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HISTOIRE DIPLOMATIQUE DU 19 AVRIL
1839 par A. DE RIDDER (1920)
CHAPITRE III
1. Le drapeau belge à Strassen.
Brutalité prussienne. Émotion au parlement belge.
Le 29 mars, le bruit de l'adhésion
du roi Guillaume aux XXIV articles s'était répandu dans le public en Belgique.
Sur les populations limbourgeoises et luxembourgeoises menacées de nous être
enlevées, « la triste nouvelle produisit d'abord un découragement ; mais
bientôt celui-ci fit place aux élans de l'espoir et du patriotisme. Des comités
de résistance s'organisèrent dans les districts cédés par le traité du 15
novembre, le drapeau tricolore fut arboré sur les clochers, et, quelques jours
plus tard, des pétitions couvertes de milliers de signatures affluèrent sur le
bureau de la Chambre
des représentants. Toutes ces requêtes protestaient énergiquement contre les
décisions de la Conférence
de Londres, toutes réclamaient l'assistance des Belges pour résister par la
force à l'exécution d'un arrêt inique, repoussé jusque-là par ceux-mêmes au
profit desquels il avait été rendu. » (Thonissen, La
Belgique sous le règne de Léopold 1er, t. III, p. 228).
L’opinion publique accueillit
favorablement ces pétitions et les soutint ardemment. De partout se prononça un
énergique sentiment de résistance aux décisions que les plénipotentiaires de
Londres avaient prises en matière territoriale. Jusqu'à la fin d'avril
cependant, les pouvoirs publics n'accomplirent aucun acte dont les Puissances
européennes eussent pu leur faire un grief. Le 20 mars, à la Chambre des représentants, M. d'Hoffschmidt s'était borné
à demander au gouvernement si les intentions du roi Guillaume lui avaient été
notifiées officiellement, et M. de Theux lui avait répondu en qu’on en avait eu
connaissance officieusement. M. Dumortier, faisant ce jour-là preuve d'une
sagesse politique qui ne lui était pas (page 46) habituelle, émettait l'avis, en
entendant cette réponse, qu'il y aurait du danger à s'occuper publiquement de
la question. .
Mais il ajoutait, thèse très
contestable, que le gouvernement n'avait pas le droit de faire un traité avec la Hollande sans
l'intervention de la législature (L. HYMANS. Histoire parlementaire de la Belgique, t. I, p. 570)
Le 22 avril, se produisit dans la
partie du Grand-Duché menacée de nous être enlevée, un incident qui devait
provoquer une émotion violente et amener les pouvoirs législatifs à accomplir
des actes certainement inopportuns et de nature à blesser les susceptibilités
de certaines des Puissances représentées à la Conférence de Londres.
Ce jour-là, les habitants de
Strassen, localité située à une lieue de Luxembourg et dans le rayon
stratégique de la forteresse, avaient, pour célébrer l'installation de leur
bourgmestre, érigé, dans le village, un arbre de la liberté surmonté d'un
drapeau tricolore. « Ils voulaient protester en même temps contre le
morcellement dont la Belgique
était menacée » (Discours de M.
Metz à la Chambre
des représentants dans la séance du 28 avril 1838. Ibidem) Il semble
aussi qu'ils avaient été excités à agir par quelques jeunes gens exaltés
« qui ne dissimulaient pas leur pensée toute hostile à l'autorité fédérale
» (Lettre du général de Tabor,
commandant des troupes belges à Arlon, au ministre de la Guerre, 2 juin 1838).
Le commandant prussien de la
forteresse, le général Dumoulin, irrité de voir arborer les couleurs belges en
quelque sorte sous ses yeux, et comprenant le caractère que les habitants
avaient voulu donner à leur acte, les fit sommer d'enlever leur drapeau et, sur
leur refus, envoya 1,200 hommes chargés d'exécuter de vive force son
injonction. Ces troupes s'avancèrent avec toutes les précautions usitées en
temps de guerre. « La cavalerie marchait en tête, l'infanterie se trouvait
au centre, de nombreux éclaireurs étaient disséminés sur les flancs; deux
pièces de canon, accompagnées des munitions nécessaires, suivaient le corps
principal et l'arrière-garde. Arrivé au centre du village, où ne se trouvait
même pas un gendarme, le chef de cette petite armée ordonna d'abattre le mât
dressé devant la maison du bourgmestre, puis les soldats de la Confédération
s'emparèrent du drapeau et reprirent le chemin de la forteresse, emportant
comme un trophée le lambeau d'étoffe enlevé aux habitants désarmés de Strassen
» (THONISSEN. Op. cit., t. III,
p. 234.-.Voyez aussi L. Hymans, op. cit., t. I. p.570).
Il est certain qu'en faisant
flotter notre pavillon comme marque de protestation contre les décisions de la Conférence de Londres,
les habitants de Strassen agissaient avec maladresse. Un tel acte, on (page 47)
aurait pu le prévoir, devait provoquer, entre le gouvernement belge et les
cours du nord, des incidents désagréables, et ce n’était pas le moment
d'attirer sur notre pays de semblables difficultés ; mais, d'autre part, en
vertu de la convention du 21 mai 1833, la Belgique avait l'exercice de la souveraineté dans
les parties cédées du Luxembourg. Les fonctionnaires y étaient nommés par le
roi des Belges, la justice s'y rendait en son nom ; c'étaient ses agents qui y
percevaient les contributions ; l'ordre y était maintenu par des gendarmes
portant la cocarde aux couleurs belges, les mêmes que celles du drapeau. En
théorie, le droit d'y arborer celui- ci, signe de la souveraineté, ne
paraissait donc pas contestable (Note de bas de page : Cette souveraineté n'avait été limitée que sur
un point. En vertu d'une déclaration échangée entre la général Goethals et le
prince de Hesse-Hombourg le 20 mai, les Belges s'étaient engagés à s'abstenir
de. toute organisation militaire dans un cercle de deux lieues à partir des
glacis de la forteresse). En outre, la manière dont le général Dumoulin
avait agi était réellement, comme le dit M. Thonissen, « ridicule et
odieuse ». S'il avait été animé de sentiments conciliants, il aurait, agi
par voie d'entente avec les autorités belges et celles-ci auraient, par tous
les moyens en leur pouvoir, cherché à lui donner satisfaction dans ce que ses
exigences avaient de raisonnable. Elles étaient animées de sentiments
pacifiques qui, comme on le verra plus loin, n'inspiraient malheureusement pas
les autorités allemandes de Luxembourg. Celles-ci préféraient la manière forte
à la manière douce, elles aimaient mieux frapper que négocier. .
