pas nos frères. Nous savons que l'Europe est plus puissante que nous
". Arch. dipl. du Min. des Aff étr. à Paris, Belgique 17 n° 14).
(page 298) La majorité du conseil
repoussa cette note comme elle avait repoussé la proposition de M. d'Huart et
Ernst. Ceux-ci ayant la conviction très sage et très politique que, dans les
circonstances difficiles où 1'on se trouvait, le gouvernement ne pouvait se
présenter devant les Chambres avec un cabinet divisé, crurent devoir remettre
leur démission au roi. Des motifs d'intérêt public empêchèrent de communiquer
cette décision au parlement avant que M. de Theux n'eût fait rapport sur les
négociations. Si M. de Merode ne suivit pas immédiatement ses collègues des
Finances et de la Justice
dans leur retraite, s'il accepta même pendant quelques jours la succession de
M. d'Huart, c'est parce que M. de Theux, tout en ne croyant pas à l'efficacité
du système proposé par le comte, tenta néanmoins de s'assurer s'il pourrait
avoir quelques chances de succès.
Il sonda à ce sujet sir Hamilton
Seymour. Celui-ci se hâta d'en référer à lord Palmerston. Il en reçut une
réponse conçue dans le style brutal dont le ministre britannique n'usait que
trop souvent pour signifier ses volontés à ceux avec qui il traitait. « Quant à
l'opinion du ministre belge, écrivait-il le 8 février, que, si la question
territoriale était arrangée par la retraite des Belges des districts qui ne
leur appartiennent pas, les cinq Puissances ne seraient pas à même d'employer
la coercition pour amener la
Belgique à payer la dette à la Hollande, vous
l'assurerez que si le gouvernement agissait dans une pareille supposition, il
se trouverait sérieusement abusé. Vous communiquerez à M. de Theux copie
officielle de cette dépêche » (Histoire
parlementaire du Traité de Paix du 19 avril 1839, tome l, p. 108).
La déclaration était trop formelle
pour laisser subsister quelque espoir dans l'efficacité du système conçu par M.
de Merode. Il fallait s'incliner devant les injonctions de la Conférence pour
la question financière comme pour la question territoriale. Le comte Félix
préféra se retirer du ministère que de devoir proposer avec MM. de Theux,
Nothomb et Willmar l'obéissance aux volontés de l'Europe (« La position de M. le comte Félix
de Merode que j'avais connu à Paris, écrivait M. de Boislecomte au comte Molé
en février 1839, et que je vis ensuite, est plus compliquée. Ministre du roi et
chef de parti, il représente bien plus dans le Conseil de S. M. belge le parti
catholique, que dans le public le ministre du roi. M. de Theux m'avait expliqué
comment s'était faite cette position et comment le roi avait donné à M. de
Merode un portefeuille qu'il ôtait à ses amis politiques MM. d'Huart et Ernst;
que c'était précisément à cause de l'identité des opinions de ces trois
Messieurs et pour rassurer le parti auquel ils appartenaient également.
La conversation de M. de Merode, sombre, âcre, passionnée,
n'admettait même pas la discussion: c'était l'irritation générale contre tout
le monde, contre la
Conférence, contre la France pour laquelle il protestait d'ailleurs de
son attachement, contre la révolution de juillet « qu'il aime et à
laquelle il voudrait éviter la honte (d'abandonner une révolution qu'elle a
faite et introduite en Europe », contre notre pusillanimité de n'avoir
pas, par un seul mot qu'il ne tenait qu'à nous de prononcer: « Je ne souffrirai
pas », empêché une population catholique d'être vendue à un prince
protestant, et il ne cacha pas son espoir que la lutte militaire, inévitable à
ses yeux, entraînera nos soldats, amènera la défection des troupes prussiennes
catholiques et le soulèvement des provinces rhénanes, Qu'on eût pu alors tout
concilier en fédéralisant le Luxembourg laissé à la Belgique; qu'il était
incroyable que ce fût la France
qui s'y était opposée; que les légations d'Autriche et de Prusse avaient
d'ailleurs rendu un grand service à la Belgique en quittant Bruxelles et ramenant la
séparation des Puissances du nord avec la France et l'Angleterre. Enfin, il établit fort
nettement sa position personnelle par ces mots: « qu'il se retirerait du
ministère, s'il lui fallait signer l'adhésion sans y avoir été préalablement
contraint par l'emploi de la force matérielle » Je répondis à M. de Merode
qu'il me semblait bien dur de faire payer à son pays 15 à 20 millions de francs
pour donner satisfaction à un point d'honneur ou de conscience que l'on pouvait
comprendre trop différemment; que la manière dont il posait ses opinions ne me
semblait pas admettre de discussion; que j'en respectais d'ailleurs la
sincérité, comme je supposais qu'il respectait les miennes qui étaient
entièrement opposées.
A la suite de M. de Merode, je vis M. le général Goblet, qui
prenant précisément la position inverse, se montra aussi vif pour la paix que
M. de Merode l'était pour la guerre, posant en principe général que l'opinion
n'était rien ici, que c'était au gouvernement de la faire, et que c'était sa
faute quand elle n'était pas telle qu'il la voulait. L'attitude du général
Goblet disait évidemment: «si, comme on le prétend, le roi ne trouve pas de
ministre pour signer le protocole, je suis prêt et mets mon dévouement au
service de Sa Majesté. » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, ,
640, folio 33).
(page 299) Les ministres restés en
fonctions ne jugèrent pas à propos de compléter à ce moment le cabinet. Ils
voulurent que seuls des hommes ayant pris part aux négociations eussent la
responsabilité de la décision qu'ils croiraient devoir demander au Parlement et
la tâche de la défendre (Histoire
parlementaire du traité de paix du 19 avril 1839, tome 1, p. 127).
3. Le comte F de Merode
propose une union purement militaire entre le Luxembourg et la Confédération
germanique. Hostilité du général Sebastiani et de lord Palmerston à ce système
A la séance du 1er février, M. de
Theux s'était refusé à donner des conclusions à son rapport, parce que,
disait-il, des négociations se poursuivaient encore à Londres. Ses paroles
répondaient aux faits.
Aux débuts de janvier, alors qu'il
séjournait à Paris, le comte Félix de Merode avait suggéré au chevalier de
Theux une combinaison qui aurait pu, à son avis, se concilier avec celle du
rachat des territoires et qui lui semblait de nature à donner satisfaction à la Confédération
germanique.
« Vous savez, écrivait-il, que
le roi Guillaume devait lui fournir (à la Confédération)
un contingent de 2,256 hommes. Ne pourrait-on pas mettre en avant l'idée d'une
sorte de lien militaire spécial entre le Luxembourg et la Confédération,
tandis que le pays conserverait tous ses rapports civils et commerciaux avec la Belgique; ainsi, par
exemple, il n'y aurait pas de Luxembourgeois de la partie cédée au service
belge, sauf comme volontaires. On réserverait leurs miliciens à la formation
d'un corps à part de 2,256 hommes, dont la Diète nommerait les officiers. Ce corps (page
300) n'aurait pas besoin d'être sous les armes en temps de paix; on
maintiendrait seulement les cadres et on appellerait les soldats exercés
d'avance, sons les armes, lorsque la Diète l'ordonnerait; de la sorte l'amour-propre
fédéral serait satisfait et nos concitoyens jouiraient également d'ailleurs de
tous leurs droits civils et politiques en Belgique, Je crois que nous ferions
bien de jeter cette idée sur le tapis, Elle ne peut déplaire à personne, car,
pour la France,
si le territoire est cédé totalement, les forces militaires de ce territoire
seront bien plus encore à la discrétion de la Diète. Mais
le roi des Belges ne nommant pas les officiers n'engagerait pas la Belgique même dans les
liens fédéraux ni directement ni indirectement comme l'était le royaume des
Pays-Bas. Ces troupes luxembourgeoises porteraient un drapeau aux armes de la
province et leur position mixte serait maintenue sans changer l'état des
personnes et briser leur nationalité belge que l'Allemagne elle-même a reconnue
formellement depuis 1815 puisqu'elle n'a jamais réclamé une représentation à
part pour le Luxembourg aux États-Généraux des Pays-Bas, ni aucune différence à
l'égard de la législature (Lettre
du 10 janvier I839).
L'idée du comte de Merode ne déplut
pas au roi Léopold. Au contraire, il écrivait au chevalier de Theux qu'il la
trouvait très bonne, en ajoutant toutefois: « Mais qu'il sonde là-bas, je
crois qu'on y serait très opposé. » Si M. de Merode jeta à Paris les coups de
sonde préconisés par le monarque, il n'y reçut probablement que « l'eau
bénite de cour » dont parlait M. van de Weyer, car toute combinaison
rattachant directement ou indirectement la Belgique à la Confédération
germanique devait rencontrer une formelle opposition de la part du Gouvernement
de Juillet.
