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« Le Congrès national. L’œuvre et les hommes », par Louis de Lichtervelde, Bruxelles, 1945

 

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CHAPITRE IV. LA CONSTITUTION

 

1. Les travaux préparatoires

 

(page 51) La première tâche assignée au Congrès était la discussion et le vote d'une constitution. Commencée le 25 novembre 1830, elle fut achevée en un peu plus de deux mois, soit le 7 février 1831, ce qui est, recon­naissons-le aujourd'hui, un record de vitesse pour une œuvre législative aussi considérable et qui a duré.

Le Congrès fut saisi de deux projets complets : celui de la commission instituée par le Gouvernement Pro­visoire et celui de MM. Forgeur, Barbanson, Fleussu et Liedts.

Le projet de la commission qui était surtout l'œuvre de deux jeunes, Nothomb et Devaux, servit de base aux travaux de l'assemblée. Sans doute, la disposi­tion en fut-elle modifiée, mais sauf en ce qui concerne le Sénat, la structure et même presque toute la rédac­tion primitive furent maintenues. Le projet Forgeur était calqué sur le premier, mais il ne prévoyait qu'une Chambre unique et il affaiblissait sensible­ment le pouvoir royal en ne lui accordant qu'un veto suspensif, ainsi qu'une autorité moindre sur les pouvoirs subordonnés et sur les officiers du ministère public. Il ne prévalut point.

Le Congrès organisa les travaux préparatoires de la manière suivante. Il s'était divisé en dix sections de vingt membres, désignés par tirage au sort. Chaque section examina le projet de constitution, titre par titre, et nomma deux de ses membres pour former une (page 52) section centrale. Celle-ci, après examen des discus­sions des sections, proposait le texte à soumettre à l'assemblée et désignait un rapporteur qui rendait compte par écrit de ces premiers débats et apportait aux propositions faites toutes les justifications néces­saires. A plusieurs reprises, il y eut même, avant la discussion en séance publique, une discussion préa­lable, d'un caractère officieux, en comité général. Ce système, fort propice à l'avancement des travaux, imposait aux membres du Congrès un labeur consi­dérable. Les sections siégeaient de dix heures du matin à trois heures de relevée ; les sections centrales sié­geaient le soir de sept à neuf. Les séances publiques du Congrès commençaient le plus souvent vers midi pour finir vers cinq heures, heure du dîner que l'on allait prendre en ville. On continuait souvent à table le travail politique commencé. Les séances se prolongèrent bien des fois le soir et même la nuit. « Je puis vous certifier, écrivait un député de Tournai, F. du Bus, le 9, décembre, que ceux qui restent ici à la besogne ont leurs journées bien remplies et que s'ils perdent du temps, ce n'est pas à s'amuser... le Congrès composé pour la presque totalité de personnes étran­gères à la marche d'une assemblée délibérante, a à s'occuper d'objets d'une gravité qui fait réfléchir les esprits les plus légers et le reproche qu'il doit surtout éviter est celui d'une précipitation dont les suites compromettraient tout l'avenir de la patrie. On tra­vaille donc, on examine les projets divers de notre future constitution, on calcule avec une scrupuleuse bonne foi les avantages et les inconvénients de sys­tèmes diversement modifiés que l'on nous a présentés et que l'on enfante encore tous les jours. Le résultat est une grande divergence d'opinions, ce qui constitue un obstacle extrêmement grave que nous espérons voir lever au premier jour. » (Note de bas de page : Vicomte DU Bus DE WARNAFFE, Physionomie du Con­grès National, p. 54.)

Les rapporteurs de la Constitution furent Raikem (page 53) qui traita successivement de l'organisation des divers pouvoirs, Charles de Brouckère qui rendit compte de l'importante discussion sur les droits des citoyens, Devaux qui fit le rapport sur le Sénat, le chevalier de Theux et Fleussu qui rédigèrent les rapports sur la liberté des cultes et la liberté d'association. La der­nière révision du texte fut confiée à Joseph Lebeau. Les rapports sont des documents objectifs et concis, rédigés sur l'heure, qui mettent en lumière les diffé­rentes opinions formulées et donnent un commentaire judicieux des textes présentés.