Dès le 28 avril, M. Metz, député
luxembourgeois, saisit la
Chambre. Des représentants des faits qui s'étaient passés à
Strassen. Il réclama une réparation éclatante de l'outrage infligé au drapeau. D'accord
avec plusieurs de ses collègues, il proposa le vote d'une adresse au roi pour
protester contre le morcellement du territoire et exprimer l’espoir que, dans
les négociations à ouvrir pour le traité avec la Hollande, l'intégrité du
pays serait défendue et sauvegardée.
En vain M. de Theux demanda que
l'on remît toute discussion jusqu’à ce qu'il eût reçu des rapports
circonstanciés sur le fait. En vain représenta-t-il que c'était par la prudence
qu'on servirait le mieux les intérêts du pays. Des protestations s'élevèrent
contre cette réponse que l'on considérait comme dilatoire. On reprocha au
ministère sa politique et on la qualifia de politique de faiblesse présageant
une faiblesse égale lorsqu'il s'agirait de défendre les droits des provinces
cédées. On demanda un rapport sur les négociations qui avaient eu lieu depuis
l'acceptation des XXIV articles par le roi Guillaume. Le ministre des Affaires
étrangères répondit qu'il n’avait pas entamé de négociations, que tout s'était
borné jusqu'à (page 48) ce moment à une déclaration faite par le gouvernement
néerlandais au gouvernement britannique; alors, on l'incrimina d'être resté
neutre en présence de l'adhésion de la Hollande au traité de 1831. Finalement, soutenu
surtout par le comte Fé1ix de Mérode, M. de Theux parvint à obtenir, à
l'encontre de ceux qui demandaient le vote séance tenante de l'adresse, que
celle-ci serait renvoyée à une commission et que la discussion aurait lieu le 6
mai.
2. Les adresses au roi de la
Chambre et du Sénat. Les réponses royales
Mais l'impatience et la nervosité
de la. Chambre ne lui permirent pas d'attendre la date fixée. Dès le
surlendemain, 30 avril, la commission déposa son rapport qui proposait, à
l'unanimité, le vote du projet d'adresse, tel qu'il avait été présenté. Ce vote
eut lieu immédiatement et aussi à l'unanimité. Les ministres s'unirent à la Chambre.
Peut-être eut-il été plus opportun,
au point de vue international, qu'ils se fussent abstenus. Le prince de
Metternich leur reprocha vivement leur attitude. « Dans de telles
circonstances, dit le chancelier, un ministre devait toujours servir de rempart
à la royauté » (Lettre du comte
de Louvencourt au chevalier de Theux, 21 mai 1838). Toutefois, cette
abstention, dans l'état d'effervescence où l'on se trouvait, leur eût enlevé la
confiance des populations et la possibilité de les maintenir dans une politique
de modération relative.
Somme toute, M. de Theux et ses
collègues adoptèrent vraisemblablement vis-à-vis du pays la décision la plus.
sage en unissant leur vote à celui de la majorité de la Chambre. Mais, en
même temps, ils exposaient clairement aux yeux de l'Europe quelle allait être
leur politique dans les négociations de Londres.
L'adresse disait en effet :
« Sire, En 1831, des
circonstances malheureuses menaçaient la Belgique du douloureux sacrifice de nos frères du
Luxembourg ; peut-il se consommer encore aujourd'hui que sept années
d'existence commune les ont attachés à la Belgique? La Chambre, Sire, ose espérer que, dans les
négociations à ouvrir pour le traité avec la Hollande, l'intégrité du
territoire sera maintenue. »
A la députation chargée de lui
présenter cette adresse, le roi fit une réponse courtoise, mais qui ne
contenait aucun engagement.
« Messieurs, dit-il, il m'est
toujours agréable de recevoir les vœux de la Chambre des représentants; les habitants de la Belgique, par leur
patriotisme et par l'attachement qu'ils m'ont témoigné, ont tous acquis des
droits à ma plus vive sollicitude ; que la Chambre continue à montrer, dans ses
délibérations, du calme, de la dignité et de la confiance. C'est ainsi qu'elle
agira le plus efficacement dans les véritables intérêts du pays. »
(Histoire parlementaire du Traité de Paix du 19 avril 1839, t. 1, p. XXVII).
(page 49) Après la séance de la Chambre, où eut lieu le
vote, les députés se réunirent en comité secret. M. de Theux n'hésita pas à
leur dire que tout ce qui s'était passé dans le rayon avait été « instigué
». Il montra le danger qu'il y avait à donner prétexte à une occupation
allemande du territoire contesté et la nécessité d'éviter toutes nouvelles
démonstrations imprudentes et intempestives. Certains de ses auditeurs
n'étaient pas sans responsabilité dans les faits qui agitaient le pays. Ils
s'en excusèrent mal. Les conseils de prudence du ministre des Affaires
étrangères ne parvinrent pas à arrêter un zèle inconsidéré (Lettres de M. de Theux au roi
Léopold, 30 avril et 5 mai 1838).
A peine l'adresse était-elle
adoptée, que les représentants du Limbourg et du Luxembourg, malgré
l'opposition de M. de Theux, adressèrent une proclamation aux habitants de ces
provinces. Cet acte déplut profondément au roi. Il le considéra comme une
mesure révolutionnaire qu'il désapprouvait de toutes ses forces (Lettre du roi Léopold à M. de Theux,
4 mai 1838. « Il est facile de voir qu'à tout cela, répondait, le 5 mai, le
ministre au monarque, se mêle aussi une question électorale.») comme un acte qui devait naturellement donner
lieu à l'idée qu'en Belgique il n'existait pas de gouvernement (Lettre de Léopold 1er à M. de Theux,
6 mai 1838. Le roi ajoutait dans cette lettre : « Il est bon d'observer à cette
occasion que beaucoup et les plus grands malheurs politiques qui ont frappé la Belgique, depuis le
commencement de 1831, ont été le résultat du savoir-faire de ses hommes politiques.
