« Le Congrès
national. L’œuvre et les hommes », par Louis de Lichtervelde, Bruxelles,
1945
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CHAPITRE V – LE CONGRES ET L’EUROPE : LES PREMIERES DECEPTIONS
1. L’attribution au Congrès de compétences diplomatiques.
Conséquences
(page 80) Le Gouvernement
Provisoire ne voulant pas supporter seul la responsabilité de la conduite des
négociations diplomatiques institua à cette fin, dès le 18 novembre 1830, un comité
composé de membres du Congrès. Deux jeunes en étaient l’âme : Sylvain Van de
Weyer et Jean-Baptiste Nothomb. Ils avaient autour d’eux, comme garants devant
l’Assemblée, des députés plus âgés et moins engagés dans les affaires : le
comte d’Arschot, le comte de Celles, Destriveaux qui fut remplacé à la fin de l’année par
Ch. Lehon. Le comité recevait les dépêches ; il y
répondait après avoir, dans les cas les plus graves, consulté le Congrès. Il
faisait constamment rapport à celui-ci, fort exigeant pour tout ce qui
regardait sa prérogative souveraine. Au Gouvernement, à côté de Van de Weyer
qui cherchait à devenir un vrai ministre des Affaires Etrangères, Alexandre
Gendebien continuait à s’occuper des relations avec la France où il se rendit à
plusieurs reprises en mission. Il gardait le contact avec les hommes du
mouvement et s’imaginait être de taille à faire marcher, fût-ce malgré lui, le
prudent Louis-Philippe. Il n’existait donc pas à Bruxelles, pour la conduite
des relations extérieures du nouvel Etat, une tête responsable, un chef
qualifié pour tenir en mains (page 81)
tous les fils.
Au contraire, sous l’autorité jalouse et impersonnelle du Congrès, il y
avait de la confusion entre les attributions respectives du Gouvernement
Provisoire et du Comité diplomatique. Au sein de celui-ci, l’unité de vues
faisait défaut. L’obligation de tout délibérer en commun et surtout celle de
rendre compte à tout moment au Congrès et de répondre aux questions précises
qu’on y posait constamment rendaient à peu près impossible, soit l’exécution
d’une manœuvre réclamant quelque finesse, soit la conservation d’un simple
secret. En régime parlementaire, le gouvernement négocie librement et les
Chambres n’interviennent que pour ratifier ou improuver ce qui a été fait. On n’en
était pas là. Le Congrès entendait garder la haute main sur les pourparlers
eux-mêmes ; il exigea plus d’une fois la lecture à la tribune de rapports qui
mettaient en cause de hautes personnalités étrangères au risque de brûler ses
informateurs ; il ouvrit des débats publics sur les questions les plus
susceptibles d’enflammer les passions nationales ; il paralysa ses envoyés par
des instructions trop précises débattues sans aucun souci de discrétion ; il
poussa même l’inconvenance jusqu’à se prononcer publiquement en faveur du
mariage du roi encore inconnu avec une des filles de Louis-Philippe, ce qui
valut à Firmin Rogier, chargé d’affaires belge à Paris, une verte remontrance
du comte Sébastiani. Le Congrès qui se montra si
judicieux et si sage dans l’élaboration de la Constitution, ne fit
point la preuve des mêmes qualités dans le règlement des affaires
diplomatiques. Jusqu’à la
Régence, il prétendit en exercer effectivement la direction ;
il ne laissa pas une latitude suffisante à ceux qui en étaient chargés. Il se
trompa à la fois sur les principes et sur les méthodes.
2. Les principaux membres du comité diplomatique
Sylvain Van de Weyer était un jeune ambitieux de vingt-sept ans, sorti du
professorat. Il parlait plusieurs langues, ce qui favorisa sa fortune. Sa
qualité maîtresse était la souplesse. Il savait se faire tribun pour le peuple,
beau diseur au Congrès, causeur distingué dans les salons. Sans plan ni
doctrine personnelle, (page 82) il
cherche à prendre le vent. Il demeure pendant les premiers mois sous
l’influence d’Alexandre Gendebien son ami, et n’a pas en politique d’autres
vues que les siennes. Mais il s’instruira vite. Plus tard, dans l’importante
légation de Londres, où il finira ses jours, riche, honoré, marié à une
Anglaise de l’aristocratie, il rendra des services considérables jusque sous le
règne de Léopold II. Mais, en 1831, il est un de ceux qui conduit le navire
tout droit sur les récifs.
