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« Le Congrès national. L’œuvre et les hommes », par Louis de Lichtervelde, Bruxelles, 1945

 

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CHAPITRE V – LA CRISE DE LA REVOLUTION ET DE LA REGENCE

 

1. Les conséquences sur l’opinion publique du refus français d’accepter la couronne belge

 

(page 94) Le refus de la Couronne par le duc de Nemours ouvrit une crise dont les historiens officiels de la Révolution ont eu tendance dans leurs écrits à dissimuler toute la gravité.

Dès que le Congrès se rendit compte que la délégation qu’il avait envoyée à Paris allait droit à un échec — ce fut l’affaire de quelques jours en dépit des démentis officieux — il y eut dans l’assemblée comme dans l’opinion un vif mouvement de déception qui se tourna en colère contre le Gouvernement Provisoire, contre le Comité Diplomatique et contre le comte de Celles qui représentait la Belgique auprès de Louis-Philippe. Les assurances qu’ils avaient prodiguées quant à l’acceptation, sur la foi des confidences reçues et gobées, se retournaient contre leurs auteurs et devenaient des motifs de défiance et de blâme. Du même coup, Joseph Lebeau, le vaincu de la veille, voyait sa vive opposition à l’élection du duc de Nemours se transformer aux yeux d’un nombre croissant de députés en un titre à la confiance de tous. Bien que son candidat ne fût pas meilleur, la rancune suscitée par la mystification qu’on pressentait était si vive que Joseph Lebeau apparut en face des dirigeants du moment comme l’homme qui avait vu clair et qui ne s’était pas laissé tromper. Il en profita aussitôt. Avant même la notification officielle du refus du roi des Français, Joseph Lebeau fit devant le Congrès acte de représentant d’une politique nouvelle en proposant, pour sortir du régime informe de gouvernement qui faisait notre faiblesse, de mettre la Constitution partiellement en vigueur et de nommer un lieutenant général du Royaume pour remplir jusqu’à l’élection d’un roi les fonctions de chef de l’Etat.

La situation devenait fort inquiétante et le découragement se répandait dans le Congrès et dans tout le pays. Les exigences des Puissances, tant en ce qui concerne le tracé des frontières que le partage des dettes, semblaient rendre impossible la fondation d’un Etat viable. On avait proclamé l’indépendance et l’on se heurtait chaque jour aux arrêts formulés dans les Protocoles successifs de la Conférence de Londres au nom d’un droit supérieur fondé sur l’intérêt européen. On avait proclamé la monarchie et, après avoir passé en revue les princes disponibles, on ne trouvait pas de roi. On avait exclu les Nassau et voici que les Orangistes, soutenus presque ouvertement par l’envoyé anglais, Lord Ponsonby, relevaient la tête en province et jusqu’au sein de l’assemblée.

Au dehors, les choses n’allaient pas mieux. L’impuissance des Belges à se constituer suivant leurs vœux comme la difficulté d’opérer une restauration dont ils ne voulaient pas donnaient aux partisans d’un partage fructueux l’occasion de murmurer des propos tentateurs. Le pessimisme atteint son comble quand, le 21 février, le baron Surlet de Chokier eut fait rapport au Congrès sur l’inutile mission remplie à Paris par la délégation. Le petit groupe républicain reprit espoir et d’accord avec De Potter qui sortit de l’oubli, déposa une motion qui fut écartée, mais qui impressionna l’opinion. Il y avait urgence à resserrer les liens trop lâches de l’autorité publique et à tenter quelque chose de neuf.

L’idée, plus républicaine que monarchique, d’appeler au trône une personnalité belge avait toujours eu (page 96) quelques partisans au sein du Congrès. Joseph Lebeau, qui cherchait sa voie en tâtonnant, songea un moment au jeune prince de Ligne et il se rendit même auprès de lui au château de Rœulx pour lui faire des ouvertures formelles. Le prince avait pris part au. mouvement national à la veille des Journées de Septembre et ses qualités personnelles comme sa haute position sociale auraient pu faire de lui un candidat acceptable à condition qu’il se portât résolument en avant. Il ne se laissa pas convaincre et il fallut chercher autre chose.

Le Congrès sentait que toutes sortes de dangers grandissaient autour de lui. Le 18 février, le roi de Hollande, adoptant envers la Révolution une tactique nouvelle, adhérait expressément aux « Bases de séparation », ce qui laissait la Belgique seule en révolte contre la Conférence. Le 19, celle-ci, repoussant dédaigneusement la protestation du Congrès, prenait la peine d’exposer solennellement ses vues dans un nouveau protocole et donnait un caractère « irrévocable » à ses décisions comme à ses exclusives. A l’intérieur, le désarroi augmentait parmi les Patriotes ; les plus exaltés ne voyaient de solution que dans la guerre ; dans d’autres milieux, les défaitistes prenaient le dessus. Il y avait des conspirations dans l’armée, peu nombreuse et indisciplinée. Les partisans d’une réunion à la France regagnaient quelque faveur auprès de l’opinion déçue et lassée. D’autre part des citoyens dévoués, que la fièvre obsidionale n’avait pas gagnés, se souvenaient des avantages politiques et économiques d’une union entre la Belgique et la Hollande et ils se demandaient si la force des choses n’exigeait pas un pas en arrière. La solution orangiste n’était-elle pas la seule qui pût empêcher le démembrement du territoire ? Ces dangers de toute sorte, es courants divergents, ces forces tumultueuses et hostiles qui s’affrontaient rendaient de jour en jour plus ardue la tâche’ de gouverner.

 

2. Le recours à la régence

 

Le Gouvernement Provisoire, sur ces entrefaites, se rallia à l’idée de nommer un chef d’Etat à titre temporaire et proposa au Congrès d’élire un régent qui serait chargé, dans les termes de la Constitution, de l’exercice du pouvoir exécutif. Joseph Lebeau se rallia à cette formule qui fut mise au point par la section centrale. Pour les uns il s’agissait de gagner simplement du temps de façon à revenir à la combinaison Nemours ; pour les autres il s’agissait de travailler une candidature nouvelle ou de rendre possible, par la force de l’habitude, l’accès au trône du régent qu’on allait nommer. Mais on discernait mal l’importance de la fonction ; on ne saisissait pas les qualités nécessaires pour la bien remplir à cette heure de crise. Il ne suffisait pas de sortir juridiquement du provisoire en instituant une magistrature nouvelle. Ce dont la Belgique avait besoin, c’était d’un homme. En placer un à la tête de l’Etat c’eût été tout sauver. Mais le Congrès fit si bien que si la Belgique échappa au désastre ce ne fut pas à cause du Régent, mais malgré le Régent.

Dans la bousculade des événements il n’y eut le temps que pour deux candidatures. La meilleure était sans doute celle du comte Félix de Mérode. Membre du Gouvernement Provisoire, il s’était jeté avec courage dans la vie publique. Son ardent patriotisme, son caractère loyal et généreux lui avaient assuré une grosse influence. Appartenant à une famille de la haute noblesse, que le sang versé par son frère, le héros de Berchem, avait rendue particulièrement populaire, il possédait plusieurs des qualités d’un chef. S’il manquait de calme et de pondération, il avait de l’énergie, de l’indépendance et du goût pour les responsabilités, mais il appartenait à la majorité catholique du Congrès et pour ce motif, les libéraux avancés le considéraient, avec méfiance. Au surplus, son nom provoquait un sentiment de jalousie parmi les nombreux députés de la même catégorie sociale qui éprouvaient de la répugnance à mettre la Couronne trop à la portée d’un de leurs pairs. Mérode eut pour lui beaucoup de députés flamands, mais tous les nobles sauf quatre votèrent contre lui.

(page 98) La candidature du baron Surlet de Chokier résultait de sa position même de président du Congrès. Peu connu au début de la session, il avait gagné de vives sympathies au sein de l’assemblée par la manière heureuse dont il s’était acquitté de ses fonctions difficiles, appliquant le règlement avec bonhomie et apaisant les orages par une contenance toujours égale et par des mots malicieux. C’était un homme spirituel et intelligent, d’un abord facile, de manières polies et bienveillantes. Mais léger, sceptique et de peu de caractère, il n’était pas fait pour tenir le gouvernail en une période de crise. Sa haute taille, ses longs cheveux qui tombaient en boucles grises sur ses épaules lui donnaient un air d’austérité républicaine qui plaisait aux blouses bleues. C’était, cependant, dans l’intimité un bon vivant qui recevait volontiers ses collègues dans son appartement du Cantersteen, régi par une gouvernante. On chuchotait qu’il vivait avec la femme de son jardinier de Gingelom qui lui aurait donné plusieurs enfants. Il n’avait en politique ni doctrine ni plan précis et, en février 1831, il partageait, au fond, le découragement de la plupart de ceux qui étaient disposés à voter pour lui. Il ne croyait plus au succès de la Révolution et dans le secret de son cœur il ne voyait de salut que dans l’union directe ou indirecte avec la France. Il était étranger aux choses de la diplomatie et de l’armée. Le « bon régent » comme on l’appela très vite après son élection, recueillit dans le public une popularité étendue grâce à son air vénérable, à la simplicité un peu affectée de sa mise, à son absence d’ambition. Comme le roi d’Yvetot auquel il se comparait quand il voulait rire, il plut par sa médiocrité même qui ne portait ombrage à personne.