Le statu quo avait été mon acte, purement et simplement, mais on m'a déjà gâté
en partie la position. »). « Les représentants hors de la Chambre ne sont rien du
tout, écrivait-il le 4 mai à M. de Theux, et une fraction n'a nul droit de
procéder de la sorte. Il est indispensable de leur faire comprendre cela. »
Le Sénat ne crut pas devoir
s'occuper de l'affaire de Strassen. Mais, dans sa séance du 16 mai, le comte
d'Ansembourg parla de la volonté enthousiaste pour le maintien de l'intégrité
du territoire, volonté qui s'était manifestée dans le Limbourg et le Luxembourg
à la suite de l'acceptation des XXIV articles par le roi des Pays-Bas. Il
proposa, lui aussi, le vote d'une adresse au Roi. Cette motion fut accueillie
par la haute assemblée à l'unanimité le 17 mai.
« Sire, disait l'adresse
sénatoriale, la prochaine reprise des négociations près la Conférence de Londres
nous donne l'espoir fondé de voir enfin conclure cette paix si nécessaire à
l'intérêt général de l'Europe. Le Sénat croirait manquer à l'un de ses devoirs
si, dans cette grave circonstance, il ne se rendait auprès de Votre Majesté
l'interprète du vœu général du pays. Ce vœu, Sire, c'est que la marche des
négociations permette de nous conserver les provinces du Limbourg et de Luxembourg,
dont tous les intérêts sont, depuis des siècles, confondus avec les nôtres, et
ne peuvent être détachés sans un froissement dangereux.
« (page 50) La sagesse des
hautes Puissances qui, depuis les événements de 1830, ont fait tant de nobles
efforts pour la paix de l'Europe, ne leur permettra pas de méconnaître que,
dans l'intérêt même de cette paix, il est désirable que ces populations
puissent continuer à vivre sous des institutions qu'elles ont librement
choisies avec nous, et sous lesquelles, depuis sept ans, elles sont calmes et
heureuses.
« Le Sénat ose se flatter que
Votre Majesté, pour prix de sa constante sollicitude et des services qu'Elle a
rendus à la paix européenne, obtiendra la conservation de l'intégrité du
territoire belge. »
La réponse du roi au Sénat, quoique
très courte aussi, fut plus explicite que celle faite à la Chambre des représentants.
Elle révélait une entière communauté de vues et de désirs entre le souverain et
le pays.
« Messieurs, dit Léopold 1er,
les sentiments et les vœux exprimés par le Sénat sont aussi les miens; j'ai
déjà eu l'occasion de le déclarer, tous les habitants du pays ont acquis des
droits à ma plus vive sollicitude.
« Il est vrai, Messieurs, que
les circonstances m'ont mis à même de rendre de grands services à la paix
européenne ; je désire et je demande qu'il m'en soit tenu compte dans l'intérêt
de la Belgique »
(Histoire parlementaire du
Traité de Paix du 19 avril 1839, t. I., p. XXVII).
Ces paroles, venant après
l'adhésion donnée par les ministres au vote de la Chambre des représentants,
étaient catégoriques au sujet des résolutions prises par le gouvernement dans
la question territoriale.
En somme, ni dans les adresses des
pouvoirs parlementaires, ni dans les paroles du roi, il n'y avait rien de
froissant, ni d'offensant, ni d'agressif pour les Puissances de la Conférence. Le
monarque, les députés, les sénateurs y exprimaient un désir et une intention
bien légitimes. .
Les plénipotentiaires pouvaient ne
pas tenir compte des vœux de la
Belgique ; ils n'avaient aucune raison de s'en irriter, comme
quelques-uns le firent à Londres, et comme le fit M. de Werther à Berlin.
(Aujourd'hui, dit ce ministre au comte Bresson, nous recevons un long exposé de
griefs et de provocations, que nous ne pouvons entièrement passer sous silence.
Le Gouvernement belge est sans énergie; la réponse du roi au Sénat est une
sorte d'encouragement aux agitations. Je ne m'exprime pas à Bruxelles, c'est
inutile; je ne m'exprime qu'à Paris et à Londres. Il faut nous unir tous pour
contenir de pareils écarts » (Archives
du Ministère des Affaires étrangères à Paris. Prusse, 290, folio 14).
3. Le rapport parlementaire
sur les pétitions des Limbourgeois et des Luxembourgeois.
La situation changea un peu
lorsque, le 16 mai, la Chambre
des représentants vota les conclusions d'un rapport qui lui fut présenté sur de
nombreuses pétitions réclamant l'intégrité du territoire.
(page 51) Le rapporteur, M.
Doignon, s'était exprimé ainsi qu'il suit:
« Voici en peu de mots,
Messieurs, la pensée de la
Commission et ses conclusions sur les pétitions:
« Sans vouloir provoquer des
explications indiscrètes de la .part du gouvernement, parce qu’elle se confie
entièrement à sa fermeté et à son énergie pour s’opposer à tout démembrement
des provinces du Limbourg et du Luxembourg, la Commission, s'associant
de cœur et d'âme aux sentiments patriotiques exprimés par les pétitionnaires,
croit de son devoir de réitérer et confirmer ici le vœu déjà proclamé dans
cette enceinte par le ministre, de l’intégrité du territoire, vœu qu’elle regarde comme une résolution
définitive que la Chambre
aura à maintenir.
« Au moment où la Chambre va se séparer, et
lorsque peut-être, pendant son absence, des négociations seront ouvertes, elle
croit de son devoir d’exprimer de nouveau, au sein de cette assemblée, les
protestations qu’on y a déjà faites à plusieurs reprises. Elle proteste donc ici hautement que le traité des XXIV articles de
novembre 1831, qui nous fut d'ailleurs imposé par les circonstances du moment,
circonstances aujourd’hui totalement changées, que ce traité, quant aux parties
du territoire dont il s'agit et à quelques autres points, ne peut plus lier et
n'oblige plus la Belgique
vis-à-vis de la Hollande ;
qu’il est nul et non avenu à cet égard, à défaut d'acceptation par elle à
l’époque, qui était alors dans l'intention des parties, comme encore par son
défaut d’exécution et de ratification pure et simple, toutes deux aussi
formellement garanties â la
Belgique.