Jean-Baptiste Nothomb, de deux ans plus jeune, est au contraire, non
seulement un diplomate né mais aussi un homme d’Etat, le plus précoce et sans
doute le plus complet de ceux que le Congrès ait produits. Dès le début, il
possède sur la mission européenne de la Belgique des idées rationnelles que l’étude de
notre histoire a mûries. Ce Luxembourgeois, libéral jusqu’aux moelles,
unioniste d’esprit et de cœur, s’est lancé dans la Révolution avec une
passion que son âge explique ; mais, chez lui, la raison commande en dernier
ressort et inspire tous les actes. Plus ferme et plus volontaire que Van de
Weyer, plus capable de porter de hautes responsabilités, il possède cette
faculté maîtresse du vrai diplomate qui est, en réalité, non pas de feindre et
de mentir, mais de savoir entrer dans la pensée de l’adversaire, de saisir ses
mobiles, de comprendre le pourquoi de ses réactions. Il ne s’obstine pas dans
une voie qui apparaît condamnée ; il en cherche aussitôt une autre, car ce
petit homme grave, à lunettes, au verbe abondant, est plein d’imagination et de
ressources. Il possède également une dose exceptionnelle d’audace et de
courage. Son influence ira grandissante. Il s’impose d’abord au Comité
diplomatique dont il assume le travail de rédaction, puis au Congrès où ses
explications claires et précises portent la lumière. Quand Van de Weyer, momentanément
discrédité, devra céder le portefeuille des Affaires Etrangères à Joseph
Lebeau, Jean-Baptiste Nothomb demeurera au ministère en qualité de secrétaire
général permanent et y restera tant qu’il voudra bien ne pas être ministre. En
1831, il jouera avec son chef la partie (page
83) décisive à Londres et au sein du Congrès, et il la gagnera. Il aura
beau être plus tard membre du gouvernement, premier ministre, envoyé de son roi
à Berlin et doyen de la
Carrière, consulté par tous comme un oracle, jamais il ne
vivra des heures plus grandes que celles de ses vingt-cinq ans.
Le comte d’Arschot, ancien page du somptueux
prince-évêque de Liége Velbruck, fait à côté de Van
de Weyer et de Jean-Baptiste Nothomb figure de mentor. Il a soixante ans ; il a
rempli diverses charges publiques sous le régime déchu. C’est un patriote
sincère, d’esprit libéral, un modéré qui a donné des preuves de sagesse et de
bon sens bien qu’il gérât fort mal son patrimoine privé. Le comte de Celles,
qui a servi le roi Guillaume dans la carrière diplomatique, connaît sans doute
mieux le monde, mais il est prisonnier de la déformation qu’il a subie sous
l’Empire. Il est exclusivement français de tendances et n’a d’autre pôle
d’attraction que Paris. Quand il y représentera la Belgique, il s’y fera
mystifier malgré ses liens étroits avec la famille royale qui auraient dû lui
permettre de voir dans le jeu de Louis-Philippe.
Ch. Lehon, sorti du monde des affaires, est un
homme appliqué, un esprit juste. Ce Tournaisien de bonne compagnie, lié
d’amitié avec le Régent, est poussé par une femme ambitieuse, d’une rare et
insolente beauté, qui ne sera pas étrangère à ses succès ultérieurs.
