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« Le Congrès
national. L’œuvre et les hommes », par Louis de Lichtervelde, Bruxelles,
1945
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CHAPITRE V – LA CRISE DE LA REVOLUTION ET DE LA REGENCE
1. Les conséquences sur l’opinion publique du refus français d’accepter la
couronne belge
(page 94) Le refus de
Dès que le Congrès se rendit compte que la délégation qu’il avait envoyée à
Paris allait droit à un échec — ce fut l’affaire de quelques jours en dépit des
démentis officieux — il y eut dans l’assemblée comme dans l’opinion un vif
mouvement de déception qui se tourna en colère contre le Gouvernement
Provisoire, contre le Comité Diplomatique et contre le comte de Celles qui
représentait
La situation devenait fort inquiétante et le découragement se répandait
dans le Congrès et dans tout le pays. Les exigences des Puissances, tant en ce
qui concerne le tracé des frontières que le partage des dettes, semblaient
rendre impossible la fondation d’un Etat viable. On avait proclamé
l’indépendance et l’on se heurtait chaque jour aux arrêts formulés dans les
Protocoles successifs de
Au dehors, les choses n’allaient pas mieux. L’impuissance des Belges à se
constituer suivant leurs vœux comme la difficulté d’opérer une restauration
dont ils ne voulaient pas donnaient aux partisans d’un partage fructueux
l’occasion de murmurer des propos tentateurs. Le pessimisme atteint son comble
quand, le 21 février, le baron Surlet de Chokier eut fait rapport au Congrès sur l’inutile mission
remplie à Paris par la délégation. Le petit groupe républicain reprit espoir et
d’accord avec De Potter qui sortit de l’oubli, déposa une motion qui fut
écartée, mais qui impressionna l’opinion. Il y avait urgence à resserrer les
liens trop lâches de l’autorité publique et à tenter quelque chose de neuf.
L’idée, plus républicaine que monarchique, d’appeler au trône une
personnalité belge avait toujours eu (page
96) quelques partisans au sein du Congrès. Joseph Lebeau, qui cherchait sa
voie en tâtonnant, songea un moment au jeune prince de Ligne et il se rendit
même auprès de lui au château de Rœulx pour lui faire
des ouvertures formelles. Le prince avait pris part au. mouvement national à la
veille des Journées de Septembre et ses qualités personnelles comme sa haute
position sociale auraient pu faire de lui un candidat acceptable à condition
qu’il se portât résolument en avant. Il ne se laissa pas convaincre et il
fallut chercher autre chose.
Le Congrès sentait que toutes sortes de dangers grandissaient autour de
lui. Le 18 février, le roi de Hollande, adoptant envers
2. Le recours à la régence
Le Gouvernement Provisoire, sur ces entrefaites, se rallia à l’idée de
nommer un chef d’Etat à titre temporaire et proposa au Congrès d’élire un
régent qui serait chargé, dans les termes de
Dans la bousculade des événements il n’y eut le temps que pour deux
candidatures. La meilleure était sans doute celle du comte Félix de Mérode.
Membre du Gouvernement Provisoire, il s’était jeté avec courage dans la vie
publique. Son ardent patriotisme, son caractère loyal et généreux lui avaient
assuré une grosse influence. Appartenant à une famille de la haute noblesse,
que le sang versé par son frère, le héros de Berchem, avait rendue
particulièrement populaire, il possédait plusieurs des qualités d’un chef. S’il
manquait de calme et de pondération, il avait de l’énergie, de l’indépendance
et du goût pour les responsabilités, mais il appartenait à la majorité
catholique du Congrès et pour ce motif, les libéraux avancés le considéraient,
avec méfiance. Au surplus, son nom provoquait un sentiment de jalousie parmi
les nombreux députés de la même catégorie sociale qui éprouvaient de la
répugnance à mettre
(page 98) La candidature du
baron Surlet de Chokier
résultait de sa position même de président du Congrès. Peu connu au début de la
session, il avait gagné de vives sympathies au sein de l’assemblée par la manière
heureuse dont il s’était acquitté de ses fonctions difficiles, appliquant le
règlement avec bonhomie et apaisant les orages par une contenance toujours
égale et par des mots malicieux. C’était un homme spirituel et intelligent,
d’un abord facile, de manières polies et bienveillantes. Mais léger, sceptique
et de peu de caractère, il n’était pas fait pour tenir le gouvernail en une
période de crise. Sa haute taille, ses longs cheveux qui tombaient en boucles
grises sur ses épaules lui donnaient un air d’austérité républicaine qui
plaisait aux blouses bleues. C’était, cependant, dans l’intimité un bon vivant
qui recevait volontiers ses collègues dans son appartement du Cantersteen, régi par une gouvernante. On chuchotait qu’il
vivait avec la femme de son jardinier de Gingelom qui lui aurait donné
plusieurs enfants. Il n’avait en politique ni doctrine ni plan précis et, en
février 1831, il partageait, au fond, le découragement de la plupart de ceux
qui étaient disposés à voter pour lui. Il ne croyait plus au succès de
Surlet de Chokier
et Mérode se mirent d’accord pour éviter toute brigue, si bien que le premier
fut élu le 24 février, par 108 voix contre 43 données à son concurrent et 5
données è M. de Gerlache. Le Régent fut inauguré le lendemain au sein du
Congrès, avec une certaine pompe. Il prêta le serment royal debout devant un
trône de velours rouge sur lequel il refusa modestement de s’asseoir. La
cérémonie se déroula au milieu d’une satisfaction qui frisait l’enthousiasme
parce qu’on aspirait à un changement. Le Régent fit de larges promesses. Pour
faire taire certaines suspicions, il proclama hautement sa volonté de maintenir
contre toute atteinte l’indépendance nationale ; mais il ne put s’empêcher de
prévoir le cas où « les événements plus forts que notre puissance, en
disposeraient autrement ». Dans ce cas, le Régent ne parlait pas de mourir,
mais seulement d’abdiquer. Le peuple de Bruxelles était accouru en foule pour
participer à la fête, courte halte dans une course qui risquait de mener tout
le monde à l’abîme qu’on refusait de voir. Le Régent, en sortant du Palais de
3. Le premier gouvernement du régent et les troubles du mois de mars 1831
De tout le pouvoir royal, le Congrès n’avait soustrait au Régent que la
participation au pouvoir législatif. Il lui appartenait donc de gouverner avec
le concours et sous la responsabilité de ministres dont la nomination lui
incombait. Il devait commander l’armée, faire les traités, administrer le pays.