« Elle proteste également, que
le gouvernement est actuellement sans mandat ni pouvoir des Chambres pour
donner son consentement à une reconnaissance ou à un traité quelconque ;
qu'ainsi que l'ont déclaré itérativement les deux ministères précédents,
interpellés à cet effet, les pouvoirs qui lui avaient été conférés en 1831 sont
maintenant épuisés.
« La Commission déclare
encore qu'elle considère la cause des habitants comme solidaire avec celle de
toute la Belgique. Leur
démembrement, en portant une atteinte profonde à l'avenir, à l’indépendance et
à l’honneur du pays, désaffectionnerait et dépopulariserait à jamais le
gouvernement du roi et notre jeune royauté.
« La Commission sent enfin
le besoin d'exprimer sa conviction que l’attachement de ces populations à la Belgique, comme leur
résolution d'y demeurés attachés, sont désormais inébranlables, et que ce n'est
que par la violence qu’on pourrait les arracher à la mère-patrie.
« Dans cet état de choses, c’est aux Puissances européennes à voir si,
pour faire passer 300,000 Belges sous un joug qui leur était insupportable, et
qui leur est maintenant odieux à toujours, elles veulent s'exposer à d'autres
commotions politiques dont on ne saurait prévoir toutes les suites. Mais,
rassurons, nous, notre salut est surtout dans l'intérêt qu'ont les Puissances
elles-mêmes, qu’il existe une Belgique, forte, indépendante et heureuse.
« La Commission a donc la
ferme confiance que le ministère n'hésitera et repousser toute condition qui
amènerait une cession de territoire.
« (page 52) Elle pense que le pays tout entier partage
cette opinion et qu'il ne reculera point devant la responsabilité de ce refus
et de ses conséquences.
« Elle conclut donc au renvoi
des pétitions à M. le ministre des Affaires étrangères et au dépôt au bureau
des renseignements. »
Ce rapport constituait une
imprudence et les Puissances européennes pouvaient, jusqu'à un certain point,
le considérer comme un défi à leur adresse. La Chambre belge ne se
bornait plus à exprimer un désir. Elle prétendait dicter ses volontés à
l'Europe en changeant ses vœux en une résolution définitive. Elle s'arrogeait
le droit, sans consulter les autres signataires du traité de 1831, de déclarer
celui-ci nul et non avenu e ses parties les plus importantes, C'était
inopportun en fait, quand bien même cette déclaration eût été justifiée en
droit. Si l'on pouvait discuter la théorie que l'inexécution d'un traité
pendant de longues années rend celui-ci caduc et doit le faire considérer comme
étant tombé en désuétude par non-usage, il était complètement faux que les
ratifications conditionnelles de la
Russie, de 1'Autriche et de la Prusse eussent aboli, en
tout ou en partie, les XXIV articles. La Chambre oubliait que la Belgique avait accepté
ces ratifications et que, postérieurement à leur date, elle avait demandé à
plusieurs reprises l'exécution du traité, le reconnaissant donc ainsi comme
existant encore. Les ratifications conditionnelles autorisaient certes notre
pays à affirmer que les XXIV articles avaient perdu leur caractère final et
irrévocable et lui permettaient de s'en référer à elles pour obtenir des
modifications au traité, mais elles ne lui fournissaient aucune base pour
proclamer la nullité de l'accord du 15 novembre.
Le rapport approuvé par la Chambre des représentants
menaçait, dans le cas d'exécution des stipulations territoriales des XXIV
articles, les gouvernements européens de commotions politiques, Ces
gouvernements ne pouvaient-ils pas interpréter semblable menace comme annonçant
l'intention des Belges de provoquer des révolutions chez leurs voisins ? La Prusse devait être d'autant
plus disposée à adopter semblable interprétation que, comme on le sait, elle
soupçonnait les catholiques belges d'avoir fomenté les troubles qui agitaient
gravement les pays rhénans.
Enfin, en déclarant que le pays ne
reculerait point devant les conséquences du refus d'abandonner le Limbourg et
le Luxembourg, la Chambre
ne dissimulait pas son intention de faire la guerre plutôt que de céder ces
deux provinces, et de se mettre ainsi en révolte contre l'Europe.
4. Protestations du gouvernement
belge. à Londres, Paris et Berlin. Correspondance entre les généraux de Tabor
et Dumoulin. Attitude pacificatrice du gouvernement belge
Les discussions parlementaires ne
terminèrent pas l'affaire de Strassen. Dès le 28 avril, M. de Theux avait demandé
au gouverneur du Luxembourg, M. de Steenhault, un rapport sur cet incident.
(page 53) Il l’avait en même temps prié de s'enquérir si, depuis 1833, le
drapeau belge n'avait plus été arboré dans les communes du rayon de la
forteresse de Luxembourg, s'il s'était élevé des difficultés à cet égard et si,
au vu et au su des autorités fédérales, les bourgmestres du rayon avaient porté
le costume de bourgmestre tricolore. La réponse fut négative sur les différents
points.
En même temps, le ministre écrivait
à M. le Hon et il M. van de Weyer pour les prier d'attirer l'attention des
gouvernements français et anglais sur l'acte commis par les troupes prussiennes
du général Dumoulin.
De leur côté, les autorités
militaires belges ne restaient pas inactives. Le général de Tabor, qui
commandait nos troupes dans le Luxembourg, envoya directement au général
prussien une protestation contre ses empiètements. Le général Dumoulin lui
répondit de manière à laisser croire qu’il basait son droit d'agir comme il
l’avait fait sur la convention du 21 mai 1833.
Tout en procédant de manière à
sauvegarder à l'étranger le droit et la dignité de la Belgique, le gouvernement
du roi Léopold faisait tout ce qu’il pouvait pour éviter des embarras ultérieurs.
M. de Theux envoyait des instructions au gouverneur du Luxembourg et le
ministre de la guerre au général de Tabor, pour les inviter tous deux à
travailler à calmer les populations et à prévenir des manifestations qui
amèneraient inutilement des complications ainsi que des excitations et
exigeraient l'envoi de troupes (Note
de bas de page : Le gouverneur du Luxembourg envoya son secrétaire près de
tous les bourgmestres des communes situées dans le rayon pour les engager à
s’abstenir de toute manifestation et notamment pour les détourner de permettre
qu’on arborât le drapeau belge).