Le comité diplomatique se met à l’œuvre. Il doit se constituer un embryon
de services administratifs. C’est ainsi qu’il recrute le jeune Jules van Praet,
ami et beau-frère de Paul Devaux, en qualité de secrétaire. L’équipe dirigeante
se forme ainsi petit à petit. Le Comité s’exerce à la dialectique et inaugure
l’échange de notes avec la
Conférence de Londres qui a pris en mains, au nom de
l’Europe, le règlement de la question belge. Il enregistre des protocoles et
refuse même parfois d’en recevoir. Il prend contact avec les agents officieux
des puissances : M. Besson, envoyé français, M. Cartwright, envoyé anglais,
suivi bientôt de l’imposant lord Ponsonby. Le Comité
est naturellement (page 84) bien
novice et il s’amuse, au début, à troubler ses interlocuteurs par des
déclamations révolutionnaires. Il arrivera même au Congrès, plus rassis,
d’exercer sur sa prose une censure opportune. Mais la fonction, rapidement
modèle les hommes qui l’exercent le mieux. Van de Weyer et Jean-Baptiste
Nothomb apprirent les premiers, leur métier de diplomates belges.
3. Les premiers protocoles et les questions territoriales
Le 15 décembre 1830, la
Belgique adhéra au Protocole du 17 novembre par lequel les
Puissances, agissant en qualité de médiatrices entre la Hollande et les Provinces
révoltées, proclamaient entre ceux qu’elles reconnaissaient donc comme des
belligérants un armistice indéfini placé sous leur garantie. Cette haute
intervention annonçait que le fait belge s’était imposé à l’Europe, surprise et
mécontente. En l’acceptant malgré toutes les réserves possibles, la Belgique révolutionnaire
entrait dans la voie nécessaire d’une entente avec ceux qui, quinze ans plus
tôt, avaient disposé d’elle sans la consulter.
Le 20 décembre, les Puissances faisaient un pas de plus : sous la pression
de l’Angleterre et de la France
qui se sont mises d’accord non sans peine, la Conférence de Londres
se déclara décidée « de combiner l’indépendance future de la Belgique avec les
stipulations des traités, avec les intérêts et la sécurité des autres
Puissances et avec la conservation de l’équilibre européen ». La notification
de cette prise de position décisive fut faite à Bruxelles dans la nuit du 31
décembre ; c’était le fruit d’une transaction entre ceux qui étaient disposés à
s’accommoder des faits acquis et ceux qui demeuraient foncièrement hostiles à
l’indépendance belge. Celle-ci, malgré les efforts de lord Palmerston qui
venait de succéder au Foreign Office à lord Aberdeen,
ne faisait encore l’objet que d’une reconnaissance implicite et en quelque
sorte conditionnelle. De plus, la
Conférence se mettait en conflit direct avec les Belges en
refusant de comprendre dans le nouvel Etat le Luxembourg révolté comme les
autres provinces, sous prétexte que ce territoire qui avait toujours fait
partie des anciens Pays-Bas Catholiques avait été attribué (page 85) en 1815 au roi Guillaume en
compensation de quatre petites principautés cédées à la Prusse par la Maison de Nassau. Cette
fiction juridique avait justifié l’érection du Luxembourg en grand-duché
relevant de la
Confédération germanique mais rien n’avait changé à son
administration ; le roi des Pays-Bas avait gouverné le Luxembourg au même titre
que toute autre province du royaume. La formule avait eu pour but de permettre
l’occupation de la forteresse de Luxembourg par des troupes fédérales ; pour le
reste, elle n’avait aucune signification. La Révolution avait
triomphé dans tout le Luxembourg comme ailleurs, sauf dans les murs mêmes de la
capitale où des troupes allemandes tenaient garnison. La Conférence de Londres
entendait refuser aux Luxembourgeois ce droit de disposer d’eux-mêmes qu’elle
se disait prête à reconnaître à leurs autres compatriotes belges. Mais cette
difficulté n’était pas la seule qui s’annonçait. Les Belges revendiquaient pour
des motifs de convenance que révèle la seule lecture d’une carte du Bas-Escaut,
la Flandre Zélandaise
; ils n’occupaient pas ce territoire dont la possession importait grandement .à
la liberté de navigation sur le fleuve et à l’écoulement des eaux des polders
du pays flamand. Les Belges exigeaient aussi la conservation de tout le
Limbourg qu’ils tenaient fermement en entier sauf la place de Maestricht.