La grande part prise par Raikem dans les tra­vaux préparatoires de la Constitution le place au pre­mier rang des auteurs de celle-ci. Ce magistrat liégeois était, à moins de quarante-cinq ans, un puissant juris­consulte, ayant une connaissance approfondie de notre ancien Droit Coutumier et une connaissance non moins parfaite du Droit Public français contempo­rain. Laborieux, érudit, c'était aussi un esprit avisé et conciliant. Il était l'âme de la section centrale. Sa science juridique reconnue de tous, son talent de dé­bater, la clarté lumineuse de ses vues, la modestie pleine de tact avec laquelle il les exprimait, lui valu­rent une autorité croissante sur ses collègues. Bien que surchargé de travaux, il était toujours prêt à venir en aide à ceux qui recouraient à ses lumières et, discrète­ment, il préparait pour d'autres des discours aussi bien écrits que les siens. Ami intime de Gerlache et de de Theux, Raikem se tenait en contact étroit avec les éléments les plus actifs du Congrès. Il était de ceux auxquels on recourait le plus pour faire préva­loir des solutions transactionnelles. Il exerçait sur les catholiques du Congrès une influence considérable. C'était, dans la vie privée, un chrétien d'une piété exacte et profonde, chose assez rare à cette époque parmi les hommes de sa formation. Il assistait chaque jour à la messe. Sa, tournure d'esprit, légèrement janséniste, ne nuisait pas à l'ardeur communicative qu'il mettait dans l'accomplissement de ce qu'il consi­dérait comme son devoir dans la vie publique.

 

2. La question du sénat

 

(page 54) Avant d'aborder le détail de la Constitution, le Con­grès voulut trancher une question dont dépendait toute l'architecture de celle-ci : y aurait-t-il une ou deux chambres ? La discussion commença le 4 décem­bre en comité secret, pour déblayer le terrain. Les partisans d'une chambre unique étaient à ce moment peu nombreux, guère plus de vingt-cinq. Mais puis­qu'on voulait un Sénat, il s'agissait de savoir comment il serait composé. Nomination par le roi, en nombre limité ou non, élection par les conseils provinciaux ou élection directe, tels furent les principaux systèmes dont on fit valoir tour à tour les avantages et les inconvénients. La section centrale, après ce premier échange de vues, se prononça en faveur de la nomina­tion à vie des sénateurs par le roi sans présentation et sans limitation de nombre. On écarta, d'un accord quasi unanime, la pairie héréditaire que, chose étrange, la Commission du Gouvernement Provisoire avait présentée comme l'une des solutions possibles.

La discussion publique dura du 13 au 18 décembre. Il y eut cinquante-deux discours, des incidents et même du tumulte. Le Congrès eut quelque peine à trouver sa voie au milieu de la multiplicité des amendements et des suggestions. Beaucoup de députés étaient hési­tants. A première vue, l'idée d'un Sénat était inévita­blement associée à celle de la Chambre des Pairs française et même à celle de la Chambre des Lords tandis qu'une chambre unique évoquait l'Assemblée Législative et la Convention. On oscillait entre des craintes contradictoires sans trouver de fil conducteur dans nos traditions nationales. Les difficultés rencon­trées dans l'élaboration d'une formule pratique d'orga­nisation d'un Sénat portèrent, lors du vote en séance publique, à soixante-deux contre cent vingt-huit le nombre des partisans d'une chambre unique. Parmi ceux-ci se trouvaient des hommes de la valeur de Leclercq, Defacqz, de Celles et de l'impétueux Charles de Brouckère. L'existence même du Congrès, la sagesse indiscutable dont il donnait la preuve leur fournissaient un argument vivant. Mais la majorité, (page 55) guidée par Devaux, Lebeau, Raikem, Gerlache et Rogier fut d'avis que le système monarchique impli­quait l'existence de deux chambres. Elle se laissa gouverner par des considérations différentes, de valeur fort inégales. On craignait de laisser la Cou­ronne sans appui en face d'une chambre populaire ; on craignait aussi une collusion entre la Couronne et la chambre populaire, bref une entreprise de césa­risme pour étrangler les libertés publiques. On vou­lait d'autre part éviter un usage trop fréquent du veto royal. On redoutait surtout les entraînements et les caprices d'une chambre unique dont l'expérience encore toute récente de la France révolutionnaire mon­trait tous les dangers. Lebeau citait l'exemple de Mira­beau faisant changer l'assemblée d'opinion plusieurs fois dans le cours de la même journée. L'argument était solide, et bien que l'on objectât avec modestie que l'apparition d'un Mirabeau belge était peu à craindre, il porta. Mais la majorité qui voulait deux chambres législatives demeura quelque temps incer­taine parce qu'elle ne parvenait pas à fixer son choix sur une modalité d'exécution.