Surlet de Chokier et Mérode se mirent d’accord pour éviter toute brigue, si bien que le premier fut élu le 24 février, par 108 voix contre 43 données à son concurrent et 5 données è M. de Gerlache. Le Régent fut inauguré le lendemain au sein du Congrès, avec une certaine pompe. Il prêta le serment royal debout devant un trône de velours rouge sur lequel il refusa modestement de s’asseoir. La cérémonie se déroula au milieu d’une satisfaction qui frisait l’enthousiasme parce qu’on aspirait à un changement. Le Régent fit de larges promesses. Pour faire taire certaines suspicions, il proclama hautement sa volonté de maintenir contre toute atteinte l’indépendance nationale ; mais il ne put s’empêcher de prévoir le cas où « les événements plus forts que notre puissance, en disposeraient autrement ». Dans ce cas, le Régent ne parlait pas de mourir, mais seulement d’abdiquer. Le peuple de Bruxelles était accouru en foule pour participer à la fête, courte halte dans une course qui risquait de mener tout le monde à l’abîme qu’on refusait de voir. Le Régent, en sortant du Palais de la Nation, échappa à l’escorte d’honneur qu’on lui avait préparée ; selon les récits du temps, il emprunta « le parapluie d’un citoyen » et gagna tout seul l’hôtel de la rue Ducale qui avait été mis à sa disposition pour la durée de son règne.

 

3. Le premier gouvernement du régent et les troubles du mois de mars 1831

 

 

De tout le pouvoir royal, le Congrès n’avait soustrait au Régent que la participation au pouvoir législatif. Il lui appartenait donc de gouverner avec le concours et sous la responsabilité de ministres dont la nomination lui incombait. Il devait commander l’armée, faire les traités, administrer le pays. Mais la Constitution est impuissante à déterminer la part personnelle qui revient au chef de l’Etat dans l’exercice de ces hautes prérogatives. En l’absence de toute tradition, devant une assemblée souveraine, cette part ne pouvait être que faible à moins que le Régent n’en imposât à tout le monde par ses capacités. On pouvait au moins espérer qu’il assurerait l’unité d’action au sein du gouvernement. Joseph Lebeau avait proposé d’adjoindre au Régent un conseil privé, mais cette suggestion avait été écartée comme étant de nature à contrarier le jeu de la responsabilité ministérielle ; méfiant, il avait alors demandé de confier non pas au Gouvernement, mais à une commission élue par le Congrès, la conduite des négociations relatives à l’élection d’un roi. Cette idée, dont l’adoption eut (page 100) créé un dualisme désastreux, fut combattue par Jean-Baptiste Nothomb, qui démontra que ce serait en revenir au temps des comités multiples et irresponsables dont on avait eu tant à se plaindre. Elle ne fut pas admise, heureusement.

Le régent donna tout de suite la preuve de son absence de sens politique en n’appelant au gouvernement aucun homme nouveau. Il forma son premier ministère uniquement de libéraux issus du Gouvernement Provisoire et des comités diplomatiques : Alexandre Gendebien eut la Justice, Sylvain Van de Weyer les Affaires étrangères, Charles de Brouckere les Finances, Tielemans l’Intérieur, le général Goblet la Guerre. Composé de la sorte, il était impossible que le cabinet eût l’oreille du Congrès. Au bout de quelques jours, il sentit lui-même sa faiblesse et voulut s’adjoindre Gerlache comme président, mais sans portefeuille ni même voix délibérative. Gerlache accepta tout d’abord, puis il sentit la fausseté et même le ridicule de la position qui lui était faite et s’esquiva au grand chagrin du Régent.

D’ailleurs, le ministère à peine formé était déjà branlant, car il n’était que le résidu d’une combinaison usée. Il ne s’était pas constitué sur un programme ; il était obligé, par les antécédents de ses membres, de maintenir une attitude intransigeante devant les exigences de l’Europe, mais il ne disposait d’aucun moyen pour la faire prévaloir, ni par la force – l’armée était quasi inexistante – ni par la diplomatie – il s’était pratiquement interdit de négocier. Le protocole du 19 février semblait fermer toutes les issues ; de plus, la Confédération Germanique annonçait son intention d’envoyer des troupes dans le Luxembourg. Le faible gouvernement du Régent crut faire face à la situation en adressant aux habitants de cette province une déclaration audacieuse qui affirmait qu’ils seraient défendus par les armes et qui see terminait par un cri de révolte. « Nous avons commencé notre révolution malgré les traités de 1815 ; nous la finirons malgré les Protocoles de Londres. » Par une singulière incohérence, le Gouvernement (page 101) s’efforçait au même moment de nouer des relations diplomatiques régulières avec la Cour d’Angleterre et il mettait tout son espoir dans un retour à la combinaison Nemours. Quand il se rendit compte combien tout cela était contradictoire, il tomba en dissolution. Pour mettre le comble au trouble dans les esprits, il y eut des coups de main orangistes à Gand et à Grammont, des émeutes à Bruxelles et dans plusieurs villes, des séditions, des trahisons inquiétantes. L’Etat paraissait à la veille de s’effondrer. Alexandre Gendebien, abandonnant le pouvoir impuissant, fonda l’Association Nationale, groupement de patriotes exaltés, ayant des affiliés partout, qui se donna pour mission de combattre l’orangisme ainsi que toute transaction avec l’Europe sur les questions disputées. Le 27 février, l’Association lançait un manifeste retentissant : « Belges, nos compatriotes, nos amis, nos frères ! » Il les invitait à se souvenir des journées de Septembre et à ne pas s’inquiéter plus longtemps de l’Europe. « Avec un chef imposé ou seulement indiqué par l’étranger, notre indépendance ne serait qu’une chimère et notre révolution que du sang perdu. Soyons Belges et terminons la révolution comme nous l’avons commencée, par nous-mêmes ! » Le morceau, romantique à souhait, se terminait par un appel à la guerre. « Il est temps d’opposer le fer à l’or. » « La liberté se prend et ne se demande pas. »

 

4. Constitution du second gouvernement du régent

 

Le Congrès s’était ajournée jusqu’au 15 avril. La dissolution du ministère, l’anarchie qui montait de toutes parts exigeaient des mesures immédiates. Le Régent fit appel pour former un nouveau cabinet à un de ses amis, le chevalier de Sauvage, magistrat liégeois d’esprit distingué. M. de Sauvage, qui n’était pas fait pour tenir le premier rôle, eut le courage d’accepter et de demander le concours de Joseph Lebeau. Celui-ci posa comme condition d’avoir le portefeuille des Affaires Etrangères et d’être assisté de Paul Devaux comme membre du conseil des ministres. Le Régent voulut se défendre comme ces exigences. Il sentait qu’avec M. de sauvage à l’Intérieur, M. Barthélemy (page 102) à la Justice, Charles de Brouckère aux Finances, le général d’Hane à la Guerre, les deux amis si étroitement liés par la communauté de leurs vues domineraient le ministère de toute leur supériorité. Joseph Lebeau, qui n’avait d’autre ambition que de servir et d’être utile, tint bon. Le Régent finit par s’incliner. Le 27 mars, Sylvain Van de Weyer céda le portefeuille des Affaires Etrangères à son rival. Jean-Baptiste Nothomb prenait place à côté de Joseph Lebeau en qualité de secrétaire général du département. Voilà enfin, aux leviers de commande, les trois hommes les plus capables de sauver la Révolution en réconciliant la Belgique avec l’Europe. Mais avec quel retard et dans quelles conditions précaires !

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Chapitre VII – Joseph Lebeau donne un roi au royaume

 

(page 103) Les historiens qui ont étudié à la lumières des documents récemment mis au jour, l’œuvre de la fondation du royaume, s’accordent pour dire qu’à Joseph Lebeau revient une part décisive dans le succès dont l’inauguration du premier roi des Belges, le 21 juillet 1831, fut l’émouvante conclusion. Joseph Lebeau a sauvé la Révolution belge du naufrage. Il est juste de placer la dernière phase de l’histoire du Congrès sous le signe de celui qui en a été le véritable animateur.

Joseph Lebeau naquit à Huy le 3 janvier 1794, un peu avant la disparition définitive de la principauté épiscopale de Liége. Son père était un modeste orfèvre. L’enfant vécut ses premières années dans la petite cité mosane où la révolution française vint apporter de profonds bouleversements. En 1803, lorsque l’ordre se rétablit sous la forte main du premier Consul, le petit Joseph fut envoyé chez un frère de sa mère, l’abbé Jean-Joseph Mathieu, curé de Hannut de 1803 à 1819. L’oncle commença son instruction avec l’espoir d’orienter vers le sacerdoce l’enfant dont il avait sans doute remarqué l’intelligence. Mais l’élève n’avait aucun goût pour l’avenir que les siens rêvaient pour lui. Au bout de quelques années, il revint à Huy (page 104) où un pensionnat avait été ouvert en 1807 ; ses études terminées, Joseph Lebeau obtint un médiocre emploi dans l’administration de l’enregistrement. Il possédait heureusement en lui-même un sentiment assez fort de sa propre valeur pour ne pas se laisser emmurer dans la voie étroite où les circonstances l’avaient conduit. Grâce à un travail assidu, il parvint à économiser la somme nécessaire pour payer son inscription à la faculté du droit de l’Université de Liége. Pour ménager ses ressources et gagner le prix du voyage par la diligence ou le coche d’eau, l’étudiant n’hésitait pas à faire à pied les trente kilomètres qui séparent Huy du chef-lieu.