5. L'incident
de Strassen et l'opinion publique européenne. Les empiètements du général
Dumoulin. Intransigeance du cabinet de Berlin.
A l’extérieur, où on avait en ce
moment les yeux tournés vers la
Belgique, l’affaire faisait sensation.
La première impression n’était pas
favorable à notre cause, sauf toutefois en France, où ; malgré qu’on y
critiquât les démonstrations (Note
de bas de page : « J’ai dit à M. de Mérode, écrivait la 9 avril le
comte Serurier, ministre de France à Bruxelles, au comte Molé, quo mon conseil
suivi aurait prévenu ce déplorable incident, cette absurde et niaise bravade,
d'un côté, sur le territoire à peu près cédé à la Hollande et, de l'autre,
cette brutale exécution militaire du général Dumoulin, à précédents déjà si
fâcheux. Il me semble, lui dis-je, que vous devriez avoir assez des soufflets
plus ou moins inévitables que votre révolution a reçus, depuis les glorieux
événements de 1830, sans en provoquer, comme à plaisir, de nouveaux, que vous
n’êtes pas en position de rendre. Si je ne puis vous supposer le dessein de
nous forcer la main, en engageant la lutte à tort ou à travers, et de votre
seul fait, mais alors quel nom donner à ce qui vient de se passer? Vous devez
le savoir mieux que personne, l'épée de la France est promptement tirée quand son honneur,
ou ses intérêts, ou ses affections le demandent, mais la main seule de son roi
la peut tirer, cette puissante épée. Il n'appartient pas à de faibles mains
étrangères de l'arracher par surprise du fourreau et de prétendre forcer les
résolutions de S. M. et de son conseil ». Arch. du Ministère des Affaires
étrangères à Paris. Belgique, t. 16, numéro 21), la conduite du général
Dumoulin trouvait des juges sévères.
(page 54) A La Haye, on se
réjouissait de l'incident. Il y avait là un parti exalté qui appelait de tous
ses vœux des complications telles qu'elles provoqueraient une guerre générale à
la suite de laquelle l'autorité néerlandaise serait rétablie eu Belgique (Lettre du baron Mortier au comte Molé
du 12 mai 1838. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 839, folio 112).
A Vienne, le prince de Metternich
approuvait carrément la conduite des autorités militaires prussiennes de Luxembourg
(Lettre du comte de
Louvoncourt, chargé d'affaires de Belgique à Vienne, au chevalier de Theux, 2 l mai 1838). L'opinion
publique se prononçait de divers côtés d'après les articles tendancieux de la
presse allemande et le travail plus ou moins correct de la diplomatie
berlinoise. A Paris, les ambassadeurs de Sardaigne, d'Autriche et d'Angleterre
jetaient le blâme sur le gouvernement belge qu'on accusait en. quelque sorte
d'avoir provoqué l'incident de Strassen dans le moment où les négociations de
Londres allaient probablement se rouvrir. A Bruxelles, le représentant de la
reine Victoria venait donner lecture à M. de Theux, le 1er mai, d'une lettre
dans laquelle lord Palmerston disait:
« Je désire que vous fassiez
comprendre au ministre des Affaires étrangères combien il lui importe de s'en
tenir, en ce qui concerne l'affaire de Strassen, au traité de novembre 1r831,
qui constitue le royaume de Belgique et par lequel seulement les Puissances .de
l'Europe ont reconnu l'existence politique de ce royaume. Ce traité spécifie
distinctement le territoire dont la
Belgique doit se composer ; tout district non compris par le
traité dans les limites de la
Belgique n'est et ne peut être considéré comme belge ; et
toute tentative du gouvernement belge pour usurper le territoire qui
n'appartient pas au royaume de Belgique, ou pour engager les peuples de ce
territoire à quitter leur fidélité naturelle et à se faire déclarer comme
formant une partie de' la
Belgique, produirait inévitablement des conséquences
désastreuses à la population ainsi instiguée à la révolte, et ébranlerait les
fondements mêmes sur lesquels repose l'ordre existant des choses en
Belgique. »
Par une étrange méconnaissance du
gouvernement belge, le général Dumoulin se substituait à lui en se permettant
d'envoyer, le 26 avril, une circulaire à tous les bourgmestres des communes du
rayon stratégique, qui avaient été nommés par le roi Léopold et n'avaient donc
à recevoir d'instructions que de lui, pour les prévenir de n'avoir à tolérer
aucune démonstration contraire au statu quo. Cet acte lui amenait une nouvelle
protestation du général de Tabor qui le priait de ne donner aucune suite à sa
circulaire.
En même temps, M. de Theux
chargeait M. Beaulieu de communiquer (page 55) ces faits au gouvernement prussien
et de s'efforcer d'amener le cabinet de Berlin à témoigner son mécontentement
au général. Mais il se faisait illusion s'il espérait obtenir réellement de M.
de Werther qu'il prît cette attitude. Le principal collaborateur du ministre
prussien, M. Eichorn, disait au comte Bresson que le sentiment allemand se
prononçait énergiquement pour le général Dumoulin, pour sa conduite rigoureuse
dans l'affaire de Strassen, qu'il était devenu extrêmement populaire et que,
partout où il se présenterait en Allemagne, on lui décernerait une espèce
d’ovation (Arch. du Min. des
Aff. étrang. à Paris, Prusse, 270, folio 49). Dès ses premières
démarches, M. Beaulieu s'apercevait que les protestations du général de Tabor
avaient fait mauvais effet à Berlin. On y voyait l'expression de la pensée du
gouvernement belge qui tendait, croyait-on, à empêcher toute solution
d’intervenir dans ses différends avec la Hollande. Notre
chargé d’affaires protestait contre de semblables insinuations et rien ne
permettait de supposer chez le cabinet de Bruxelles une politique autre que
celle suivie jusqu'alors. Malgré cet échec, M. de Theux revenait à la charge
et, par une lettre du 4 mai, prescrivait à M. Beaulieu de demander une seconde
fois que le général Dumoulin fût blâmé et que l'on renvoyât à Luxembourg le
prince de Hesse, chargé antérieurement du commandement de la forteresse et de
caractère plus conciliant que son successeur. Il prescrivait aussi de nouvelles
démarches aux légations de Belgique à Paris et à Londres afin d'éclairer les gouvernements
français et anglais sur les torts du général Dumoulin.