La nomination des sénateurs par le roi, que ce fût à vie, à temps, librement ou sur présentation, avait ses partisans. Elle fut préconisée par la section centrale et défendue avec talent par Devaux et Lebeau. Elle aurait pu réussir si l'on avait marqué avec plus de force que ce système faisait du Sénat moins une chambre législative proprement dite qu'une sorte de grand conseil, apte à émettre des avis, mais morale­ment incapable, dans un gouvernement représentatif, de tenir longtemps les autres pouvoirs en échec. Don­ner à un Sénat ainsi composé les mêmes prérogatives qu'à la Chambre élue, c'était se heurter à des objec­tions insurmontables. Au sein du Congrès, les uns re­doutaient, dans leur méfiance invincible envers la royauté, que celle-ci ne veuille constituer un sénat aristocratique à sa dévotion ; les autres n'acceptaient pas que l'indépendance du Sénat puisse être atteinte par des nominations massives ou « fournées, seul (page 56) moyen cependant, dans les cas graves, de maintenir l'harmonie entre les deux chambres. Faute de cette soupape de sûreté, le Sénat aurait pu devenir le véri­table pouvoir permanent dans l'Etat alors que ce rôle, comme l'observait Nothomb, était réservé à la Monar­chie qui, seule, doit posséder ce caractère. Le mauvais souvenir laissé par la première chambre des Etats Généraux que l'on comparait irrévérencieusement à une maison des invalides, renforçait toutes ces préven­tions. Aussi le système de la section centrale fut-il repoussé par 97 voix contre 76.

Deux autres systèmes restaient en présence : l'élec­tion par les conseils provinciaux ou l'élection directe par un corps électoral restreint. On ne voulut pas du premier, de crainte d'introduire la politique dans les assemblées provinciales que l'on avait l'illusion de maintenir dans une sphère purement administrative. « Vous aurez des sénateurs, disait Lebeau, mais point de routes, de canaux ni d'écoles. » On craignait aussi d'ouvrir la moindre fissure à ce vieux fédéralisme de 1789 dont le pays avait si cruellement pâti. D'autre part, un sénat issu d'un corps électoral plus restreint que la première chambre risquait de s'ériger en adver­saire de celle-ci et de provoquer des conflits dont la solution pacifique deviendrait impossible. Aussi par 136 voix contre 40 le Congrès finit, en désespoir de cause, par confier l'élection des sénateurs aux mêmes électeurs que l'autre chambre, en exigeant simplement des conditions d'éligibilité spéciales qui furent fixées comme suit : quarante ans d'âge et le paiement d'un cens de mille florins de contributions directes ou même d'un peu moins en cas d'insuffisance de nombre des éligibles. Le Sénat fut donc une assemblée de riches propriétaires où la noblesse, d'abord en forte majorité, garda jusqu'à la révision de 1893 la prépondérance. Avec la fiscalité modérée de cette époque, le nombre des éligibles au Sénat n'atteignit pas 700 pour tout le pays.

