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HISTOIRE DIPLOMATIQUE DU 19 AVRIL
1839 par A. DE RIDDER (1920)
CHAPITRE IV
1. La question territoriale,
la question financière et les Puissances du nord; l'opinion publique anglaise
(page 62)
« La Belgique
perd du terrain, écrivait de Berlin, le 2 juin, le comte Bresson au comte Molé;
ce sentiment mêlé d'aversion et de mépris que les débats sur la scène patriotique
avaient inspiré en 1830 et en 1831, se réveille avec une énergie qui m'inquiète
et, malheureusement pour ses amis, sa justification n'est pas assez facile;
elle pèche presque toujours par la forme. M. de Werther me parlait hier de la
mettre à la raison, de lui forcer la main » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse, 290, folio 8).
Et, le 2 juillet, M. Bresson
mandait encore à Paris : « M. de Werther regrette que le roi Léopold ait laissé
échapper une belle occasion de se placer très haut en Europe. Il juge qu'au
lieu de s'élever, il est descendu par sa condescendance pour le mauvais esprit
du jour » (Idem, folio 45).
« L'excitation vive et prématurée
de la Chambre
des représentants sur la question du territoire, disait le comte le Hon au chevalier
de Theux, le 11 mai, a fait naître dans les cabinets étrangers des impressions
non moins vives et a hâté un concert de résolutions qui eut probablement été
moins complet et moins prompt sans ce fâcheux incident. »
Les gouvernements du nord affirmèrent
dans les termes les plus formels et les plus catégoriques que le traité du 15
novembre ne pouvait plus recevoir la moindre modification pour ce qui
concernait les questions territoriales (Lettre du comte le Hon à M. van de Weyer, 11 mai 1838).
Si les cours de Vienne et de Berlin n'étaient pas aussi explicites sur les
questions financières, s'il ne paraissait pas impossible de les amener à
consentir à la révision de certains des arrangements adoptés en cette matière
en 1831, si l'on (page 63) pouvait au moins présumer qu'un accord de la France et de l'Angleterre
agirait puissamment sur elles dans le cas où l'intérêt germanique obtiendrait
satisfaction pour les provinces contestées (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 29 mai 1838),
on savait aussi, d'après les déclarations des ambassadeurs de Russie et de
Hollande que les gouvernements de ces derniers pays n'accepteraient aucun
changement relativement au chiffre même de la dette. Tout au plus
admettraient-ils une transaction au sujet des arrérages (Arch. du Min. des Aff.
étr. à Paris, Angleterre, 650, n° 49, page 334).
D'autre part, d'après ses
conversations avec lord Palmerston, M. van de Weyer avait pu se convaincre que
l'homme d'État britannique ne seconderait les aspirations de la Belgique ni sur la
question de la dette, ni sur la question du territoire.
Aussi, quoique d'esprit moins
timoré que M. Beaulieu, quoique plus disposé à croire encore à la possibilité
d'améliorer les XXIV articles, quoique ayant un désir ardent de conserver à la Belgique le Limbourg et
le Luxembourg dans leur totalité, le ministre du roi Léopold à Londres avait-il
été amené à partager les idées du chargé d'affaires de Belgique à Berlin sur
l'irrévocabilité de certaines dispositions du traité du 15 novembre et sur le
danger que présentaient quelques-unes des manifestations politiques auxquelles
on s'était livré en Belgique. Il ne cachait pas à son gouvernement que si les
déclarations de M. de Theux à la
Chambre des représentants, lors de la discussion de l'affaire
de Strassen, avaient été fort approuvées à Londres,
les discours de divers députés, ainsi que leur proclamation aux Luxembourgeois,
avaient produit un fort mauvais effet, même sur l'esprit des hommes restés en
Angleterre invariablement fidèles à la cause belge depuis 1830 (Lettre de M. van de Weyer au
chevalier de Theux, 2 mai 1838).
Quant aux Tories, ils félicitaient
les Hollandais en déclarant que rien ne pouvait être plus favorable à la cause
du roi Guillaume que la conduite des députés belges. Ils espéraient que la
majorité du parlement suivrait les exaltés et qu'en conséquence les Puissances
du nord auraient une occasion légitime de revenir sur la reconnaissance de la Belgique (Lettre de M. van de Weyer au
chevalier de Theux, 8 mai 1838). (Note de bas de page : A Berlin,
naturellement, on se prononçait encore avec moins de mesure contre la Belgique. « La position
du chargé d'affaires de Belgique est devenue pénible, écrivait le ministre de
France en Prusse, le 14 juin. Il y a un véritable soulèvement d'opinion contre
son pays. Il reconnaît même que tout le terrain gagné par plusieurs armées de
bon ordre et de régularité est reperdu, et il disait qu'il osait à peine se
montrer. » Arch. du Min. des Aff. étr.
à Paris, Prusse. 290, folio 26).
2. Avis de M. van de Weyer
sur la question territoriale. Les conseils de lord Palmerston. Ses lettres au
ministre d'Angleterre à Bruxelles.
« Les questions européennes,
écrivait encore M. van de Weyer (Lettre au chevalier de Theux, 4 mai 1838), ont été décidées, et
c'est précisément parce qu’elles sont décidées que les démonstrations (page 64)
politiques du Limbourg et du Luxembourg sont à la fois intempestives et
dangereuses. Ce n'est pas la
Prusse seulement, ce n'est pas l'Autriche et la Russie qui soutiennent que
nous sommes liés par l'acceptation des articles relatifs aux engagements
territoriaux, c'est l'Angleterre elle-même qui ne nous reconnaît pas le droit
de protester contre le seul acte qui constitue notre indépendance. Si, comme
l'a dit un député, et comme le répètent imprudemment d'autres membres de la Chambre, les journalistes
et les signataires des pétitions rédigées dans le Luxembourg, si le traité du
15 novembre a cessé d'exister, les cinq Puissances sont déliées de l'engagement
qu'elles ont contracté de reconnaître la Belgique et de l'admettre au rang des Etats
indépendants; les actes du Congrès de Vienne en reprennent toute leur force et
le royaume des Pays-Bas existe encore de droit, dans toute son intégrité. On ne
saurait trop mettre sous les yeux du gouvernement du roi les dangers auxquels
l'expose une pareille doctrine. »
Quelle attitude devait, dans cet
état de choses, prendre le cabinet de Bruxelles ? Il ne fallait pas déclarer
aux populations du Limbourg et du Luxembourg, estimait M van de Weyer, que la
séparation était inévitable et qu'il n'y avait point d'espoir de l'écarter. La
prudence politique exigeait peut-être que l’on usât de tempéraments, le statu
quo pouvant se prolonger encore pendant longtemps. Mais le diplomate aurait
voulu que l'on conciliât la prudence avec la foi due aux traités en faisant
entendre aux Belges « le langage mâle et sévère de la vérité. » Il aurait
souhaité qu'on leur dît que si d’une part le gouvernement se considérait comme
irrévocablement lié par l'acceptation des bases territoriales, de l'autre il
ferait, dans une négociation directe avec la Hollande, tous ses
efforts, tous les sacrifices imaginables pour modifier et améliorer ces bases.
En donnant ces avis à son
gouvernement, M. van de Weyer se faisait le porte-voix de lord Palmerston..
Celui-ci, écrivait le 3 mai le général Sebastiani, m’a dit « avoir senti la
nécessité de faire entendre de sages conseils à Bruxelles. Sir H. Seymour devra
rappeler à M. de Theux que toute contestation territoriale, soulevée en dehors
du traité du 15 novembre, est une atteinte à l'acte même qui a fondé
l'indépendance de la Belgique,
qu'il ne peut être de son intérêt d'affaiblir le principe même de Son
existence, qu'un mouvement populaire ou parlementaire contre les dispositions
d'un acte qui lie la Belgique
vis-à-vis des cinq grandes Puissances de l'Europe, et les cinq grandes
Puissances vis-à-vis d'elle, n'est bon qu'à rendre impuissant et à compromettre
même le patronage de celles dont les intentions bienveillantes peuvent être le
moins suspectées; que M. de Theux ou tout autre ministre de S. M. le roi des
Belges devra saisir la première occasion de traiter cette question de
territoire à la tribune en la présentant comme décidée en dernier (page 65)
ressort par le traité du 15 novembre et en établissant nettement qu'il n'y a de
Belgique que dans les limites tracées par le traité, que tout ce qui se passe
ailleurs se passe hors de la
Belgique et n'est pas dès lors un intérêt belge. » (Arch. du Min. des Aff.
étr., à Paris, Angleterre, 650, n° 39. p- 272).
Les conseils de M. van de Weyer et
de lord Palmerston d'éclairer ainsi la Belgique sur la situation paraissent avoir, dans
une certaine mesure, été empreints de sagesse. L'adoption de cette politique
eut sans doute produit bonne impression sur les Puissances garantes. Celles-ci
n'auraient plus pu accuser la
Belgique de vouloir manquer aux engagements contractés en
1831. Mais, d'autre part, il est certain que les Puissances du nord n'auraient,
malgré la concession demandée au roi Léopold, nullement changé leurs
dispositions à son égard.
En cédant, dès l'abord, sur la
question territoriale, le cabinet de Bruxelles aurait en outre perdu une arme
utile pour obtenir, donnant donnant, au moins des
concessions dans la question financière. Enfin, il est probable qu'en se
reconnaissant étroitement lié par les XXIV articles, alors que les cours de Pétersbourg, de Vienne et de Berlin avaient elles mêmes
proclamé la légitimité de leur modification éventuelle, le cabinet de Theux,
étant donné l'état des esprits, eût été renversé par le parlement. Sa retraite
aurait amené l'arrivée au pouvoir d'hommes décidés à une résistance à tout
prix, résistance vraisemblablement funeste à notre indépendance. Or, si M. de
Theux était résolu à défendre les intérêts belges jusqu'à la dernière limite,
il avait pourtant assez d'esprit diplomatique et politique pour ne pas pousser
les choses jusqu'à mettre en danger l'avenir de notre pays. Au moment où,
malgré tous ses efforts pour sauver les provinces limbourgeoise et luxembourgeoise
d'un démembrement, il verrait que le succès était impossible, plutôt que de
nous lancer dans une folle aventure, il saurait s'incliner devant une volonté
plus forte que la sienne. Il importait donc qu'il conservât le pouvoir. Il y a
lieu de croire que ce fut la pensée royale, car, si, à d'autres moments de la
négociation, on trouve trace de divergences de vues entre le monarque et M. de
Theux, il ne semble pas que Léopold 1er qui, jusqu'à ce moment, avait marché
complètement d'accord avec son ministre des Affaires étrangères, ait différé
d'opinion avec lui sur la suite à donner aux conseils de M. van de Weyer.
« La possibilité de la
prolongation du statu quo, écrivit, le 8 mai, le chevalier de Theux au
représentant belge à Londres, l'effervescence des esprits en ce qui concerne
l'exécution possible des stipulations territoriales (page 66) du 15 novembre
1831, et les efforts à tenter par le gouvernement pour amener des modifications
favorables à ces stipulations d'une part, le danger de remettre en question la
reconnaissance de la Belgique
par les grandes Puissances, d'autre part, sont les considérations qui ont
déterminé le gouvernement à éviter de s'expliquer sur le traité du 15 novembre
et sur son exécution éventuelle. Je pense que c'est la seule marche que les
circonstances permettent, je dirai même commandent de suivre. Jusqu'ici toute
explication serait non seulement prématurée mais dangereuse. Cette opinion est
le résultat de la combinaison des rapports diplomatiques et de la situation
intérieure qu'il n'est pas permis au gouvernement de perdre de vue. J'ai cru,
Monsieur le Ministre devoir entrer dans cette explication pour vous mettre à
même d'apprécier les discussions parlementaires. »
M. van de Weyer eut appuyé sans
doute bien davantage encore sur l'inopportunité et le danger des manifestations
parlementaires belges s'il avait, lorsqu'il écrivait son rapport du 4 mai,
connu la décision à laquelle venait de s'arrêter le gouvernement de la Grande-Bretagne.