Très justement, il faisait
remarquer que celui-ci, pour agir correctement, aurait dû s'adresser au général
de Tabor au lieu d'user de voies de fait propres à jeter la division entre la Belgique et la Prusse. Il faisait
remarquer aussi ,que l'arrangement militaire de 1831 avait eu pour seul objet
d'empêcher la présence de troupes belges dans le rayon stratégique.
De Londres, M. van de Weyer
répondit à M. de Theux que lord Palmerston avait envoyé des instructions au
ministre britannique à Bruxelles. Si, d'un côté, il avait blâmé l'érection d'un
arbre de la liberté à Strassen, comme une espèce de protestation contre les
arrangements territoriaux du traité du 15 novembre, de l'autre, il censurait la
conduite du général Dumoulin. Le gouvernement engageait le gouvernement belge à
assoupir cette affaire et à faire rentrer les habitants du Luxembourg dans
l'ordre et dans le calme.
6. L'association
patriotique arlonnaise. Intervention britannique
Cet ordre et ce calme paraissaient
devoir renaître à la suite du vote de l’adresse par les membres de la Chambre des représentants
(page 56) et des efforts faits par les autorités civiles et militaires belges
pour empêcher toute nouvelle manifestation. Le gouvernement, désireux
d'ailleurs d'éviter les causes de conflit, tenait sans cesse les gouverneurs de
province en éveil pour conserver dans le pays une tranquillité aussi nécessaire
au bon ordre de nos affaires intérieures qu'à la marche satisfaisante des négociations
internationales. Vers le 12 mai, des démonstrations insignifiantes ayant eu
lieu dans le Limbourg, M.de Theux donna des instructions au gouverneur de cette
province afin qu'il prévînt toute manifestation des habitants du rayon
stratégique de Maestricht pouvant amener des conflits avec les autorités
militaires de la place.
Malheureusement, ses efforts se
trouvaient contrariés par ceux de patriotes exaltés, plus désireux d'affirmer
bruyamment les droits ou les prétentions de la Belgique sur les territoires
à céder, que de laisser le gouvernement conduire discrètement les négociations
pour empêcher la scission redoutée.
Le 5 mai, s'était formée à Arlon
une association patriotique dans le but de prendre des mesures pour empêcher le
partage du Luxembourg. Cette association adressait une proclamation aux
habitants de la province et, tout en les engageant à rester calmes et dignes, à
être pour le gouvernement un appui et non un embarras, demandait que les
couleurs nationales fussent arborées là où elles ne flottaient pas encore.
Cette manifestation, l'association
désirait la faire se produire dans toutes les communes du rayon à la fois (Lettre du gouvernement du Luxembourg
à M. de Theux, 13 mai 1838).
On voulait notamment que le drapeau
national fût arboré à Hespérange, la commune du rayon qui se trouvait la plus
rapprochée des postes français occupant la frontière vers Thionville, afin de
voir si les troupes de la garnison de Luxembourg iraient l'y enlever et si les
troupes de Louis-Philippe ne s'y opposeraient pas (Idem, 14 mai 1838). Mais le bourgmestre d'Hespérange,
tenant compte des instructions de M. de Steenhault, ne paraît pas avoir
accueilli une suggestion aussi malencontreuse.
M. de Theux fit tout ce qu'il put
pour arrêter l'action intempestive du comité patriotique. Il s'attacha
notamment à obtenir de ses collègues qu'ils interdissent à leurs fonctionnaires
d'en faire partie (Lettre de M.
de Theux à ses collègues ministériels, 12 mai 1838). D'autre part, à
Berlin, on semblait pencher aussi vers un peu de modération. M. Beaulieu
pouvait mander, le 20 mai, à Bruxelles que le cabinet prussien n'avait pas
blâmé le général Dumoulin, (page 57) mais lui avait recommandé d'user de plus
de circonspection (Note de bas
de page : Cette recommandation ne paraît pas avoir été suivie. Lo 27 mai,
le gouverneur signalait à M. de Theux que des officiers prussiens se
promenaient dans le canton de Bettenbourg où leur présence était injustifiée).
A Francfort, également, l'on
paraissait écouter le langage conciliant qu'y faisait entendre, de la part de
lord Palmerston, sir Cartwright, représentant près de la Diète de la reine Victoria.
Ce diplomate écrivait à Londres le 28 mai :
« M. de Munck (M. de Munck
était président de la
Diète) m'a informé hier que, après les entrevues que j'avais
eues avec lui la semaine dernière au sujet des affaires du Luxembourg, il avait
reçu un rapport du gouverneur de cette forteresse, en date du 13 courant,
exposant que les autorités d'Arlon avaient distribué, dans les villages du
rayon stratégique, des écharpes tricolores belges à porter, comme signe de
parti, par les adhérents de la
Belgique, et il demandait des instructions sur ce qu'il
devait faire à cet égard (Note
de bas de page : Il est peu probable que les autorités d'Arlon se soient rendues
coupables du fait que leur reproche le général Dumoulin. S'il est réel et, il
importe de le dire, sa réalité a été contestée, c’est probablement le Comité
patriotique qui doit en assumer la responsabilité. Malheureusement, parmi les
membres de ce Comité, se trouvaient des autorités d’Arlon, notamment le
bourgmestre et le président du Conseil provincial, qui pouvait prêter à
confusion.)
« M. de Munck m'a dit que, en
présentant ce rapport à la Diète,
à la dernière séance du 5 courant, il avait saisi cette occasion d'exprimer son
opinion que, pour le moment, au moins, il ne fallait pas tenir compte d'un acte
semblable. Il dit qu'il avait fait observer à ses collègues que s'il y avait
des actes que la Confédération
ne pouvait tolérer sous aucun rapport dans le rayon stratégique, qu'il n'était
pas à propos de résister par la force, à toute démonstration politique qui
pourrait être faite par les Belges, que le gouvernement ne pouvait pas
continuellement faire la guerre à des individus pour des actes individuels, et
que ce qu'il y avait de plus essentiel, surtout clans le moment actuel, était
que la Confédération
suivît une marche très prudente et prît bien soin de ne pas jouer dans le jeu
de ses adversaires.