On est surpris de voir que le Congrès n'ouvrit pas le Sénat aux titulaires des hautes charges publiques ni aux universitaires. Mais il avait tendance à considérer comme un privilège l'octroi de faveurs aux por­teurs de certains diplômes ; il se méfiait de toute pré­rogative attribuée aux membres de certains corps publics. Par contre, le cens électoral lui apparaissait avant tout comme une garantie d'indépendance. L'homme qui a des biens au soleil, en effet, ne dépend de personne et opine librement. Dans l'esprit des hommes de 1830, le cens ne devait jamais conditionner l'exercice de droits civils parce que là, il s'agissait des droits de la personne humaine ; mais quand il s'agis­sait de droits politiques, on raisonnait autrement. On voyait à juste titre dans ceux-ci une intervention dans la chose d'autrui : le bien public. Dès lors on trouvait légitime d'exiger de la part des électeurs et des élus des conditions de fortune qui supposaient la liberté de décision et une certaine habitude de gérer des inté­rêts patrimoniaux. Quoi qu'il en soit, on est aujourd'hui d'accord pour reconnaître que le Congrès n'est pas parvenu à constituer le Sénat suivant une formule heu­reuse ou originale. C'est la partie la moins réussie de son œuvre. Le Sénat qui est sorti de ses mains n'a eu qu'une influence secondaire sur la marche du gouver­nement et n'a pas suffisamment remédié aux insuffisances de l'autre chambre.

 

3. L’originalité de la constitution belge

 

La Constitution devait, avant tout, définir et garantir les libertés que les Belges avaient conquises et que le Gouvernement Provisoire avait proclamées par les premiers décrets dans un langage parfois emphatique et empreint de quelque exagération : liberté des opinions, liberté des cultes, liberté de la presse, liberté d'associa­tion, liberté de réunion, inviolabilité du domicile. Tout cet ensemble découlait des principes consacrés par l'union des oppositions et répondait à l'unanimité du sentiment public. On était ivre de liberté dans ce pays qui avait subi pendant vingt ans, au début du siècle, la domination de ses prétendus libérateurs. On voulait les libertés anciennes que l'on avait perdues, on vou­lait aussi les libertés nouvelles que la Révolution Fran­çaise avait proclamées sans les mettre en pratique. Il fallait la liberté pleine et entière, sans mesures (page 58) préventives, sans restrictions précautionneuses, mais don­née au contraire avec une fidélité généreuse au principe qui soulevait tous les cœurs. Le Congrès est ici une assemblée d'avant-garde : rien de semblable n'existe en Europe. L'Angleterre n'ira jamais aussi loin dans l'émancipation des catholiques ; la France n'admettra la liberté d'enseignement qu'après la révo­lution de 1848, mais elle n'admettra jamais intégrale­ment la liberté d'association. La Constitution belge sera imitée en Hollande, en Italie, dans les pays scan­dinaves. Nulle part cependant on ne fera, en une fois, ce que les hommes de 1830 ont osé chez nous. La Belgique avait toujours été dite « terre de liberté» en ce sens que nul ne pouvait y demeurer esclave ; c'est aux Etats-Unis et en Belgique, semble-t-il, que le libéralisme des philosophes du XVIIIe siècle a produit le plus vite ses réalisations les plus complètes et les plus loyales. Dans un pays où l'homme a toujours été plus citoyen que sujet, le goût de la liberté et, ce qui est plus rare, l'aptitude à la liberté, sont pour ainsi dire innés. Il n'a pas fallu grand-chose pour y rallier tous les esprits à la formule outrancière que le Congrès ne discute même pas : liberté en tout et pour tous. Le Belge n'avait pas oublié, sous le despotisme de l'Empire, la part qu'il prenait traditionnellement à la gestion des pouvoirs locaux ; il s'était réhabitué à la vie publique sous le régime imparfait de la Loi Fondamentale. Il était mûr pour les temps nouveaux.