La discussion qui s’ouvrait de la sorte forme le drame de cette révolution
de 1831 dont le Congrès fut le centre vivant. La Belgique victorieuse du roi
de Hollande est ivre du triomphe de ses jeunes forces ; elle ressent
puissamment les liens qui unissent toutes ses provinces ; elle a forgé sa
personnalité sur l’enclume de toutes les douleurs qu’elle a endurées depuis
quarante ans. Elle se sait une vieille nation. Elle respire à pleins poumons
l’air d’un siècle épris de liberté. Elle s’indigne de rencontrer des obstacles
; elle rejette toute décision sur ses affaires prise sans elle et contre elle.
Mais la Belgique,
qu’elle le veuille ou non, est un (page
86) centre vital de l’Occident, et ce qui s’y passe intéresse par la force
des choses les maîtres de l’heure. La Révolution, en détruisant le royaume des Pays-Bas
érigé par les vainqueurs de Napoléon comme un rempart contre l’impérialisme
toujours redouté de la France
et hérissé par leurs soins de fortifications, avait porté un coup de hache dans
l’œuvre complexe des traités de Vienne. La France, assagie dans son gouvernement mais encore
en proie à la fièvre consécutive à ses défaites, ne pouvait qu’applaudir ; mais
les autres puissances étaient mécontentes ou franchement hostiles.
L’Angleterre, fort occupée de réformes intérieures et militairement inapte à
une intervention sur le continent avait admis assez facilement le principe de
l’indépendance de la Belgique
pourvu qu’elle fût réelle. Mais la
Prusse, l’Autriche et la Russie n’en voulaient pas. Elles s’y résignaient
pour conserver la paix si chèrement acquise, mais elles espéraient encore qu’un
événement quelconque annulerait le consentement qu’elles avaient dû donner à la
suite de l’accord intervenu entre l’Angleterre et la France. La position de
celle-ci était singulière. Si la rupture du royaume des Pays-Bas représentait
pour elle une victoire, la reconnaissance de l’indépendance de la Belgique n’en constituait
pas moins le renoncement à un des objectifs traditionnels de sa politique.
Louis-Philippe comprenait que ce renoncement était la condition sine qua
non de l’entente avec l’Angleterre à laquelle il tenait avant tout
par amour de la paix ; mais l’opinion publique était moins sage. De là, dans la
politique française à l’égard de la
Belgique nouvelle, de subits retours en arrière et des
cheminements secrets qui en troublèrent à plusieurs reprises l’harmonie.
Talleyrand, ambassadeur à Londres du roi des Barricades, caressa sans cesse,
dans le secret l’idée d’un simple et honnête partage.
4. L’attitude initiale des puissances quant au choix du
chef de l’Etat
Les Puissances, dans la pensée de toucher le moins possible au statu
quo, s’étaient d’abord ralliées, après le divorce hollando-belge, à l’idée
de placer sur le trône du nouveau royaume le prince d’Orange qu’elles (page 87) savaient avoir des partisans
dans le pays. La France
n’accepta cette solution que du bout des lèvres parce que pas assez radicale ;
mais il vint un moment où elle s’y rallia dans la seule pensée de créer le
gâchis en Belgique. L’Angleterre, mal informée de l’état véritable de l’opinion
et en retard, comme toujours, d’une idée, crut de bonne foi jusqu’en mars 1831,
à la possibilité de faire accepter cette combinaison par le pays. Les
Puissances conservatrices ne voulaient entendre parler d’aucune autre.