Ce même jour, sir Hamilton Seymour,
qui avait immédiatement rendu compte à son gouvernement de la séance de la Chambre des représentants
du 28 avril, donna lecture à M. de. Theux de lettres de lord Palmerston.
Celui-ci s'y élevait fortement contre toute démonstration dans les territoires
assignés au roi grand-duc par les XXIV articles, en déclarant que la
délimitation territoriale était irrévocable et qu'on ne pouvait laisser
concevoir aucun espoir aux populations. Deux jours après, le diplomate
britannique lut encore au ministre des affaires étrangères d'autres lettres de
lord Palmerston. Le ministre britannique blâmait les mots « territoire cédé»
dont on se servait en Belgique eu parlant du Luxembourg allemand, expression
inexacte selon lui, puisque c'était au contraire le roi grand-duc qui cédait
une partie de son royaume. Il proclamait aussi à nouveau l'irrévocabilité du
traité du 15 novembre 1831, tant au point de vue de la délimitation
territoriale qu'à celui du chiffre de la dette, se plaignait des démonstrations
provoquées dans le Grand-Duché, et parlait d'un projet conçu en Allemagne
d'occuper militairement le Limbourg et le Luxembourg (Lettre du chevalier do Theux à M. van de Weyer, 22 mai
1838. Lettre du même au comte le Hon, 23 mai 1838. Note du chevalier de Theux).
Cette notification causa au
ministre des Affaires étrangères une douloureuse surprise. C'était la première
fois que lord Palmerston tenait ce langage, ou du moins qu'on en était informé
à Bruxelles (Note de bas de
page : Une note de la main même du chevalier de Theux contient une
affirmation formelle à ce sujet. Cependant, dans une dépêche confidentielle du
25 mai 1838, M.
van de Weyer écrit qu'en parlant comme il le faisait dans les lettres lues par
sir Hamilton Seymour, lord Palmerston usait d'un langage exactement conforme à celui
qu'il tenait depuis deux mois au gouvernement du roi. Il est assez étonnant
que, dans la correspondance de M. van de Weyer adressée à M. de Theux, aucune
lettre antérieure à celle du 4 mai, ne fasse mention de ce langage. Le ministre
belge à Londres en aurait-il parlé dans les rapports qu'il adressait
directement au roi au sujet des négociations ? Mais ces rapports étaient, du
moins pour la plupart, communiqués à M. de Theux qui gardait copie des plus
importants. Or, dans aucune des copies conservées, on ne trouve non plus
mention des idées de lord Palmerston au sujet de la dette ou du territoire. M.
van de Weyer en aurait-il parlé à M. de Theux lors d'un voyage qu'au cours des
négociations il fit à Bruxelles ? Mais, s'il l'avait fait, M. de Theux n'aurait
pas affirmé, dans une note écrite uniquement pour son usage personnel et
conservée par lui dans ses papiers personnels, que jusqu'au mois de mai il
ignorait les vues de lord Palmerston.)
(page 67) Au premier moment, M. de
Theux n'attacha pourtant pas une importance majeure à la communication
anglaise. Il ne la considéra que comme un conseil d'arrêter des faits qui
pourraient amener de nouveaux embarras dam le rayon stratégique de Luxembourg.
Ses conversations avec le
représentant de la reine Victoria à Bruxelles l'amenèrent à juger ainsi les
choses. L'envoyé britannique attribuait en effet les lettres de lord Palmerston
sur la cession du territoire à la conviction acquise par le ministre que les
trois cours du nord n'écouteraient aucune proposition à ce sujet.
En présence du parlement qui
voulait, déclarait sir Hamilton Seymour, la paix à tout prix, peut-être même
aux dépens d'intérêts notables de la Grande-Bretagne, le cabinet ne pouvait adopter
une politique susceptible de provoquer une guerre continentale. Le diplomate ne
rattachait par conséquent pas les lettres de lord Palmerston aux derniers
incidents qui avaient agité l'opinion en Belgique.
Léopold 1er n'était pas aussi
optimiste. D'après des renseignements qui lui arrivaient de Paris, où l'on appréciait
avec plus d'indulgence qu'à Londres et à Berlin la politique belge (Note de bas de page : « Il
me parait qu'à Berlin, écrivait, le 29 juin, le comte Molé au comte Bresson, on
apprécie avec une rigueur qui va jusqu'à l'injustice la conduite du gouvernement
belge. Si la Belgique
recule aujourd'hui devant des obstacles, ils n'existeraient pas si les
Puissances représentées dans la Conférence de Londres avaient toutes tenu
l'engagement qu'elles avaient pris d'imposer immédiatement l'acceptation des
XXIV articles à la Hollande
aussi bien qu'à la
Belgique. Il ne serait ni équitable, ni généreux de la part
des cabinets qui ont ainsi contribué à faire naître ces difficultés, d'en
rejeter exclusivement la responsabilité sur la Belgique. » Arch. du
Min. des Aff. étr. à Paris,
Prusse, 290 folio 37.), les Prussiens songeaient sérieusement à se
délivrer du voisinage de la
Belgique par des mesures du genre de celles qui avaient rendu
à ce dernier pays la citadelle d'Anvers. Des Tuileries, on confirmait au roi
l'éventualité que lord Palmerston laissait entrevoir à M. de Theux par
l'entremise de sir Hamilton Seymour (Lettre de Léopold 1er au chevalier de Theux, 4 mai 1838), et cette
confirmation paraissait mériter d'autant plus de crédit que l'Autriche faisait
(page 68) elle aussi pressentir la possibilité d’une exécution militaire (Note de bas de page : «Le comte
de Rechberg m'a dit, écrivait le 21 mai, M. le
chevalier de Theux au roi Léopold Ier, qu'il savait de source certaine que
l'intention du gouvernement n'était pas de s'en tenir aux XXIV articles ; après
avoir parlé de la reconnaissance fondée sur ce traité, il a ajouté que nous
étions exposés à voir la
Hollande solliciter l’aide de la Conférence pour
nous contraindre. » Sir Hamilton Seymour tenait à M. de Theux le même
langage que le comte de Rechberg, « M. Seymour
m'ayant dit, écrivait le 26 mai le ministre au roi, qu'il craignait que la
question territoriale ne nous amenât la guerre, je lui répondis qu'il serait
curieux de voir les troupes de la reine Victoria et du roi Louis-Philippe venir
occuper la Belgique,
Il ajouta qu'on ne pourrait refuser au roi Guillaume de se mettre lui-même en
possession du territoire cédé, que c'était en ce sens qu'il avait parlé. »).
L'Angleterre, attentive à cet état
de choses, y avait puisé, pensait Léopold 1er, le sentiment de « la nécessité
d'en finir et de mettre un terme au statu quo ». Le monarque estimait qu'il ne
fallait donc pas considérer les dernières communications de lord Palmerston
comme purement de forme (Lettre
de Léopold 1er au chevalier de Theux, 6 mai 1838).
Les événements lui donnèrent
bientôt raison.
3. Démarche
à Londres des diplomates de Prusse, d'Autriche et de Russie. Note de lord
Palmerston sur la question du Limbourg et du Luxembourg. Son opinion sur la question
de la dette. Comment M. van de Weyer la combat
M. de Theux avait espéré que, comme
aucune difficulté n'était résultée en fait pour les Puissances des actes
accomplis en Belgique « dans l'intérêt apparent du territoire cédé », et que,
comme le calme était rentré définitivement, du moins il l'espérait, dans le «
rayon », l'effet du passé s'amortirait. Mais on avait de divers côtés intérêt à
ne pas laisser s'affaiblir cet effet.
Les diplomates qui représentaient à
Londres les Etats de la Confédération germanique, s'alarmèrent ou
feignirent de s'alarmer des démonstrations politiques dans le Limbourg et le
Luxembourg, des adresses de la
Chambre des représentants et du Sénat, des nombreux articles
publiés à ce sujet par les journaux de Bruxelles.
Ils eurent plusieurs conférences
avec lord Palmerston. Celui-ci les rassura complètement et ils écrivirent à
leurs cours que «rien ne pouvait être plus satisfaisant que les déclarations du
cabinet anglais au sujet de la délimitation territoriale du royaume de Belgique
et que, malgré les protestations des habitants et des Chambres belges, le
traité du 15 novembre, en ce qui concerne ces questions, recevrait une pleine
et entière exécution ».
Le ministre britannique montra
immédiatement que ses paroles ne constituaient pas une vaine promesse. Du
contenu des lettres qu'il avait chargé sir Hamilton Seymour de lire à M. de
Theux, il fit l'objet d'une note officielle adressée aux représentants de
l'Angleterre à Berlin, à Paris et à Vienne. Lord Granville communiqua cette
note au comte Molé en déclarant que mission, lui avait été donnée de provoquer
la même résolution chez le cabinet de Paris (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 11 mai 1838.
Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux, 30 mai 1838).
(page 69) Cette manifestation de la
politique britannique donna lieu à de longs et graves entretiens entre lord
Palmerston et M. van de Weyer. A la demande d'explications que lui adressa ce
dernier, le ministre de la reine Victoria répondit:
« En déclarant que le cabinet
de Saint-James considérait comme irrévocables les arrangements territoriaux
fixés par le traité du 15 novembre, je n'ai rien annoncé de nouveau, rien qui
ne fût parfaitement connu, et qui ne fût conforme aux engagements que vous avez
pris envers nous. Le traité du 15 novembre existe; nous l'avons signé et
ratifié; vous en avez constamment demandé l'exécution; cette exécution vous a
été accordée dans ses parties essentielles; vous ne pourriez aujourd'hui
protester contre cet acte, ou le considérer comme nul et non avenu, sans porter
de vos propres mains atteinte au seul traité qui sanctionne votre indépendance.
En effet, ce traité détruit, il ne reste plus que les actes du congrès de
Vienne, et les Belges, au lieu d'être les sujets légitimes du roi Léopold,
redeviennent les sujets rebelles du roi Guillaume. Lorsqu'en 1833, les
négociations directes furent entamées, sous notre médiation, avec la Hollande, on prit pour
base les XXIV articles et vous ne protestâtes point contre les stipulations
relatives aux arrangements territoriaux. La négociation fut même suspendue,
précisément à raison de la non-adhésion du roi
Guillaume à ces stipulations. Lorsque, plus tard, de nouvelles ouvertures
furent faites par le cabinet de la
Haye, votre réponse, comme la nôtre, fut constamment qu'il
fallait, avant tout, que le roi Guillaume produisît le double assentiment de la Diète germanique et
des agnats de Nassau, ou qu'il signât purement et simplement les sept premiers
articles du traité. Le projet de renverser ces bases, déclarées finales et
irrévocables, non seulement en octobre 1831, mais après l'échange des
ratifications des cinq cours, ce projet ne date guère que de cette année. Je le
considère comme la tentative la plus dangereuse que vous puissiez faire; et, en
présence d'un fait de cette nature, il était de mon devoir, en qualité de
ministre britannique, de rassurer à cet égard les augustes alliés de la reine.