Mais
Le régent donna tout de suite la preuve de son absence de sens politique en
n’appelant au gouvernement aucun homme nouveau. Il forma son premier ministère
uniquement de libéraux issus du Gouvernement Provisoire et des comités
diplomatiques : Alexandre Gendebien eut
D’ailleurs, le ministère à peine formé était déjà branlant, car il n’était
que le résidu d’une combinaison usée. Il ne s’était pas constitué sur un
programme ; il était obligé, par les antécédents de ses membres, de
maintenir une attitude intransigeante devant les exigences de l’Europe, mais il
ne disposait d’aucun moyen pour la faire prévaloir, ni par la force – l’armée
était quasi inexistante – ni par la diplomatie – il s’était pratiquement
interdit de négocier. Le protocole du 19 février semblait fermer toutes les
issues ; de plus,
4. Constitution du second gouvernement du régent
Le Congrès s’était ajournée jusqu’au 15 avril. La dissolution du ministère,
l’anarchie qui montait de toutes parts exigeaient des mesures immédiates. Le
Régent fit appel pour former un nouveau cabinet à un de ses amis, le chevalier
de Sauvage, magistrat liégeois d’esprit distingué. M. de Sauvage, qui n’était
pas fait pour tenir le premier rôle, eut le courage d’accepter et de demander
le concours de Joseph Lebeau. Celui-ci posa comme condition d’avoir le
portefeuille des Affaires Etrangères et d’être assisté de Paul Devaux comme
membre du conseil des ministres. Le Régent voulut se défendre comme ces
exigences. Il sentait qu’avec M. de sauvage à l’Intérieur, M. Barthélemy (page 102) à
Chapitre VII – Joseph Lebeau donne un roi au royaume
(page 103) Les historiens qui
ont étudié à la lumières des documents récemment mis au jour, l’œuvre de la
fondation du royaume, s’accordent pour dire qu’à Joseph Lebeau revient une part
décisive dans le succès dont l’inauguration du premier roi des Belges, le 21
juillet 1831, fut l’émouvante conclusion. Joseph Lebeau a sauvé
Joseph Lebeau naquit à Huy le 3 janvier 1794, un peu avant la disparition
définitive de la principauté épiscopale de Liége. Son père était un modeste
orfèvre. L’enfant vécut ses premières années dans la petite cité mosane où la
révolution française vint apporter de profonds bouleversements. En 1803,
lorsque l’ordre se rétablit sous la forte main du premier Consul, le petit
Joseph fut envoyé chez un frère de sa mère, l’abbé Jean-Joseph Mathieu, curé de
Hannut de 1803 à 1819. L’oncle commença son instruction avec l’espoir d’orienter
vers le sacerdoce l’enfant dont il avait sans doute remarqué l’intelligence.
Mais l’élève n’avait aucun goût pour l’avenir que les siens rêvaient pour lui.
Au bout de quelques années, il revint à Huy (page 104) où un pensionnat avait été ouvert en 1807 ; ses études
terminées, Joseph Lebeau obtint un médiocre emploi dans l’administration de
l’enregistrement. Il possédait heureusement en lui-même un sentiment assez fort
de sa propre valeur pour ne pas se laisser emmurer dans la voie étroite où les
circonstances l’avaient conduit. Grâce à un travail assidu, il parvint à
économiser la somme nécessaire pour payer son inscription à la faculté du droit
de l’Université de Liége. Pour ménager ses ressources et gagner le prix du
voyage par la diligence ou le coche d’eau, l’étudiant n’hésitait pas à faire à
pied les trente kilomètres qui séparent Huy du chef-lieu.
Joseph Lebeau raconte dans ses Souvenirs, fragments malheureusement
incomplets qui sont les seuls mémoires laissés par un homme politique de cette
génération, qu’il était possédé dès cette époque par la passion de la vie
publique. Il passait une bonne partie de son temps au cabinet de lecture. Le
futur Premier Ministre fit si bien qu’il échoua à l’examen de docteur. Reçu
trois mois plus tard, il pratiqua le barreau d’abord dans sa ville natale, puis
à Liége. Par son mariage avec Mlle Ouwerx, il s’allia
avec une famille en vue à Huy. Mais Joseph Lebeau ne fut jamais un véritable
avocat ni même un juriste de renom. A partir de 1824, il se consacra au
journalisme. Dans ses Souvenirs, il note l’existence à ses yeux d’une sorte
d’incompatibilité entre les qualités qu’exige le barreau et celles que réclame
la conduite des affaires publiques : l’avocat plaide un dossier, l’homme d’Etat
doit tout tirer de son propre fonds. Il lui faut des principes fermes, un
dévouement réfléchi, le sens des réalités. Inconsciemment, Lebeau s’est défini
lui- même dans cette page et il a révélé le secret de cette conviction
passionnée qui l’a soutenu à travers les orages de 1831 et qui l’a rendu si
redoutable à ses adversaires. A aucun moment de
Lebeau, en effet, était d’un tempérament sensible. Ses amitiés étaient vives
; il avait un désintéressement farouche, fait peut-être d’autant d’orgueil que
de vertu. Très ancré dans ses idées, toujours
prêt à la riposte, il était cependant incapable de haine ou même de
ressentiment. Un de ceux qui l’avaient le plus âprement combattu, disait de lui
après sa mort : « Il ne comprenait pas que l’on pût se souvenir du
mal qu’on lui avait fait, tant il l’avait oublié lui même. » Avec un caractère
amène, Lebeau témoignait cependant d’une certaine raideur dans ses relations
officielles ; l’usage du monde paraît lui avoir manqué. Il ne parvint jamais à
séduire le Régent ; plus tard, ses rapports avec le Roi furent à plusieurs
reprises assez tendus. Sans doute mettait-il quelque excès à donner la preuve
de son indépendance d’esprit.