Pour faire face à une situation aussi délicate, il aurait fallu à Bruxelles
un gouvernement fort, capable d’inspirer confiance à ceux qui avaient un
penchant pour la liberté, il aurait fallu tenir à chacun le langage qu’il était
à même de comprendre ou tout au moins de supporter ; il aurait fallu négocier
en secret, opposer les intrigues des uns à celles des autres, jouer sans cesse
au plus fin dans la coulisse. Au lieu de cela, on n’avait pas même un ministère
; on avait une assemblée souveraine à deux cents têtes, infatuée de son
omnipotence, mais sensible aux clameurs de la rue et aux vitupérations d’une
presse libérée de tout frein ; on avait des dirigeants novices qui
connaissaient peut-être, grâce à Montesquieu, la constitution de l’Angleterre,
mais qui ignoraient tout de sa politique. Le Congrès indisposa tout le monde en
votant la brutale exclusion des Nassau au lieu de réaliser tout simplement
celle-ci par l’élection rapide d’un prince agréable à certaines Puissances. On
sait aujourd’hui par les révélations des archives que la candidature du prince
de Saxe-Cobourg, qui ne fut posée que tardivement, aurait eu les plus grandes
chances de réussir dès le mois de décembre 1830 si les Belges avaient fait
preuve de plus de dextérité. Mais le Gouvernement Provisoire, le Comité
Diplomatique et le Congrès ne comprirent pas les motifs profonds de
l’attachement de l’Angleterre à la formule orangiste ; ils ne virent pas
qu’elle redoutait avant tout de voir le Royaume de Belgique devenir un simple
satellite de la France,
« une petite Navarre », comme on disait volontiers à Paris. (page 88) Alexandre Gendebien, «
l’éloquence faite homme, la poésie faite action, l’imprudence faite système» (Pierre
Nothomb, la révolution de 1831, p. 124) contribua beaucoup à cette
erreur fatale. Tant qu’il domina le Congrès par le prestige des services qu’il avait rendus à la Révolution, la tâche
des constructeurs du royaume s’avéra impossible.
5. Les bases de séparation du 20 janvier 1831
Les perspectives défavorables ouvertes par les premiers protocoles furent
confirmées le 20 janvier par un acte solennel fixant les Bases de Séparation entre la Belgique et la Hollande. Les
Puissances déclaraient que la
Belgique constituerait un Etat perpétuellement neutre et
qu’elle serait formée des territoires du royaume des Pays-Bas n’ayant pas
appartenu aux Provinces-Unies en 1790, sauf le Grand-Duché de Luxembourg. Les
revendications de la Belgique
sur la Flandre
Zélandaise étaient dédaigneusement repoussées ; le Limbourg
était partiellement et le Luxembourg entièrement sacrifiés. On ne voulait donc
pas d’une Belgique forte ; on ne l’admettait que mutilée dans le concert des
nations, ouverte à tout venant, privée de ses positions sur la Moselle, le Bas-Escaut et la Basse-Meuse. Le
principe même de sa révolution recevait un cruel démenti par le refus de
reconnaître les droits des populations du Limbourg et du Luxembourg.
Le Congrès, en proie à la plus vive émotion, repoussa cet arrêt par une
protestation éloquente qui fut votée le 1er février. L’opinion publique,
déchaînée, réclamait la rupture de l’armistice et la guerre. Le Gouvernement
Provisoire et le Comité Diplomatique ne surent pas trouver le moyen de
continuer utilement les négociations ; ils négligèrent systématiquement
l’Angleterre ; ils crurent habile de faire savoir à la Conférence que ses
décisions pourraient les obliger à demander eux-mêmes la réunion à la France. Ce chantage
enfantin ne pouvait avoir d’autre effet que d’inspirer à Londres les doutes les
plus sérieux sur la volonté des Belges de constituer un Etat vraiment (page
89) indépendant et de pousser les Puissances à ne pas affaiblir la Hollande qui demeurait,
en arrière, comme une sorte de seconde ligne de résistance contre les
entreprises françaises.