En conséquence, j'ai écrit dans ce sens à Berlin, à Vienne et à Paris, et j'ai
chargé sir Hamilton Seymour de tenir le même langage à M. de Theux. Le traité
du 15 novembre est susceptible d'améliorations et de modifications; mais on ne
doit point perdre de vue qu'il est la base invariable de la séparation, de
l'indépendance, de la neutralité et de l'état de possession territoriale de la Belgique, et que, sur ces
points, tous les membres de la Conférence sont d'accord. »
« La Conférence,
répondit M. van de Weyer, avait également reconnu que, dans la négociation
directe, les deux parties pourraient consulter leurs convenances et leurs
intérêts mutuels (Note de bas
de page : Cette affirmation de M. van de Weyer se basait sur le protocole
n°24 de la
Conférence et sur l'annexion au protocole n°25. Ce dernier
document, en date du 7 juin 1831, était ainsi conçu: « Les soussignés,
plénipotentiaires des cours d'Autriche, de Prusse et de Russie, ont donné toute
leur attention à la note que MM. les plénipotentiaires de S. M. le roi des
Pays-Bas ont adressée à la
Conférence, en date du 6 de ce mois, par l'intermédiaire du
vicomte Palmerston, relativement à une lettre confidentielle de lord Ponsonby, qui a paru dans les feuilles de la Belgique.
« La Conférence, étrangère à la lettre de lord Ponsonby, ne peut que se référer au protocole n°24, en date
du 21 mai dernier, protocole déjà connu de MM. les plénipotentiaires de S.M. le
roi des Pays-Bas.
« Cet acte pose trois principes : le premier que les
arrangements qui auraient pour but d'assurer à la Belgique la possession du
grand duché de Luxembourg seraient des arrangements de gré à gré; le second que
cette possession ne pourrait être acquise que moyennant de justes compensations
; le troisième que les cinq Puissances ne feraient aux parties intéressées la
proposition de cet échange qu'après l'adhésion des Belges aux bases de la
séparation fixées par la
Conférence et déjà adoptées par le roi des Pays-Bas, Ces
principes sont et seront toujours ceux des cinq Puissances, ils n'entravent
nullement les déterminations de S.M. le roi des Pays-Bas. Loin de porter
atteinte à ses droits, ils en attestent le respect, et ne tendent qu'à amener,
s'il se peut, à la faveur des équivalents que S. M. jugerait pouvoir accepter,
et sur la base d'une utilité réciproque, des arrangements dont l'unique but
serait d'assurer les intérêts qui tiennent à cœur au roi, et l’affermissement
de la paix qu'amènent au même degré ses vœux et ceux des cinq
Puissances. »). Or, il se pourrait que les deux parties trouvassent
plus conforme à leurs intérêts de modifier les (page 70) arrangements
territoriaux que de les exécuter aux termes du traité du 15 novembre. Nous
pouvons donc, sans porter atteinte au traité, faire à la Hollande une proposition
dans ce sens, et, après ce qui s'est passé dans les Chambres et dans les
provinces à céder, le gouvernement du roi manquerait à ses devoirs s'il ne
cherchait point à diminuer les sacrifices que le pays a faits pour assurer son
indépendance et à conserver des populations qui lui montrent un attachement
aussi vif et aussi sincère. »
« Sans doute, reconnut lord
Palmerston, le champ à des propositions de tout genre vous sera ouvert lors de
la reprise de la négociation, mais soyez convaincus que celles que vous
pourriez faire relativement à la conservation du Limbourg et du Luxembourg
seront sans résultat. Nous sommes, à cet égard, définitivement engagés et la
question territoriale n'est pas une de celles sur lesquelles il suffise que les
deux parties s'entendent. Les Cinq Puissances doivent y donner leur
assentiment; et cet assentiment, vous ne l'obtiendrez point, lors même que la Hollande consentirait à
vous laisser la totalité du Limbourg et du Luxembourg. »
Puis, abordant un autre ordre
d'idées, le ministre anglais ajouta:
« Je sais que l'on examine
également à Bruxelles la question de savoir si, dans l'arrangement définitif,
il n'y aura pas moyen de s'affranchir non du paiement des arrérages dont il ne
peut plus être question, mais du paiement annuel de la somme de 8.400.000
florins. Cette seconde tentative n'aura pas plus de succès que l'autre. Le
partage de la dette, d'après les principes posés dans le protocole n° 48, est
irrévocablement décidé; et il ne vous est pas plus permis de revenir sur ces
stipulations financières que sur la question des limites. »
Il était facile à M. van de Weyer
de riposter que c'était précisément sur ce protocole n° 48 que le gouvernement
belge basait les propositions qu'il ferait au sujet de la dette.
« En effet, dit-il, la Conférence a
procédé au partage de la dette sur des tableaux fournis par les
plénipotentiaires hollandais, et dont ceux-ci ont (page 71) garanti
l'exactitude. La
Conférence a pris la précaution d'ajouter que si ces tableaux
se trouvaient inexacts malgré une garantie si formelle, les cinq cours seraient
par là même en droit de regarder comme non avenus les résultats des calculs auxquels
les tableaux en question auraient servi de base.
« (…) La Belgique n'a jamais eu
l'occasion de prouver l'inexactitude des tableaux fournis en 1831 par la Hollande; la suspension
de la négociation de 1833 ne lui en a pas laissé le temps; elle peut, aujourd'hui
comme alors, sans porter atteinte au traité du 15 novembre, sans violer ses
engagements, et en se fondant sur le protocole n° 48 et sur la réserve russe,
se livrer contradictoirement à cet examen, et baser sur le résultat qu'on
obtiendra des propositions nouvelles » (Note de bas de page : Dans une lettre du 6 août 1838, M. van de Weyer
rappela à M. de Theux dans quelles circonstances la Conférence
avait, en 1831, fixé le chiffre de la dette).
Lord Palmerston ne songea pas à
contester le bien fondé des arguments que lui développait M. van de Weyer.
« Cet examen serait un peu tardif » se contenta-t-il de répondre « et
nos décisions à cet égard sont tellement basées sur l'équité, que vous
chercheriez en vain à les ébranler. »
« Croyez-moi, ajouta-t-il, on
se fait en Belgique d'étranges et dangereuses illusions. Le roi voudrait
diminuer sa dette et augmenter son territoire, deux bonnes choses, Sans doute,
mais qu'il n'est pas en notre pouvoir de lui obtenir » (Lettre de M. Van de Weyer à M. de Theux, 25 mai 1839).
D'autres renseignements envoyés au
gouvernement belge par son ministre à Londres complétèrent ceux que l'on
pouvait puiser en cette importante entrevue.
4. Comment
lord Palmerston justifie sa politique
Lord Palmerston, en tenant à
l'Autriche, à la Prusse
et aux autres Puissances de la
Confédération germanique, un langage exactement conforme à
celui qu'il adressait depuis deux mois, d'après son affirmation, au cabinet de
Bruxelles, sur les questions de territoire et de finances, prétendait vouloir
rester conséquent avec lui-même et fidèle aux engagements contractés par la Grande-Bretagne. Il
lui importait, disait-il, qu'on ne pût révoquer en doute la résolution qu'elle
avait prise à cet égard et dont elle n'avait jamais fait mystère à la Belgique. Mais ce
qui avait surtout déterminé lord Palmerston à prendre en ces questions une
initiative tout à fait inattendue et qui surprit autant à Berlin, à Vienne et à
Saint-Pétersbourg qu'à Paris et à Bruxelles, c'était, d'un côté, la crainte que
1’on ne se liât en Belgique par des engagements contraires au traité du 15
novembre 1831, tel qu'il avait été adopté et ratifié ; de l'autre, que l'on ne
s'emparât en Allemagne des protestations des habitants du Limbourg et du
Luxembourg, ainsi que des adresses du Sénat et de la (page 72) Chambre des
représentants, comme d'un moyen pour porter atteinte au statu quo.
Aux yeux du ministre britannique,
rien n'était plus propre à compromettre ce statu quo que les imprudentes démonstrations
politiques auxquelles on se livrait en Belgique et l'opinion qui commençait à
s'accréditer et prêtait au gouvernement du roi Léopold la pensée machiavélique
d'avoir suscité lui-même ces embarras intérieurs, afin de se soustraire à un
arrangement définitif, au paiement de la dette et à la restitution d'un
territoire dont l'évacuation lui paraissait devoir prêter à de nombreuses
difficultés (Note de bas de
page : Dans une
dépêche adressée à M. van de Weyer le ler juin 1838, M. de Theux protesta
contre cette opinion).
L'Angleterre comprenait
l'importance que chez nous on attachait au statu quo. Elle entendait bien
continuer à lui en assurer tous les avantages et le peu de confiance qu'elle
avait dans la sincérité ainsi que les protestations de La Haye lui faisaient
prévoir que cet état de choses n'était pas encore à la veille de cesser. Mais,
tout en secondant de cette manière les vues du cabinet belge, l'Angleterre ne
cachait point qu'elle désirait vivement la conclusion d'un traité définitif et qu'elle
ne négligerait rien pour amener ce résultat considéré par elle comme
indispensable à l'indépendance de la Belgique. A cet égard, d'ailleurs, jamais son
langage, assurait lord Palmerston, n'avait varié. Tel il était au mois de mai
1838, tel il avait été en 1831,1832, 1833 et en 1836, chaque fois que l'espoir
d'en finir avait été entrevu. S'il devait être constaté à la suite d'une
démarche que l'Autriche et la
Prusse comptaient faire près du roi Guillaume des Pays-Bas,
que celui-ci s'était montré, dans la note néerlandaise du 14 mars 1838, sincère
et de bonne foi, le ministre britannique déploierait autant de zèle, d'activité
et d'empressement à rouvrir les travaux de la Conférence qu'il
l'avait fait antérieurement. Pour lui, la Belgique méconnaîtrait ses propres intérêts si
elle jetait de nouveaux obstacles dans la voie de la réconciliation et il ne
concevait pas qu'elle pût y songer. « Si le roi Guillaume est de bonne foi,
disait-il à M. van de Weyer, la conclusion du traité définitif présentera peu de
difficultés. Quels sont, en effet, les points en litige ? Il en est peu sur
lesquels vous ne vous soyiez pas déjà rapprochés dans
la négociation de 1833. A
part la liquidation du syndicat d'amortissement et le paiement des arrérages de
la dette, il eut été facile, dès lors, de vous entendre. J'ai quelques raisons
de croire que nous n'aurons pas, à ce sujet, autant de peine à ramener les
autres à notre opinion, que nous en avons eu en 1832 et en 1833. Ces deux
points réglés, vous tomberez, je l'espère, aisément d'accord sur le reste. Car
il ne faut pas qu'on renouvelle en (page 73) Belgique les luttes diplomatiques
de 1831, et que l'on revienne sur des questions irrévocablement décidées. Ce
serait vous jeter de gaieté de cœur dans d'inextricables difficultés et vos
prétentions ne trouveraient aucun appui au sein. de la Conférence. »
En transmettant ces déclarations et
ces renseignements à M. de Theux, M. van de Weyer rappelait une fois de plus,
avec une particulière insistance, que la Grande-Bretagne
considérait la Belgique
comme engagée par la négociation de 1833; que le gouvernement de la reine
prenait cette négociation et ce qui s'y était réglé comme point d'appui; qu'à
ses yeux, le gouvernement du roi Léopold devait également se placer sur ce
terrain ou bien se contenter de l'adhésion pure et simple de la Hollande aux XXIV
articles (Lettre de M. van de
Weyer au chevalier de Theux, 25 mai 1838).
5.