Quoi qu'il en soit, dans son désir
de tout tenter pour conserver à notre pays les territoires contestés, le
chevalier de Theux, par lettre du 1er février, chargea M. van de Weyer de
transmettre à la
Conférence une note qui exposait le système du comte de
Merode. Le ministre de Belgique à Londres se rendit, le 4 février, chez le
général Sebastiani pour lui donner communication de cette note et lui demander
d'appuyer la proposition nouvelle au sein de la Conférence.
« Je n'ai, lui répondit le
général, reçu aucune instruction de ma cour à cet égard, mais je sais que le
cabinet français a, depuis longtemps, pris l'inébranlable résolution de
s'opposer, de la manière la plus formelle, à toute combinaison qui pourrait,
directement ou indirectement, lier la Belgique à la Confédération
germanique. Votre proposition me paraît avoir ce caractère. Cependant, je la
prendrai ad referendum et, au sein de la Conférence, j'attendrai, pour m'expliquer, que
les autres plénipotentiaires aient exprimé leur opinion. Cette opinion, je la
connais d'avance, (page 301) elle vous sera contraire; mais si, contre toute
attente, votre proposition recevait un accueil favorable, je serais obligé de
la combattre et de faire entrevoir la plus vive opposition de la France ».
La suggestion belge ne sourit pas
davantage à lord Palmerston.
« Ce que vous me proposez, dit
le ministre anglais, lorsqu'il eut entendu lecture de la note, me semble
impraticable sous bien des rapports. D'abord, vous soumettez à la Conférence une
question qu'elle n'a pas le droit de décider et dont il n'appartient qu'à la Confédération,
au roi grand-duc et à ses agnats, de prendre connaissance. La Conférence doit
se déclarer incompétente lorsqu'il s'agit des droits des tiers. En second lieu
votre proposition établirait la plus étrange anomalie politique. Le roi des
Belges, sans faire partie de la Confédération, fournirait un contingent
militaire, et pourrait, sans avoir voix à la Diète, se trouver dans le cas de prendre part à
une guerre avec une partie de ses sujets, tandis que l'autre partie, déclarée
neutre, y resterait étrangère. Ce serait là un état de choses si bizarre, si
compliqué, si embarrassant, si contraire au droit public européen, que vous ne
pouvez pas vous flatter de le voir sanctionner. En troisième lieu, la Confédération
tient et doit tenir à ce que le Grand-Duché ne soit pas effacé de la carte de
l'Europe comme Etat indépendant. Or, malgré le contingent militaire, la
combinaison que vous proposez aurait ce résultat. Je concevrais une proposition
tendant à substituer dans le grand-duché de Luxembourg le roi des Belges au Roi
des Pays-Bas. Une transaction de ce genre serait logique, naturelle, pratique;
mais elle ne se pourrait négocier qu'après la signature du traité, et de gré à
gré entre le roi Léopold d'une part et la Diète, le roi grand-duc et ses agnats de l'autre
part. J'en ai même parlé confidentiellement à M. de Senfft et je l'ai trouvé
assez disposé à appuyer une combinaison pareille. L'Allemagne la verrait de bon
œil. Mais nous ignorons quel accueil y ferait le roi Guillaume et quel serait
le parti que prendrait le gouvernement français. Nous avons tout lieu de croire
que, de ce côté, l'on rencontrerait une opposition invincible. Quoi qu'il en
soit, votre note de ce jour, qui ne peut conduire à aucun résultat pratique,
aura du moins cet avantage qu'elle servira, sous ce rapport, de pierre de
touche » (Lettre de M. van
de Weyer au chevalier de Theux, 4 février 1839) (Note de bas de page :
Lord Palmerston avait indiqué très exactement les inconvénients du système
préconisé par le comte de Merode. Mais il n'avait pas expliqué comment son
système à lui aurait écarté cet inconvénient. Si, comme il le proposait,
Léopold 1er, roi de la
Belgique neutre, était devenu grand-duc de Luxembourg, pays
de la
Confédération germanique, il aurait pu aussi se trouver
impliqué avec ses troupes luxembourgeoises dans une guerre où il serait resté
neutre comme souverain de la
Belgique. Cette anomalie n'aurait eu des chances d'être
écartée que si la Belgique
tout entière avait été englobée dans la Confédération.
Lord Palmerston aurait-il été partisan de cette solution
qu'au fond désirait l'Allemagne, ou du moins la Prusse ?)
Il ne semble pas qu'il ait plus
jamais été question de l'idée de substituer dans le Grand-Duché le roi Léopold
au roi Guillaume. (page 302) Comme le prévoyait le ministre britannique, un tel
projet ne pouvait rencontrer en France qu'une énergique opposition. Au mois de
juillet 1838, le comte Molé avait prévu qu'il pourrait être conçu peut-être à
Bruxelles. Mais il était aussi persuadé que ni l'Autriche, ni la Prusse ne l'accepteraient.
Le général Sebastiani avait d'ailleurs reçu l'ordre de déclarer à la Conférence que
jamais la France
ne donnerait son assentiment à cette substitution, que rien au monde ne
pourrait 1'engager à sanctionner une telle altération de l'esprit des
engagements de 1831 (Note de
bas de page : Dans
la minute des instructions qui furent envoyées à ce sujet le 17 juillet 1338 au
général Sebastiani, les lignes suivantes, qui expliquent bien les motifs de
l'opposition française, ont été raturées: « Il est par trop évident que le jour
où la Belgique
serait liée politiquement à l'Allemagne et où la Confédération
germanique aurait pris pied à Arlon en face de la partie la plus faible de
notre frontière, on serait fondé à se demander en quoi la dissolution de
l'ancien royaume des Pays-Bas aurait profité à la France. » Arch. du Min.
des Aff. étr. à Paris. Angleterre, 651, p. 34, n° 19).
4. La Conférence repousse le
système proposé par le comte F. de Merode. Acceptation par la Hollande des
projets de traité. Suggestion nouvelle de M. le Hon
Le jour même où M. van de Weyer
soumettait le nouveau projet à la Conférence, celle-ci recevait l'adhésion de la Hollande au traité
proposé. Les plénipotentiaires, profitèrent de cette circonstance pour répondre
au ministre de Belgique que le roi des Pays-Bas ayant accepté les ouvertures
qui lui avaient été faites, la négociation devait être considérée comme parvenue
à sa conclusion à l'égard de ce souverain et qu'il n'était plus possible
d'entrer en discussion sur aucune nouvelle combinaison. Ils ajoutèrent qu'ils
ne pouvaient, d'ailleurs, en aucun cas, considérer comme admissible, d'après
les vues de leurs cours, l'arrangement qu'indiquait le cabinet de Bruxelles.
Le 25 janvier, le comte le Hon
avait suggéré au chevalier de Theux un autre moyen de reprendre les
négociations tendant à la conservation par la Belgique du Limbourg et
du Luxembourg.
D'après lui, le cabinet de
Bruxelles, après avoir reçu notification de la note de la Conférence,
aurait dû adhérer au principe du traité nouveau et aux modifications que ce
traité apportait à celui du 15 novembre 1831; puis, examinant les possibilités
d'exécution, il aurait signalé ce qu'il y avait de moralement et de
politiquement impossible dans la séparation des territoires; et, comme la
reconnaissance d'un principe n'empêche pas de transiger sur ses applications ou
sur l'une d'elles, le gouvernement belge aurait pu se déclarer prêt à signer
les deux traités à la seule condition que, dans un article additionnel, il
serait entendu que la question des limites relativement au Limbourg et au
Luxembourg ferait l'objet d'une négociation directe entre la Belgique et là Hollande et
d'un arrangement de gré à gré sous la médiation des cinq cours. Pendant cette
(page 303) courte négociation, la
Belgique resterait, il est vrai, en possession des
territoires contestés, mais elle aurait supporté et payé une partie de la dette
de 5.000,000 de florins, concession importante pour les Hollandais, et un
traité aurait lié les deux parties intéressées soit envers les Puissances, soit
entre elles. Toutes les stipulations, excepté celles du territoire en rapport
avec le Luxembourg et le Limbourg, seraient acceptées définitivement. M. le Hon
estimait que, par cette combinaison, l'Etat belge se trouverait constitué dans
presque toutes ses conditions d'existence et que l'espoir de sauver l'intégrité
territoriale aurait des chances de se réaliser après l'établissement des
relations internationales avec le cabinet de La Haye. L'article
additionnel que proposait le ministre de Belgique à Paris aurait dû reproduire
à peu près la disposition des XVIII articles conçue dans le même esprit. Cet
article, pensait~il, présenterait l'avantage de réserver sous une forme
convenable la question du rachat et de lui concilier quelque faveur dans.1a
Conférence.