Joseph Lebeau raconte dans ses Souvenirs, fragments malheureusement incomplets qui sont les seuls mémoires laissés par un homme politique de cette génération, qu’il était possédé dès cette époque par la passion de la vie publique. Il passait une bonne partie de son temps au cabinet de lecture. Le futur Premier Ministre fit si bien qu’il échoua à l’examen de docteur. Reçu trois mois plus tard, il pratiqua le barreau d’abord dans sa ville natale, puis à Liége. Par son mariage avec Mlle Ouwerx, il s’allia avec une famille en vue à Huy. Mais Joseph Lebeau ne fut jamais un véritable avocat ni même un juriste de renom. A partir de 1824, il se consacra au journalisme. Dans ses Souvenirs, il note l’existence à ses yeux d’une sorte d’incompatibilité entre les qualités qu’exige le barreau et celles que réclame la conduite des affaires publiques : l’avocat plaide un dossier, l’homme d’Etat doit tout tirer de son propre fonds. Il lui faut des principes fermes, un dévouement réfléchi, le sens des réalités. Inconsciemment, Lebeau s’est défini lui- même dans cette page et il a révélé le secret de cette conviction passionnée qui l’a soutenu à travers les orages de 1831 et qui l’a rendu si redoutable à ses adversaires. A aucun moment de la Révolution, cet homme n’a joué un rôle ; il l’a vécu avec toute son intelligence et tout son cœur, intensément. Voilà la cause profonde de l’influence qu’il a exercée autour (page 105) de lui et de la puissance magnétique qu’il a développée lors de la discussion des XVIII Articles ; voilà la cause aussi des oppositions furieuses qu’il a rencontrées et de la blessure intime qu’il a reçue dans cette lutte où il apportait toutes les forces de son être. « Il en est sorti, a dit Jean-Baptiste Nothomb, les mains vides mais l’âme navrée ; il en est sorti exténué par sa victoire même. » (Chambre des représentants, 23 août 1833).

Lebeau, en effet, était d’un tempérament sensible. Ses amitiés étaient vives ; il avait un désintéressement farouche, fait peut-être d’autant d’orgueil que de vertu. Très ancré dans ses idées, toujours
prêt à la riposte, il était cependant incapable de haine ou même de ressentiment. Un de ceux qui l’avaient le plus âprement combattu, disait de lui après sa mort : « Il ne comprenait pas que l’on pût se souvenir du
mal qu’on lui avait fait, tant il l’avait oublié lui même. » Avec un caractère amène, Lebeau témoignait cependant d’une certaine raideur dans ses relations officielles ; l’usage du monde paraît lui avoir manqué. Il ne parvint jamais à séduire le Régent ; plus tard, ses rapports avec le Roi furent à plusieurs reprises assez tendus. Sans doute mettait-il quelque excès à donner la preuve de son indépendance d’esprit.


Grandi sous le despotisme ordonné que le régime impérial imposait aux Départements Réunis, Joseph Lebeau arrive à l’âge d’homme avec le culte de la liberté, de la liberté telle que la conçoivent les héritiers assagis de la révolution. Il croit à la monarchie constitutionnelle, au régime parlementaire, à la séparation des pouvoirs, au suffrage censitaire ; il apporte dans la
politique des goûts du style Louis-Philippe le plus pur. Fils de la principauté ecclésiastique de Liége où la réaction contre l’ancien régime a été la plus vive, Lebeau a perdu la foi. Son indifférence religieuse est absolue ; après 1841, sous l’empire d’une crainte invétérée des envahissements de l’Eglise, elle prendra même une teinte anticléricale qui durera jusqu’à la fin (page 106) de sa carrière parlementaire et ne cédera qu’aux approches du déclin dans les suprêmes méditations d’une vieillesse laborieuse. Jeune, l’élève du curé de Hannut est tout à fait étranger à l’Eglise comme beaucoup d’hommes de sa génération, il la connaît mal. Il est entré à la loge de Huy et demeure persuadé que le progrès des lumières fera justice de la religion. « J’ai besoin de déclarer, dit-il au Congrès, le 22 novembre 1830, que je n’éprouve aucune sympathie pour le catholicisme. »

La formation première de Joseph Lebeau remontait à un temps où le nom même de Belgique avait été effacé du langage politique. Il est natif d’un territoire qui de temps immémorial a vécu un peu en dehors de la communauté de nos provinces ; la petite bourgeoisie dont il est issu croit volontiers que le monde nouveau n’a pas de racines dans l’ancien, enseveli à jamais sous les ruines. Lebeau n’est donc pas un traditionaliste. Il n’associe point comme Gerlache, gentilhomme luxembourgeois, l’ancien attachement des Belges pour leurs privilèges aux sentiments qui le rattachent à la société moderne. Dans son Essai sur le Pouvoir royal, c’est à peine s’il aperçoit combien la monarchie tempérée a de profondes racines dans les constitutions de nos provinces ; le patriotisme d’un J.-B. Nothomb, à la fois si instinctif et si savant, lui est d’abord étranger ; Joseph Lebeau, à tente ans passés, est une tête exclusivement politique encore dominée, même un peu enivrée, par la théorie. Il se serait parfaitement accommodé du maintien du royaume des Pays-Bas. Dans le milieu qu’il fréquentait, le sentiment national sommeillait profondément. « Les hommes de notre âge, écrit-il dans ses Souvenirs, étaient nés à l’époque de la République ou de l’Empire. La violence et la conquête avaient réuni à la France les Pays-Bas et l’ancienne principauté de Liége. Cette réunion, trop courte d’ailleurs pour opérer cette assimilation qui a rendu l’Alsace aussi française que l’Ile-de-France, ne laissa guère en Belgique que le souvenir de l’exploitation du pays par une colonie de (page 107) fonctionnaires étrangers et méprisants, la circonscription, des droits réunis du despotisme impérial et de l’oppression du chef de l’Eglise… le patriotisme belge, surtout dans le Pays de Liége, est fils de la révolution de 1830. » (Op. cit, p. 107).

Mais ce qui est la passion dominante chez Joseph Lebeau et chez ses jeunes amis, c’est « l’amour de la liberté, mêlé de quelques illusions sans doute comme tout premier amour, mais sincère et profond (2) ». (Op. cit., p. 108) Par là, il différait absolument des vieux libéraux des Etats Généraux chez qui l’anticléricalisme étouffait tout autre sentiment. Avec Charles Rogier, avec Paul Devaux surtout, deux cadets qui resteront des amis inséparables, Lebeau rédige à Liége le Mathieu Laensberg puis le Politique. Ce journal d’opposition revendique la transformation de la monarchie représentative de Guillaume Ier en monarchie parlementaire ; avant même que l’idée se soit répandue ailleurs, il préconise pour cela l’union des catholiques et des libéraux ; mieux encore, il la réalise partiellement à Liége même. En 1829, Lebeau fonde avec le directeur du Courrier de la Meuse, Stas, catholique notoire, avec Gerlache et le comte d’Oultremont, l’Association constitutionnelle. Dès lors, la Révolution belge devient possible. Mais pour Lebeau — et il faut insister sur ce point — ce que l’on appelle l’unionisme est une tactique. La formule nouvelle ne le prend pas tout entier comme elle prend Nothomb qui jamais ne pourra devenir un homme de parti ; mais il est persuadé de sa nécessité et il est prêt à la pratiquer loyalement, pour un temps.

Par cette initiative, le groupe liégeois a pris une position en vue. Au début de 1830, il lance une souscription en faveur des fonctionnaires révoqués. Les écrits de De Potter ébranlent l’opinion. Comme l’observe M. P. Harsin, il est probable que les élections de 1831 eussent donné aux Belges la majorité absolue aux Etats-Généraux. Lebeau avait sa place (page 108) retenue au Parlement du royaume des Pays-Bas.

Les Journées de Septembre en décidèrent autrement Lebeau qui n’avait pas voulu la Révolution se jeta tout de suite dans le mouvement pour le diriger. Le rédacteur du Politique avait tracé à l’avance, dans ses articles et dans ses Observations sur le Pouvoir royal, le plan de l’édifice qu’il s’agissait maintenant de construire, et le concours qu’il pouvait apporter, tant par sa propre valeur que par la réputation qu’il s’était faite, n’était pas négligeable pour le Gouvernement Provisoire. Dès le 3 octobre, celui-ci désigne Lebeau pour occuper les fonctions de premier avocat-général à la Cour de Liége, et le 6, il le nomme membre de la commission chargée d’élaborer un projet de constitution. L’amitié de Charles Rogier, l’homme du coup de main, servait à souhait l’intellectuel. Joseph Lebeau, bientôt, se met sur les rangs des candidats pour le Congrès National à Liége et à Huy. A Liége, il ne recueille qu’un petit nombre de voix, mais dans sa ville natale, qui a deviné son grand homme, il est élu sans difficulté.


Il s’agit maintenant de passer de la théorie à la pratique. Joseph Lebeau, dont les Observations sur le Pouvoir royal constituent une excellente analyse de Droit Public comparé, sait ce qu’il veut et il apprécie la chance inespérée qui s’offre à lui de modeler le réel sur sa pensée. Mais ce pays en effervescence, travaillé depuis le mois d’août par un patriotisme renaissant qui a fait arborer partout les vieilles couleurs brabançonnes, Lebeau l’observa Jusqu’ici il ne l’a connu que de loin, à travers les gazettes. Maintenant et pour tout le reste de sa vie, le voilà jeté dans la vie publique et contraint de prendre sa part des grandes émotions collectives ; mais avant d’agir sur le peuple belge, il subit lui-même l’influence contagieuse de l’âme nationale qui s’affirme. Jeune journaliste, il a souhaité parfois la réunion de la Belgique à la France ; la Révolution lui révèle que la Belgique est une réalité vivante ; il s’attache à elle, pour la servir désormais avec toute son intelligence et tout son cœur. Il en (page 109) savait l’unité profonde à travers les particularismes qui subsistent. « La Patrie, dira-t-il au Congrès, je l’ai trouvée partout... » Dans son esprit bien meublé s’élabore très vite la conception neuve et originale d’une politique spécifiquement nationale. Avec Paul Devaux dont le tour d’esprit philosophique fera une sorte de directeur de conscience, avec Jean-Baptiste Nothomb, le benjamin qui achève de se former au Comité diplomatique, Joseph Lebeau sera mûr, en mars 1831, pour apporter au pays qui cherche sa voie, la solution que le Gouvernement Provisoire est impuissant à trouver.