Correspondance de Léopold 1er avec la reine Victoria
Si Léopold Ier ne se dissimulait
pas que les manifestations en Belgique contre l'exécution du traité des XXIV
articles constituaient une faute politique, il n'était
pas moins persuadé que ses sujets de l'importance qu'avait pour le pays la
possession du Limbourg et du Luxembourg. Aussi, la politique nouvelle pour lui
de lord Palmerston le surprit-elle douloureusement. Il essaya, par l'ascendant
qu'il possédait sur la reine Victoria, d'amener un changement dans les
dispositions ministérielles britanniques. Le 2 juin, le monarque belge écrivait
à sa royale nièce:
« Pendant tout ce temps, je ne
vous ai pas touché un mot de nos affaires, par une grande discrétion, mais,
comme la bataille approche, je ne puis éviter d'écrire quelques mots à ce
sujet. J'ai trouvé, dans le journal français Le Constitutionnel, un article qui
peint notre situation sous des couleurs assez vraies. Comme il n'est pas très
long, je vous prie d'avoir la bonté de le lire. Vous m'avez donné tant de
preuves d'affection, et votre aimable discours à Windsor est encore si présent
dans ma mémoire, que ce serait très mal à moi de penser que, dans si peu de
temps et sans cause aucune, ces sentiments, qui me sont si précieux, auraient
pu changer, Aussi, je leur fais appel.
« L'existence indépendante des
provinces qui forment mon royaume a toujours été une question importante pour
l'Angleterre; la preuve la plus claire en est que, pendant des siècles,
l'Angleterre a fait, dans ce but, les plus grands sacrifices d'hommes et
d'argent. La dernière fois que je vis le feu roi à Windsor, en 1836, il me dit:
« Si jamais la France,
ou toute autre puissance envahissait votre pays, ce serait, pour l'Angleterre,
un cas de guerre immédiate, c'est une chose que nous ne saurions permettre. »
Je lui répondis que j'étais bien aise de l'entendre s'exprimer ainsi, puisque
je ne désirais pas davantage l'invasion d'une Puissance étrangère (...)
Tout ce que je sollicite de la
bouche de Votre Majesté, c'est qu'elle (page 74) veuille bien, à l'occasion,
exprimer à ses ministres, et en particulier à l'excellent lord Melbourne, que,
dans la mesure où cela est compatible avec les intérêts de ses propres Etats,
elle ne désire pas que son gouvernement prenne l'initiative de mesures, qui
pourraient, en peu de temps, entraîner la disparition de ce pays, ainsi que
celle de votre oncle et de sa famille, Depuis 1833, l'Europe a toujours
goûté, dans la partie où nous sommes, une paix profonde, un bonheur et une
prospérité réels, Personne ne peut nier que les mesures que j'ai prises, pour
organiser ce pays, ont contribué grandement à cet heureux état de choses; c'est
ce qui amène à penser que les changements qui vont avoir lieu, devraient être
exécutés avec beaucoup de doigté... » (I. BARDOUX. La Reine Victoria, d'après sa correspondance
inédite, tome 1er, p. 169).
Cet appel à la reine Victoria ne
produisit aucun effet. La souveraine ne put naturellement cacher à ses
ministres la lettre de son oncle et c'est, vraisemblablement, en quelque sorte
sous la dictée de lord Palmerston qu'elle écrivit la réponse suivante :
« Ce serait, très cher oncle, très
mal à vous de penser que mes sentiments, mon ardent et fidèle attachement, ma
grande affection pourraient changer. Rien ne saura jamais les modifier ! En
outre de mes sentiments affectueux pour vous, mon oncle bien-aimé, vous devez
savoir que la vieille et traditionnelle politique de ce pays-ci, vis-à-vis de la Belgique, doit me faire
ardemment désirer que mon gouvernement non seulement ne s'associe pas à une
mesure qui pourrait nuire à la
Belgique, mais, dans la limite où le permettent les intérêts
ou les engagements de mon pays, fasse tout en son pouvoir pour assurer la
prospérité et le bonheur de votre royaume.
« Mes ministres, je puis vous
l'assurer, partagent tous mes sentiments à ce sujet, et sont très désireux de
voir l'affaire s'arranger, d'une manière satisfaisante, entre la Belgique et la Hollande.
« Nous sentons tous qu'il nous
est impossible d'exprimer, d'une manière suffisante ou complète, ce que la Belgique doit à votre
sage système de gouvernement, qui a rendu le pays si florissant à tous égards,
et de combien l'Europe vous est redevable pour le maintien de la paix générale.
Il est certain que lorsque vous êtes monté sur le trône, la Belgique était le point
d'où l'on pouvait le plus redouter de voir partir l'étincelle d'une guerre
universelle; tandis que maintenant ce pays est devenu un trait d'union, qui
assure le maintien de la paix. Grâce à l'heureuse circonstance de votre double
et proche parenté avec moi et le roi des Français, la Belgique, qui a été
depuis les temps passés une cause de querelles entre l'Angleterre et la France, est maintenant
devenue un lien réciproque, qui les rapproche. Tout cela, mon bien-aimé oncle,
nous vous le devons et vous devriez y trouver une cause de fierté et de
satisfaction.
« Je comprends parfaitement
que votre situation, vis-à-vis de toutes ces affaires, est aussi difficile que
fatigante, et les sentiments de vos sujets sont fort naturels. Cependant,
j'espère bien que vous emploierez la grande (page 75) influence que vous
possédez sur l'esprit des Belges les plus en vue, pour modérer le
mécontentement, calmer l'irritation et préparer la voie aux arrangements, quels
qu'ils soient, qui pourraient ultérieurement être considérés comme inévitables.
« Vous avez raison de dire
que, bien que je ne fusse qu'une fillette de 12 ans, lorsque vous êtes allé en
Belgique, je me souviens de bien des choses qui se sont passées alors, et
depuis je me suis fait expliquer toute l'affaire d'une manière complète. Le
traité de novembre 1831 n'était peut-être pas aussi avantageux pour les Belges,
qu'on l'eût désiré; cependant il n'a pas pu être très avantageux pour les
Hollandais, sinon ils auraient déjà très probablement poussé leur gouvernement
à l'accepter.
« En outre, lorsqu'on a rédigé
ces conditions, l'Angleterre n'était qu’une des cinq Puissances dont on
demandait le concours, et, par conséquent, l'affaire fut conclue au milieu de
circonstances difficiles. Ce traité, ayant été ratifié, est devenu obligatoire,
et c'est pourquoi il est presque impossible de l'apprécier à d'autres égards et
de mettre de côté telles clauses, qui ont été acceptées par toutes les parties
contractantes.
« A mon tour, très cher oncle,
il faut que je sollicite votre indulgence pour une si longue lettre, ainsi que
pour des explications si complètes, mais j'ai senti que c'était mon devoir de
le faire, puisque vous m'en aviez parlé.
« Soyez assuré, mon oncle
bien-aimé, que lord Melbourne et lord Palmerston, tous les deux, sont toujours
préoccupés de la prospérité et du bonheur de la Belgique, et, en conséquence,
désirent ardemment voir cette question difficile résolue d'une manière qui
puisse vous satisfaire. Permettez-moi donc encore une fois, très cher oncle, de
vous supplier de recourir à votre puissante influence sur vos sujets, et
d'essayer de modérer leurs sentiments excités en ces affaires, Votre situation
est excessivement difficile, et personne ne pense à vous plus que je ne le
fais. » (I. BARDOUX, La Reine Victoria…, page 171).
Le gouvernement britannique était
donc fermement résolu à ce moment à poursuivre la politique inaugurée par la
déclaration de lord Palmerston.
6. La France et la note de lord
Palmerston
A Paris, où, cependant, dès le
début des négociations, on avait laissé entrevoir au comte le Hon qu'il paraissait
difficile de donner satisfaction à la Belgique sur la question territoriale, on éprouva
un étonnement profond de la résolution si inattendue prise par le cabinet
anglais. Il est probable qu'on ne s'attendait pas à ce que celui-ci se résolût
à semblable initiative sans s'être mis préalablement d'accord avec le
gouvernement français ou du moins sans l'avoir pressenti à ce sujet. Aussi s'y
refusa-t-on à croire aux motifs par lesquels lord Palmerston avait cherché à
expliquer sa décision à M. van de Weyer. On attribua à son attitude nouvelle
des raisons d'un ordre tout à fait différent. La « défection » de l'Angleterre
parut empreinte de défiance et de soupçon envers le Gouvernement (page 76) de
Juillet. On était persuadé aux Tuileries que le ministère britannique voyait un
intérêt français au fond de ces questions territoriales qui intéressaient si
fort la Belgique
et de suite, en haine ou jalousie de la France, il s'unissait à l'Allemagne. On était
persuadé aussi que lord Palmerston ne seconderait pas les efforts que pourrait
faire Louis-Philippe, parce qu'il était convaincu qu'en cas de réussite toute
la reconnaissance des Belges irait à leurs voisins du sud. Le mal qu'il faisait
au jeune royaume ne l'arrêtait pas, celui-ci ne se plaçait qu'en seconde ligne
dans la pensée du ministre anglais. Il prenait des résolutions, il agissait
contre la France
en frappant la Belgique
(Note en bas de page :
Lord Palmerston était cependant parvenu à persuader au comte Sebastiani que
l'intérêt du cabinet anglais et de lord Palmerston en particulier, pour la Belgique et pour son
souverain, était toujours vrai et sincère. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre,
656, n°50, p. 339) ; il
subissait « Comme une sorte de loi de son instinct ». M. Thiers, à ce moment
dans l'opposition, considérait l'abandon de la cause belge par l'Angleterre en
cette occasion, comme la représaille de la conduite
de la France
dans les affaires d'Espagne (Lettre
du comte le Hon au roi Léopold 1er, 28 mai 1838).
On ne doutait d'ailleurs pas à
Paris que la résolution de lord Palmerston ne fût définitive. Il avait besoin
de se placer, vis-à-vis du parti tory et de la cité de Londres, entre la Belgique et la Hollande, dans une
position qui parût impartiale. Après avoir adhéré à l'expulsion des Hollandais
de la citadelle d'Anvers, et par conséquent à l'évacuation forcée d'une partie
du territoire assigné à la
Belgique, il pouvait craindre que des mesures de rigueur ne
fussent proposées, en application du même principe, par les Puissances du nord,
pour l'évacuation de Venloo, et si ce cas était advenu, le cabinet anglais
n'aurait peut-être pas été en position d'empêcher une attaque contre nous (Lettre du comte le Hon à M. de Theux,
11 mai 1838).
De Berlin, le comte Bresson
critiqua vivement la déclaration de lord Palmerston: « Si tel était dès le
principe, écrivait-il le 6 mai au comte Molé, l'opinion du cabinet anglais, on
se demande pourquoi l'offre du roi des Pays-Bas n'a pas été acceptée de prime
abord. On peut juger aujourd'hui par les expériences des populations
rétrocédées et par l'agitation qui s'en suit, des inconvénients d'un délai.
L'acceptation de l'offre du roi des Pays-Bas eût été l'équivalent précis des
déclarations que lord Palmerston fait faire en ce moment du cabinet de Bruxelles;
ce n'eût été ni plus ni moins. La
Belgique n'a rien gagné à l'ajournement. La facilité d'une
solution peut y avoir perdu». (Arch.
du Min. des Aff. étr., à
Paris, Prusse, 289, folio 262).