6. Le choix impossible entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours
Les suspicions entretenues contre les Belges furent renforcées, au même moment
par les fausses manœuvres auxquelles ils se livrèrent dans leurs recherches
pour trouver un roi. Le Congrès, dans sa grande majorité, avait compris la
nécessité de faire choix d’un prince étranger appartenant déjà à cette
internationale des Cours qui exerçait en Europe un magistère pacifique, et apte
par conséquent à procurer à son pays d’adoption les relations et les appuis qui
lui manquaient. A la fin de novembre 1830, certains membres du Gouvernement
Provisoire avaient jeté les yeux sur le prince Léopold de Saxe-Cobourg, qui
venait de refuser, pour des motifs qui l’honoraient, le trône de Grèce. Mais
l’affaire ne fut pas menée avec la vigueur et l’adresse requises. La France, un instant
favorable, devint hostile à la candidature d’un favori de l’Angleterre. L’idée,
lancée un jour au Congrès par P. Devaux, ne trouva aucun écho. Sur ces
entrefaites, après que l’on eut agité dans certains milieux sans influence, les
candidatures de l’archiduc Charles, ancien Gouverneur Général des Pays-Bas et
du prince de Naples, les Patriotes se divisèrent brusquement en partisans du
duc de Nemours, second fils de Louis-Philippe, âgé de seize ans, et du duc de Leuchtenberg, âgé de vingt ans, fils du prince Eugène de
Beauharnais et d’une princesse bavaroise. Le premier était appuyé par le
Gouvernement Provisoire et par tout ce que le Congrès comptait de partisans et
d’amis de la France Le
second était soutenu par Joseph Lebeau et par ceux qui redoutaient que
l’accession au trône d’un fils du roi des Français n’eut l’apparence d’une
annexion déguisée.
Ces deux candidatures étaient également malheureuses et elles jetèrent le
pays dans une situation quasi inextricable. L’un et l’autre prince étaient trop
jeunes pour remplir la charge vacante de chef de (page 90) l’Etat. Le Congrès ne se laissa pas arrêter par cet
argument parce qu’il ne sentait pas la nécessité d’une monarchie agissante et
active. Au contraire, il n’était pas loin de voir des avantages à ce que le
premier roi des Belges dût achever en quelque sorte son éducation en Belgique,
dans le milieu issu de la
Révolution. Au surplus, il ne voyait guère dans la Couronne qu’un symbole. A
ce point de vue, le duc de Nemours, quoique mineur, parlait à l’imagination de
la plupart comme appartenant à la dynastie d’Orléans, que la Révolution de Juillet
avait porté sur le pavois. Le chapeau rond et le parapluie de son père
exerçaient sur la bourgeoisie de chez nous une singulière attirance. Mais il y
avait des objections plus graves encore qui dépassaient la question des
personnes. Le duc de Nemours, c’était fatalement aux yeux de l’Europe méfiante,
l’influence de la Cour
des Tuileries installée à Bruxelles ; par contre, le duc de Leuchtenberg,
c’était pour la monarchie de Juillet dont la Belgique avait besoin, un
rival de tendances bonapartistes installé à proximité de la frontière. Comme
l’a dit plus tard Jean-Baptiste Nothomb dans son magistral Essai sur la Révolution belge, œuvre
d’apologétique mais aussi de doctrine, la candidature Nemours avait un
caractère antieuropéen, tandis que la candidature Leuchtenberg
avait un caractère antifrançais sans être européen Toutes deux avaient été le
fruit de machinations tortueuses poursuivies à Paris et dont leurs partisans
belges furent les dupes. Ils croyaient acheter par un prince français ou un
prince de souche française l’appui diplomatique de la grande nation voisine.
Les uns voyaient dans Nemours une garantie contre toute tentative d’annexion, «
une barrière de délicatesse », affirmait au Congrès Jean-Baptiste Nothomb, qui
se trompait avec ses collègues du Comité Diplomatique ; les autres voyaient
précisément dans le même prince un moyen d’y parvenir sans violer le décret
proclamant d’indépendance. L’enthousiasme de certains pour Leuchtenberg,
auquel le destin réservait de mourir jeune à Lisbonne après (page 91) son mariage avec la reine de
Portugal, ne s’explique que par des réactions contre les dangers évidents de la
candidature Nemours et par l’éblouissant souvenir qu’avait laissé derrière elle
l’épopée impériale.