Grandi sous le despotisme ordonné que le régime impérial imposait aux
Départements Réunis, Joseph Lebeau arrive à l’âge d’homme avec le culte de la
liberté, de la liberté telle que la conçoivent les héritiers assagis de la
révolution. Il croit à la monarchie constitutionnelle, au régime parlementaire,
à la séparation des pouvoirs, au suffrage censitaire ; il apporte dans la
politique des goûts du style Louis-Philippe le plus pur. Fils de la principauté
ecclésiastique de Liége où la réaction contre l’ancien régime a été la plus
vive, Lebeau a perdu la foi. Son indifférence religieuse est absolue ; après
1841, sous l’empire d’une crainte invétérée des envahissements de l’Eglise,
elle prendra même une teinte anticléricale qui durera jusqu’à la fin (page 106) de sa carrière parlementaire
et ne cédera qu’aux approches du déclin dans les suprêmes méditations d’une
vieillesse laborieuse. Jeune, l’élève du curé de Hannut est tout à fait
étranger à l’Eglise comme beaucoup d’hommes de sa génération, il la connaît mal.
Il est entré à la loge de Huy et demeure persuadé que le progrès des lumières
fera justice de la religion. « J’ai besoin de déclarer, dit-il au Congrès, le
22 novembre 1830, que je n’éprouve aucune sympathie pour le catholicisme. »
La formation première de Joseph Lebeau remontait à un temps où le nom même
de Belgique avait été effacé du langage politique. Il est natif d’un territoire
qui de temps immémorial a vécu un peu en dehors de la communauté de nos
provinces ; la petite bourgeoisie dont il est issu croit volontiers que le
monde nouveau n’a pas de racines dans l’ancien, enseveli à jamais sous les
ruines. Lebeau n’est donc pas un traditionaliste. Il n’associe point comme
Gerlache, gentilhomme luxembourgeois, l’ancien attachement des Belges pour leurs
privilèges aux sentiments qui le rattachent à la société moderne. Dans son Essai
sur le Pouvoir royal, c’est à peine s’il aperçoit combien la monarchie
tempérée a de profondes racines dans les constitutions de nos provinces ; le
patriotisme d’un J.-B. Nothomb, à la fois si instinctif et si savant, lui est
d’abord étranger ; Joseph Lebeau, à tente ans passés, est une tête
exclusivement politique encore dominée, même un peu enivrée, par la théorie. Il
se serait parfaitement accommodé du maintien du royaume des Pays-Bas. Dans le
milieu qu’il fréquentait, le sentiment national sommeillait profondément. « Les
hommes de notre âge, écrit-il dans ses Souvenirs, étaient nés à l’époque
de
Mais ce qui est la passion dominante chez Joseph Lebeau et chez ses jeunes
amis, c’est « l’amour de la liberté, mêlé de quelques illusions sans doute
comme tout premier amour, mais sincère et profond (2) ». (Op. cit., p. 108) Par là, il différait absolument des
vieux libéraux des Etats Généraux chez qui l’anticléricalisme étouffait tout
autre sentiment. Avec Charles Rogier, avec Paul Devaux surtout, deux cadets qui
resteront des amis inséparables, Lebeau rédige à Liége le Mathieu Laensberg puis le Politique. Ce journal
d’opposition revendique la transformation de la monarchie représentative de
Guillaume Ier en monarchie parlementaire ; avant même que l’idée se soit
répandue ailleurs, il préconise pour cela l’union des catholiques et des libéraux
; mieux encore, il la réalise partiellement à Liége même. En 1829, Lebeau fonde
avec le directeur du Courrier de
Par cette initiative, le groupe liégeois a pris une position en vue. Au
début de 1830, il lance une souscription en faveur des fonctionnaires révoqués.
Les écrits de De Potter ébranlent l’opinion. Comme
l’observe M. P. Harsin, il est probable que les
élections de 1831 eussent donné aux Belges la majorité absolue aux
Etats-Généraux. Lebeau avait sa place (page
108) retenue au Parlement du royaume des Pays-Bas.
Les Journées de Septembre en décidèrent autrement Lebeau qui n’avait pas
voulu
Il s’agit maintenant de passer de la théorie à la pratique. Joseph Lebeau,
dont les Observations sur le Pouvoir royal constituent une excellente
analyse de Droit Public comparé, sait ce qu’il veut et il apprécie la chance
inespérée qui s’offre à lui de modeler le réel sur sa pensée. Mais ce pays en
effervescence, travaillé depuis le mois d’août par un patriotisme renaissant
qui a fait arborer partout les vieilles couleurs brabançonnes, Lebeau l’observa
Jusqu’ici il ne l’a connu que de loin, à travers les gazettes. Maintenant et
pour tout le reste de sa vie, le voilà jeté dans la vie publique et contraint
de prendre sa part des grandes émotions collectives ; mais avant d’agir sur le
peuple belge, il subit lui-même l’influence contagieuse de l’âme nationale qui
s’affirme. Jeune journaliste, il a souhaité parfois la réunion de
Joseph Lebeau s’installe à Bruxelles au début de novembre. Sa qualité de
membre de
assemblée délibérative, fût-ce un simple conseil communal, se trouve tout de
suite à son aise au palais de
Ce premier discours de Joseph Lebeau, très bref, énonce le principe
fondamental de toute sa politique. La proclamation de l’indépendance, dit-il,
est superflue à l’intérieur, mais il n’en est pas de même à l’extérieur.