Dans une lettre du 31 mai, le
diplomate français critiquait à (page 77) nouveau l'acte de lord Palmerston:
« Le gouvernement anglais, disait-il, a, sans nécessité, dépassé la
mesure. On n'attendait pas de lui des déclarations si formelles et des
engagements si positifs. Mais lorsque lord Palmerston s'est laissé aller à rédiger
quelque longue dépêche sur un sujet quelconque, il n’a plus de repos qu'elle
n'ait fait le tour de l'Europe et n'ait recueilli partout le tribut
d'admiration qu'il lui croît dû. Nous avons déjà ressenti plus d'une fois les
mouvements de cette ambition d'auteur » (Arch. du Min des Aff. étr. à Paris, Prusse, 289, folio 295.)
Le ministre de France à Bruxelles
qualifiait d'une manière moins acerbe la déclaration de lord Palmerston :
« Elle est, écrivait-il au comte Molé, le 2 juin, l'expression franche, mais
un peu rude et à l'anglaise des dispositions que me rapporte Votre Excellence.
Le moment est pénible, je le reconnais, mais il faut que les Belges désespèrent
une bonne foi de la réalisation de leur chimère de territoire intégral pour
rentrer dans le vrai et dans le sentiment de leur situation réelle assurée, et
qui peut être encore si belle et si prospère, s'ils ne la gâtent pas à plaisir.
S'il leur reste des illusions, ce ne sera pas aux légations amies qu'ils
pourront reprocher de les avoir entretenues » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, 16, n°34).
Lord Palmerston ne resta pas
ignorant des critiques dont la netteté de ses déclarations avait été l'objet
chez des hommes politiques français. Il crut devoir s'en expliquer avec le
général Sebastiani, bien que celui-ci n'eût pas été chargé par son gouvernement
de lui faire à ce sujet aucune communication. « En rappelant avec fermeté
les dispositions du traité du 15 novembre, dit-il, et en me référant avec
précision à celles de ses stipulations qui ont créé le royaume de Belgique,
nous avions cru cependant agir dans le même esprit et tendre au même but que le
gouvernement français: celui d'éteindre en Europe une dernière étincelle de
conflagration générale et de consacrer sans retour l'entrée du royaume belge
dans la famille européenne. Vous connaissez nos dispositions bienveillantes
pour la Belgique
et certainement notre conduite n'a été inspirée que par le sentiment de ses
intérêts. » A cette déclaration, l'ambassadeur français répondit en disant «
que rien ne l'autorisait à déclarer que le gouvernement de Louis-Philippe eût
critiqué lord Palmerston. Il n'avait rien lu, rien entendu, continuait-il,
depuis la reprise des négociations, qui ne démontrât au contraire le désir
sincère du cabinet de Paris de marcher dans la question belge du même pas que
le cabinet de Saint-James, et de continuer l'entente qui, depuis sept ans,
avait produit d'heureux résultats. Seulement, ajouta-t-il, en affirmant ne
parler qu'en son propre nom, je conçois qu'on ait (page 78) pu varier sur
l'utilité de se désarmer d'avance vis-à-vis des cours du nord, en tout ce qui
touche à la question territoriale, de manière à rendre peut-être leurs
prétentions plus exigeantes sur ce qui concerne la question financière. »
Le ministre britannique traita cet argument de « spécieux ». « Nous avons
fait, dit-il, le raisonnement opposé et nous nous sommes dit : Décidés à ne pas
faire de la question territoriale un obstacle insurmontable à la conclusion du
traité définitif, nous donnerons d'avance une preuve de notre bonne foi, pour
obtenir en faveur de la
Belgique la remise de l'arriéré de la dette que nous sommes à
notre tour décidés à ne pas laisser à sa charge. » (Arch. du Min, des Aff.
étr., à Paris, Légation d'Angleterre, 650, n° 48, p.,
315)
La France ne s'empressa point
d'accepter la proposition que lord Palmerston lui avait fait transmettre par
l'entremise de lord Granville. En n'y adhérant pas, elle voulut peut-être
montrer combien le procédé du ministre anglais lui avait été désagréable. Mais
bien qu'elle se sentît personnellement visée, et en grande partie à cause de
cela, elle n'en crut cependant pas moins devoir se rallier en principe, pour ce
qui concernait la question territoriale, à la décision du gouvernement de la
reine. » (Note de bas de
page : « Je n'ai pas besoin de vous dire, écrivait le 17 mai, le
comte Molé au baron de Bourquenay, que le
gouvernement du roi met tous ses soins à modérer tout ce qu'il y a d'exagéré
dans les prétentions de la
Belgique », Arch. du Min. des Aff,
étr. à Paris, Angleterre, 650, n° 13, p. 297)
7.
Démarches à Paris du comte le Hon
« Depuis 1830, écrivait le comte le
Hon (Lettre au chevalier de
Theux, 23 mai 1838), après une
conversation avec le comte Molé, sa conduite (celle de la France) envers nous a
toujours été, à l'étranger, la mesure et même l'épreuve de sa bonne foi. Ses
opinions sur nos arrangements définitifs et sur nos questions de territoire ont
été observées et accueillies souvent avec une sorte d'inquiétude soupçonneuse
aussi bien en Angleterre qu'en Allemagne. Notre indépendance est la base de
l'alliance anglo-française, mais dès que le cabinet de Paris la voudrait à
d'autres conditions que celui de Londres, dès qu'il paraîtrait, seul, favoriser
un système de temporisation, alors que les autres Puissances sont d'accord pour
en finir, ce ne serait pas la
France protectrice désintéressée du faible qu'on verrait
agir, ce serait la France
à l'ambition déguisée, aux arrière-pensées d'agrandissement qui, sous prétexte
de mieux constituer la monarchie belge, travaillerait à faire ajourner sa
reconnaissance définitive (Note
de bas de page : « Aujourd'hui les représentants des quatre Puissances
envisagent la France
comme l’unique obstacle qui pourrait s'opposer à la solution de la question
belge. » Lettre du ministre de France à La Haye au comte Molé, du 26 mai
1838. Arch. du Min. des Aff. étr.
à Paris, Pays-Bas, 639, folio 149). Cela est pénible à dire,
ajoute-t-on, mais cela est ainsi et le mariage d'une princesse (page 79) de
France avec le roi Léopold a affaibli les préventions des cours étrangères sans
les éteindre (Note de bas de
page : Si telle était l'opinion qui régnait parmi les gouvernants en
France, combien ils durent sourire en lisant la lettre qu'écrivait le 12 juin,
à propos de l'incident, le général Sebastiani et dans laquelle il disait: « Le
besoin et le désir de marcher de concert avec vous dans cette question, n'ont
rien perdu de leur force et de la bonne foi avec laquelle ils m'avaient été
exprimés.» - Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 650, n° 50, fol. 339).
La France ainsi soupçonnée,
n'aurait pu, croyaient ses dirigeants, donner aucune efficacité, même morale, à
son action condamnée par la « défection » de l'Angleterre à rester isolée,
car les cabinets étrangers l'attribueraient nécessairement à la poursuite d'un
intérêt particulier, plus qu'à une sollicitude vraie du gouvernement de Juillet
pour la viabilité de la
Belgique.
En vain, M. de Theux, par
l'entremise du comte le Hon, s'attela-t-il à montrer au roi Louis-Philippe et
au comte Molé qu'il importait à la. France autant qu'à la Belgique de maintenir
celle-ci dans la possession du Limbourg et du Luxembourg, la mainmise de la Confédération
germanique sur les deux provinces constituant une réelle menace pour la sécurité
du Royaume de Juillet » (Lettre
du chevalier de Theux au comte le Honorable, 21 mai 1838.).
Ni le monarque, ni son ministre des
Affaires étrangères n'osèrent se résoudre à une action isolée. Unie à
l'Angleterre, la France
pouvait, sans doute, appuyer les revendications territoriales de la Belgique, et encore ne se
dissimulait-elle pas que l'intérêt de la question étant « tout
germanique », de graves collisions auraient pu naître d'un tel débat.
Mais, sans le concours de son alliée maritime, elle avait à se reconnaître
impuissante contre les autres Puissances. Une fois d'accord avec l'Angleterre,
les trois cours du nord (Lettre
du comte le Hon au chevalier de Theux, 11 mai 1838. - Lettre du comte de Louvencourt au même, 21 mai 1838) ne devaient pas
craindre les résolutions même menaçantes de la France, bien convaincues
qu'elles étaient, par l'expérience des sept dernières années, que l'intérêt du
conflit n'était pas assez considérable pour pousser la Monarchie de Juillet à
une guerre qu'elle serait contrainte de faire seule contre toutes.
Mais la guerre devait-elle
nécessairement surgir si, en l'occurrence, la France se séparait des autres cours?
En Belgique, on cherchait encore,
au mois de mai, à se persuader le contraire. On y voulait croire que la France, en déclarant à ce
moment franchement qu'elle était disposée à prendre en considération le vœu de
l'intégrité du territoire belge et de la révision des XXIV articles,
obtiendrait le résultat, non de rompre avec les Puissances, mais de les rendre
plus conciliantes, non de compromettre (page 80) la paix, mais d'accroître la
force morale de la Monarchie
de Juillet au dedans et au dehors, sans aucun danger réel. (Note de bas de page : M. de
Theux, notamment, en était sincèrement convaincu: « Je suis persuadé,
écrivait-il, le 26 mai 1838, au roi Léopold ler,
qu'on n'oserait rien faire de la part de la Confédération
germanique, sans le consentement de la France,.. Il y a trop à perdre et trop peu à
gagner. Et, quant à la France,
si elle cède, elle se verra d'autant plus tracassé ailleurs qu'on la redoutera
moins ici. Les questions d'Italie, d'Afrique, pourraient alors surgir,
lorsqu'on l'aura vue peureuse. » En écrivant ces mots, M.. de Theux se
montrait bon prophète. On vit peu de mois après l'Europe profiter de l'esprit
pacifique de Louis-Philippe pour régler contre la France, et sans la
consulter, la question d'Orient.
A Londres même, on ne se dissimulait pas l'influence que
pourrait avoir, dans la question hollando-belge, l'attitude de la France. Au cours du séjour
qu'il fit en Angleterre, pour le couronnement de la reine Victoria, le prince
de Ligne plaida chaudement la cause de la Belgique près du prince Esterhazy. « Celui-ci,
écrit le prince de Ligne au chevalier de Theux, le 26 juin 1838, m’a dit, après
avoir réfléchi un instant: « Nous verrons, il n'y a rien de fait, il n'y a
point de traité qui ne puisse être soumis à des modifications : d'ailleurs, la France est toujours l'objet
de nos appréhensions. Nous ne pouvons rien faire sans elle. " Ce qui
voulait dire, ajoutait le Prince, que si la France faisait, au sujet de la Belgique, ce que le grand
Frédéric disait « que s'il en était roi, il ne se tirerait pas un coup de canon
en Europe sans sa permission ", et dictait sa volonté en faveur de la Belgique à la Conférence, le
ministère anglais ne demanderait pas mieux que de s'y joindra et les autres
plieraient comme des joncs à la première force d'impulsion. ») Plutôt
que la France,
l'Allemagne, et la Prusse
en particulier, croyait-on à Bruxelles, semblaient avoir tout à perdre et rien
à gagner dans une collision. « L'agrandissement de la Prusse et celui des
Pays-Bas, écrivait le 25 mai le chevalier de Theux au comte le Hon, me
paraissent également impossibles. La
Prusse et les autres Etats de l'Allemagne auraient au
contraire beaucoup de raisons de prévoir des événements qui leur seraient
funestes. La France
ne peut donc pas avoir de raisons suffisantes de redouter une guerre générale,
et elle aurait tort de faire le sacrifice des intérêts de la Belgique qui, en
définitive, sont aussi les siens. »
Pour le gouvernement français, au
contraire, décider qu'il soutiendrait seul le changement des limites fixées par
le traité du 15 novembre 1831, et qu'il prendrait l'attitude qui pourrait,
contre l'opposition vive et compacte des quatre cours, donner force et succès à
son appui, c'était se préparer à toutes les conséquences de cette décision. (Lettre du comte le Hon au chevalier
de Theux, 23 mai 1838). Si son opposition n'était pas respectée, il
devrait la soutenir pour sauvegarder sa dignité et alors l'énergie de paroles
d'adhésion à la cause belge exigerait le vote préparatoire de 100.000 hommes
ainsi que de quelques cent millions (Lettre du comte le Hon au roi Léopold, 28 mai 1838). Il fallait
donc se résoudre éventuellement à la guerre, elle était au nombre des
conséquences que le gouvernement d'un grand Etat est obligé de prévoir quand il
prend le parti de parler haut (Lettre
du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 mai 1838.)