« J’assurai M. de Munck que
V.S. apprendrait avec grande satisfaction qu’il avait tenu ce langage à la Diète et je lui demandai si
des instructions analogues avaient .été envoyées au général Dumoulin.
« M. de Munck dit que la Diète n'avait pas encore
répondu et que le rapport avait été envoyé au comité militaire. En même temps,
il exprima l’espérance que le gouvernement de S.M. continuerait, de son côté, à
représenter au gouvernement belge la nécessité de mettre un terme à toutes les
tentatives d'exciter la population dans le Grand-Duché.
« V.S. observera donc que M.
de Munck a saisi la première opportunité qui s’est présentée de recommander à la Diète d'adopter à
l'égard du Luxembourg une marche entièrement conforme aux vœux de V. S., et
j’espère que ce premier pas sera suivi d'un rapport de la commission militaire
et d’une résolution dans le même esprit. »
7. Incidents à Niederauwen,
à Hostert et à Schauweiller. Explications et nouveaux empiètements du général
Dumoulin
Quelle fut cette résolution? Nous l'ignorons,
mais il est permis d'affirmer que le fait d'arborer le drapeau belge dans le
rayon stratégique continua à être considéré comme un acte que la Confédération
ne pouvait tolérer sous aucun rapport. En effet, les excitations du comité
patriotique d'Arlon avaient, vers la fin du mois de mai, malgré les efforts du
gouverneur du Luxembourg et les instructions qu'il avait données aux
bourgmestres du rayon, porté partiellement leurs fruits. Le bourgmestre de
Niederauwen ayant fait arborer des drapeaux belges dans sa commune, un
détachement de troupes prussiennes les enleva, plaça quelques soldats en
garnison chez le bourgmestre, absent en ce moment, et emprisonna un employé des
accises qui fut relâché un peu plus tard. Presque en même temps, un drapeau tricolore
avait été arboré à Schauweiller, commune située, celle-là, en dehors du rayon.
Ce drapeau fut, lui aussi, enlevé et remplacé par le drapeau prussien. Des
faits analogues se passèrent à Hostert. Dans cette dernière localité, les
habitants furent brutalisés par les troupes chargées de l'enlèvement des
drapeaux. Des officiers menacèrent de mort le fils du bourgmestre en lui
appuyant leur épée sur la poitrine (Lettre du général de Tabor au ministre de la Guerre, 2 juin 1838).
Ces faits amenèrent, dès le 29 mai,
l'envoi d'une nouvelle protestation du général de Tabor au général Dumoulin,
protestation s'appuyant sur les droits conférés dans le Luxembourg à la Belgique par la
convention du 21 mai 1833.
Le lendemain, le général Dumoulin
répondait:
« Le gouvernement militaire a
laissé, à dessein, votre agréable communication du 3 de ce mois sans réponse
parce qu'il ne voulait pas entrer, sur son contenu, dans une discussion prolixe
et inutile, et qu'il y a lieu d'espérer que votre gouvernement aurait fait parvenir
aux bourgmestres des communes qui appartiennent au petit rayon de la
forteresse, dans leur propre intérêt, des instructions positives sur leur
conduite à tenir pour éviter les conflits
« Vous croyez, Monsieur le
général, devoir, par suite des événements qui viennent de se renouveler à.
Niederauwen et Hostert, justifier la conduite de ces communes.
« Avant tout, le gouvernement
militaire doit vous exposer, Monsieur le général, que le sens de sa lettre du
28 du mois écoulé a été mal saisi, lorsque vous pouviez croire que son
intention a été de motiver sa manière d'agir, lors de l'arboration du drapeau
de Stassen, sur la convention du 21 mai 1833, convention qui n'a jamais été
reconnue par la Sérénissime Diète germanique et qui, dès lors,
pouvait d'autant moins être prise en considération de notre côté que le
gouvernement de la forteresse a toujours pris à tâche de considérer et de
traiter les événements qui ont eu lieu dans le rayon sous le point de vue
purement militaire.
(page 59) « Ainsi qu'il est
dit dans la susdite lettre, le gouvernement de la forteresse soussigné ne veut
pas, il est vrai, souffrir à l'état actuel des choses aucun changement
contraire à la tranquillité publique, non pas par les raisons que l'on a
avancées, mais parce qu'il est hors de doute que la plantation du drapeau belge
dans le petit rayon de la forteresse n'a d'autre prétexte que d'exciter les
esprits à des démonstrations passionnées et que celles-ci n'ont lieu que comme
un signe convenu d'une opinion convenue.
« Les auteurs et les meneurs
de ces mouvements, qui sont parfaitement bien connus du gouvernement militaire,
projettent ouvertement de provoquer par là une force de circonstance, à
laquelle ils pensent qu'on sera forcé de céder; ils ne font aucun mystère de
leurs intentions et, par conséquent, ils n'hésiteront pas à renchérir au besoin
sur les moyens ont adoptés. Il peut en résulter, selon les circonstances,
trouble de la tranquillité publique, manque de sûreté pour les personnes et les
propriétés et un danger réel pour la sécurité de la forteresse.