« Cette déclaration aura une influence profonde sur notre destinée future.
» Le royaume des Pays-Bas a été formé pour constituer une barrière contre
La réunion de
Le nouveau cabinet se présenta le 30 mars devant le Congrès convoqué tout
spécialement. Pendant quelque temps on crut qu’il s’agissait d’un ministère de
Sauvage ; on ne tarda pas à voir que c’était en (page 111) réalité un ministère Lebeau. Les •niinistres,
installés depuis la veille, se sentaient mal à l’aise. La volte- face de Ch. de
Brouckère, abandonnant ses collègues, le mécontentement de Van de Weyer et de
Gendebien avaient rendu l’atmosphère orageuse. Les dissentiments personnels qui
s’étaient aggravés durant la crise rendaient plus aigu le conflit entre les
deux politiques. La déclaration lue par M. de Sauvage indiquait, avec une
précision suffisante, le changement de barre. « Une pensée unique a
présidé à la composition du ministère.., il n’y a plus pour
Les actes se suivent rapidement dans la seconde quinzaine d’avril :
tentative de négocier directement avec La Haye, envoi d’agents à Berlin et à
Francfort, envoi d’une mission. à Londres auprès du prince Léopold. Dans son
rapport du 18 mai, Joseph Lebeau a exposé l’idée qui l’a guidé pendant les cinq
semaines durant lesquelles il a pu marcher de l’avant sans entraves : «
Renoncer à toute politique exclusive, entrer dans un système large, impartial
et revendiquer notre indépendance et l’intégrité du territoire en nous appuyant
sur les intérêts généraux de l’Europe... Bien à tort, sans doute, l’Europe a
cru que notre indépendance nous était à charge et que nous n’aspirions qu’à
abdiquer au profit d’un peuple voisin ; c’est préoccupés de cette idée fatale
que les plénipotentiaires, réunis à Londres, ont arrêté des protocoles contre
lesquels vous avez énergiquement protesté... Notre révolution n’est ni
française, ni anglaise, ni allemande, elle est belge... Nous avions autrefois
une grande place parmi les sociétés européennes ; cette place, nous la
revendiquons aujourd’hui, sans arrière-pensée. C’est là ce qu’il fallait faire
comprendre à l’Europe ; je ne sais si j’ai réussi, mais dans tous les cas ce
n’était pas de trop de six semaines pour détruire une erreur accréditée depuis
six mois. »
Le chef de la diplomatie belge a maintenant une doctrine dont il ne déviera
plus. Sa manoeuvre capitale a été l’envoi à Londres
de quatre membres du Congrès : le comte de Mérode, l’abbé de Foere, Henri de
Brouckère et le vicomte H. Vilain XIIII, choisis autant pour des considérations
de tactique parlementaire que dans le but de donner à l’étranger une forte
impression de la volonté unanime (page
113) du pays. Au moment même où le gouvernement du Régent était obligé de
rappeler le comte d’Arschot qui n’était point parvenu
à se faire recevoir officiellement par le cabinet de Londres, ces délégués
étaient chargés de s’aboucher directement avec le prince Léopold que van Praet
avait déjà essayé, mais en vain, d’approcher. Dès le 20 avril, ils arrivent à
Londres. Ils sont reçus par le prince ; ils voient, grâce à lui, les ministres
et les plénipotentiaires. La négociation est nouée. L’influence du prince
Léopold s’exerce à séparer la question du Limbourg sur laquelle
Nous possédons, dans l’ouvrage de Freson, neuf
lettres écrites par le ministre des Affaires Etrangères aux membres du Congrès
députés à Londres ; écrites au courant de la plume, au milieu des affaires,
expédiées souvent en hâte dans la crainte de manquer le courrier, elles
éclairent mieux que tout autre document la personnalité de leur auteur et
l’atmosphère de cette période agitée.
Joseph Lebeau apparaît d’abord comme un ministre bien informé. On voit que Ponsonby et son secrétaire White ont eu soin de lui faire
connaître le dessous des cartes. C’est ainsi qu’il recommande à la délégation
de mettre dans son jeu « le goût du prince » pour une princesse d’Orléans ; il
leur conseille de surveiller et de chercher à neutraliser les influences
familiales qui pourraient s’exercer sur la volonté du candidat. Vis- à-vis de
Talleyrand, il leur enjoint de jouer « les belliqueux ». En bon diplomate, il
leur écrit des lettres ostensibles et des lettres strictement confidentielles.