8. Le
gouvernement de juillet hostile aux revendications territoriales de la Belgique
(page 81) Cette conséquence, le
comte Molé, pas plus que Louis-Philippe lui-même, ne voulait exposer la France à la subir (Lettre du comte le Hon au chevalier
de Theux, 23 mai 1838.)
Il ne semblait pas au roi et à son
ministre qu'elle eût un intérêt suffisant dans la question belge pour affronter
un conflit dont l'issue aurait certainement été douteuse. Pour la politique,
comme pour la sûreté de la
Monarchie de Juillet, il importait peu que le Luxembourg allemand
et une partie du Limbourg fussent sous régime hollandais ou sous régime belge,
alors qu'ils devaient rester incorporés dans la Confédération
germanique, et que des troupes fédérales devaient continuer à occuper la
forteresse de Luxembourg. Le gouvernement de Louis-Philippe voyait un danger
pour sa frontière dans cette occupation et nullement dans le fait de la
domination néerlandaise. Le point de vue de l'intérêt français rendait le
cabinet de Paris plus sensible aux avantages de la consécration définitive du
résultat de la révolution belge, qu'à ceux de l'extension des limites du jeune
royaume. Après avoir consommé pour elle-même de grands et pénibles sacrifices
en vue de la paix générale, la
France ne pouvait trouver, dans les difficultés relatives au
Limbourg et au Luxembourg, la cause raisonnable d'un changement dans sa
politique (Lettre du comte le Honn au chevalier de Theux, 11 mai 1838, et au roi Léopold,
28 mai 1838.)
Il ne servit à rien à la Belgique de faire appel à
l'esprit chevaleresque de la
France, de rappeler que le rôle lui appartenait de protéger
les Etats de second et de troisième ordre contre de graves injustices,
d'invoquer comme exemple la conduite du roi Louis XVIII en 1815 en faveur de la Saxe royale. On répondait au
ministre belge à Paris que la condition première pour avoir l'ascendant d'un
protecteur, c'était de n'avoir pas un intérêt direct à la réclamation du
protégé: telle était la position du premier roi de la Restauration. Et
puis, son rétablissement sur le trône, il le devait aux rois étrangers qu'il
comptait pour amis. En sa personne, ils avaient voulu consacrer, selon leurs
principes, la réaction du droit contre la force, de la légitimité contre
l'usurpation. Louis XVIII pouvait ainsi opposer aux Puissances, qui délibéraient
au Congrès de Vienne, les principes dont il était, pour ainsi dire, le symbole,
le respect des droits dont la restauration de sa famille était, dans les idées
du jour, une sorte de sanction. Il pouvait également faire appel à la foi des
traités. Au contraire, en 1838, Louis-Philippe voyait précisément s'élever tout
cela contre lui: sa coopération libre au traité des XXIV articles, l'aversion
des cours du nord, la défiance de l'Angleterre, la communauté vraie ou supposée
(page 82) d’intérêts de la
France avec la
Belgique dans la question du territoire. Il rencontrait des
obstacles là où partout Louis XVIII
avait trouvé des appuis (Lettre
du comte le Hon au roi Léopold, 28 mai 1838).
Le cabinet des Tuileries se croyait
d'ailleurs moralement obligé de faire exécuter les stipulations territoriales
du traité des XXIV articles. Il se sentait lié par sa signature apposée au bas
de ce traité.
C'était, disait-on, un engagement
contre lequel il n'y avait pas de contrainte à alléguer. Le gouvernement
français pouvait admettre des modifications qui seraient concertées entres cinq
cours, mais quel titre et quel droit aurait-il à se poser comme le champion
d'un changement essentiel des limites par lui approuvées en 1831? Les cours du
nord n'auraient-elles pas trouvé dans son dissentiment avec l'Angleterre sur ce
point une raison puissante de soutenir que la France attaquait en 1838 une des bases de
l'accord des grandes Puissances en 1831, une des dispositions européennes de
l'acte constitutif du royaume de Belgique. Sans doute, il y aurait eu dans
cette assertion une exagération de l'anglo-germanisme,
mais elle n’en aurait pas moins constitué une argumentation dont à Paris on
redoutait l'effet (Lettre du
comte le Hon au roi Léopold, 28 mai 1838).
Si les choses avaient été entières,
s'il s'était agi à nouveau du partage du Luxembourg et du Limbourg,
l’opposition de la. France, seule contre l'Angleterre, la Prusse, l'Autriche et la Russie, aurait été déjà
sans grande force morale et sans chance de succès, parce que, à tort ou à
raison, on lui aurait imputé de défendre un intérêt français sous le voile de
l'intérêt belge, et qu’une résistance anglo-germanique aurait paralysé tous ses
efforts. Mais le traité du 15 novembre était intervenu; la France lui avait donné un
commencement d'exécution en amenant par ses armes l'évacuation d'Anvers. Ce
traité avait réuni les vues divergentes des Puissances en une sorte de
transaction européenne sur la question belge. Le roi des Français y avait,
comme les autres souverains, apposé sa signature. En défendant seul, en 1838,
les changements demandés par la
Belgique à la délimitation territoriale, il aurait eu contre
lui non seulement les préventions de 1831 et l'alliance anglo-germanique, mais
encore les conséquences logiques de ses engagements et des actes par lesquels
il les avait consacrés (Lettre
du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 mai 1838).
Les hommes d'Etat français, même de
l'opposition, donnaient raison au cabinet Molé. M. Thiers estimait que celui-ci
n'était pas assez fort pour jouer le rôle énergique que lui demandait la Belgique; il pensait en
outre que, pour la France,
le jouer seul ne serait pas (page 83) sans danger, et il regardait lui aussi la
signature française au bas du traité du 15 novembre 1831 comme un embarras réel
pour tout ministère qui aurait voulu plaider en faveur de l'intégrité du
territoire belge (« Il m'en a
parlé, écrit M. le Hon, de manière à me faire douter qu'il jugeât la chose
possible s'il était au pouvoir. »).
M. Odilon Barrot jugeait que
l'affaire du Luxembourg allemand et de la rive droite de la Meuse dans le Limbourg ne
pouvait être pour la France
une cause de guerre; qu'il y avait. lieu d'appuyer les réclamations de la Belgique tant qu'elles
avaient diplomatiquement des chances de réussir; mais qu'en présence des XXIV
articles et après le siège d'Anvers la France ne devait pas aller plus loin (Lettre du comte le Hon au chevalier
de Theux, 25 juin 1838).
D'autres encore ajoutaient que si la Révolution de
Juillet, malgré son effervescence, avait observé les traités imposés à la Restauration en 1815,
la monarchie de Louis-Philippe devait, à bien plus forte raison, respecter une
convention qu'elle avait signée de concert avec l'Europe, et de son plein gré,
en 1830. La France
pouvait prêter à la Belgique
son appui moral pour obtenir des améliorations possibles, mais non pour
soutenir quand même une prétention déterminée, surtout celle de l'intégrité du
territoire (Lettre du comte le
Hon au roi Léopold Ier, 28 mai 1838).
Si la France se considérait comme
liée par sa signature du traité des XXIV articles, elle considérait aussi que la Belgique était engagée de
la même manière, bien que Louis-Philippe et le comte Molé laissassent le comte
le Hon expliquer longuement que le roi Léopold avait eu à se plaindre de
l'inexécution successive des XVIII articles et du traité du 15 novembre; que le
Luxembourg, réservé d'abord pour une négociation distincte et séparée, avait
été divisé six mois après au mépris des conditions et des engagements sous la
foi desquels le roi des Belges avait accepté la couronne; qu'au lieu de poser
les bases d'une liquidation régulière entre les deux États, comme le faisait
l'article 12 des Préliminaires du 28 juin 1831, le traité du 15 novembre avait
arbitrairement arrêté le chiffre de cette liquidation; que ce traité, quoique
constituant une violation des XVIII articles, avait été violé à son tour, et
parce qu'on ne l'avait pas imposé également aux deux parties (la Belgique et la Hollande) et parce que
l'une des cours contractantes et signataires (la Russie) avait refusé de
reconnaître le roi des Belges depuis plus de six ans.
Le ministre belge exposait en outre
que, malgré ces incontestables griefs, le gouvernement belge n'avait pas cessé
de regarder le traité du 15 .novembre comme la base de ses relations avec
l'Europe dans ses dispositions fondamentales, mais qu'il ne pouvait se croire
(page 84) enchaîné par des articles purement réglementaires, en dehors de
l'intérêt européen, ou soumis à une application rigoureuse et littérale même
des articles de délimitation territoriale, quand des modifications avaient été
reconnues nécessaires ou possibles (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 11 mai 1838)..
Ces considérations, bien justes
dans leur ensemble, pouvaient être appréciées par ceux qui les entendaient
développer, mais elles n'étaient pas de nature à modifier la politique d'un
gouvernement fasciné par les résolutions, considérées comme fermes et
décisives, des quatre autres Puissances. Le caractère « tout germanique de la
question soulevée » influait aussi sur l'inflexibilité du cabinet français
(Lettre du comte le Hon au
chevalier de Theux, 11 mai 1838). On ne contestait pas qu'il y eût eu
peu de traités qui fussent restés pendant sept années sans acceptation de la
part de l'une des parties et qui conservassent encore leur force obligatoire
après ce terme. Mais on prétendait que, pour la Belgique, les parties
contractantes avaient été, dans l'acception rigoureuse du mot, les cinq
Puissances représentées à la Conférence de Londres, que c'étaient elles avant
toutes autres qui avaient eu intérêt et mission de stipuler les conditions
européennes de l'existence du nouvel État, et que, au premier rang de ces
conditions, venait la délimitation du territoire; que, sous ce rapport, le
contrat avait été réel, complet, et que les engagements étaient restés
obligatoires. On rappelait que la
Belgique avait considéré le traité comme liant envers elle
toutes les Puissances ensemble et chacun séparément et vice-versa; qu'à ce
titre la Prusse
se croirait fondée, même seule, à maintenir les stipulations d'intérêt
germanique. En un mot, on considérait les clauses fondamentales du traité des
XXIV articles comme constituant le pacte de la Belgique envers l'Europe,
et on en induisait, que la clause de délimitation ayant un intérêt plus
européen que hollandais, le cabinet de Bruxelles ne pouvait puiser ni dans la
conduite du roi Guillaume, ni dans le mauvais vouloir de l'empereur de Russie,
des motifs raisonnables, ou du moins puissants pour prétendre la changer (Lettre du comte le Hon au roi Léopold
1er, 28 mai 1838).