Le comte le Hon ne proposa pas son
système sans l'avoir d'abord soumis à M. de Sages, directeur des affaires politiques
au département des Affaires étrangères, et le lui avoir soumis en son nom
particulier, prenant soin de n'engager en rien le gouvernement du roi Léopold.
Le fonctionnaire français ne regarda pas la combinaison proposée comme
inadmissible. Il émit l'avis qu'une semblable suggestion avait tout
naturellement sa place dans la réponse belge à la note de la Conférence. Mais lui aussi ne parla qu'en son nom
personnel.
La combinaison imaginée par le
comte le Hon n'eut pas l'occasion d'affronter l'épreuve de la Conférence. L'accueil fait au système du comte F.
de Merode persuada au cabinet de Bruxelles qu'il n'y avait plus aucun espoir
d'arriver à la, conservation des territoires limbourgeois et luxembourgeois ni
à aucune modification importante du traité signifié à la Belgique et accepté par
le roi Guillaume.
5. Hésitations du ministre
belge sur la politique à adopter
Le 5 février, avant d'avoir reçu
notification de cet accueil, le chevalier de Theux écrivait aux légations
belges de Paris et de Londres pour leur faire part de la crise ministérielle et
de l'ajournement des Chambres. Sa missive montre les trois ministres, qui
composaient encore le cabinet, paraissant hésiter s'ils devaient proposer aux
Chambres l'adhésion aux clauses territoriales du traité et ne croyant pouvoir
le faire que s'ils obtenaient l'assurance d'une réduction considérable de 1a
dette et de la possibilité de racheter le péage de l'Escaut moyennant une
redevance annuelle modérée (page 304) à payer à la Hollande par le Trésor
belge. Ils n'avaient pas encore perdu, à ce moment, tout espoir d'obtenir cette
assurance, Ils semblaient avoir conservé quelque foi dans la promesse qu'on
leur avait faite à Paris et que le comte Molé faisait renouveler le 8 février
encore par le comte Serurier au chevalier de Theux (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Belgique, 17
minute n° 1), de leur obtenir des modifications au projet de traité si la Belgique adhérait au
préalable à la cession territoriale (Note de bas de page : « J'avais été conduit par M. Serurier chez le
ministre des Affaires étrangères; je le revis le lendemain de mon audience et
pus remarquer les heureux progrès que la question avait faits dans son esprit
», écrivait, le 13 février, M. de Boislecomte au comte Molé.
« Dans notre premier entretien, il protestait ne pouvoir
rien proposer aux députés pour le territoire, s'il n'avait à leur communiquer
une promesse de la France
d'être soutenus ensuite pour une diminution de la dette et du péage de
l'Escaut. Il trouvait les chances de la résistance supérieures à celles de
l'adhésion; que la résistance était, au fond, sans danger; que l'Autriche et la Prusse étaient, par leurs
embarras intérieurs, incapables de rien faire, et que les troupes de la Confédération
seraient battues, si même, sans en venir jusqu'à des hostilités, tous ne
reculaient pas, laissant le champ à celui qui convaincrait les autres de sa
volonté de faire la guerre.
« Dans notre second entretien, il n'était plus question,
ni de ces prétentions, ni de ces espérances. M. de Theux, se plaçant alors sur
le même terrain que nous, s'effrayait de l'affluence de nos révolutionnaires et
nous demandait de l'en préserver. Il ne revint cependant à parler de l'avantage
qu'il y aurait pour la position ministérielle à être forcé par une exécution.
Je me récriai aussitôt contre l'inconcevable légèreté qu'il y aurait à
soumettre à une pareille éprouve leur royauté nouvelle qui, dans la réalité,
n'est encore sincèrement acceptée par personne et est vue à peu près de tous,
mais surtout de l'Allemagne, avec une si manifeste répugnance, et je terminai
ainsi ces entretiens : « Lorsqu'en 1815, les quatre Puissances, après
s'être alliées à Louis XVIII contre Napoléon, entreprirent de le dépouil1er
lui-même, M. de Talleyrand, cédant à l'indignation qui soulevait le pays, se
retira en refusant sa signature à l'acte de spoliation qu'elles nous
présentaient. M. de Richelieu donna la sienne. Après 20 ans, l'opinion a
prononcé: la France,
remontée si haut, rend hommage à l'acte de courage et de patriotisme qu'a fait
M. de Richelieu, en attachant son nom à un sacrifice bien douloureux, mais
nécessaire alors, comme l'est aujourd’hui celui que l'Europe demande à la Belgique». M. de Theux
fut très frappé de ce rapprochement, qu'il me fit répéter plusieurs fois : le
rôle de M. de Richelieu devenait évidemment celui qu'il pensait à adopter pour
lui-même.
« Votre Excellence sait que M. de Theux, ami particulier de
M. de Secus, cardinal archevêque de Malines, appartient au parti catholique;
mais sa raison éclairée, son caractère froid et modéré ne lui permettent pas de
partager les exaltations de ce parti. » Arch. du Min. des Aff. étr. à
Paris, Pays-Bas, 640, folio 33).
« Ce qui serait la pire
condition du gouvernement, écrivait le chevalier de Theux au comte le Hon et à
M. van de Weyer, ce serait d'avoir demandé aux Chambres l'acceptation des
clauses territoriales et de succomber ensuite sur les questions précitées
auprès de la Conférence. Cela serait considéré comme un
leurre. »
6. Lord Palmerston refuse
d'appuyer toute demande de modification aux projets de traité. Déclaration du
ministre anglais au Parlement britannique
A Paris, dans certains milieux, on
ne paraissait pas trouver impossible d'obtenir de la Conférence la
satisfaction désirée par la Belgique,
et l'on continuait à laisser entrevoir au gouvernement belge la possibilité
d'arriver, moyennant l'adhésion aux stipulations (page 305) territoriales, à
des modifications aux autres articles du traité 1. (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 9 février
1839). Mais, selon l'expression de M. van de Weyer, le comte le Hon ne
recueillait en réalité que de l'eau bénite de cour. Le gouvernement français
n'avait nullement l'intention de déployer l'énergie qu'il eût fallu pour nous
faire remporter quelque succès. Comme toujours, il n'était disposé à nous
soutenir que dans la mesure où l'Angleterre le lui permettrait.
Or, pour l'Angleterre, aucune
modification au traité ne devait plus être cherchée. Dès le 4 février, lord
Palmerston s'était montré particulièrement catégorique à ce sujet. « Si cette
adhésion, dit-il ce jour-là à M. van de Weyer en lui remettant une copie de la
note par laquelle M. Dedel avait notifié à la. Conférence la décision de la Hollande, si cette
adhésion dissipe les doutes que l'on avait en Belgique sur la bonne foi du roi
Guillaume et son désir sincère d'en finir, elle rend aussi plus difficile, pour
ne pas dire impossible, toute espèce de modification aux arrangements proposés.
La Hollande
s'est mise en règle; elle s'est rangée avec l'Europe contre la Belgique récalcitrante,
et votre résistance ou des réserves dans l'acceptation ne feraient que
compliquer inutilement les difficultés et les dangers. Que l'on ne cherche
point à traîner les choses en longueur, et surtout que l'on ne compte point sur
les ressources que pourrait offrir à l'opposition une Chambre française animée
d'un désir de paix moins vif que ne l'était celle qui vient d'être dissoute (Note de bas de page : A la
suite du vote de l'adresse, le comte Molé, croyant ne pouvoir gouverner avec la
faible majorité qui lui était restée fidèle, avait offert sa démission au roi.
Mais Louis-Philippe ne parvint pas à former un ministère pour le remplacer et
le comte Molé, à la demande du monarque, reprit le pouvoir. Une dissolution de la Chambre des députés fut
décidée. Les élections aboutirent à une défaite complète du parti Molé) ; car
les Puissances ne laisseraient pas à la Belgique le temps d'exposer ainsi son propre
avenir; elles concerteraient, avant cette époque, les mesures d'exécution qui
trancheraient toutes les questions » (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 4 février 1839).