Une lettre du 22 avril, destinée à être mise sous les yeux du prince, est un
modèle du genre. Quelle sagesse dans ces lignes émanant d’un homme dans lequel
Londres ne voit qu’un révolutionnaire arrivé : • Le (page 114) pays encore exalté par une révolution récente et
par des menaces de contre-révolution et d’invasion, ne peut être dirigé comme
un cabinet. Le peuple belge est éminemment sage et probe, mais pour le diriger
au gré d’une politique saine, il faut que la réflexion ait succédé à la
passion. Qu’il ait d’abord un chef populaire, qu’il voie son avenir fondé, le
retour de l’ex-dynastie impossible, sa nationalité assurée et il adhérera à
tout ce que la justice commande, à tout ce que l’honneur permet » (Freson, op. cit, p. 272). Le 29,
nouvelle lettre. Lebeau expose la situation intérieure qui s’est améliorée. «
Le calme le plus parfait continue à régner en Belgique. Il tient beaucoup à
l’espérance qui est dans tous les esprits. Ce peuple qu’on calomnie si
indignement est à conduire avec un fil de soie du moment où on le traite avec
franchise et loyauté. » Le 26, il recommande la persévérance. Ponsonby a dit du prince qu’il est comme une jeune fille «
qui veut bien être séduite, mais non violée ». Sa candidature gagne du terrain,
mais il ne faudrait pas que le prince s’étonne s’il y avait du désordre. On
doit lui dire que la société n’est pas ici dans son état normal, que c’est un
malade bien bon, bien courageux, bien résigné, mais enfin que c’est un malade (Freson, op. cit., p. 279)
Le prince Léopold ne veut pas s’engager vis-à-vis des Belges tant que le
problème des frontières demeure ouvert. Le 3 mai, Lebeau envisage une rupture.
« Le Régent serait notre pis-aller ». Il suggère aux envoyés toutes sortes
d’arguments. Son inquiétude pour le pays augmente et met dans son langage une
note d’émotion plus vive. « Le besoin de sortir de cette terrible crise,
écrit-il le 5 mai, l’espoir d’en sortir promptement et honorablement avec le
prince Léopold sont tels que s’il vient, l’enthousiasme sera extrême, et
comme chacun a senti le mal qui s’attache à l’absence du pouvoir, l’opinion lui
en donnera dix (page 115) fois plus que la loi... » (Freson,
op. cit., p. 292). Prophétie bien justifiée par
l’histoire du règne. Mais le temps presse. Lebeau redoute que ses envoyés
renoncent à une partie trop difficile ; d’autre part, il sent que le délai
qu’il a obtenu du Congrès pour arriver à un bon résultat par la voie
diplomatique touche à sa fin : « Nous sommes menacés d’un affreux
bouleversement, écrit-il le 8 mai. Français, républicains, orangistes se
donnent la main. L’élection immédiate peut seule conjurer l’orage qui déjà
gronde. » « L’annonce de l’acceptation du prince pour le jour de la réunion du
Congrès, ou, sinon, tout est perdu et la guerre commence probablement avec
l’abdication du Régent, la retraite des ministres et la république... » (Freson, op. cit., p. 293)
Le Congrès se réunit le 18 mai. Une cabale s’ourdit pour abattre le
président Gerlache qui soutient fermement le gouvernement et le remplacer par
Gendebien. Gerlache est réélu par 86 voix contre 33. C’est un succès pour le
ministère. Gerlache en profite pour réclamer tout haut « que la loi soit
rejetée et que l’autorité soit forte ». Il montre l’impudence qu’il y a à
censurer sans merci un pouvoir trop faible. Le président du Congrès élargit
volontairement le cadre et les responsabilités de sa fonction. Il met au
service de Joseph Lebeau toute son autorité et tout son prestige.
Le prince Léopold, tout en ne cachant pas son désir de monter sur le trône
de Belgique, se maintient énergiquement sur le terrain qu’il a choisi. Il prête
ses bons offices aux Belges mais il refuse de faire acte de candidat ; il
subordonne son acceptation éventuelle à la conclusion d’un accord avec les
Puissances. Lebeau doit donc modifier son plan. Il lui faut faire du prince
plus qu’un candidat possible : un candidat accepté. C’est un gros risque à
courir quand on est encore si près de l’élection avortée du duc de Nemours ;
mais Lebeau l’accepte. Au retour de la députation, le 25 mai, il obtient que 95
membres du Congrès s’inscrivissent en faveur de l’élection, chiffre aussitôt (page 116) augmenté de 17. La majorité
se rallie donc aux idées du ministre quant à la personne, mais voudra-t-elle du
système tout entier avec ce qu’il comporte d’aléas ? Le 28 mai, Joseph Lebeau
donne lecture au Congrès de la célèbre lettre par laquelle lord Ponsonby paraphrasait « en les atténuant sur certains
points » les décisions irrévocables de
Immédiatement, une délégation du Congrès est chargée de notifier
l’événement au prince tandis que Devaux et Nothomb sont spécialement chargés
par le ministre des Affaires Etrangères de négocier avec
Nous touchons maintenant au sommet de la carrière de l’homme d’Etat. Les
faits sont connus. Les deux jeunes plénipotentiaires ne parvinrent pas à
arracher à
Pendant que se déroulaient dans les salons du Foreign
Office et de Malborough House, les péripéties
dramatiques de cette lutte diplomatique, Joseph Lebeau était seul à Bruxelles
pour soutenir le gouvernement chancelant. Ses deux conseillers, Devaux et
Nothomb, sont au feu ; Ch. de Brouckère est sorti du ministère pour entrer dans
l’opposition. Les meilleurs amis de Joseph Lebeau ne peuvent s’empêcher de
trembler de le voir ainsi isolé en un pareil moment : les journaux jettent feu
et flamme contre toute concession ; jour après jour, le bruit court que le
prince n’acceptera pas, que les Puissances ne s’écarteront pas des Protocoles ;
la colère, le doute, le découragement, l’indignation donnent à l’opinion de