En somme, sur la question
territoriale, le gouvernement français, tout en ne dissimulant pas combien le
procédé britannique l'avait froissé, se montrait, lui aussi, irréductible.
Depuis le mois de mars, alors que déjà une première fois Louis--Philippe
s'était prononcé à ce sujet, le cabinet des Tuileries n'avait pas modifié ses
vues. Plus le comte le Hon insistait sur l'intégrité du territoire comme sur un
système arrêté par le gouvernement belge, et plus le langage du ministre
français exprimait fortement la résolution de ne pas soutenir cette prétention.
(page 85) Le roi et le comte Molé,
le duc d'Orléans lui-même, qui souvent critiquait la politique tant intérieure
qu'extérieure de son père, regardaient l'affaire du territoire comme «
entièrement désespérée ».
Ils ne voyaient aucun avantage pour
la Belgique
à s'y attacher avec l'effort qu'elle déployait et ils trouvaient dans cette
persistance la source de l'irritation croissante des cours du nord (Lettre du comte le Hon au roi
Léopold 1er, 28 mai 1838). Ils estimaient qu'en s'accrochant à un espoir
impossible à réaliser, le cabinet de Bruxelles perdrait peut-être l'occasion
d'améliorer les conditions d'existence du pays dans leurs rapports avec les
charges financières annuelles et avec la liberté de la navigation. (Lettre du comte le Hon au roi
Léopold 1er, 11 mai 1838.)
La Belgique insistait aussi
pour se soustraire à l'arbitrage de la Conférence, demandant qu'on la laissât négocier
directement avec la Hollande
comme le promettait la convention de 1833. Mais le gouvernement français
voulait fermement le maintien de cet arbitrage (« J'ai combattu le maintien de cet arbitrage, écrit le 23
mai le comte le Hon, mais vainement. C'est ici une résolution bien arrêtée et
je me ferais illusion si j'espérais y apporter le moindre changement. »)
Toutefois il ne s'opposait pas en
principe à des pourparlers directs entre les deux adversaires.
« Le ministère français, dit
le comte Molé à M. le Hon, ne peut rendre un service réel à la Belgique qu'en voulant
sincèrement et fermement la consécration définitive de son indépendance. Tout
moyen, qui mène promptement à ce but, aura notre assentiment. C'est ainsi que,
conformément à vos instances réitérées, je suis disposé à demander à la Conférence
qu'avant de rien signer avec le roi Guillaume, les cinq cours invitent les deux
parties à négocier directement entre elles sous leur médiation. C'est
assurément la voie la plus courte et la plus sûre pour arriver à un accord commun;
mais la condition de cette adhésion de ma part au vœu du gouvernement belge est
que celui-ci veuille réellement négocier avec la Hollande pour finir et
non pour temporiser; car je n'admets pas qu'une pareille négociation, au point
où en sont les choses, puisse durer plus d'un mois, et si, à l'expiration de ce
terme, la difficulté d'un arrangement tenait à l'exigence de l'une des parties,
il est bien entendu que la
Conférence statuera. La France est bien décidée à ne favoriser aucun
moyen direct ou indirect d'ajourner la solution de la question belge, quand
l'intérêt de l'Europe, l'accord des Puissances et les dispositions de la Hollande offrent
l'occasion d'en finir. »
(Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 mai 1838. Résumant ce qui lui
avait été dit par le comte Molé, M. le Hon écrivait: « Si vous désirez la
négociation directe avec la Hol1ande
comme un moyen de temporisation et d'ajournement, le ministère français la
repousse; il ne l'admet que comme mode de solution plus prompt et, dans ce cas,
il fixe un terme fort court au résultat. »)
9. La France et la question de la
dette
Sur l'ordre direct de Léopold 1er,
le, comte le Hon revint encore (page 86) une fois, dans un entretien qu'il eut
avec le comte .Molé le 28 mai, sur les deux desiderata capitaux du système
politique dont le roi des Belges avait été probablement l'inspirateur et dont,
dans tous les cas, il se montrait l'ardent défenseur :
1° Refus par la France de signer aucun acte
avant que la Belgique
et la Hollande
eussent ouvert entre elles une négociation directe et conclu un arrangement;
2° Appui par la France de l'intégrité du
territoire détenu à ce moment par le gouvernement belge et déclaration qu'elle
s'opposerait à toute mesure d'évacuation forcée du Luxembourg allemand et de la
rive droite de la Meuse
dans le Limbourg.
Le comte Molé manifesta une
véritable peine de voir l'engagement personnel du roi Léopold dans la
difficulté territoriale. Puis il poursuivit par une déclaration qui exposait
nettement la politique adoptée par la
France dans le conflit hollando-belge.
« Nous ne pouvons, dit-il,
suivre le roi sur ce terrain. Il faut aller au fond des choses: la France ne peul pas courir
une chance de guerre: l'état des partis, l'action de la presse et la faiblesse du
pouvoir royal feraient aujourd'hui d'une guerre la cause d'une grande
perturbation intérieure et d'une recrudescence révolutionnaire. Nous ne pouvons
donc et nous ne voulons pas (faire) la guerre. Le seul parti qui reste est donc
un arrangement. Pour y parvenir, nous demandons à la Conférence
qu'aucun acte préliminaire ne soit signé avec le roi Guillaume et que jusqu'à
un traité définitif entre les deux parties, le statu-quo
de 1833 soit maintenu. Nous supposons une négociation sincère de part et
d'autre; car nous ne voulons pas favoriser un nouvel ajournement indéfini. Nous
fondant sur la nécessité d'accorder à la Belgique une viabilité certaine, nous annonçons
que l'examen des charges financières des XXIV articles depuis sept ans nous a
convaincus qu'elles accableraient d'un trop grand poids l'avenir du nouvel Etat
et que la fixation du chiffre de 8,400,000 florins n'a été ni juste ni
équitable. Nous demandons en conséquence réduction de ce chiffre à 11 ou 12
millions de francs, et nous émettons le vœu que la Belgique, au moyen d'un
emprunt, paie le capital à la
Hollande et se constitue ainsi une dette propre et nationale
au lieu de rester tributaire. Nous appuyons aussi la libération des arrérages
et la libre navigation des fleuves. »
Ainsi le gouvernement français,
s'il se refusait à toute concession sur la question territoriale, en revanche
se déclarait prêt à s'opposer aux exigences de l'Angleterre et des cours du
nord sur la question financière et sur la question de navigation.
Sa bienveillance à notre égard sur
ces deux dernières questions n'était point spontanée. Nous la devions aux
efforts persévérants du comte le Hon. Celui-ci s'était attaché à discuter avec
M. Molé le chiffre de la part belge dans la dette néerlandaise et avait
prétendu (page 87) qu'il devait être annuellement de fr. 11,000,000 au lieu de
fr. 18,000,000 environ. Il avait montré que la Conférence, en
opérant avec aussi peu de justice, en 1831, une liquidation dont elle ne
possédait pas les éléments, et en élevant la dette annuelle belge au taux
exorbitant et arbitraire de 8,400,000 florins, avait voulu probablement assurer
l'acceptation du roi Guillaume en lui faisant un pont d'or. Ce moyen avait
manqué son effet à cette époque. En 1838, alors qu'on ne redoutait plus les
conséquences du refus de ce souverain, et qu'il était obligé de demander la
conclusion d'un traité, il y avait lieu de résoudre avec justice le problème
financier, problème purement hollandais et belge et nullement européen. Le
ministre du roi Léopold à Paris avait en outre toujours représenté au ministre
français des Affaires étrangères, comme essentiel à la liberté des
communications fluviales, le rejet de tout droit de navigation proprement dit,
la fixation la plus modérée des frais de pilotage, et l'absence de toute
formalité dont l'accomplissement serait livré à la discrétion de la Hollande et de ses agents
(Lettre du comte le Hon au
chevalier de Theux, 20 mai 1838)
Le comte le Hon ne se hâta pas de
se déclarer satisfait de l'appui pourtant important, que la France promettait aux
intérêts belges. Il fit observer au comte Molé que, dans le système adopté,
système où l'on trouvait de bonnes choses, la seule question qui fût grave et
irritante pour les Belges, celle du territoire, se trouvait complètement
abandonnée. Il lui dit que la défection de l'Angleterre était peut-être pour la France un motif de plus
pour défendre la cause de la
Belgique et s'y attacher; que Louis-Philippe pouvait assumer
le rôle de négociateur s'il craignait celui de partie militante; que cette attitude
serait empreinte de beaucoup de dignité et de force morale, puisqu'elle aurait
pour but de consolider l'existence de la Belgique et par conséquent de remplir le but
européen de la création de ce royaume ; que, bien certainement, ce langage
de la France
ne serait pas suspect, même aux Puissances qui le combattraient. Poursuivant
son chaleureux plaidoyer, le diplomate belge ajouta que la défense de
l'intégrité du territoire pourrait, au besoin, se combiner avec le système du
comte Molé, parce qu'il était un moyen naturel de réclamer, au pis-aller,
d'amples dédommagements pécuniaires afin de rallier au moins, ou de tenter de
rallier, les autres provinces à l'extrémité douloureuse et impopulaire de
l'amputation territoriale. Puis il insista avec force sur les avantages que le
gouvernement français et surtout le ministère, présidé par M. Molé,
retireraient vraisemblablement d'une semblable conduite sans compromettre le
moins du monde leur politique de paix. Il termina en faisant comprendre à son
interlocuteur qu'un abandon complet (page 87) des deux alliés intimes sur
lesquels Léopold 1er était, en quelque sorte, en droit de compter, porterait
infailliblement le roi à une résistance passive, par laquelle, s'unissant à son
peuple, il ajouterait de notables embarras à ceux qui existaient déjà et qui
seraient plus grands peut-être que ceux que l'on redoutait d'une marche
conforme, aux intérêts belges.
« Le comte Molé, dit le comte le
Hon, en terminant son rapport au roi Léopold sur cet entretien, m'a paru frappé
de mes observations et m'a promis d'y réfléchir » (Lettres du comte le Hon au roi Léopold, 28 mai 1838).
10.
Instructions données au comte Sebastiani
Le comte le Hon se faisait
illusion. Les idées ni du roi Louis-Philippe, ni du comte Molé ne s'étaient
modifiées. Les instructions qui, quelques jours après, étaient envoyées au
général Sebastiani, sont expressives de la politique que la France allait suivre
pendant toutes les négociations de la Conférence.
Ces instructions contenaient une
manifestation de grand bon vouloir en faveur de la Belgique.