Lorsqu'il reçut la lettre écrite
par M. de Theux le 5 février, M. van de Weyer, tout en lui répondant qu'il
s'empresserait de faire de nouvelles tentatives pour obtenir les modifications
souhaitées à Bruxelles, ne lui dissimula pas que c'était avec bien peu de
chances de réussir. La réponse de lord Palmerston aux ouvertures du ministre de
Belgique ne laissa plus en effet subsister la moindre lueur d'espoir. «A
l'époque, dit-il à M. van de Weyer, où la conférence s'occupait de la rédaction
définitive des articles à proposer aux deux parties, et où je renouvelai en
vain mes instances pour que le gouvernement belge s'expliquât et entrât franchement
dans la (page 206) négociation, je vous prévins qu'une fois que les articles
seraient arrêtés et acceptés par la
Hollande, tout changement ultérieur deviendrait impossible.
Connaissant les illusions dont on se berçait encore à Bruxelles, j'ajoutai que
la signature du protocole serait, non pas, comme M. de Theux l'espérait, le
commencement d'une négociation nouvelle, mais la fin de toute négociation. Tout
ce que je vous ai annoncé s'est réalisé. La Conférence a prononcé
sa décision et le roi de Hollande y a adhéré; tout est accompli et nous ne
pourrions plus, sans nous mettre en contradiction avec nous-mêmes, proposer à
ce souverain ni une réduction sur la dette, ni des changements nouveaux à
l'article 9. Nous sommes convaincus qu'il rejetterait, sans même les examiner,
les propositions que vous pourriez faire à cet égard; et il ne ferait en cela
qu’user de son droit. La
Belgique est donc placée entre le traité du 15 novembre,
qu'elle a accepté, ratifié et fait exécuter en partie, et les arrangements qui
lui sont actuellement soumis. Si ces arrangements ne lui conviennent point,
malgré les avantages immenses qu'ils lui assurent, elle peut les refuser; mais
alors on lui demandera l'exécution du traité du 15 novembre. Le langage que je
vous tiens aujourd'hui n'est plus nouveau; et, de crainte que l'on ne se
méprenne à Bruxelles et que l'on ne continue d'y espérer l'impossible, je
m'empresserai d'écrire à lord H. Seymour, et je le chargerai de communiquer ma
lettre à M. de Theux » (Lord
Palmerston écrivit, en effet, à sir G. H. Seymour, le 8 février 1839).
« Si, dans le temps, on avait
voulu nous écouter; si l'on ne s'était pas obstinément refusé à se considérer
comme lié sur la question territoriale, à nous transmettre officiellement une
rédaction de l'article 9, il eût peut-être été possible de vous obtenir de
meilleures conditions sur la dette. Maintenant, il serait inutile de le tenter
et j'espère que la démarche que vous faites aujourd'hui sera la dernière. Je me
résume: ou bien une adhésion aux articles proposés ou bien exécution du traité
du 15 novembre. Il est une troisième alternative que la Belgique peut choisir à
ses risques et périls: c'est un défi donné aux cinq Puissances et la guerre
avec toute l'Europe. » 2.
(Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 9 février 1839).
En rapportant ces déclarations, M.
van de Weyer avertissait le chevalier de Theux que le général Sebastiani
subordonnait toute intervention française en faveur de la Belgique à son adhésion
aux stipulations territoriales et au chiffre de la dette: Cette intervention
devait se borner à demander de minimes modifications à la rédaction de
l'article relatif à la navigation de l'Escaut. L'ambassadeur n'était point
autorisé à proposer le rachat du droit de péage.
Devant le Parlement anglais, lord
Palmerston se montra aussi net (page 307) qu'il l'avait été dans ses entretiens
avec M. van de Weyer. Déjà, dans le discours du trône, la reine avait montré
les cinq Puissances unanimes dans leurs décisions. C'était assez dire que la Grande-Bretagne ne
laisserait pas la France
s'écarter du concert européen pour soutenir la cause de la Belgi ue. Dans les séances
de la Chambre
des Communes des 5 et 6 février, le gouvernement britannique, répondant à une
éloquente interpellation d'O'Connell, déclara une fois de plus que la Belgique avait à choisir
entre les propositions du 23 janvier et le traité du 15 novembre. Il ne s'éleva
pour ainsi dire aucune protestation contre cette déclaration. Dans la presse on
constata presque la même unanimité. Les journaux whigs abandonnèrent, eux
aussi, notre cause. Cette désertion se trouvait due en grande partie à
l'inopportune proposition faite par M. de Merode à la séance de la Chambre des représentants
du 25 décembre 1838. On avait en Angleterre cru le comte Félix inspiré par la France et cela avait suffi
pour persuader à la majorité du peuple britannique que la résistance des Belges
au morcellement de leur territoire prenait sa source dans des intrigues
françaises. L'ancienne jalousie contre l'ennemie héréditaire s'était réveillée
en un instant (J. THONISSEN,
op. cit., tome III, page 319).
7. Mesures militaires à la
frontière hollando-belge. La Conférence invite les cabinets de Bruxelles et de
La Haye à éloigner leurs troupes. Refus du chevalier de Theux. Nouvelle note de
la Conférence aux plénipotentiaires belge et néerlandais. Langage violent de
lord Palmerston à l'égard de la Belgique. Le gouvernement du roi Léopold se
montre irréductible. Ses intentions pacifiques
Pendant que ces négociations se
poursuivaient, des incidents graves et imprévus compliquaient la situation. .
La Hollande n'avait jamais
cessé de maintenir des troupes à proximité des frontières belges et ce fait
avait entretenu en Belgique la crainte de voir le roi Guillaume renouveler un
jour l'invasion brusque de 1831
(Note de bas de page : Le 9 janvier, le baron Mortier écrivait au comte
Molé: « La division des grenadiers qui forment la garnison de la Haye quittera
cette capitale demain ou après-demain pour se porter vers le Brabant
septentrional. Le prince d'Orange partira également d'ici demain ou
après-demain et se rendra à son quartier général de Tielbourg. Il parait que
ces dispositions ont été adoptées par suite de dépêches reçues des Puissances
du nord et dans lesquelles on pressait le cabinet de La Haye de prendre une
attitude militaire capable d"imposer aux Belges et de repousser leurs
attaques que l'on semble redouter. » Arch. du Min.. des Aff. étr. à Paris,
Pays-Bas, 640, folio 11). De là, les fortifications de Diest; de là
l'établissement dans le nord de la
Belgique de troupes destinées à repousser éventuellement
semblable attaque. A mesure que se poursuivaient les négociations de Londres,
dans les Pays-Bas comme chez nous, les forces militaires se trouvaient
renforcées. Naturellement, chacun des deux pays prétendait ne répondre qu'à des
mesures prises par son adversaire. Cet état de choses ne laissait pas que de
susciter des craintes à l'étranger. Parmi des troupes mises ainsi face à face,
le moindre incident volontaire ou involontaire pouvait provoquer (page 308) une
collision et, une fois les premiers coups de fusil tirés; une guerre, de nature
à embraser toute l'Europe, eût été bien difficile à empêcher.
La Prusse massait 77,000
hommes destinés à intervenir en cas de conflit ou à prendre contre la Belgique des mesures
coercitives. La France,
de son côté, organisait dans les départements du nord-est une forte armée
d'observation (Arch. du Min.
des Aff. étr. à Paris, Allemagne, 796, folio 14, - Belgique 17, n° 21 - Prusse
271, folio 49).
A Paris, le comte Molé signala à
lord Granville les mouvements des troupes belges et hollandaises et lui exposa
les inquiétudes que lui faisait concevoir cette situation. « Si, ajouta-t-il,
je n'avais pas donné ma démission, j'enverrais au général Sebastiani l'ordre
d'attirer l'attention de la Conférence sur ce qui se passe aux frontières des
deux pays et de provoquer sur ce sujet une déclaration de sa part. » Lord
Palmerston ne dédaigna pas cette suggestion. Il convoqua immédiatement les
plénipotentiaires et obtint d'eux un assentiment unanime à deux notes destinées
l'une à M. van de Weyer, l'autre à M. Dedel (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 2 février
1839), et par lesquelles les gouvernements belge et hollandais étaient
respectivement invités à éloigner leurs troupes de l'extrême frontière et à les
disposer de manière à faire disparaître l'appréhension d'une rencontre ou le
soupçon d'un dessein hostile.