violentes secousses. Les nouvelles sont rares et incertaines. Joseph Lebeau ne
dévie pas du but qu’il s’est assigné. D’abord, il veut son roi. « Sa présence
changera tout, écrit-il, le 12 juin, à Devaux, et vaudra 100.000 hommes de
ligne et 1.000.000 de gardes civiques. » La force d’âme qui le soutient n’est
pas faite de hautaine assurance en ses propres lumières ; non, c’est une
conviction formée après une lutte avec tout ce qui l’entoure, après une lutte
avec lui-même parfois. Il a été sur le point de lâcher Nothomb. « Mon énergie,
écrit-il le 14 juin, mon énergie, je le sens, fléchit quelquefois, mais seul,
sans appui, sans conseil, comment éviter toujours le découragement ? » Sous la
violence des attaques, il sent venir le moment « où la tête tourne ». M. de
Sauvage, constate-t-il avec désolation, n’est pas à la hauteur de sa réputation
; le Régent communique son découragement « à tout ce qui l’approche ». Le 21
juin, Joseph Lebeau mande à Devaux qu’il faut absolument une solution pour le
30. « Quant à moi, je ne regarde plus la place comme tenable et très
probablement je me retirerai. » Ses lettres où les arguments chevauchent
contiennent de vrais cris d’angoisse d’une humanité profonde : « Pressez pressez, pressez... »
Le 29 juin, toute la délégation était de retour à (page 118) Bruxelles et saisissait le Congrès des
préliminaires de paix. La Révolution belge était arrivée au point où elle
devait choisir entre la conciliation avec l’ordre européen ou le déchaînement
d’une lutte sans merci. Joseph Lebeau qui n’avait pas réussi à faire triompher
pleinement le droit du pays insurgé était en butte aux accusations les plus
atroces. « La fureur contre notre pauvre Lebeau est à son comble, écrivait-on
le 7 juin à Rogier ; des gens parlent ici de le pendre... Quelle école qu’une
révolution, quel affreux déchainements de passions mauvaises » Archives au
Royaume, Papiers de Rogier, F. 125, le
16 juin 1831). Le patriotisme exacerbé ne reculait devant l’emploi
d’aucune arme pour abattre l’homme qui incarnait la raison d’Etat. Quand on
connut en Belgique le texte des XVIII Articles, l’émeute gronda ;
la maison du ministre fut menacée de pillage ; il reçut des menaces qui portèrent
le trouble et le désarroi jusque dans sa famille. Celui que l’on dénonçait
comme un froid calculateur ou comme un joueur incapable et maladroit fit face à
la meute, mais il garda de ces jours un souvenir empoisonné. « Ah ! mon
cher Charles, écrivait-il à Rogier, le compagnon de ses trente ans, de quelle
fermeté d’esprit il faut être doué pour espérer encore de l’homme après l’avoir
vu si hideux » (DISCAILLES, Charles
Rogier, t. II, p. 145)
La discussion au Congrès du traité des XVIII Articles, du 1er au 9
juillet 1831, constitue l’épisode le plus émouvant de
Contre le traité, c’est dans la presse un (page 119) déchaînement unanime. Le Courrier qui a prôné l’élection du prince Léopold et inséré les
vigoureux articles de Nothomb, lâche la combinaison. A l’entendre, on revient
purement et simplement aux Protocoles ; donc plutôt la guerre. D’autre part,
orangistes et gens de Paris poussent délibérément au rejet pour créer
l’anarchie.
Il semble que Joseph Lebeau ait été d’abord désarçonné par les discordances
entre son projet et les résultats obtenus à Londres. Il ne crut pas pouvoir
proposer tout de suite, comme ministre, l’adoption des Préliminaires qui
s’écartaient sensiblement des bases autorisées par le Congrès et il s’imagina
même que l’acceptation entraînerait l’obligation de modifier
L’affaire est si mal engagée que Van de Weyer, pour éviter un échec brutal,
dépose une motion qui entoure l’acceptation des réserves, réserves
malheureusement inacceptables pour les Puissances ; mais l’opposition dédaigne
ce moyen dilatoire. A la fin de la séance du 2 juillet, Lebeau qui a causé avec
ses amis (page 120) et bien mesuré
ses forces se lève tout d’un coup, et déclare qu’il propose formellement
l’adoption des Préliminaires ; il y attache son existence ministérielle, car
c’est pour lui une question d’honneur».
La lutte n’en devient que plus vive. Le 3 juillet, Charles de Brouckère
prononce un discours incisif et passionné contre ses anciens collègues ; le 4,
Nothomb fait un exposé lucide des négociations de Londres ; Gerlache l’appuie.
De nouveau, la voix de la raison rallie bon nombre d’hésitants, mais pour forcer
les convictions, pour entraîner les députés qui résistent encore, il faudrait
davantage. Qui saurait s’emparer du coeur de
l’assemblée où règne le patriotisme le plus pur ? Qui saurait la placer face à
face avec ses responsabilités historiques, la contraindre en quelque sorte à
faire la synthèse du pour et du contre ?
Le mardi 5 juillet vers midi et demi, Joseph Lebeau prend la parole. C’est
l’heure capitale de sa vie, celle pour laquelle il s’est inconsciemment préparé
; au cours d’une existence qui sera encore longue, il n’en connaîtra plus de
semblable. Il se lève au milieu d’un profond silence ; beaucoup de ceux qui
vont l’écouter ne sont pas éloignés de voir en lui un traître à
Joseph Lebeau commence par parler de lui-même, chose rare au Congrès où
l’égotisme des romantiques n’avait pas pénétré. Conscient des rancunes qu’il a accumulées
sur sa tête, conscient des soupçons que nourrit l’opinion toujours disposée à
trouver pour chaque chose des explications dégradantes, il déclare que, quelle
que soit l’issue de la lutte, il quittera le ministère. Il a exposé sa sûreté,
compromis la santé des siens, perdu ses amis ; il veut au moins désarmer les
hommes de bonne foi par la preuve de son désintéressement. Celui qui a été à la
peine renonce d’avance à être à l’honneur.