« Je n'ai pas besoin de vous
rappeler, écrivait le comte Molé, que dans les délibérations qui vont
s'entamer, votre attitude doit être constamment celle d'un protecteur de la
cause et des intérêts belges. Cela ne veut pas dire sans doute que vous soyez
tenu d'appuyer indistinctement toutes les prétentions du cabinet de Bruxelles,
un tel rôle ne conviendrait ni aux dispositions conciliantes dont est animé le
gouvernement du roi, ni à l'esprit d'équité et de bonne foi qu'il s'honore de
porter dans ses relations avec les gouvernements étrangers. Il suffira pour
satisfaire aux devoirs et aux convenances de notre politique que, dès l'abord,
vous vous montriez résolu à n'accepter aucun compromis sur les droits positifs
du gouvernement belge, que vous souteniez toutes celles de ses réclamations
qui, sans être aussi incontestables, se recommandent par un caractère de raison
et de justice et que, quant à celles qui se présenteraient sous un esprit moins
plausible, vous laisseriez aux autres membres de la Conférence le
soin de les repousser, vous bornant à ne pas en entreprendre la défense. »
Les instructions continuaient en
maintenant, pour la question territoriale, toutes les déclarations faites au
comte le Hon:
« Les dispositions
territoriales, disaient-elles, sont sans doute plus importantes que les
dispositions financières, et c'est en elles surtout que réside dans la question
belge l'intérêt européen. Il se peut que les Belges demandent à être maintenus
dans la possession des parties du Luxembourg et du Limbourg assignées au roi
Guillaume par le traité de 1839, mais jusqu'à présent restées en leur
possession; il se peut même que, pour les obtenir, ils offrent de faire des
sacrifices pécuniaires; nous sentons assurément combien il sera pour eux
pénible et difficile de se séparer de populations dont l'antique union avec la
(page 89) Belgique vient d'être resserrée par une lutte commune dont
l'indépendance nationale était le but. Pour que le gouvernement du roi ne vous
autorise pas à appuyer sur ce point les efforts du cabinet de Bruxelles, il
faut assurément qu'il le croye inutile et même qu'il
craigne, en leur prêtant son appui, de compromettre celui qu'il se réserve de
donner aux autres réclamations du cabinet de Bruxelles. »
Revenant sur l'idée exprimée déjà
par le gouvernement français, que la question du Luxembourg n'était pas une
question hollando-belge, mais une question avant tout germanique, le comte Molé
poursuivait:
« Vainement voudrai-on
alléguer qu'après six années de refus opiniâtre le roi Guillaume n'est plus
fondé à réclamer le bénéfice des stipulations de 1831. La Hollande et la Be1gique ne sont pas les seules
Puissances intéressées aux arrangements territoriaux. La Confédération
germanique, dont les droits dans le grand- duché de Luxembourg ont été
constamment réservés depuis l'origine de la négociation, n'a consenti à en
laisser une portion entre les mains des Belges que moyennant un dédommagement
stipulé par le traité du 15 novembre auquel il ne peut être question de rien
substituer. »
Passant ensuite aux questions
financières, le ministre français des Affaires étrangères écrivait:
« Ici la position de la Belgique est
incomparablement meilleure et nous nous sentons plus à l'aise pour lui donner
des preuves de notre vif désir de lui être utiles. D'abord, il est bien évident
qu'on ne peut avoir la pensée de l'obliger à payer à la Hollande une somme
quelconque à titre d'arriéré de la portion de la dette commune mise à sa charge
par le traité du 15 novembre 1831. »
11. Projet
de fédéralisation de Maestricht
Complètement éclairé sur les
dispositions des cinq Puissances au point de vue de la question territoriale,
et sentant qu'il ne lui serait point possible de les modifier pour le moment,
le chevalier de Theux jugea qu'il devait arrêter, jusqu'à ce que les
circonstances parussent devenir plus favorables, les efforts faits par sa
diplomatie pour obtenir la conservation à la Belgique du Limbourg et
du Luxembourg.
Cependant, dans une lettre adressée
le 2 juin au comte le Hon, il crut devoir lui exposer un moyen de solution qui
pourrait peut-être, à son avis, se présenter ultérieurement.
Le ministre considérait comme
certain que l'opposition des Puissances à une modification des stipulations
territoriales insérées dans les XXIV articles, n'exclurait pas des changements
acceptés de gré à gré par les diverses parties intéressées. Il admettait avec
la même certitude que la
Belgique obtiendrait une réduction sur la (page 90) rente
annuelle de 8,400,000 florins ainsi qu'une indemnité pour les perles qu'elle
avait essuyées à cause de l'inexécution du traité du 15 novembre. De cette
réduction et de cette indemnité résulterait pour la Hollande une situation
financière fâcheuse.
Le roi Guillaume, qui avait fait
« le sacrifice de la
Belgique sous l'empire irrésistible de l'intérêt hollandais,
serait alors vraisemblablement disposé à abandonner ses prétentions à des
territoires qui lui deviendraient plus onéreux qu'avantageux, et à se contenter
d'une indemnité pécuniaire au moyen de laquelle il pourrait soulager la Hollande, regagner son
affection et assurer davantage la stabilité de son trône. » (Note de bas de page : « Les
Hollandais, écrivait le 21 juillet, le ministre de France à La Haye, sont tout
à fait indifférents aux parties du Limbourg que la Belgique doit rétrocéder.
Ils ne les considèrent pas comme ayant autrefois fait partie de la Hollande. Ils envisagent cette
question comme purement germanique, à l'exception toutefois des hommes de cour
et de quelques personnes isolées. Cette indifférence n'existe pas en ce qui
regarde la Dette. Avant
toute chose on « compte» dans ce pays et l'on connaît la valeur de l'argent.
S'il se rencontre de nombreuses voix qui se prononcent comma question d'équité
pour l'abandon de l'arriéré de la dette, celles-là même s'élèveraient avec
énergie contre toute réduction dans le chiffre de la dette.» Arch. du. Min. des
Aff. étr. à Paris,
Pays-Bas, 639, folio 164)
Mais la question du Limbourg et du
Luxembourg étant alors considérée comme d'intérêt germanique autant et plus
même que d'intérêt néerlandais, comment le chevalier de Theux espérait-il
pouvoir amener la Confédération, et surtout la Prusse, à renoncer à son
opposition ?
Il estimait que la ville de
Maestricht, aux termes mêmes des XXIV articles, ne pouvait point, sans le
consentement formel de la
France, être incorporée à la Confédération,
puisqu'elle ne faisait pas partie du territoire limbourgeois qui, à titre de
compensation pour l'Allemagne, devait être substitué au Luxembourg wallon.
Partant de là, la Confédération
ne serait-elle pas satisfaite si elle obtenait l'autorisation de placer une
garnison fédérale dans Maestricht, à condition d'avoir avec elle libre
communication ? A ce prix ne pourrait-elle renoncer à ses prétentions sur le
Luxembourg allemand et sur la partie du Limbourg désirée par la Belgique? Mais la France accepterait-elle
l'avantage militaire très réel que l'adoption de cette combinaison donnerait à
l'Allemagne? M. de Theux croyait à l'affirmative, à raison de la consolidation
qu'elle aurait en même temps donnée à l'État belge et de l'intérêt que la Monarchie de Juillet
avait toujours montré pour cette consolidation. D'ailleurs, en réalité, la France n'aurait pas fait
une concession très grande à l'Allemagne, en lui laissant prendre position à
Maestricht. Il paraissait en effet certain que le roi grand-duc ouvrirait les
portes de la place forte limbourgeoise aux troupes allemandes à la première
(page 91) apparence de guerre. Cette ville, d'après les conséquences du traité
de 1831, était devenue une enclave du territoire fédéral. Elle se trouvait
aussi trop éloignée du centre de la
Hollande et exigeait une garnison trop nombreuse pour pouvoir
être défendue par les Hollandais seuls.
Le chevalier de Theux ne
prescrivait pas au comte Le Hon d'ouvrir immédiatement sur cette combinaison
une négociation avec le gouvernement français, mais seulement d'obtenir, au
moment qui lui paraîtrait opportun, l’appréciation du cabinet des Tuileries (Note de bas de page : M. de
Theux manifeste pour la première fois, dans sa lettre au comte le Hon du 2
juin, l'intention qui le guidera pondant tout le cours des négociations, de ne
pas séparer les intérêts du Limbourg et du Luxembourg: « Ils sont également
essentiels pour la Belgique,
écrit-il, c'est leur réunion qui déterminerait surtout les sacrifices
pécuniaires plus considérables à consentir par la législature. »).
Le ministre de Belgique à Paris ne
crut pas devoir, du moins en ce moment, sonder les dispositions du Gouvernement
de Juillet. Il les connaissait depuis longtemps. Sans avoir fait aucune
démarche, il put affirmer l'irréductibilité de Louis-Philippe quant à la
fédéralisation de Maestricht. C'était depuis quelques années un axiome de la
politique française que cette ville ne pouvait devenir une place fédérale sans
faire naître un cas de guerre (Note
de bas de page : Le
31 mars,le comte Molé écrivait au général Sebastiani que la France s'opposerait
éventuellement de la manière la plus formelle à la fédéralisation de
Maestricht. Arch.. du Minis. des Aff. étr., à Paris, Angleterre, 650, n° II).
« Je ne prends pas à la lettre, écrivait le
comte le Hon, le casus belli ; mais on m'a souvent mis en parallèle le
territoire du Luxembourg allemand (la forteresse de Luxembourg exceptée) et la
ville de Maestricht, et toujours on s'est montré fort opposé à toute tendance à
fédéraliser cette dernière et peu touché du caractère fédéral de l'autre. Le
comte Molé s'exprime dans le même sens de la manière la plus formelle. »
12. Plan de
négociation du chevalier de Theux
La réponse du comte le Hon eut pour
effet de clore pour le moment la correspondance relative à la question
territoriale. Mais, tout en renonçant, provisoirement, à faire valoir ses
prétentions, M. de Theux s'occupa de préparer les choses de manière à pouvoir
les défendre à nouveau si l'occasion s'en présentait. S'il admit que des
négociations pouvaient être entamées avec la Hollande sous les
auspices de la
Conférence, il visa à obtenir que ces négociations
s'établissent avant tout sur les dispositions financières et les autres points
« difficultueux » du traité en réservant pour la fin la question
territoriale. Espérant qu'on lui accorderait des concessions notables en
matière pécuniaire, il se proposait d'y renoncer pour obtenir de la Hollande que, de son
côté, elle cessât de revendiquer le Limbourg et le Luxembourg (Lettre du chevalier de Theux, 10 juin
1838). Dès le 2 juin, des instructions parvinrent à cet (page 92) effet
à MM. le Hon et van de Weyer... Elles furent répétées verbalement à ce dernier
au cours du séjour qu'il fit à Bruxelles du 15 au 30 juin. Léopold 1er avait
entièrement approuvé cette politique et la recommandait fortement (Note tenue en juin 1838 par M. de
Theux).
M. de Theux, dévoilant complètement
à M. van de Weyer ses intentions, lui assura que si l'on voulait obliger le
cabinet de Bruxelles à répondre avant tout sur la question territoriale, il s'y
refuserait; que, dans le cas contraire, il verrait, d'après les modifications
financières obtenues et les autres circonstances, ce que l'intérêt du pays
exigerait. En même temps, il affirma que si on lui refusait la réduction de la
dette, la Belgique
se refuserait à l'exécution du traité. Mais, si cette réduction était obtenue,
M. de Theux était personnellement porté à croire qu'alors il serait dans
l'intérêt du pays de ne pas résister sur la question territoriale. En tous cas,
il préférait la charge entière de la dette si son acceptation pouvait assurer
la conservation du territoire contesté (Note tenue en juin 1838 par M. de Theux).
Cette politique était sage et
tenait un compte exact des possibilités. Elle correspondait exactement à celle
de Léopold 1er. « S. M., écrivait, le 30 juillet, M. de Theux à M. van de
Weyer, persiste d'une manière inébranlable à ne signer aucun traité avant que
l'on ait fait droit à nos justes prétentions financières sur les frais
extraordinaires que nous avons été obligés de faire pour l'armée jusqu'à ce
jour, sur la réduction .de la dette au chiffre réel, sans préjudice des
indemnités pour les dégâts aux polders si injustement causés par les
Hollandais. Le roi est convaincu que jamais la Conférence
n'arrêtera un traité avec le roi Guillaume. Vous connaissez ses intentions
depuis longtemps et vous êtes convaincu comme lui qu'il ne pourrait ni ne
devrait s'y soumettre et qu'il faut négocier un traité entre la Belgique et la Hollande.»