Toujours animés des préventions
qu'ils avaient contre les catholiques belges à raison de leur prétendue
intervention dans les troubles religieux rhénans, instruits d'ailleurs de
l'esprit patriotique de ces catholiques, les plénipotentiaires du nord, surtout
celui de la Prusse,
auraient voulu insérer dans la note destinée à la Belgique quelque allusion
directe à ce qu'ils appelaient les « menées du parti catholique». Mais le comte
Sebastiani insista pour qu'il n'en fût rien et pour que les deux notes fussent
identiques. Son opinion appuyée par lord Palmerston finit par l'emporter (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris,
Angleterre, 657, folio 16).
M. de Theux répondit, dès le 8
février, en contestant que les mouvements de l'armée belge présentassent rien
d'agressif contre la Hollande,
en établissant que ces mouvements avaient un caractère purement défensif et en
refusant nettement de rien modifier à la position des troupes belges avant que
les Pays-Bas n'eussent, en changeant la position de leurs années concentrées
sur l'extrême frontière de la
Belgique, écarté toute possibilité d'une attaque de leur
part.
Le 11 février, M. van de Weyer,
faisant usage des détails que lui (page 309) envoyait le ministre des Affaires
étrangères, adressait une réponse à la note de la Conférence (Lettre de M. van de Weyer au
chevalier de Theux, 12 février 1839).
Celle-ci avait déjà reçu de la Hollande l'assurance que,
avant la réception de l'invitation qui lui avait été adressée par les
plénipotentiaires de Londres, elle s'était empressée de modifier les
cantonnements de ses troupes de manière à prévenir, autant que possible, pour
ce qui la concernait, toute espèce de collision (Note de M. Dedel à la Conférence, 11 février 1839). Le 13, le
plénipotentiaire belge recevait de la Conférence une nouvelle note:
« Les soussignés,
plénipotentiaires d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne,
de Prusse et de Russie, ont reçu la note que M. le plénipotentiaire de S. M. le
roi des Belges leur a fait l'honneur de leur adresser en date d'hier, en
réponse à l'invitation faite par la Conférence au gouvernement belge de prendre les
dispositions nécessaires pour éviter toute chance d'une collision entre ses
troupes et les troupes hollandaises. M. le plénipotentiaire de S. M. le roi des
Belges verra, par la note ci-jointe en copie, du plénipotentiaire néerlandais,
que le gouvernement de S. M. le roi des Pays-Bas déclare se conformer à la
demande qui lui avait été simultanément adressée pour le même objet et les
soussignés ne doutent pas qu'en recevant cette déclaration le gouvernement
belge ne se détermine, en conformité du contenu de la note de M. le
plénipotentiaire de S. M. le roi des Belges, à prendre des mesures analogues
sur sa frontière. Dans l'état actuel des choses, les soussignés croiraient
manquer aux devoirs que leur impose la sollicitude de leurs cours pour le
maintien de la tranquillité générale, s'ils n'invitaient le gouvernement de S.
M. le roi des Belges, de la manière la plus pressante, à faire cesser sans
retard les armements extraordinaires qui ont eu lieu en Belgique, en renvoyant
dans leurs foyers les réserves et les permissionnaires appelés sous les
drapeaux et en remettant l'année sur le pied où elle a été au ler octobre
dernier. ' .
« Les soussignés adressent une
pareille invitation au gouvernement néerlandais par la note ci-jointe en copie,
et, en engageant les deux parties à exécuter les mesures indiquées avant la fin
du mois courant, ils s'attendent à recevoir sans aucun délai une réponse
satisfaisante du cabinet de Bruxelles, afin de pouvoir en faire part, en temps
utile, à celui de La Haye, dont la déclaration sera également communiquée sans
perte de temps au gouvernement de S. M. le roi des Belges.
« Les soussignés saisissent
cette occasion pour avoir l'honneur de renouveler à S. E. le plénipotentiaire
de S. M. le roi des Belges l'assurance de leur haute considération. »
La Conférence remettait
une note analogue au plénipotentiaire néerlandais. Elle paraissait ainsi se
montrer impartiale et s'adresser d'une manière identique aux deux adversaires.
Mais cette impartialité n'était que de forme. Les notes portaient la date du 12
février. (page 310) Deux jours après, le président de la Conférence envoyait à
son représentant à Bruxelles une lettre dont copie devait être donnée à M. de
Theux et qui condamnait les préparatifs militaires de la Belgique alors qu'elle
justifiait et admettait ceux de la Hollande. Celle-ci,
à l'avis de lord Palmerston, poursuivait uniquement un but défensif tandis que,
par ses armements, la
Belgique, sans être menacée par le roi Guillaume, toujours
lié envers la France
et l'Angleterre par la convention du 21 mai 1833, méditait une attaque contre
l'Allemagne. « Les préparatifs belges, disait-il, ont en effet été
ouvertement faits dans le dessein de retenir par la force la possession
permanente des districts appartenant au grand-duché de Luxembourg que les
Belges occupent actuellement provisoirement et par tolérance, en vertu de la
convention de 1833, mais un tel dessein est une intention de faire une
agression contre la
Confédération germanique. » Et le ministre britannique
condamnait violemment l'attitude du gouvernement belge, qui, « en pleine
violation de ses engagements, au mépris d'un traité solennel, a publiquement
annoncé, par son langage et par ses actes, une détermination de commencer une
guerre offensive contre la
Confédération germanique » (Lettre de lord Palmerston à sir H. Seymour, 15 février
1839).
Sans se laisser émouvoir, ni par
l'invitation polie de la
Conférence, ni par celle plus brutale de lord Palmerston, le
gouvernement belge n'accepta pas de rien modifier, ni quant à la position de
ses troupes, ni quant à leur composition. La Conférence, en
accueillant la déclaration par laquelle la Hollande affirmait avoir éloigné ses régiments de
nos territoires, se contentait d'une satisfaction peu réelle. L'armée
hollandaise s'était bornée à diminuer la force de ses avant-postes sur
l'extrême frontière; elle avait reporté en arrière quelques-uns de ses
cantonnements, mais elle n'en conservait pas moins, tout en étant plus
concentrée, sa traditionnelle attitude hostile envers la Belgique. Elle
paraissait notamment ne rien avoir changé dans la position de ses forces
réunies devant Venloo. L'année belge, au contraire, ne s'était jamais portée à
proximité des Pays-Bas. Tout au plus avait-elle établi en avant du camp de
Beverloo quelques postes d'observation d'une faible importance et elle avait
toujours adopté des positions analogues à celles que les régiments néerlandais
venaient de prendre autour de Bois-le-Duc, de Tilbourg et de Boxtel, et à la
même distance des frontières. On ne pouvait donc pas invoquer les mouvements
opérés par l'armée du roi Guillaume pour obliger les troupes belges à adopter
des cantonnements encore plus en arrière que ceux qu'elle occupait. La
situation de ces cantonnements éloignait d'ailleurs tout soupçon d'agression et
tout danger de collision.
(page 311) Le gouvernement belge
avait de bons motifs pour repousser la demande de désarmement. La situation
politique ne lui permettait pas de réduire ses forces militaires en dessous de
celles que la Hollande
maintenait très près de notre pays et qu'elle ne cessait d'augmenter. Tandis
que la Belgique
avait abandonné tout armement extraordinaire depuis le 27 janvier, en février,
le roi Guillaume rappelait sous les drapeaux deux classes de milice en congé,
renforçait son escadre sur l'Escaut de treize canonnières et annonçait que
trois autres bâtiments de guerre allaient bientôt paraître dans les eaux du
fleuve (Lettre du chevalier de
Theux à. M. van de Weyer, 26 février 1839).
Pas plus que le gouvernement belge,
le gouvernement néerlandais ne consentait d'ailleurs à faire des promesses de
désarmement. Il se contentait de protester de son désir de paix et en donnait
comme témoignage la retraite de ses troupes 2. (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 1er mars
1839).
En réalité, le gouvernement belge
ne voulait pas la guerre. Le roi Léopold avait pris envers le roi
Louis-Philippe l'engagement de s'opposer de toute son influence à ce que des
hostilités fussent provoquées par les négociations de Londres, et, depuis les
débuts de février, M. de Theux était persuadé de la nécessité de proposer aux
Chambres législatives l'acceptation des propositions du 23 janvier. Si le
cabinet maintenait l'armée belge à effectifs complets, c'était parce que l'on
pouvait toujours craindre, comme en 1831, une attaque brusquée de la part de la Hollande et qu'il fallait
éviter qu'une seconde fois les troupes du roi Guillaume ne parvinssent en
quelques jours au cœur du pays. En outre, aussi longtemps que les Chambres
délibéraient, on ne savait pas, d'une façon certaine, quelle serait leur
décision ultime. S'il y avait des motifs d'espérer qu'elles se rallieraient à
la politique pacifique du gouvernement, il pouvait se faire aussi qu'elles se
décidassent, comme plusieurs de ses membres le demandaient, à une résistance
armée. Cette éventualité devait être prévue. Si elle se réalisait, bien que M.
de Theux et les collègues qui lui restaient dussent vraisemblablement
abandonner le pouvoir aux partisans de la guerre, ils auraient encouru une
lourde responsabilité en s'étant abstenus de fournir à la Belgique des moyens de
défense aussi complets que possible. Partisans de la paix, ils devaient
cependant prévoir le cas de guerre et prendre des mesures en conséquence.