Le Congrès prit feu quand il sut que les Puissances prononçaient
l’exclusive contre les deux favoris. De nouvelles intrigues pour le prince
d’Orange, menées à Londres, à Paris et dans le pays même, stimulèrent sa
patriotique et fière intransigeance. Le 19 janvier, Joseph Lebeau prend les
devants et propose l’élection de Leuchtenberg dont au
surplus, l’acceptation reste douteuse ; le 25, un grand nombre de députés
influents déposent une motion en faveur de Nemours. La fièvre s’empare de
l’opinion. Leuchtenberg, malgré les influences
officielles, semble gagner du terrain. C’est alors que la France, toujours décidée,
comme l’exigeait le maintien de l’entente anglaise, à refuser à la Belgique le fils de son
roi, fit donner à Bruxelles des assurances officieuses du contraire. Le Comité
Diplomatique et le Gouvernement Provisoire mordirent en plein à l’hameçon. La
discussion se prolongea pendant six jours, du 29 janvier au 3 février. On
entendit plus de soixante orateurs, bien que plusieurs discours. aient été,
selon les journaux du temps, « sacrifiés à l’impatience de la Nation ». Alexandre
Gendebien, Blargnies, Le Hon, Forgeur, le véhément
Robaulx, Van de Weyer, Jean-Baptiste Nothomb lui-même, défendirent Nemours avec
tous les arguments que pouvaient suggérer le souci de l’amitié française et
l’admiration pour la monarchie de Juillet. Lebeau, Jottrand,
Devaux, Gerlache parlèrent en faveur de Leuchtenberg,
avec la conviction de lutter encore une fois pour l’indépendance du pays. Van Meenen avait raison de dire au Congrès avant le scrutin : «
Le fruit que nous récoltons aujourd’hui d’une diplomatie à la fois humble et
présomptueuse, téméraire et timide, c’est que par un fatal concours de
circonstances, à force de présentations et d’exclusives, surtout de la part du
cabinet français auquel nous nous sommes trop imprudemment liés, nous en sommes
réduits a opter (page 94) entre deux candidats devenus
en quelque sorte inévitables ». M. Bresson, l’agent français à Bruxelles, se
multiplia pour enlever aux partisans de Nemours la crainte d’un refus. Le
gouvernement français poussa la ruse jusqu’à retarder son adhésion à un
Protocole qui, au dernier moment, était encore venu irriter le Congrès. On se
plut à croire qu’il allait dissocier sa politique de celle des autres
Puissances. Mais en réalité, ce duel qui remua si profondément l’opinion belge,
n’avait plus d’objet au moment où il se déroula ; on ne se battait au Congrès
que pour des ombres. L’assemblée vivait en pleine illusion.
Le 3 février, le duc de Nemours fut élu à la majorité minimum de 89 voix
contre 67 au duc de Leuchtenberg et 37 à l’archiduc
Charles. La minorité eut le patriotisme de se rallier immédiatement à la
majorité et le cri de « Vive le Roi » retentit pour la première fois à
Bruxelles depuis les journées de Septembre. Mais l’inquiétude était dans tous
les cœurs. Que dirait la France
? Que dirait l’Europe ? Le Congrès décida d’envoyer à Paris une députation
conduite par son président et composée de membres choisis dans tous les groupes
afin de notifier au prince son élection et de recevoir son consentement et
celui de Louis-Philippe. On sait que ce consentement fut refusé avec de bonnes
paroles et tous les égards possibles.
Cette affaire, mal engagée depuis le début eut sur la situation intérieure
de la Belgique
les conséquences les plus fâcheuses. Nous en reparlerons au chapitre suivant
Mais l’élection du duc de Nemours et le refus qui la suivit débarrassèrent
l’atmosphère de certains éléments dangereux : on ne put plus douter à Londres
de la sincérité de Louis-Philippe quand il proclamait son désintéressement ;
par contre, à Bruxelles, on fut définitivement guéri d’une confiance qui allait
jusqu’à la naïveté. La dynastie d’Orléans, d’autre part, apparut en quelque
sorte comme débitrice de la nation belge qui lui avait fait de telles avances
et de fait celle-ci trouva désormais aux Tuileries un appui plus (page 93) ferme et plus décidé.
L’entente de la France
et de l’Angleterre fut consolidée ; c’était un facteur dont une politique
nouvelle, plus habile et mieux conçue, allait bientôt tirer parti.
Chapitre suivant