Joseph Lebeau s’installe à Bruxelles au début de novembre. Sa qualité de membre de la Commission de la Constitution le met en vedette dès la réunion du Congrès. Lui qui n’a encore siégé dans aucune
assemblée délibérative, fût-ce un simple conseil communal, se trouve tout de suite à son aise au palais de la Nation ; voilà des années, n’est-il pas vrai, qu’il fréquente le Parlement par la pensée ; aussi dès la seconde séance, le 11 novembre, il n’hésite pas à prendre la parole et à faire d’utiles suggestions. Il connaît la technique de ce métier si nouveau ; il sait d’emblée formuler une motion d’ordre, faire un rappel au règlement, parler sur la position de la question, discuter la priorité de telle proposition sur telle autre. Les anciens députés aux Etats Généraux n’ont, à ce point de vue, rien à lui apprendre. Le 17 novembre, dans la discussion sur la proclamation de l’indépendance de la Belgique, il prononce son « Maiden Speech».

Ce premier discours de Joseph Lebeau, très bref, énonce le principe fondamental de toute sa politique. La proclamation de l’indépendance, dit-il, est superflue à l’intérieur, mais il n’en est pas de même à l’extérieur. « Cette déclaration aura une influence profonde sur notre destinée future. » Le royaume des Pays-Bas a été formé pour constituer une barrière contre la France. Qui sait si le refus d’être incorporé à ce pays « n’engagera pas les puissances de l’Europe à donner à la Belgique un accroissement de territoire tel qu’elle (page 110) soit capable de remplir seule le but qu’on s’était proposé ». Le thème que le ministre des Affaires Etrangères développera quelques mois plus tard à lord Ponsonby, l’envoyé britannique à Bruxelles, enfin convaincu de la faillite de la combinaison de 1814, est en germe dans cette phrase. Mais chez Joseph Lebeau, c’est la faculté maîtresse, la raison, qui lui impose cette attitude ; le travail sentimental qui aviva son patriotisme n’est pas achevé ; il n’a pas encore fait pour son compte la philosophie de notre histoire et de nos révolutions au cours des siècles.

La réunion de la Belgique à la France serait pour lui plaire, si elle était diplomatiquement possible, et ce sont des raisons péremptoires de cet ordre qu’il fait exclusivement valoir. Le 19 janvier, Joseph Lebeau déclare encore : « La réunion de la Belgique à la France sous ce roi populaire fut pour moi le plus beau des rêves. J’ai reculé devant ce projet parce qu’il menait droit à la guerre... » Petit à petit, les antimonies profondes qui rendent la réunion impraticable en elle-même le frappent davantage ; il ne tarde pas à opposer au libéralisme belge « le libéralisme étroit des libéraux français » ; il démêle, en fréquentant ses collègues du Congrès, l’ardente volonté de vivre qui anime les représentants du pays. Enfin l’influence de Paul Devaux ramène cet esprit d’élite dans la ligne de nos traditions nationales à tel point que Joseph Lebeau passe bientôt malgré la franchise de ses premières déclarations, pour le chef du parti antifrançais alors qu’il est devenu tout simplement le chef du mouvement national, le chef de la Révolution elle-même. Son arrivée au pouvoir marque le triomphe de celle-ci sur toutes les forces hostiles. « Date remarquable et mémorable, dit son loyal mais persistant adversaire Alexandre Gendebien, parce que c’est ce jour-là que la défaillance fut définitivement vaincue. »

Le nouveau cabinet se présenta le 30 mars devant le Congrès convoqué tout spécialement. Pendant quelque temps on crut qu’il s’agissait d’un ministère de Sauvage ; on ne tarda pas à voir que c’était en (page 111) réalité un ministère Lebeau. Les •niinistres, installés depuis la veille, se sentaient mal à l’aise. La volte- face de Ch. de Brouckère, abandonnant ses collègues, le mécontentement de Van de Weyer et de Gendebien avaient rendu l’atmosphère orageuse. Les dissentiments personnels qui s’étaient aggravés durant la crise rendaient plus aigu le conflit entre les deux politiques. La déclaration lue par M. de Sauvage indiquait, avec une précision suffisante, le changement de barre. « Une pensée unique a présidé à la composition du ministère.., il n’y a plus pour la Belgique qu’un seul besoin, une seule question, devant laquelle toutes les autres doivent s’effacer, c’est d’arriver à un état définitif.» « Nous ne demanderions pas mieux aux Puissances de pouvoir conserver une position également amie et impartiale entre celles qui nous donneront le même appui, mais décidés pour nos relations extérieures à n’accepter l’influence d’aucun joug humilian% nous sommes résolus à n’être dupes d’aucune fausse amitié. » Ceci était évidemment à l’adresse du Gouvernement Provisoira Pressé de parler sur la question diplomatique, Joseph Lebeau, à peine au courant des affaires de son département, refusa. Le 2 avril, il s’enhardit ud peu dans le but de se préparer une majorité. Le ministre des Affaires Etrangères pose en principe que l’intervention des Puissances dans le conflit hollando-belge s été acceptée dès le mois de novembre par le Gouvernement Provisoire lui-même et qu’on ne peut dès lors s’insurger contre les conséquences logiques de ce premier geste de conciliation. Il demande au Congrès, au pays, un répit pour mener les négociations à leur terme, un répit très court. En cas d’échec, ce sera la guerre. « Notre brave garde civique serait à l’instant prête à marcher à l’ennemi Nos forteresses sont déjà sur un pied formidable. » Visiblement le parlementaire, tout brillant qu’il soit, n’est pas encore passé par la rude école du pouvoir, mais dans ce premier discours, où il y a des mots pour ceux qu’il faut contenir comme pour ceux qu’il faut gagner, un trait domine :  « On nous a accusés d’être anglomanes. Nous ne (page 112) sommes ni anglomanes, ni gallomanes, mais le ministère est belge. » L’assemblée et les tribunes éclatent en applaudissements. Le 12 avril, le Congrès s’ajourne laissant le gouvernement plus libre de ses mouvements. Nothomb entame dans le Courrier, qui pendant deux mois restera fidèle au gouvernement, une vigoureuse campagne de presse en faveur du nouveau système.

Les actes se suivent rapidement dans la seconde quinzaine d’avril : tentative de négocier directement avec La Haye, envoi d’agents à Berlin et à Francfort, envoi d’une mission. à Londres auprès du prince Léopold. Dans son rapport du 18 mai, Joseph Lebeau a exposé l’idée qui l’a guidé pendant les cinq semaines durant lesquelles il a pu marcher de l’avant sans entraves : « Renoncer à toute politique exclusive, entrer dans un système large, impartial et revendiquer notre indépendance et l’intégrité du territoire en nous appuyant sur les intérêts généraux de l’Europe... Bien à tort, sans doute, l’Europe a cru que notre indépendance nous était à charge et que nous n’aspirions qu’à abdiquer au profit d’un peuple voisin ; c’est préoccupés de cette idée fatale que les plénipotentiaires, réunis à Londres, ont arrêté des protocoles contre lesquels vous avez énergiquement protesté... Notre révolution n’est ni française, ni anglaise, ni allemande, elle est belge... Nous avions autrefois une grande place parmi les sociétés européennes ; cette place, nous la revendiquons aujourd’hui, sans arrière-pensée. C’est là ce qu’il fallait faire comprendre à l’Europe ; je ne sais si j’ai réussi, mais dans tous les cas ce n’était pas de trop de six semaines pour détruire une erreur accréditée depuis six mois. »

Le chef de la diplomatie belge a maintenant une doctrine dont il ne déviera plus. Sa manoeuvre capitale a été l’envoi à Londres de quatre membres du Congrès : le comte de Mérode, l’abbé de Foere, Henri de Brouckère et le vicomte H. Vilain XIIII, choisis autant pour des considérations de tactique parlementaire que dans le but de donner à l’étranger une forte impression de la volonté unanime (page 113) du pays. Au moment même où le gouvernement du Régent était obligé de rappeler le comte d’Arschot qui n’était point parvenu à se faire recevoir officiellement par le cabinet de Londres, ces délégués étaient chargés de s’aboucher directement avec le prince Léopold que van Praet avait déjà essayé, mais en vain, d’approcher. Dès le 20 avril, ils arrivent à Londres. Ils sont reçus par le prince ; ils voient, grâce à lui, les ministres et les plénipotentiaires. La négociation est nouée. L’influence du prince Léopold s’exerce à séparer la question du Limbourg sur laquelle la Conférence était intransigeante, de la question du Luxembourg dont il était possible d’envisager la solution. Mais Lebeau veut plus : il espère obtenir du prince l’acceptation immédiate d’une candidature de la Couronne de Belgique, et, de Bruxelles, il guide les démarches de ses envoyés.