8. La nomination du général
polonais Skrynecki comme général belge. Rupture des rapports diplomatiques
entre la Belgique
d’une part et l'Autriche ainsi que la
Prusse d'autre part. Lord Palmerston et le comte Sebastiani
blâment cette rupture
Tout ce qui se faisait en matière
militaire ne rencontrait d'ailleurs pas l'approbation de M. de Theux. Le
ministre de la guerre ayant fait de nombreuses nominations et promotions dans
l'armée au début de février, le ministre des Affaires étrangères et de (page
312) l'Intérieur crut devoir adresser à ce sujet, une protestation au roi,
protestation qui montre son auteur nettement décidé à s'incliner devant les
injonctions de la, Conférence de Londres.
« Sire, écrivait-il le 7
février, je crois remplir un devoir envers Votre Majesté en appelant son
attention particulière sur les graves reproches auxquels le ministère de la Guerre et accessoirement
l'ensemble du gouvernement sera en butte, par suite de nominations et de
promotions dans l'armée, alors qu'elles ne sont pas justifiées par la politique
du gouvernement ni par un danger réel d'attaque. Si le but de ces nominations
était de profiter du moment pour maintenir à l'avenir des cadres plus garnis,
la responsabilité ministérielle serait engagée vis-à-vis des Chambres à la
conclusion de la paix.
« Je pense que, dans ce
moment, toute démonstration militaire fausse l'opinion du pays et l'entretient
dans des illusions de résistance. »
Le chevalier de Theux ajoutait en
post-scriptum: « M. le ministre des Travaux publics m'a exprimé à son tour la
même opinion sur la situation fausse dans laquelle nous engage le département
de la guerre contre ses intentions propres. »
Une des nominations faites venait
de jeter la Belgique
dans une crise nouvelle en provoquant la rupture de ses rapports diplomatiques
avec la Prusse
et l'Autriche.
Dans les mesures qu'il prenait pour
mettre l'armée en état de soutenir une lutte éventuelle, le gouvernement avait
dû se préoccuper de la question du commandement supérieur. Or, parmi les
généraux belges, aucun n'avait jamais en campagne dirigé une division. Pour
parer à cette lacune, on songea à recourir aux services d:un étranger.
Déjà, en 1836, les yeux s'étaient
portés sur le général Skrynecki, qui, à la tête des troupes polonaises, avait
battu les Russes dans la mémorable journée d'Ostrolenska et qui, depuis
l'écrasement de la révolution, vivait retiré à Prague où l'Autriche lui avait
accordé l'hospitalité. En 1838,
l'attention du roi Léopold fut de nouveau attirée sur le
héros polonais par le comte de Montalembert.
Celui-ci le présenta au monarque
comme possédant une âme hautement chevaleresque et comme étant doué de qualités
militaires qui lui permettraient peut-être un jour de devenir le Léonidas de la Belgique (LECANUET, Montalembert, tome II, page
21). Le comte Félix de Merode joignit ses recommandations à celles de
son gendre et, après de longues hésitations, le roi des Belges se résolut à
faire appel à Skrynecki (DE
LANNOY, Un incident germano-belge au XIXe siècle. L'affaire Skrynecki).
Le général Willmar, (page 313) ministre de la Guerre, se prêta à l'exécution des intentions du
roi, mais le chevalier de Theux, et vraisemblablement aussi les autres membres
du cabinet, ne connurent la décision royale qu'après l'arrivée à Bruxelles de
l'officier polonais (Lettre du
chevalier de Theux).
Si le ministre des Affaires
étrangères avait été prévenu de la nomination projetée, peut-être aurait-il
songé à s'enquérir des conditions auxquelles le général séjournait en Bohême et
de l'accueil que le cabinet de Vienne ferait à son entrée dans l'armée belge. On
eût évité ainsi un incident qui ne devait que rendre plus difficiles encore les
rapports de la Belgique
avec la Conférence
de Londres et permettre aux Puissances qui nous étaient hostiles de représenter
la résistance offerte par le gouvernement belge aux volontés des
plénipotentiaires comme la manifestation d'un esprit révolutionnaIre.
Le général Skrynecki reçut les
premières ouvertures du ministre de la Guerre par l'entremise du comte F. de Merode. Il
Ies accueillit favorablement. On lui dépêcha alors un émigré polonais, le comte
Bystrzanowski, chargé de lui dire qu'il obtiendrait en Belgique, s'il pouvait y
venir, la position de général de division en disponibilité et le commandement
d'une division dans le cas où le gouvernement serait amené à augmenter son
armée (Lettre du général
Willmar au chevalier de Theux, 5 février 1839).
Mais le général ne jouissait pas à
Prague d'une entière liberté. La police y surveillait ses actes et il n'aurait
certes pas obtenu, s'il l'avait demandé, un passeport pour la Belgique. Aussi se
résolut-il à une fuite clandestine qui le conduisît en Angleterre d'abord, à
Bruxelles ensuite. Avant de quitter Prague, il avait écrit au prince de
Metternich pour lui expliquer les raisons de son départ. « J'aurais
désiré, disait-il au chancelier, faire auprès de Votre Altesse une demande
régulière de passeport, mais tout m'avertit que le gouvernement impérial ayant
des ménagements diplomatiques à observer, je dois plutôt garder le silence sur
ce départ » (Lettre du général
Skrynecki au prince de Metternich, 3 janvier 1839).
Lorsqu'il eut reçu la missive de
Skrynecki, le prince de Metternich montra une vive irritation. Il considérait
que celui-ci était à Prague, prisonnier sur parole et qu'en quittant cette
ville et l'Autriche, il avait violé ses promesses. Mais, sur ce point, le
général, dès qu'il apprit l'accusation dont il était l'objet, donna au
chancelier un démenti formel que publièrent les journaux.
« Je mets Votre Altesse au
défi, écrivait-il, le 13 février 1839, de prouver que je me sois jamais lié
envers le gouvernement autrichien par une parole d'honneur. On m’en eût fait
donner par écrit sans doute (...) (page 314) Lorsqu'en 1832, l'hospitalité me fut
accordée dans les états allemands de l'Autriche, je consentis à la condition expresse
que je me tiendrais tranquille, c'est-à-dire que je ne prendrais part à aucune
mesure contre le gouvernement... Mais, Polonais, je ne pouvais, je ne devais,
pour aucune considération personnelle, lier ma parole et mon avenir envers une
puissance qui, de concert avec les ennemis auxquels la Providence a permis que
ma patrie fût pour un temps livrée, viole chaque jour à son égard, et en dépit
de ses propres intérêts, toutes les lois divines et humaines. »
Dans un premier mouvement de colère,
le chancelier écrivit, le 23 janvier 1839, au représentant autrichien à
Bruxelles, le comte de Hechberg, une lettre destinée à être communiquée au
gouvernement belge et qui contenait à l'adresse de ce dernier les reproches les
plus violents en même temps que des menaces précises.
« Il m'est difficile encore
d'admettre, y lisait-on, que le gouvernement de Sa Majesté le roi des Belges,
oubliant à la fois le respect dû en général à la cause de l'ordre public en
Europe et la valeur des relations diplomatiques qui subsistent entre lui et la
cour de Vienne, ait appelé dans les rangs de son armée l'ancien chef de
l'insurrection polonaise qui, sur sa parole, jouissait en Autriche d'une
généreuse hospitalité, et nous préférons penser que le général Skrynecki s'est
faussement prévalu du nom du roi pour colorer d'un prétexte sa déloyale
conduite... Mais si ce réfugié avait dit vrai dans sa lettre, si c'était
effectivement sur l'invitation du gouvernement belge qu'il s'est rendu en
Belgique, nous nous verrions dans le cas de déclarer à ce dernier que des
relations diplomatiques ne pourraient pas continuer à subsister entre les deux
cours... S.M. l'empereur se trouverait blessé dans sa dignité par l'emploi d'un
homme qui a violé à l'égard de son gouvernement les lois de l'honneur et de
l'hospitalité. Le rôle que Skrynecki a joué dans la révolution de Pologne a été
trop marquant pour que l'Europe pût voir dans son apparition à la tête d'une
troupe armée autre chose qu'un appel à la révolution. »
En même temps, le chancelier
donnait ordre au comte de Hechberg de demander ses passeports si le général
était maintenu dans les rangs de l'armée belge.