« Par conséquent, pour ne
point s'écarter du point de vue purement militaire et de ce qu'exigent
l'honneur et la sûreté, comment pourrait-il être compatible que dans cette
partie du grand-duché de Luxembourg, qui est exclusivement soumise à l'autorité
militaire de la forteresse, surtout le rayon stratégique, on tolérât la
plantation d'un signe de nationalité étrangère, et en outre non reconnue par la Diète, comme une
marque de mutinerie et de moquerie. »
Le général Dumoulin disait vrai
1orsqu'il indiquait le but politique poursuivi par ceux qui déployaient le
drapeau belge dans les du rayon stratégique (Note de bas de page : Le général de Tabor corroborait
sur ce point, dans sa lettre adressée le 2 juin 1838 au ministre de la Guerre, les affirmations du
général prussien: « En effet, M. le ministre, écrit-il, les membres du Comité
directeur de l'association patriotique sont, pour la plupart, des jeunes gens
exaltés qui ne déguisent pas leur pensée toute hostile à l'autorité fédérale. Tout
porte à croire que c'est par eux que les populations du rayon stratégique ont
été instiguées lors de la plantation des drapeaux, démonstrations qui n'ont été
faites que depuis l'acceptation par la Hollande des XXIV articles et auxquelles il est
difficile de contester un caractère politique. ») Mais il se
trompait étrangement en affirmant que cette démonstration menaçait la sécurité
des personnes et des propriétés, ainsi que la sûreté de la forteresse. Comme
l’écrivait le général de Tabor, on ne pouvait lui contester un caractère
politique. Elle était faite pour protester contre l'incorporation du Luxembourg
dans la
Confédération germanique, et ainsi on pouvait dire qu'elle se
poursuivait dans un esprit d'hostilité à l'autorité fédérale. Mais elle n'était
pas de nature à atteindre ni les personnes ni les propriétés et il était
enfantin d'affirmer que la sécurité de la forteresse eût jamais été compromise
par les événements survenus dans le rayon stratégique Personne ne pensa à une
attaque contre la place. Tout au plus quelques esprits peuvent-ils avoir songé
à provoquer la résistance par les armes dans le cas où les autorités fédérales
eussent voulu occuper les territoires luxembourgeois (page 60) restés, en vertu
de la convention de 1833, sous l'administration de l'autorité belge. On projeta
peut-être une défensive, mais certainement pas une offensive.
Il est complètement faux aussi que
le rayon stratégique fût exclusivement soumis à l'autorité militaire de la
forteresse. Dans ce rayon, les autorités administratives et judiciaires
dépendaient du roi des Belges, la justice s'y rendait en son nom, la police y
était faite par ses agents et, par conséquent, si la plantation du drapeau
belge était inopportune au moment où elle s'accomplissait, elle n'avait rien de
contraire aux principes du droit puisqu'elle symbolisait l'autorité qui
s'exerçait dans ce territoire.
En même temps qu'il écrivait au
général de Tabor, le général Dumoulin adressait une nouvelle circulaire aux
communes du rayon pour les rendre responsables de tous les événements qui s'y
passaient et qui seraient incompatibles avec le statu quo.
8. Tentatives d'apaisement
du chevalier de Theux. L'action anglaise
Désireux de calmer l'agitation que
ces faits provoquaient, M. de Theux recommandait au gouverneur du Luxembourg de
ne donner aucune suite à la substitution de drapeau réalisée à Schauweiller. En
même temps, il lui prescrivait à nouveau d'empêcher toute démonstration dans le
Grand-Duché et de réprimer immédiatement d'office celles qui se produiraient.
Les autorités militaires recevaient les mêmes instructions.
Le gouvernement belge ne cessait
cependant de protester contre ce qui se passait dans le Grand-Duché. Le 30 mai,
par la voie diplomatique, il attirait l'attention du cabinet de Berlin sur les
actes des officiers prussiens et les signalait également, le 1er juin, à nos
représentants à Londres, à Vienne et à Paris. Le 13 juin, M. de Theux envoyait
de nouvelles instructions à M. van de Weyer pour demander que lord Palmerston
et le comte Molé appuyassent à Berlin les réclamations du gouvernement belge,
en adressant au gouvernement prussien des représentations sérieuses sur le
système de sévérité déplacée appliqué dans le Luxembourg. A Berlin comme à
Francfort, on semblait comprendre que le général Dumoulin avait été trop loin
et, quoique la Diète
et la Prusse
se refusassent à blâmer sa conduite, M. Beaulieu considérait cependant comme
satisfaisantes, au point de vue des dispositions de la Diète germanique, les
réponses que. M. de Werther (Lettre
de M. Beaulieu à M. de Theux, 6 juin 1838) adressait aux notes de la
légation de Belgique. Entre les autorités militaires belges et les autorités
militaires fédérales se faisait bien encore un échange de lettres dans lequel
le commandant de la forteresse n'abdiquait rien de ses prétentions, mais, dès
le 15 juin, le général de Tabor pouvait écrire à Bruxelles que de nouvelles
instructions paraissaient avoir (page 61) été envoyées au général Dumoulin par la Diète et, le 25 juin,
le comte de Beckendorff, ministre de Prusse à Bruxelles, annonçait à M. de
Theux que ces instructions recommandaient la modération. En outre, M. de
Werther promettait à M. Beaulieu (Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux, le 22 juin 1838) de
faire tous ses efforts pour modérer les résolutions à Francfort et à
Luxembourg. En même temps, mais ceci ne dénotait pas des tendances très
pacifiques, la garnison de la forteresse subissait une notable augmentation.
M. de Theux n'avait pas fait appel en
vain, le 13 juin, aux bons offices de l'Angleterre. Le 25 du même mois, le
chevalier Seymour donna lecture au ministre des Affaires étrangères d'une
correspondance de lord Palmerston avec le chargé d'affaires de la reine à
Berlin, correspondance d'où il résultait que celui~ci avait eu la mission de
faire des représentations au baron de Werther au sujet de l'affaire de
Niederauwen et d'indiquer spécialement comme remède à la situation le retour à
Luxembourg du prince de Hesse (Note
de bas de page : Le prince Guillaume-Frédéric de Hesse-Hambourg, frère de
la belle princesse Guillaume de Prusse, écrit dans ses Souvenirs, t. l, p. 191,
le chevalier de Cussy, ancien attaché à la légation de France à Berlin, « n'a
pas de réputation militaire comme général. Il est gouverneur du Luxembourg où la Prusse, de concert avec les
Pays-Bas, entretient une garnison. Il était continuellement à Berlin et
fréquentait beaucoup la légation de France. Pour se consoler, sans doute, de
n'avoir jamais gagné de batailles, le prince de Hesse affectait, en parlant
notre langue, les expressions de vieux troupiers: « Tudieu, Monsieur le
Marquis... Sacrebleu, mon cher Cussy...») Ce retour avait été, en
quelque sorte, promis. Le ministre britannique à La Haye avait aussi parlé de
cette affaire au comte de Lottum, ministre de Frédéric-Guillaume aux Pays-Bas.
Le diplomate prussien ayant dit que la Diète avait approuvé le général Dumoulin et que
le gouvernement britannique s'était prononcé dans le même sens, lord Palmerston
chargea son représentant en Hollande de démentir formellement cette assertion (Note de M. de Theux).