 

4. Le ralliement de la hiérarchie catholique

 

Le libéralisme passionné du Congrès National, s'il répondait à des tendances profondes de l'esprit public, était cependant bien fait pour étonner les observa­teurs étrangers qui avaient suivi les débuts mouvementés du royaume des Pays-Bas. Les catholiques qui formaient la majorité du Congrès National s'étaient, quinze ans plus tôt, ralliés autour de leurs évêques quand ceux-ci avaient porté contre la constitution promulguée par le roi Guillaume le Jugement Doctri­nal qui condamnait l'égale protection accordée par le nouvel Etat à tous les cultes indistinctement ainsi que l'indifférence officielle de l'autorité publique en (page 59) matière religieuse. Les catholiques de 1815, à l'appel de Mgr de Broglie, évêque de Gand, avaient alors reven­diqué pour l'Eglise la position privilégiée qu'elle avait détenue de temps immémorial avant la Révolution Française ; à la chute de Napoléon ils avaient refusé de s'incliner devant les faits accomplis. Les libéraux, de leur côté, tout en ne cessant de revendiquer l'aboli­tion des anciennes contraintes, s'étaient montrés favo­rables aux mesures prises par le pouvoir contre les congrégations religieuses. A partir de 1827 tout change. L'opposition belge contre le roi de Hollande forme un front commun. Les uns et les autres s'aperçoivent qu'ils ne peuvent rien isolément mais que, unis, ils constituent une force irrésistible. Ils mettent donc leurs griefs sur la même ligne et se promettent un mutuel appui.

C'est ainsi qu'en 1830 les catholiques cessent de regarder en arrière. Ils sont unanimes maintenant à ne revendiquer pour eux-mêmes rien d'autre que la liberté. Le 13 décembre, le vieux prince de Méan, le dernier prince-évêque de Liége que la faveur du roi Guillaume a placé sur le siège métropolitain de Malines, adressa au Congrès une lettre remarquable pour exposer « leurs besoins et leurs droits ». La lettre avait été rédigée par le vicaire général Sterckx, le futur cardinal, et concertée entre lui et les princi­paux leaders catholiques de l'assemblée : Gerlache, Raikem, le baron de Secus, le chanoine van Crom­brugghe. L'archevêque constatait qu'il ne suffisait pas de proclamer la liberté de l'Eglise, mais qu'il fallait l'assurer effectivement. « Je n'entends, disait-il, de­mander aucun privilège : une parfaite liberté avec toutes ses conséquences tel est l'unique objet de nos vœux, tel est l'avantage qu'ils veulent partager avec tous leurs concitoyens.» Mgr de Méan, faisant allusion au projet de la Commission de Constitution qui lui paraissait insuffisant, demandait que l'exercice public du culte ne puisse jamais être empêché ou restreint ; il demandait sa libération de toute servitude concordataire, la liberté de l'enseignement et tout spéciale­ment des séminaires, la liberté d'association ainsi que (page 60) des facilités pour celles-ci d'acquérir ce qui était nécessaire à leur existence. Il rappelait enfin que la vente des biens ecclésiastiques n'avait été ratifiée en 1801 par le Saint-Siège qu'à la condition que l'Etat assurât un traitement convenable aux ministres du culte. Ce traitement devrait être garanti par la loi à titre de dette héritée du passé.