M. de Metternich ne lançait pas son
ultimatum avant d'en avoir donné connaissance au cabinet de Berlin. Celui-ci,
heureux de saisir une occasion d'être désagréable à la Belgique, bien qu'il ne
pût accuser Skrynecki d'avoir, en quittant l'Autriche, commis un manque d'égard
quelconque envers la Prusse
ou d'avoir violé des engagements pris envers elle, s'associait à la colère du chancelier
impérial et, le 29 janvier, le baron de Werther intimait au comte de
Seckendorff l'ordre de quitter Bruxelles si le comte de Rechtberg lui en
donnait l'exemple. Il est toutefois juste d'ajouter que, malgré cet ordre, on
espérait à Berlin ne pas en arriver à la rupture.
Mais le prince avait en ce moment,
à Bruxelles, pour (page 315) représenter l'empereur, comme chargé d'affaires,
un diplomate imbu, ainsi que presque tous les diplomates autrichiens, de cette
époque, d'idées très antilibérales. Aussi n'éprouvait-il aucune sympathie pour
le gouvernement auprès duquel il se trouvait accrédité et saisit-il avidement
l'occasion qui s'offrait de lui adresser des critiques. Il le fit avec tant de
précipitation que, perdant de vue les convenances, il blâma publiquement à
Bruxelles la nomination du général Skrynecki avant d'avoir fait à cet égard
aucune communication à M. de Theux (Note de bas de page : M. de Theux se plaignit vivement du procédé
dans une lettre qu'il adressa le 5 février au baron O'Sullivan et celui-ci
communiqua cette plainte au gouvernement autrichien).
Lorsque le comte de Rechberg eut
donné au ministre des Affaires étrangères lecture de la dépêche du prince de
Metternich, des explications furent demandées au général Skrynecki. Celui-ci répondit
en affirmant, comme il devait le faire quelques jours plus tard dans sa lettre
adressée au chancelier impérial, qu'il avait obtenu asile en Autriche à la
seule condition de s'y tenir tranquille, qu'il avait scrupuleusement rempli cet
engagement et n'en avait pas contracté d'autres.
Se fondant sur cette affirmation,
le chevalier de Theux répondit au comte de Rechberg que le gouvernement belge
n'avait pu supposer que l'hospitalité accordée au général en Autriche
comportât, de la part de ce dernier, l'obligation de ne pas entrer au service
d'une autre Puissance. Skrynecki avait déclaré n'avoir jamais fait semblable
promesse (Lettre du chevalier
de Theux au comte de Rechberg, 4 février 1839).
Le ministre ajouta que la
nomination, dont le cabinet de Vienne faisait grief au gouvernement belge,
n'avait eu qu'un caractère purement militaire et qu'en appelant le général
polonais en Belgique, on n'avait nullement eu l'intention de froisser le
gouvernement autrichien ou de porter atteinte à la tranquillité d'un autre
Etat; qu'il réprouvait de toutes ses forces, comme contraire à ses intentions
et injurieuses à son caractère, la supposition que le gouvernement du roi
aurait voulu faire appel à la révolte; que la circonstance que le général
Skrynecki avait pendant quelque temps commandé l'armée polonaise n'avait été
considérée par le gouvernement belge que comme un témoignage de sa capacité
d'homme de guerre. M. de Theux terminait sa lettre par la manifestation de
l'espoir que le gouvernement autrichien jugerait tout à fait suffisantes ces
explications et l'affirmation de la bonne foi du gouvernement belge. « Quant à
Ia nomination du général Skrynecki, disait-il, c'était un fait sur lequel il
n'était pas possible de revenir. Le général ne pouvait être privé de son grade
qu'en conformité aux lois belges et (page 316) il n'avait pas donné lieu à
l'application de ces lois. Le gouvernement belge ne pouvait donc pas, sur
l'injonction d'un Etat étranger, revenir sur un acte d'administration
intérieure sans manquer à ce que se devait à lui-même un État
indépendant » (Lettre du
chevalier de Theux au comte de Rechberg, 4 février 1839).
Le comte de Seckendorff, gui
s'était associé à la démarche du comte de Rechberg, reçut copie de cette
lettre.
Il semble qu'en présence de semblables
explications, il eût été habile, ou du moins prudent, d'en référer à Vienne.
C'était l'opinion qu'exprimait le baron de Werther à Berlin en disant qu'on
laisserait au roi Léopold le temps de se tirer de ce mauvais pas (Lettre du comte Bresson au comte
Molé, 8 février 1839. - Citation de DE LANNOY).
Mais le comte de Rechberg, pressé
d'humilier la jeune monarchie libérale, prit trop à la lettre ses instructions.
Il ne se douta peut-être pas qu'en lui écrivant le prince de Metternich ne
désirait pas que ses menaces fussent mises à exécution, qu'il espérait devancer
par sa lettre l'arrivée à Bruxelles de Skrynecki, empêcher ainsi sa nomination
et obtenir en même temps un facile succès diplomatique aux yeux des cours
absolutistes (DE LANNOY, op.
cit).
A peine le diplomate autrichien
eût-il reçu la réponse du chevalier de Theux qu'il réclama ses passeports et
quitta Bruxelles le 6 février, sans même avoir, comme l'auraient exigé les
usages et les convenances, demandé une audience de congé au roi Léopold. Le comte
de Seckendorff partit en même temps que lui. Les deux diplomates, en accusant
réception de leurs passeports à M. de Theux, eurent soin de lui déclarer
formellement que la rupture des relations diplomatiques entre la Belgique et la Prusse et l'Autriche ne
changerait rien à la part que les deux dernières Puissances prenaient et
prendraient jusqu'à la fin aux efforts de la Conférence de Londres
pour la solution de la question hollando-belge (Lettres du comte de Rechberg et du comte de Seckendorff au
chevalier de Theux, 4 février 1839).
Ce départ précipité constituait
indubitablement une maladresse et une faute. Une fois la première effervescence
passée, on le sentit à Vienne. Il est vraisemblable que le chancelier
autrichien eût su gré à son représentant à Bruxelles de n'avoir pas, aussi à la
lettre, suivi ses instructions, d'en avoir mieux pénétré l' esprit et de lui
avoir épargné les ennuis qu'entraînerait la rupture .« La conduite du comte de
Rechberg, écrivait l'envoyé de France à Francfort, ne paraît pas avoir obtenu
l'approbation entière de Metternich » (Citation de DE LANNOY, op. cit.). Et le baron
O'Sullivan de Grass mandait, le 26 février, également (page 317) de Francfort,
au chevalier de Theux : « J'ai vu ici le comte de Rechberg, il m’a paru
fort affecté, comprenant qu'il n'a pas bien vu ni compris la politique de notre
cabinet et sentant qu'il sera la victime de son obéissance à des ordres qu'on
lui aurait su gré de ne pas exécuter. » Le gouvernement belge saisissait
l'Europe entière de l'incident.
Le jour même où les comtes de
Rechberg et de Seckendorff sollicitaient leurs passeports, le 5 février, le
chevalier de Theux communiquait à toutes ses légations à l'étranger la
correspondance échangée entre lui et les chargés d'affaires de Prusse et d'Autriche.
Il y déclarait que la nomination du général Skrynecki n'avait eu pour but que
de faire profiter l'armée de son expérience, qu'elle n'était nullement en
contradiction avec l'esprit des négociations nouées entre la Belgique et la Conférence de Londres.
Le ministre terminait sa lettre en disant que si l'on maintenait les ordres
donnés à MM. de Rechberg et de Seckendorff, le gouvernement du roi Léopold
enjoindrait également à ses agents à Vienne et à Berlin de demander leurs
passeports. Le même jour, une circulaire analogue était envoyée aux légations
étrangères accréditées à Bruxelles. Le 5 février aussi, M. de Theux envoyait au
baron O'Sullivan de Grass et à M. Beaulieu copie des notes qu'il avait reçues
des légations d'Autriche et de Prusse ainsi que des réponses qu'il y avait
faites. Il y exposait les considérations développées dans la circulaire aux
légations de Belgique et, conformément à ce qui se trouvait dit dans cette
circulaire, il leur enjoignait de demander leurs passeports si les cabinets de
Vienne et de Berlin ne se décidaient pas à renouer immédiatement les rapports
diplomatiques avec la
Belgique. Les deux diplomates pouvaient laisser copie de
leurs instructions entre les mains du prince de Metternich et du baron de
Werther.