Nous possédons, dans l’ouvrage de Freson, neuf lettres écrites par le ministre des Affaires Etrangères aux membres du Congrès députés à Londres ; écrites au courant de la plume, au milieu des affaires, expédiées souvent en hâte dans la crainte de manquer le courrier, elles éclairent mieux que tout autre document la personnalité de leur auteur et l’atmosphère de cette période agitée.
Joseph Lebeau apparaît d’abord comme un ministre bien informé. On voit que Ponsonby et son secrétaire White ont eu soin de lui faire connaître le dessous des cartes. C’est ainsi qu’il recommande à la délégation de mettre dans son jeu « le goût du prince » pour une princesse d’Orléans ; il leur conseille de surveiller et de chercher à neutraliser les influences familiales qui pourraient s’exercer sur la volonté du candidat. Vis- à-vis de Talleyrand, il leur enjoint de jouer « les belliqueux ». En bon diplomate, il leur écrit des lettres ostensibles et des lettres strictement confidentielles. Une lettre du 22 avril, destinée à être mise sous les yeux du prince, est un modèle du genre. Quelle sagesse dans ces lignes émanant d’un homme dans lequel Londres ne voit qu’un révolutionnaire arrivé : • Le (page 114) pays encore exalté par une révolution récente et par des menaces de contre-révolution et d’invasion, ne peut être dirigé comme un cabinet. Le peuple belge est éminemment sage et probe, mais pour le diriger au gré d’une politique saine, il faut que la réflexion ait succédé à la passion. Qu’il ait d’abord un chef populaire, qu’il voie son avenir fondé, le retour de l’ex-dynastie impossible, sa nationalité assurée et il adhérera à tout ce que la justice commande, à tout ce que l’honneur permet » (Freson, op. cit, p. 272). Le 29, nouvelle lettre. Lebeau expose la situation intérieure qui s’est améliorée. « Le calme le plus parfait continue à régner en Belgique. Il tient beaucoup à l’espérance qui est dans tous les esprits. Ce peuple qu’on calomnie si indignement est à conduire avec un fil de soie du moment où on le traite avec franchise et loyauté. » Le 26, il recommande la persévérance. Ponsonby a dit du prince qu’il est comme une jeune fille « qui veut bien être séduite, mais non violée ». Sa candidature gagne du terrain, mais il ne faudrait pas que le prince s’étonne s’il y avait du désordre. On doit lui dire que la société n’est pas ici dans son état normal, que c’est un malade bien bon, bien courageux, bien résigné, mais enfin que c’est un malade (Freson, op. cit., p. 279)

Le prince Léopold ne veut pas s’engager vis-à-vis des Belges tant que le problème des frontières demeure ouvert. Le 3 mai, Lebeau envisage une rupture. « Le Régent serait notre pis-aller ». Il suggère aux envoyés toutes sortes d’arguments. Son inquiétude pour le pays augmente et met dans son langage une note d’émotion plus vive. « Le besoin de sortir de cette terrible crise, écrit-il le 5 mai, l’espoir d’en sortir promptement et honorablement avec le prince Léopold sont tels que s’il vient, l’enthousiasme sera extrême, et comme chacun a senti le mal qui s’attache à l’absence du pouvoir, l’opinion lui en donnera dix  (page 115) fois plus que la loi... » (Freson, op. cit., p. 292). Prophétie bien justifiée par l’histoire du règne. Mais le temps presse. Lebeau redoute que ses envoyés renoncent à une partie trop difficile ; d’autre part, il sent que le délai qu’il a obtenu du Congrès pour arriver à un bon résultat par la voie diplomatique touche à sa fin : « Nous sommes menacés d’un affreux bouleversement, écrit-il le 8 mai. Français, républicains, orangistes se donnent la main. L’élection immédiate peut seule conjurer l’orage qui déjà gronde. » « L’annonce de l’acceptation du prince pour le jour de la réunion du Congrès, ou, sinon, tout est perdu et la guerre commence probablement avec l’abdication du Régent, la retraite des ministres et la république... » (Freson, op. cit., p. 293)

Le Congrès se réunit le 18 mai. Une cabale s’ourdit pour abattre le président Gerlache qui soutient fermement le gouvernement et le remplacer par Gendebien. Gerlache est réélu par 86 voix contre 33. C’est un succès pour le ministère. Gerlache en profite pour réclamer tout haut « que la loi soit rejetée et que l’autorité soit forte ». Il montre l’impudence qu’il y a à censurer sans merci un pouvoir trop faible. Le président du Congrès élargit volontairement le cadre et les responsabilités de sa fonction. Il met au service de Joseph Lebeau toute son autorité et tout son prestige.

Le prince Léopold, tout en ne cachant pas son désir de monter sur le trône de Belgique, se maintient énergiquement sur le terrain qu’il a choisi. Il prête ses bons offices aux Belges mais il refuse de faire acte de candidat ; il subordonne son acceptation éventuelle à la conclusion d’un accord avec les Puissances. Lebeau doit donc modifier son plan. Il lui faut faire du prince plus qu’un candidat possible : un candidat accepté. C’est un gros risque à courir quand on est encore si près de l’élection avortée du duc de Nemours ; mais Lebeau l’accepte. Au retour de la députation, le 25 mai, il obtient que 95 membres du Congrès s’inscrivissent en faveur de l’élection, chiffre aussitôt (page 116) augmenté de 17. La majorité se rallie donc aux idées du ministre quant à la personne, mais voudra-t-elle du système tout entier avec ce qu’il comporte d’aléas ? Le 28 mai, Joseph Lebeau donne lecture au Congrès de la célèbre lettre par laquelle lord Ponsonby paraphrasait « en les atténuant sur certains points » les décisions irrévocables de la Conférence. Tout paraît remis en question, mais Van de Weyer et Mérode appuient de toutes leurs forces le gouvernement. L’opposition conduite par Alexandre. Gendebien livre un combat acharné. Le 4 juin, l’élection du roi est assurée par 152 voix contre 43.

Immédiatement, une délégation du Congrès est chargée de notifier l’événement au prince tandis que Devaux et Nothomb sont spécialement chargés par le ministre des Affaires Etrangères de négocier avec la Conférence un arrangement définitif, basé sur des concessions pécuniaires. ; ils ont en portefeuille une arme nouvelle : le système d’échange des enclaves, imaginé par Nothomb et sur lequel un secret inviolable a été gardé. C’est peut-être le salut. Mais Lebeau doit lutter contre le Régent pour obtenir l’envoi à Londres de son jeune collaborateur et pour l’y maintenir. Il aurait voulu partir, mais lui absent que serait devenu le ministère ?

Nous touchons maintenant au sommet de la carrière de l’homme d’Etat. Les faits sont connus. Les deux jeunes plénipotentiaires ne parvinrent pas à arracher à la Conférence un arrangement définitif conforme au mandat qu’ils avaient reçu ; mais ils obtinrent des préliminaires de paix en XVIII Articles qui constituaient, en somme, une interprétation bienveillante des Protocoles contre lesquels le Congrès n’avait pas cessé de protester. La question du Luxembourg était réservée à des négociations ultérieures et la Belgique gardait la possession des territoires contestés du Grand-Duché ; dans le Limbourg, l’échange des enclaves permettait d’entrevoir une solution qui laisserait à la Belgique la majeure partie de la province, mais ce moyen demeurait sous-entendu. Le prince Léopold annonça aussitôt qu’il (page 117) acceptait la couronne à condition que le Congrès ratifiât le traité.

Pendant que se déroulaient dans les salons du Foreign Office et de Malborough House, les péripéties dramatiques de cette lutte diplomatique, Joseph Lebeau était seul à Bruxelles pour soutenir le gouvernement chancelant. Ses deux conseillers, Devaux et Nothomb, sont au feu ; Ch. de Brouckère est sorti du ministère pour entrer dans l’opposition. Les meilleurs amis de Joseph Lebeau ne peuvent s’empêcher de trembler de le voir ainsi isolé en un pareil moment : les journaux jettent feu et flamme contre toute concession ; jour après jour, le bruit court que le prince n’acceptera pas, que les Puissances ne s’écarteront pas des Protocoles ; la colère, le doute, le découragement, l’indignation donnent à l’opinion de violentes secousses. Les nouvelles sont rares et incertaines. Joseph Lebeau ne dévie pas du but qu’il s’est assigné. D’abord, il veut son roi. « Sa présence changera tout, écrit-il, le 12 juin, à Devaux, et vaudra 100.000 hommes de ligne et 1.000.000 de gardes civiques. » La force d’âme qui le soutient n’est pas faite de hautaine assurance en ses propres lumières ; non, c’est une conviction formée après une lutte avec tout ce qui l’entoure, après une lutte avec lui-même parfois. Il a été sur le point de lâcher Nothomb. « Mon énergie, écrit-il le 14 juin, mon énergie, je le sens, fléchit quelquefois, mais seul, sans appui, sans conseil, comment éviter toujours le découragement ? » Sous la violence des attaques, il sent venir le moment « où la tête tourne ». M. de Sauvage, constate-t-il avec désolation, n’est pas à la hauteur de sa réputation ; le Régent communique son découragement « à tout ce qui l’approche ». Le 21 juin, Joseph Lebeau mande à Devaux qu’il faut absolument une solution pour le 30. « Quant à moi, je ne regarde plus la place comme tenable et très probablement je me retirerai. » Ses lettres où les arguments chevauchent contiennent de vrais cris d’angoisse d’une humanité profonde : « Pressez pressez, pressez... »