Cette prise de position d'une importance capitale était une preuve de sagesse et de dextérité politiques. L'Eglise de Belgique avait connu depuis quarante-cinq ans des jours bien difficiles. Tour à tour, le Joséphisme autrichien, la persécution de la Convention et du Directoire, la protection hautaine du Consulat et de l'Empire avec les sujétions tracassières et humiliantes des articles organiques du Concordat, l'hostilité du gouvernement protestant du roi Guillaume, l'ont fait souffrir dans le recrutement et la formation de ses prêtres, dans l'exercice de son magistère spirituel et dans les manifestations journalières du culte. Après tant d'épreuves et de vexations, après tant de con­damnations, après tant de persécutions sèches ou sanglantes, les fidèles comme leurs chefs ressentaient un immense besoin d'affranchissement. Puisque les circonstances leur donnaient, enfin, une action puis­sante sur le pouvoir, ils voulaient que désormais, dans le nouvel Etat, la vie chrétienne et l'apostolat puissent s'épanouir sans entraves mieux que partout ailleurs. Donc, liberté de l'Eglise dans les temples, à l'école, dans la rue ; plus de subordination concor­dataire négociée sous la menace, plus de « placet ». Ce statut bienfaisant, si propice à la restauration de la foi et au rétablissement intégral de la vie catholique encore très ébranlée par les dévastations de la Révolu­tion qui avaient ruiné l'œuvre de tant de siècles, l'Eglise ne le possédait encore nulle part en Europe si ce n'est à Rome où elle exerçait elle-même l'autorité tempo­relle. Partout ailleurs, même là où le catholicisme était demeuré religion d'Etat, l'Eglise subissait soit la pro­tection d'un pouvoir soupçonneux, singulièrement dé­daigneux de ses véritables besoins spirituels, soit la (page 61) persécution ouverte ou sournoise d'un gouvernement imbu de préjugés protestants, soit encore la simple tolérance d'une autorité toujours prête à en revenir aux mesures de rigueur. Les catholiques rêvaient d'autre chose pour l'Eglise. La liberté pleine et entière qu'ils désiraient pour elle, ils étaient prêts à la payer de fortes concessions, tant ils avaient appris, sous les régimes précédents, à en estimer la valeur. Leur chan­gement radical d'attitude devant le problème des liber­tés modernes vient de là. Le courant du siècle les pousse en avant et on voit très bien qu'au Congrès un certain nombre d'entre eux, même parmi les prêtres, commettent l'erreur de voir dans la liberté « en tout et pour tous » un idéal philosophique autant qu'une méthode. Mais il ne faut pas perdre de vue que l'Union des oppositions n'était pas une école philoso­phique. C'était un groupement de forces politiques avides de réalisations immédiates. Les évêques belges et les chefs catholiques connaissaient parfaite­ment la doctrine immuable de l'Eglise sur les droits imprescriptibles de la vérité. Les luttes de 1817 au sujet de la licéité du serment à la Loi Fondamentale avaient mis en vive lumière la distinction entre l'into­lérance dogmatique qui est de rigueur et la tolérance civile qui est permise, entre la thèse et l'hypothèse comme on dit depuis le Syllabus. Le prince de Méan lui-même en avait fait une application judicieuse.

 

5. L’influence de Lamennais

 

Au moment où en Belgique les catholiques s'al­liaient avec les libéraux, héritiers des philosophes du XVIIIe siècle, pour former l'opposition nationale, un mouvement intellectuel prenait naissance dans l'Eglise de France et ne tardait pas à exercer au dehors une vaste et profonde influence. En 1828, l'abbé de Lamennais publiait son célèbre ouvrage : Les progrès de la Révolution. Il proclamait hautement que la religion du Christ, qui est de tous les temps et de tous les pays, devait se dégager de l'emprise du passé, rompre toute attache avec l'ancien régime, faire con­fiance à la démocratie montante. Dans un magnifique langage, Lamennais faisait le procès des gouvernements (page 62) qui se servaient de la religion comme d'un instrument de domination et il se déclarait champion de Dieu et de la Liberté. Depuis la publication de son Essai sur l'Indifférence, Lamennais était l'écrivain catholique le plus en vue ; son génie littéraire, sa compréhension des passions de son temps, son étroite parenté intellectuelle avec tous les romantiques, avaient donné à ses livres un retentissement exceptionnel. Ses thèses justifiaient trop bien l'attitude déjà prise par les catholiques belges pour que ceux-ci ne fussent pas ravis de trouver chez lui l'écho de leurs propres pensées. Leur tactique ga­gnait l'appui d'un grand écrivain et puisait dans son système un relief nouveau.