Le 28 janvier, le baron O'Sullivan,
averti seulement trois jours avant par la rumeur publique du départ de Prague
du général Skrynecki, avait eu une première conversation à ce sujet avec le
chancelier de l'Empire. L'entrevue manqua de cordialité. Le prince montra à l'envoyé
belge la lettre du général ainsi que les ordres donnés au comte de Rechberg. Le
baron O'Sullivan, qui n'avait reçu relativement à cette affaire aucune
instruction de Bruxelles (Note
de bas de page : M. de Theux qui, jusqu'à la fin de janvier, ignora lui-même
la nomination de Skrynecki, n'avait pas été en mesure de lui en donner. Voyez:
DE LANNOY, op. cit.) se sentit profondément embarrassé et, étonné
lui-même que le gouvernement belge eût pu faire appel au vainqueur
d'Ostrolenska, il crut devoir engager le chancelier à ne pas ajouter foi trop
aisément aux suppositions émises dans le public. Mais lorsque le (page 318)
prince lui eut demandé si la nomination de Skrynecki comme généralissime de
l'armée belge (Note de bas de
page : Jamais le général n'avait été nommé généralissime, ni jamais cette
situation ne lui avait été promise. Il n'avait été question que de lui donner
le commandement d'une division à créer éventuellement), si tant est
qu'elle eût été faite, ne devait pas être considérée connue une déclaration de
guerre à tous les trônes, le diplomate, qui croyait encore à ce moment à la
possibilité d'une résistance armée de la Belgique aux volontés de la Conférence de Londres,
répondit que le premier devoir des peuples et des rois c'était leur conservation,
que s'il lui était démontré que le gouvernement belge pouvait accepter la paix
qu'on lui proposait et compter ensuite sur le maintien de l'ordre public, il
était de son devoir de signer cette paix; mais que si, en y adhérant, le
gouvernement doutait de la possibilité de sa durée devant une impopularité trop
menaçante, il n'avait plus qu'un devoir alors, celui de s'écrouler avec gloire;
qu'il valait mieux pour un roi tomber sur un champ de bataille que dans une
émeute. La conversation se poursuivant, le baron O'Sullivan eut l'impression
qu'il était parvenu à donner au prince des regrets et des inquiétudes au sujet
du départ, encore éventuel à ce moment, du comte de Rechberg (Lettres du baron O'Sullivan de Grass
au chevalier de Theux, 29 janvier et 26 février 1839).
Lorsque, ayant reçu de Bruxelles
les instructions qui lui avaient été envoyées le 5 février, le représentant du
roi Léopold à Vienne sollicita une nouvelle audience du chancelier, celui-ci
lui renouvela l'expression de ses regrets au sujet de la rupture et lui dit
que, malgré cette rupture, il lui était loisible de rester à Vienne. Le baron
O'Sullivan montra que ses instructions s'y opposaient et annonça qu'il allait
demander ses passeports par écrit. L'entretien porta ensuite sur le fond de l'affaire.
Le prince reconnut que le gouvernement belge se trouvait dans l'impossibilité
en ce moment de renvoyer le général Skrynecki, mais, tout en convenant de cette
impuissance, il ajouta que les relations ne pourraient être renouées entre les
deux cours aussi longtemps que le général polonais porterait un uniforme belge.
La résolution de M. de Theux de
rappeler de Vienne le baron O'Sullivan paraît avoir surpris le chancelier. Il
ne s'attendait sans doute pas à ce que, dans la situation difficile où elle se
trouvait, la Belgique
aurait autant de souci de sa dignité. Il montra en cette circonstance un
véritable manque de grandeur d'âme. Froissé sans doute de la résolution prise
par le gouvernement du roi Léopold, il ne voulut pas lui en laisser le mérite
ni le prestige, qui, aux yeux du public, pouvaient lui en revenir. Peu après
que le baron O'Sullivan l’eût quitté, il lui envoya une note lui annonçant que
l'empereur, (page 319) par suite des ordres donnés au comte de Rechberg et
exécutés par celui-ci, considérait la mission de la légation de Belgique à
Vienne comme terminée. De cette manière, le baron O'Sullivan semblait avoir été
congédié et non pas s'être retiré sur l'initiative de son gouvernement comme
cela était en réalité. M. de Metternich accentua cette petitesse d'esprit en
faisant annoncer par l'Observateur autrichien que des passeports avaient, sans
qu'il les eût demandés, été délivrés au baron O'Sullivan. Celui-ci s'empressa
d'écrire au chancelier pour protester contre cette information et demander
qu'une pièce de chancellerie rétablît les faits Lettres du baron O'Sullivan de Grass au chevalier de Theux,
15 et 26 février 1839).
L'Autriche n'ayant pas cru devoir
revenir sur sa décision de cesser ses rapports diplomatiques avec la Belgique, la Prusse ne put que faire de
même. Aussi, le 14 février, M. Beaulieu annonçait-il à M. de Theux que, se
conformant à ses instructions, il avait demandé et obtenu ses passeports.
Provisoirement il établit sa résidence à Dresde.
L'amour-propre du prince de
Metternich et du baron de Werther ne fut pas sans éprouver quelque froissement
lorsque ces deux hommes d'Etat virent combien leur rupture avec la Belgique se trouvait
défavorablement appréciée à Paris et à Londres. Sans doute, dans aucune de ces
deux capitales, la nomination du général Skrynecki ne rencontra d'approbation.
Louis-Philippe la considérait comme devant confirmer l'opinion toujours
croissante en Europe que le cabinet de Bruxelles ne voulait pas sérieusement
mettre fin à son différend avec la
Hollande et « cherchait seulement à gagner du temps pour
que la guerre générale et la révolution s'organisent en Belgique en embrasant
le monde » (Revue
Rétrospective, page 360, colonne 1).
Dans les milieux gouvernementaux
parisiens, on éprouvait la même impression que le roi. « L'entrée du
général Skrynecki au service belge est un fait grave, écrivait au chevalier de
Theux le comte le Hon, le 4 février, ou du moins jugé tel ici. On n'en parle
pas sans un vif mécontentement parce qu'on prétend qu'il peut avoir comme résultat
de donner à notre résistance une couleur révolutionnaire, et presque un
caractère d'hostilité plus sérieuse contre nos voisins de l'Est. » Lord
Palmerston blâmait également l'appel fait au héros polonais. Il lui paraissait
renforcer le caractère de défi envers l'Allemagne que les armements de la Belgique revêtaient à ses
yeux (Lettre de M. van de Weyer
au chevalier de Theux, 7 février 1839 - Lettre de lord Palmerston au chevalier
H. Seymour, 15 février 1839). Mais il critiquait avec plus de sévérité encore
la cessation des rapports diplomatiques et (page 320) il s'exprimait, à ce
sujet, sans aucune réserve avec MM. de Senfft et de Bülow qui cherchaient à
justifier près de lui la mesure prise par leurs gouvernements. « Je
concevrais, leur dit-il, que les armements de la Belgique eussent donné
ombrage à vos cours et qu'elles eussent déclaré au gouvernement belge que la
prolongation de cette attitude hostile mettrait un terme aux relations amicales
qui existent entre les trois pays. Mais que la nomination d'un général étranger
en Belgique soit considérée par vos cours comme un motif suffisant pour
rappeler leurs agents diplomatiques et que l'on se soit cru autorisé à demander
l'annulation de cette nomination, c'est là ce que rien ne saurait justifier;
c'est porter atteinte à l'indépendance de la Belgique, à l'autorité de
son roi; c'est s'ingérer, contre tout droit, dans l'administration intérieure
d'un pays. « Lord Palmerston reprocha également à la Prusse et à l'Autriche de
s'être résolues à une mesure aussi extrême sans concert préalable avec la France et l'Angleterre, et
lorsque MM. de Senfft et de Bülow lui dirent qu'ils avaient reçu mission de
notifier à la Conférence
la rupture avec le royaume belge, le ministre britannique leur répondit,
d'accord avec le général Sebastiani, que, si dans cette notification, les
motifs du départ des chargés d'affaires se trouvaient énoncés, les
plénipotentiaires de France et d'Angleterre se trouveraient obligés d'exprimer
un blâme officiel. Afin d'éviter cette censure, qui aurait été humiliante pour
le prince de Metternich et le baron de Werther, les plénipotentiaires du nord
se bornèrent à notifier le fait purement et simplement sans y ajouter aucune
explication ni justification (Lettre
de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 9 février 1839).