Le 29 juin, toute la délégation était de retour à (page 118) Bruxelles et saisissait le Congrès des préliminaires de paix. La Révolution belge était arrivée au point où elle devait choisir entre la conciliation avec l’ordre européen ou le déchaînement d’une lutte sans merci. Joseph Lebeau qui n’avait pas réussi à faire triompher pleinement le droit du pays insurgé était en butte aux accusations les plus atroces. « La fureur contre notre pauvre Lebeau est à son comble, écrivait-on le 7 juin à Rogier ; des gens parlent ici de le pendre... Quelle école qu’une révolution, quel affreux déchainements de passions mauvaises » Archives au Royaume, Papiers de Rogier, F. 125, le 16 juin 1831). Le patriotisme exacerbé ne reculait devant l’emploi d’aucune arme pour abattre l’homme qui incarnait la raison d’Etat. Quand on connut en Belgique le texte des XVIII Articles, l’émeute gronda ; la maison du ministre fut menacée de pillage ; il reçut des menaces qui portèrent le trouble et le désarroi jusque dans sa famille. Celui que l’on dénonçait comme un froid calculateur ou comme un joueur incapable et maladroit fit face à la meute, mais il garda de ces jours un souvenir empoisonné. « Ah ! mon cher Charles, écrivait-il à Rogier, le compagnon de ses trente ans, de quelle fermeté d’esprit il faut être doué pour espérer encore de l’homme après l’avoir vu si hideux » (DISCAILLES, Charles Rogier, t. II, p. 145)

La discussion au Congrès du traité des XVIII Articles, du 1er au 9 juillet 1831, constitue l’épisode le plus émouvant de la Révolution. Toutes les passions qui agitaient le pays bouillonnèrent dans l’enceinte du Parlement : l’amour ardent de la terre natale, le sentiment de la solidarité intime de nos provinces, l’orgueil révolutionnaire, l’amour-propre, le goût du risque, la sagesse, l’illusion, la démagogie nationaliste l’esprit d’indépendance, la servilité, le courage. Ce fut comme une tempête où tout ce qu’il y avait de meilleur et de pire en Belgique monta à la surface du flot.

Contre le traité, c’est dans la presse un (page 119) déchaînement unanime. Le Courrier qui a prôné l’élection du prince Léopold et inséré les vigoureux articles de Nothomb, lâche la combinaison. A l’entendre, on revient purement et simplement aux Protocoles ; donc plutôt la guerre. D’autre part, orangistes et gens de Paris poussent délibérément au rejet pour créer l’anarchie.
Il semble que Joseph Lebeau ait été d’abord désarçonné par les discordances entre son projet et les résultats obtenus à Londres. Il ne crut pas pouvoir proposer tout de suite, comme ministre, l’adoption des Préliminaires qui s’écartaient sensiblement des bases autorisées par le Congrès et il s’imagina même que l’acceptation entraînerait l’obligation de modifier la Constitution. Le débat fut amorcé sur la question préalable. Robaulx qui, depuis des semaines, combat la politique du ministère a, dit-on, rempli les tribunes de ses séides ; Jaminé, au nom du Limbourg, élève une première protestation et remue profondément l’assemblée ; Henri de Brouckère surenchérit et annonce la sécession des représentants des. régions sacrifiées. Defacqz déchaîne la colère populaire avec son cri : « Il était au Congrès, il a vendu ses frères. » (
Note pour cette version numérisée : il s’agit en fait de Jaminé). Jamais le sentiment profond de l’unité de la Belgique n’a été plus puissant Les Wallons défendent le Limbourg avec la même passion que les représentants des provinces contestées ; les Flamands ne séparent pas le Luxembourg du Limbourg et luttent pour les deux avec désespoir. Venloo, Maestricht, Luxembourg sont sur toutes les bouches et dans tous les coeurs. Pour l’emporter, il faudra convaincre les membres du Congrès qu’ils sont les députés de la Belgique entière et qu’ils ne peuvent sacrifier celle-ci à un canton ni même à la province qui les a vus naître.

L’affaire est si mal engagée que Van de Weyer, pour éviter un échec brutal, dépose une motion qui entoure l’acceptation des réserves, réserves malheureusement inacceptables pour les Puissances ; mais l’opposition dédaigne ce moyen dilatoire. A la fin de la séance du 2 juillet, Lebeau qui a causé avec ses amis (page 120) et bien mesuré ses forces se lève tout d’un coup, et déclare qu’il propose formellement l’adoption des Préliminaires ; il y attache son existence ministérielle, car c’est pour lui une question d’honneur».

La lutte n’en devient que plus vive. Le 3 juillet, Charles de Brouckère prononce un discours incisif et passionné contre ses anciens collègues ; le 4, Nothomb fait un exposé lucide des négociations de Londres ; Gerlache l’appuie. De nouveau, la voix de la raison rallie bon nombre d’hésitants, mais pour forcer les convictions, pour entraîner les députés qui résistent encore, il faudrait davantage. Qui saurait s’emparer du coeur de l’assemblée où règne le patriotisme le plus pur ? Qui saurait la placer face à face avec ses responsabilités historiques, la contraindre en quelque sorte à faire la synthèse du pour et du contre ?

Le mardi 5 juillet vers midi et demi, Joseph Lebeau prend la parole. C’est l’heure capitale de sa vie, celle pour laquelle il s’est inconsciemment préparé ; au cours d’une existence qui sera encore longue, il n’en connaîtra plus de semblable. Il se lève au milieu d’un profond silence ; beaucoup de ceux qui vont l’écouter ne sont pas éloignés de voir en lui un traître à la Révolution ; ses amis savent que la cause qu’il défend n’a rien pour flatter l’imagination et ils ne le soutiennent point de ces manifestations chaleureuses qui sont un stimulant ; ils sont atterrés au contraire par l’impopularité qui étreint le ministre des Affaires Etrangères à l’instant où il a besoin de tout son crédit. « Il faudra que Lebeau et Devaux s’en aillent car la colère est grande contre eux et il ne faudrait pas que leur impopularité retombât sur le nouveau roi, écrit le 4 juillet le fidèle Charles Rogier à son frère ; de savoir pourquoi on lui en veut tant c’est ce que je ne puis dire, mais le fait est qu’il y a fureur et rage et qu’on ne parle de rien moins que de le pendre. » (DISCAILLES, Un diplomate belge à Paris, p. 103) Celui qui a concentré sur lui tant d’inimitiés n’était huit mois auparavant (page 121) qu’un petit journaliste liégeois, avocat sans causes, pur théoricien ; il regarde cette assemblée qui réunit l’élite du pays ; il s’agit de lui faire entendre raison et de gagner ces collègues autrefois si bienveillants qui se démènent maintenant comme des ennemis. Joseph Lebeau est grand, anguleux, d’un physique nettement disgracieux avec ses grandes lunettes, son faux-col engoncé et ses vêtements de mauvaise coupe ; mais cet homme qu’on prendrait pour un professeur de collège paraît transfiguré quand il parle : la voix est superbe, l’élocution est facile et élégante, le regard séduisant.

Joseph Lebeau commence par parler de lui-même, chose rare au Congrès où l’égotisme des romantiques n’avait pas pénétré. Conscient des rancunes qu’il a accumulées sur sa tête, conscient des soupçons que nourrit l’opinion toujours disposée à trouver pour chaque chose des explications dégradantes, il déclare que, quelle que soit l’issue de la lutte, il quittera le ministère. Il a exposé sa sûreté, compromis la santé des siens, perdu ses amis ; il veut au moins désarmer les hommes de bonne foi par la preuve de son désintéressement. Celui qui a été à la peine renonce d’avance à être à l’honneur.

Nous n’avons du discours de Joseph Lebeau qu’un texte incomplet. Mais à le parcourir tel qu’il figure dans le compte-rendu du Congrès, on sent tout de suite qu’on n’est pas en présence d’une de ces compositions académiques comme on venait en lire un grand nombre à la Constituante ; le plan du discours est heurté ; visiblement l’orateur a suivi les mouvements d’un auditoire impressionnable pour le toucher d’abord, puis le saisir et l’entraîner ensuite.

Le ministre relève d’abord le reproche de lâcheté qu’on lui jette sans cesse à la face et d’emblée il le retourne : « La lâcheté comme député consiste à n’oser dire tout ce qu’on veut, à dire ce qu’on ne veut pas. La lâcheté pour un député consiste à chercher ailleurs que dans sa conscience les motifs de son vote, la lâcheté pour un député est enfin de se taire, de ne pas  (page 122) exprimer hautement son opinion sur une combinaison, quand on la croit nécessaire au pays... » Après cette adjuration à la masse de l’assemblée qui suit les meneurs, Lebeau soutient comme l’a déjà fait Devaux, que les Préliminaires diffèrent essentiellement des Protocoles. Puis il risque un coup d’audace : il affirme la souveraineté du Congrès et le droit que possède celui-ci de mutiler la Patrie elle-même. Se tournant alors vers les députés du Limbourg, Joseph Lebeau leur parle raison avec tout son coeur ; il leur rappelle leurs devoirs envers le pays tout entier et il leur montre que le sort de la Belgique est vraiment entre leurs mains. Jaminé, à qui s’adressait ce passage du discours de Lebeau, évoque dans ses Souvenirs son adversaire de 1830 : « le geste sobre, chaleur à l’occasion, érudition profonde, aimable pour ceux qui le traitaient avec violence, excitant même l’admiration chez ceux qui l’apostrophaient. J’a eu, ajoute-t-il noblement à me reprocher une part de ces injustices. » (Baron MEYER, Il y a cent ans, p. 25)

Lebeau expose ses raisons d’espérer la conservation de Venloo ; il montre ce que la Belgique pourrait encore faire en faveur des populations sacrifiées. Interpellant directement Jaminé, il s’écrie : « Cet or que nous vous offrons, nous ne l’offrons pas pour vous humilier... Ah ! venez au milieu de nous ; vous n’aurez pas tout perdu en changeant de résidence, vous avez un patrimoine que rien ne peut vous enlever, l’alliance d’un beau talent et d’un noble caractère... » La salle commence à vibrer. « Bien, très bien. Sensation prolongée », note le compte rendu, qui est très avare de mentions de ce genre.