Nous n’avons du discours de Joseph Lebeau qu’un texte incomplet. Mais à le
parcourir tel qu’il figure dans le compte-rendu du Congrès, on sent tout de
suite qu’on n’est pas en présence d’une de ces compositions académiques comme
on venait en lire un grand nombre à
Le ministre relève d’abord le reproche de lâcheté qu’on lui jette sans
cesse à la face et d’emblée il le retourne : « La lâcheté comme député
consiste à n’oser dire tout ce qu’on veut, à dire ce qu’on ne veut pas. La
lâcheté pour un député consiste à chercher ailleurs que dans sa conscience les
motifs de son vote, la lâcheté pour un député est enfin de se taire, de ne pas (page
122) exprimer hautement son opinion sur une combinaison, quand on la croit
nécessaire au pays... » Après cette adjuration à la masse de l’assemblée qui
suit les meneurs, Lebeau soutient comme l’a déjà fait Devaux, que les
Préliminaires diffèrent essentiellement des Protocoles. Puis il risque un coup
d’audace : il affirme la souveraineté du Congrès et le droit que possède
celui-ci de mutiler
Lebeau expose ses raisons d’espérer la conservation de Venloo ; il montre
ce que
Joseph Lebeau discute ensuite les droits de
L’orateur parlait depuis plus de deux heures et l’assemblée demeurait
littéralement suspendue à ses lèvres. Il avait triomphé de l’hostilité des uns,
de la froideur des autres ; le courant dominant était retourné en sa faveur. De
toutes parts on avait cette fois le sentiment d’entendre un chef qui avait mûri
un plan rationnel et qui l’avait exécuté au mieux des circonstances. La
majorité imposante qui avait élu le prince de Saxe-Cobourg se retrouvait pour
comprendre et pratiquer la ligne de conduite indiquée par Lebeau.
« Non, s’écriait-il pour terminer, non, les masses ne sont pas contre nous.
Elles savent que sans notre combinaison, nous aurons en partage la dette,
l’ignominie et l’extinction du nom belge. » Et dans un magnifique élan de
générosité et de patriotisme, Lebeau demande à ses adversaires d’aujourd’hui de
se rallier après le vote à la majorité pour assurer avec le concours du nouveau
roi l’avenir du pays, objet de l’amour de tous.
Alors se passa une scène comme le Congrès n’en avait pas encore vu. Les
applaudissements éclatent sur tous les bancs ; les tribunes font entendre une
tempête de bravos. Des députés pleurent. L’émotion est telle que la séance doit
être suspendue une (page 124)
demi-heure. Dans nos annales parlementaires il n’y a pas, je crois, d’autre
exemple de pareil succès oratoire qui modifia à la fois les convictions et les
votes. White, un témoin de sang-froid, dit du discours de Lebeau : « Jamais
le pouvoir de l’éloquence et du talent sur les sophismes et les déclamations ne
fut plus puissamment démontré... son effet fut vraiment magique » (White, La révolution belge, t. III, p. 118).
« Les mots ne peuvent rendre l’effet qu’il a produit, écrivait-on à
Firmin Rogier, pendant deux heures et demie, il a été continuellement admirable
et continuellement écouté. Vous lirez. Lorsqu’il a terminé, les larmes
coulaient, les députés l’ont embrassé, félicité et les tribunes, si mutinées
d’ordinaire, ont applaudi malgré elles » (DISCAILLES, Un diplomate belge a Paris, p. 105) « Toutes les
correspondances de l’époque, constate un écrivain français contemporain, font
foi de l’impression extraordinaire produite par un discours dans lequel il
toucha toutes les cordes, ne laissa aucune objection sans réponse... » (BECOURT,
La Belgique et la Révolution de
Juillet).
La cause était gagnée. Le 8 juillet, en une brève et foudroyante réplique
aux derniers orateurs inscrits, Joseph Lebeau acheva la déroute de
l’opposition. « Nos juges, lui dit-il fièrement, sont en dehors de cette
assemblée, c’est la nation qui prononcera entre nous... Depuis trois mois que
je suis au ministère, j’ai été abreuvé de toutes sortes de dégoûts ; depuis
trois mois je suis devenu le point de mire des factieux du dedans et du
dehors... Vous avez pour des hommes honorables cet insigne malheur qu’une
faction a placé son triomphe dans le succès de votre cause. » Le lendemain 9
juillet, le traité était voté par 126 voix contre 70. Aussitôt le ministre
victorieux donnait sa démission. Par 136 suffrages, donc avec l’appui de dix de
ses adversaires, le Congrès le désigna pour faire partie de la députation
envoyée à Londres pour recevoir l’acceptation du prince Léopold et pour
accompagner le Roi en Belgique. La foule accourue autour de (page 125) l’hôtel des Affaires
Etrangères acclama éperdument le ministre démissionnaire.
Le commentaire que Joseph Lebeau donna au Congrès des Préliminaires était
très optimiste. En réalité, ils ne terminaient rien mais c’étaient pour
L’ŒUVRE
DU CONGRES
(page 126) L’élection du prince
Léopold et le vote des Préliminaires de paix donnent enfin à l’Etat belge dont
le Congrès a planté les racines la possibilité de vivre et de grandir. Après
bien des doutes et des hésitations, après des luttes ardentes qui ont dressé
les uns contre les autres tant de patriotes également sincères, le Congrès a eu
la force de repousser les solutions extrêmes. Il s’est résigné aux sacrifices
inévitables pour obtenir l’entrée du nouveau royaume dans le concert des
nations.
Dès que le Roi met à
Le Congrès après avoir reconduit le chef de l’Etat à son palais et pris
part, selon la coutume belge, à un banquet, se réunit une dernière fois au lieu
ordinaire (page 128) de ses séances.
Dans l’euphorie du jour, il décerna une récompense nationale au Régent qui
avait eu au moins le mérite de prévenir la chute dans l’anarchie. Joseph Lebeau
eut la générosité, ainsi que Nothomb, de s’associer à ce geste. Puis Gerlache
qui s’était multiplié depuis trois mois, au fauteuil, à la tribune comme
à la tête des délégations du Congrès, clôtura la session par un émouvant
discours où il porta sur l’oeuvre accomplie un
jugement que l’histoire ne désavoue pas et dont il faut citer ces lignes :
« Quand vous proclamiez dans notre Constitution actuelle tant de
dispositions tutélaires, vous ne faisiez en réalité que reconstruire sur ses
fondements primitifs l’édifice social élevé par nos aïeux, en ajoutant à votre
ouvrage ce que la marche du temps, l’expérience des autres peuples et la nôtre
même nous avaient enseigné.
« Toutes les libertés qui ne se trouvent ailleurs que dans les livres
ou dans les constitutions oubliées sont consignées dans la vôtre avec les
garanties qui en assurent la durée ; et déjà depuis dix mois, vous les
pratiquez légalement. Qu’on nous cite un peuple en révolution, alors que tous
les ressorts de l’autorité étaient brisés, qui ait montré plus d’audace
vis-à-vis. de l’ennemi, plus de modération et de magnanimité au dedans, plus de
respect pour les lois ? et qui ait su mieux concilier en général l’amour de
l’ordre et l’amour de la liberté ! C’est ce beau caractère qui nous a rendus
dignes d’être admis dans la grande famille des nations européennes. »
Le Congrès national mérite vraiment de vivre dans le souvenir des Belges.
Du commencement à la fin de sa dramatique session de neuf mois, un patriotisme
sans défaillance a dominé tous ses actes, même ceux que la raison condamne. A
aucun moment malgré la tentation qu’il en eut parfois, il ne se laissa
entraîner hors de sa voie par l’esprit de parti. Il a placé au-dessus de toute
chose le bien du pays. Il a su étouffer dans son sein tout ce que
Mais la crise qui l’a ainsi élevée au-dessus d’elle-même a été trop courte
pour que
C’est à cause de cette richesse que l’histoire du Congrès mérite d’être
reprise et méditée. Quoi de plus émouvant après les folles divisions de ces
dernières années, que d’évoquer la tendresse avec laquelle les députés du
Hainaut, par exemple, les Defacqz, les Lecoq, les
Gendebien ont multiplié leurs efforts pour la conservation d’une terre flamande
comme le Limbourg ? Les Flamands comme Muelenaere, Rodenbach, Fransman d’autre part, n’ont pas fait moins pour la
conservation du Luxembourg. Toute la patrie est vivante en eux quels que soient
la langue, la race, le lieu. Si les hommes du Congrès sont aveugles, quand,
pour sauver l’intégrité de nos provinces, ils vont jusqu’à vouloir, sans
l’avoir préparée, la guerre contre l’Europe, leur erreur témoigne de la vigueur
d’un instinct national dont on
a osé plus tard nier jusqu’à l’existence.
Un patriotisme profond, presque toujours raisonné, mais passionné parfois
jusqu’à en être déraisonnable, a guidé le Congrès dans toutes ses décisions. Il
lui a permis de maîtriser les
poussées excessives du coeur ; il lui a donné
finalement la force de se soumettre aux exigences suprêmes du bon sens. Jugée
dans son ensemble, l’œuvre du Congrès porte la marque d’un sage et puissant
équilibre. C’est le secret de sa durée. Les élans tumultueux qui ont troublé le
Palais de la (page 131) Nation les
jours des grandes séances n’ont agité les âmes qu’à la surface. Le contingent
solide et imposant des députés silencieux qui votaient après avoir sondé leur
conscience de Belges s’est toujours rallié, en fin de compte, aux solutions
modérées.
Le Congrès, cependant a présenté les défauts des hommes de son temps et des
hommes de la nation dont il était issu. Il a longtemps ignoré la nature
véritable des relations de
Mais ces ombres que la vérité nous oblige de reconnaître ne doivent pas
défigurer à nos yeux l’image historique du Congrès national. Quelle droiture
chez ces députés, quel désir de voir clair, d’agir en toutes choses pour le
bien du pays ! Quels scrupules aussi dans l’accomplissement de leur mission ! «
Me voici (page 132) revenu à mes
hautes fonctions, écrit M. du Bus à sa famille après quelques jours de congé,
fonctions pour lesquelles je sens vivement mon insuffisance dans les
circonstances graves que traverse toute l’Europe depuis plusieurs mois. »
Cette modestie n’est pas rare chez les membres du Congrès ; elle permet
aux ralliements de se produire, aux conversions de s’achever au cours de
loyales discussions. Le Congrès National est avant tout une assemblée de très
honnêtes gens.
Il est juste d’évoquer son souvenir à l’heure où la Belgique doit reconstruire
l’Etat bouleversé par la tragique successions de deux guerres et de deux
invasions en un quart de siècle. Les anciens dissentiments sont effacés. Les
trois Etats des Pays-Bas, unis contre un ennemi commun, ont retrouvé les voies
d’une action politique commune. Vue avec le recul du temps l’histoire du
Congrès offre des exemples et des leçons d’un puissant enseignement. Certes les
situations auxquelles il faut faire face aujourd’hui sont bien différentes,
mais les forces à mettre en mouvement pour faire œuvre durable sont toujours
les mêmes et les écueils à éviter sont très semblables. La Belgique de 1944
demande à ses enfants de faire preuve des vertus solides dont le Congrès a
donné le réconfortant spectacle. Quatre-vingt-quatre années de paix et de
prospérité ont été la récompense de sa sagesse. Sachons donc, avec espérance et
avec foi, puiser à cette source demeurée jaillissante