Joseph Lebeau discute ensuite les droits de la Belgique sur Maestricht et montre qu’il y a des chances sérieuses en notre faveur. Pour le Luxembourg il est plus affirmatif encore : « Vous aurez le Luxembourg, j’en ai pour garants notre droit, la valeur des Belges et la parole du prince. Oui, Messieurs, la (page 123) parole du prince et le moment est venu de tout dire. » Le ministre affirme que le prince Léopold n’est pas pour la paix à tout prix ; il s’étend sur les possibilités de demain et ici son éloquence crée à La Haye un péril trop certain. Lebeau justifie ensuite avec autant de force que de délicatesse, la position adoptée par le Prince ; il en démontre la sagesse et l’utilité pour le règne à venir. Il adjure les députés du Limbourg de renoncer à toute idée de sécession ; il demande à tous de ne pas rendre plus difficile la tâche des insurgés polonais. L’acceptation des XVIII Articles n’est pas chez Lebeau un acte de résignation ; il ne cesse pas d’avoir devant les yeux une Belgique pleine de vie et de feu, capable de pousser sa frontière jusqu’au Rhin, car de jour en jour mieux instruit du passé, il a conçu l’idée d’une grande politique lotharingienne.

L’orateur parlait depuis plus de deux heures et l’assemblée demeurait littéralement suspendue à ses lèvres. Il avait triomphé de l’hostilité des uns, de la froideur des autres ; le courant dominant était retourné en sa faveur. De toutes parts on avait cette fois le sentiment d’entendre un chef qui avait mûri un plan rationnel et qui l’avait exécuté au mieux des circonstances. La majorité imposante qui avait élu le prince de Saxe-Cobourg se retrouvait pour comprendre et pratiquer la ligne de conduite indiquée par Lebeau.

« Non, s’écriait-il pour terminer, non, les masses ne sont pas contre nous. Elles savent que sans notre combinaison, nous aurons en partage la dette, l’ignominie et l’extinction du nom belge. » Et dans un magnifique élan de générosité et de patriotisme, Lebeau demande à ses adversaires d’aujourd’hui de se rallier après le vote à la majorité pour assurer avec le concours du nouveau roi l’avenir du pays, objet de l’amour de tous.

Alors se passa une scène comme le Congrès n’en avait pas encore vu. Les applaudissements éclatent sur tous les bancs ; les tribunes font entendre une tempête de bravos. Des députés pleurent. L’émotion est telle que la séance doit être suspendue une (page 124) demi-heure. Dans nos annales parlementaires il n’y a pas, je crois, d’autre exemple de pareil succès oratoire qui modifia à la fois les convictions et les votes. White, un témoin de sang-froid, dit du discours de Lebeau : « Jamais le pouvoir de l’éloquence et du talent sur les sophismes et les déclamations ne fut plus puissamment démontré... son effet fut vraiment magique » (White, La révolution belge, t. III, p. 118). « Les mots ne peuvent rendre l’effet qu’il a produit, écrivait-on à Firmin Rogier, pendant deux heures et demie, il a été continuellement admirable et continuellement écouté. Vous lirez. Lorsqu’il a terminé, les larmes coulaient, les députés l’ont embrassé, félicité et les tribunes, si mutinées d’ordinaire, ont applaudi malgré elles » (DISCAILLES, Un diplomate belge a Paris, p. 105) « Toutes les correspondances de l’époque, constate un écrivain français contemporain, font foi de l’impression extraordinaire produite par un discours dans lequel il toucha toutes les cordes, ne laissa aucune objection sans réponse... » (BECOURT, La Belgique et la Révolution de Juillet).

La cause était gagnée. Le 8 juillet, en une brève et foudroyante réplique aux derniers orateurs inscrits, Joseph Lebeau acheva la déroute de l’opposition. « Nos juges, lui dit-il fièrement, sont en dehors de cette assemblée, c’est la nation qui prononcera entre nous... Depuis trois mois que je suis au ministère, j’ai été abreuvé de toutes sortes de dégoûts ; depuis trois mois je suis devenu le point de mire des factieux du dedans et du dehors... Vous avez pour des hommes honorables cet insigne malheur qu’une faction a placé son triomphe dans le succès de votre cause. » Le lendemain 9 juillet, le traité était voté par 126 voix contre 70. Aussitôt le ministre victorieux donnait sa démission. Par 136 suffrages, donc avec l’appui de dix de ses adversaires, le Congrès le désigna pour faire partie de la députation envoyée à Londres pour recevoir l’acceptation du prince Léopold et pour accompagner le Roi en Belgique. La foule accourue autour de (page 125) l’hôtel des Affaires Etrangères acclama éperdument le ministre démissionnaire.

Le commentaire que Joseph Lebeau donna au Congrès des Préliminaires était très optimiste. En réalité, ils ne terminaient rien mais c’étaient pour la Belgique indépendante un instrument précieux, en vue de négociations ultérieures. Malheureusement les désastres de la campagne des Dix Jours nous l’ont arraché des mains. Le discours du ministre des Affaires Etrangères a même contribué à éclairer le roi de Hollande sur tout ce que le traité contenait implicitement de favorable pour la Belgique et il est à regreffer que la situation parlementaire ait exigé ce débat public… Quelle tristesse aussi de voir le pilote qui a mené le vaisseau à bon port obligé de se sacrifier et de descendre du pouvoir à l’heure où le pays avait encore tellement besoin de lui ! Lebeau, en effet, pour rester fidèle à la promesse qu’il avait jetée dans le débat pour confondre ses calomniateurs, refusa le 22 juillet de former le premier ministère de Léopold 1er et partit pour Liége reprendre ses fonctions d’avocat général. Quand, après la campagne des dix jours, furent perdus les fruits de ses efforts, dans la patrie vaincue, sauvée par la seule venue de soldats étrangers, dans le pays humilié qui a perdu confiance en lui-même, on put alors dire avec Jaminé : « Le seul qui ait fait quelque chose de durable en Belgique, c’est Lebeau :  il a fait le Roi. » (Baron MEYERS, op. cit., p. 25).

 

L’ŒUVRE DU CONGRES

 

(page 126) L’élection du prince Léopold et le vote des Préliminaires de paix donnent enfin à l’Etat belge dont le Congrès a planté les racines la possibilité de vivre et de grandir. Après bien des doutes et des hésitations, après des luttes ardentes qui ont dressé les uns contre les autres tant de patriotes également sincères, le Congrès a eu la force de repousser les solutions extrêmes. Il s’est résigné aux sacrifices inévitables pour obtenir l’entrée du nouveau royaume dans le concert des nations. La Constitution, l’œuvre de prédilection du Congrès, n’était jusque-là qu’un travail académique : elle va vivre désormais avec l’Etat dont l’avenir est maintenant assuré. Un soir de juin, à Londres, en sortant de chez Palmerston avec la certitude du succès, Nothomb et Devaux s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre en s’écriant : «  Ceci ne finira donc pas comme la Révolution brabançonne ! » Le tragique souvenir ce lamentable avortement a hanté sans cesse le Congrès comme il a assiégé l’esprit des deux jeunes envoyés de la Belgique ; il l’a peut-être préservé des fautes suprêmes. Jusqu’au vote libérateur du 4 juillet, on pouvait encore craindre le pire. Dès ce moment, les événements heureux se précipitent. La députation du Congrès, à peine arrivée à Londres, reçoit l’acceptation (page 127)  définitive du prince Léopold et annonce à Bruxelles son arrivée pour le 17 juillet. L’opinion, si profondément divisée, se calme comme par enchantement. « Un roi, un roi !  » avait clamé des tribunes un spectateur angoissé à une heure où le Congrès se perdait dans des chemins de traverse. Le Roi à peine élu, encore étranger, simple figure représentative, remplissait déjà pour son peuple malade son rôle de fédérateur. L’opposition furieuse s’apaise ; les adhésions individuelles à la majorité se multiplient. Le Congrès profite de ces derniers jours pour achever en hâte sa besogne. Il vote un décret sur la presse ainsi que diverses mesures administratives urgentes. On prépare l’inauguration de Léopold Ier qui sera le grand jour de la réconciliation.

Dès que le Roi met à La Panne le pied sur le sol national, un ouragan d’enthousiasme déferle vers lui et stupéfie ceux-là mêmes qui ont le plus ardemment soutenu sa candidature au trône ; cet ouragan, s’amplifiant tout le long de la route par Ostende, Bruges et Gand, le porte jusqu’au château de Laeken où il arrive le 19 juillet à dix heures du soir. Calme et souriant, majestueux, beau cavalier, Léopold charme et séduit ; ferme et sage, avec Jules van Praet dans son ombre, il rassure. L’optimisme gagne les plus sceptiques. Le 21 juillet, sur le péristyle de Saint-Jacques-sur-Coudenberg, le Congrès reçoit solennellement le premier Roi des Belges au milieu des acclamations. Le protocole de la cérémonie souligne que tous les pouvoirs émanent de la nation que l’assemblée souveraine est encore seule à incarner. Le Congrès accepte d’abord la démission du Régent. Puis, après avoir entendu la lecture de la Constitution, le Roi prête serment et le Président s’écrie : Sire ! Montez au trône !,, Mais l’acte juridique qui s’achève était déjà accompli dans les coeurs. Le Roi avait conquis son peuple, simplement en venant à lui.

Le Congrès après avoir reconduit le chef de l’Etat à son palais et pris part, selon la coutume belge, à un banquet, se réunit une dernière fois au lieu ordinaire (page 128) de ses séances. Dans l’euphorie du jour, il décerna une récompense nationale au Régent qui avait eu au moins le mérite de prévenir la chute dans l’anarchie. Joseph Lebeau eut la générosité, ainsi que Nothomb, de s’associer à ce geste. Puis Gerlache qui s’était multiplié depuis trois mois, au fauteuil, à la tribune comme à la tête des délégations du Congrès, clôtura la session par un émouvant discours où il porta sur l’oeuvre accomplie un jugement que l’histoire ne désavoue pas et dont il faut citer ces lignes :

« Quand vous proclamiez dans notre Constitution actuelle tant de dispositions tutélaires, vous ne faisiez en réalité que reconstruire sur ses fondements primitifs l’édifice social élevé par nos aïeux, en ajoutant à votre ouvrage ce que la marche du temps, l’expérience des autres peuples et la nôtre même nous avaient enseigné.

« Toutes les libertés qui ne se trouvent ailleurs que dans les livres ou dans les constitutions oubliées sont consignées dans la vôtre avec les garanties qui en assurent la durée ; et déjà depuis dix mois, vous les pratiquez légalement. Qu’on nous cite un peuple en révolution, alors que tous les ressorts de l’autorité étaient brisés, qui ait montré plus d’audace vis-à-vis. de l’ennemi, plus de modération et de magnanimité au dedans, plus de respect pour les lois ? et qui ait su mieux concilier en général l’amour de l’ordre et l’amour de la liberté ! C’est ce beau caractère qui nous a rendus dignes d’être admis dans la grande famille des nations européennes. »

Le Congrès national mérite vraiment de vivre dans le souvenir des Belges. Du commencement à la fin de sa dramatique session de neuf mois, un patriotisme sans défaillance a dominé tous ses actes, même ceux que la raison condamne. A aucun moment malgré la tentation qu’il en eut parfois, il ne se laissa entraîner hors de sa voie par l’esprit de parti. Il a placé au-dessus de toute chose le bien du pays. Il a su étouffer dans son sein tout ce que la Révolution avait suscité de trouble : les mouvements furieux de discorde, les appels (page 129) à la révolte et à la vengeance. Il a fait bloc contre les manoeuvres insidieuses de l’étranger. Les hommes qui ont siégé au Congrès, qu’ils fussent de la petite équipe dirigeante ou qu’ils appartinssent à la masse de ces députés de condition modeste et de moyens limités que les électeurs avaient choisis, ressentaient tous pour la Belgique un amour passionné dont la chaleur étonne. Comment est-il possible que ce pays se soit ensuite endormi et qu’il ait manifesté un si faible élan envers lui-même dans les années heureuses du XIXe siècle ? La Belgique de 1830, tirant un profit certain des guerres de la révolution et de la conquête française qui la firent tant souffrir, s’est dégagée de la cangue féodale qui avait contrarié son évolution ; elle a secoué le provincialisme trop étroit qui avait paralysé son effort de libération à la fin du XVIIIe siècle. Vieille nation, mais jeune Etat, elle est bien vivante. Elle comprend la nécessité de l’union et elle la pratique avec une générosité touchante. Epanouie au souffle des temps nouveaux, elle vibre d’une passion romantique pour la liberté. A travers les épreuves des quarante dernières années, elle a gardé, par un réflexe instinctif, la fierté de ses traditions, le goût et le sens du gouvernement libre, l’espérance de l’établir un jour entièrement chez elle. Elle possède, plus qu’à tout autre moment de son existence, le sens de sa personnalité morale et physique, forgée par l’histoire et par la géographie ; elle a la certitude de constituer en Europe occidentale une entité originale, attachée à un idéal propre, ayant des façons de vivre et de sentir bien à elle. Les dures contraintes qu’elle a subies, les refoulements qui lui ont été imposés, ont développé dans la génération de 1830 une exaltation qui explique l’ardeur avec laquelle le Congrès a lutté pour la conservation de nos marches de l’est de ces positions sur la Moselle et sur la Meuse dont la perte nous a valu des frontières si peu sûres et si peu défendables.

 

Mais la crise qui l’a ainsi élevée au-dessus d’elle-même a été trop courte pour que la Belgique développât harmonieusement les tendances qui se sont affirmées au (page 130) Congrès. Les défaites d’août 1831 qui lui ont valu le traité des XXIV Articles, les désillusions cruelles de 1839 qui ont accompagné la mutilation définitive de la Patrie, le climat déprimant de la neutralité permanente au milieu de l’Europe en armes, eurent tôt fait d’affaiblir dangereusement les ressorts de l’âme nationale. Le penseur vigoureux de l’Essai sur la Révolution belge qui formulait en 1833 les lignes maîtresses d’une politique étrangère spécifiquement nationale n’eut point la consolation de voir lever dans les milieux intellectuels, la bonne semence doctrinale qu’il avait jetée au vent. La vie publique du jeune royaume s’enlisa dans des querelles souvent trop mesquines, faisant oublier toute la richesse du terrain d’où elle prit son départ.

C’est à cause de cette richesse que l’histoire du Congrès mérite d’être reprise et méditée. Quoi de plus émouvant après les folles divisions de ces dernières années, que d’évoquer la tendresse avec laquelle les députés du Hainaut, par exemple, les Defacqz, les Lecoq, les Gendebien ont multiplié leurs efforts pour la conservation d’une terre flamande comme le Limbourg ? Les Flamands comme Muelenaere, Rodenbach, Fransman d’autre part, n’ont pas fait moins pour la conservation du Luxembourg. Toute la patrie est vivante en eux quels que soient la langue, la race, le lieu. Si les hommes du Congrès sont aveugles, quand, pour sauver l’intégrité de nos provinces, ils vont jusqu’à vouloir, sans l’avoir préparée, la guerre contre l’Europe, leur erreur témoigne de la vigueur d’un instinct national dont on a osé plus tard nier jusqu’à l’existence.

Un patriotisme profond, presque toujours raisonné, mais passionné parfois jusqu’à en être déraisonnable, a guidé le Congrès dans toutes ses décisions. Il lui a permis de maîtriser les poussées excessives du coeur ; il lui a donné finalement la force de se soumettre aux exigences suprêmes du bon sens. Jugée dans son ensemble, l’œuvre du Congrès porte la marque d’un sage et puissant équilibre. C’est le secret de sa durée. Les élans tumultueux qui ont troublé le Palais de la (page 131) Nation les jours des grandes séances n’ont agité les âmes qu’à la surface. Le contingent solide et imposant des députés silencieux qui votaient après avoir sondé leur conscience de Belges s’est toujours rallié, en fin de compte, aux solutions modérées.

Le Congrès, cependant a présenté les défauts des hommes de son temps et des hommes de la nation dont il était issu. Il a longtemps ignoré la nature véritable des relations de la Belgique avec l’Europe. Il comptait peu d’individus capables d’échapper au prestige ensorcelant de la France et de juger sainement l’Angleterre. Le Congrès, en outre, a méconnu la nécessité d’une autorité forte dans l’Etat. Il a dépouillé le Pouvoir ; il a prétendu exercer de trop près sa mission souveraine ; il a eu peine à comprendre que le respect et la confiance ne sont pas des signes de servilité. Il a négligé la constitution d’une force armée capable de sauvegarder le pays d’un retour offensif de l’ennemi ; un amour-propre déplacé lui a fait refuser l’engagement d’officiers étrangers ; il a placé une confiance enfantine dans la garde civique à laquelle il a donné par une loi dont la discussion mériterait une analyse détaillée, la forme la moins propre à une préparation efficace à la guerre. Le Congrès enfin, a poussé trop loin l’esprit d’économie si caractéristique de notre bourgeoisie. Le gouvernement à bon marché ! Voilà un slogan de 1830 qu’on et bien étonné d’entendre répéter constamment dans une assemblée élue, habitués que nous sommes à voir les représentants du pays pousser sans cesse à la dépense. A la veille de l’inauguration du roi, un député osait invoquer l’élévation des frais de voyage contre l’envoi à Londres d’une députation chargée d’accompagner Léopold Ier en Belgique !

Mais ces ombres que la vérité nous oblige de reconnaître ne doivent pas défigurer à nos yeux l’image historique du Congrès national. Quelle droiture chez ces députés, quel désir de voir clair, d’agir en toutes choses pour le bien du pays ! Quels scrupules aussi dans l’accomplissement de leur mission ! « Me voici (page 132) revenu à mes hautes fonctions, écrit M. du Bus à sa famille après quelques jours de congé, fonctions pour lesquelles je sens vivement mon insuffisance dans les circonstances graves que traverse toute l’Europe depuis plusieurs mois. » Cette modestie n’est pas rare chez les membres du Congrès ; elle permet aux ralliements de se produire, aux conversions de s’achever au cours de loyales discussions. Le Congrès National est avant tout une assemblée de très honnêtes gens.

Il est juste d’évoquer son souvenir à l’heure où la Belgique doit reconstruire l’Etat bouleversé par la tragique successions de deux guerres et de deux invasions en un quart de siècle. Les anciens dissentiments sont effacés. Les trois Etats des Pays-Bas, unis contre un ennemi commun, ont retrouvé les voies d’une action politique commune. Vue avec le recul du temps l’histoire du Congrès offre des exemples et des leçons d’un puissant enseignement. Certes les situations auxquelles il faut faire face aujourd’hui sont bien différentes, mais les forces à mettre en mouvement pour faire œuvre durable sont toujours les mêmes et les écueils à éviter sont très semblables. La Belgique de 1944 demande à ses enfants de faire preuve des vertus solides dont le Congrès a donné le réconfortant spectacle. Quatre-vingt-quatre années de paix et de prospérité ont été la récompense de sa sagesse. Sachons donc, avec espérance et avec foi, puiser à cette source demeurée jaillissante