Les catholiques belges que les préoccupations philosophiques inquiétaient peu, s'approprièrent insensiblement les formules et le lan­gage de celui qu'on saluait comme le docteur du XIXe siècle, et dans leur lutte contre le pouvoir, dans leurs manœuvres pour consolider l'alliance qu'ils avaient contractée avec les libéraux, ils utilisèrent lar­gement les armes que leur offrait ce cœur généreux et tourmenté. La publication de son journal l'Avenir coïncida avec l'ouverture du Congrès. L'Avenir trouva tout de suite en Belgique des collaborateurs et des abonnés ; ses principaux articles furent réimprimés à Louvain dans un recueil spécial au tirage de 4.000 exemplaires. Le clergé des Flandres, particulièrement engagé dans la révolution belge, goûtait vivement cette littérature ardente ; dans les familles de la noblesse et de la bourgeoisie patriotes, la jeunesse en faisait sa nourriture intellectuelle. On en trouve particulière­ment l'écho dans les discours du vicomte Charles Vilain XIIII et de l'abbé Andries qui se levèrent un jour au Congrès pour défendre la liberté des prédica­tions Saint-Simonniennes à Bruxelles. Le soir, chez le marquis de Rodes, on lisait l'Avenir à voix haute pen­dant que ses filles tricotaient des châles aux couleurs brabançonnes et polonaises.

Beaucoup des catholiques du Congrès furent gagnés par l'optimisme de Lamen­nais qui croyait que la liberté assurerait infailliblement le triomphe de la vérité sur l'erreur ; mais tout en copiant bien (page 63) souvent son langage, tout en s'inspirant des mêmes tendances, ils se gardèrent, pour la plupart, d'aller aussi loin que lui. On constate, par sa correspondance, que le chanoine van Crombrugghe, par exemple, repoussa son influence. Les textes constitutionnels issus des délibérations du Congrès ne portent pas la marque des dangereuses exagérations de Lamennais. Ce sont toujours des textes positifs, élaborés par des juristes et non des déclarations philosophiques. Quand le Congrès vote l'article 25 de la Constitution portant que « tous les pouvoirs émanent de la Nation », le rapporteur observe qu'il s'agit des pouvoirs constitutionnels ; l'article veut dire simplement qu'il n'y a pas d'autorité légale au-dessus de la nation dont le Congrès est lui-même issu. Quand le Congrès proclame et garantit les grandes libertés, il proscrit les mesures préventives qui s'y rapporteraient, mais n'abandonne pas l'appareil répressif, bien qu'il en rende le maniement difficile. Dans la pensée de la majorité du Congrès, la « liberté en tout et pour tous » dont on parle si souvent n'est admise, en somme, que dans le domaine, fort large au surplus, que circonscrit une conception commune de l'honnêteté publique et du respect des bonnes mœurs. Le Congrès n'ignore pas la distinction entre la liberté et la licence, mais il hésite à l'exprimer car il est trop optimiste quant à la nature humaine chez les gouvernés et trop pessimiste quant à la nature humaine chez les gouvernants. Il multiplie les précautions contre ceux-ci et ne songe pas assez que la conception commune sur laquelle reposent l'Etat et la société elle-même ne pourra à la longue se passer d'une défense plus active. On saisit très bien que cette assemblée de nobles et de bourgeois possède, malgré sa minorité d'incroyants, un credo positif dont la substance n'est que l'héritage de la civilisation chrétienne des Pays-Bas Catholiques dont ils vivaient tous. C'est là une vérité supérieure que beaucoup n'osent affirmer et dont aucun certainement n'aurait l'audace de tirer les conséquences logiques qu'elle comporte. L'Etat libéral demeure (page 64) officiellement sans doctrine alors que ses tribunaux reconnaissent cependant et appliquent une certaine notion de l'ordre public. L'Etat libéral, cependant, est désarmé devant quiconque se refuse à pratiquer la règle du jeu. Le Congrès, par exemple, a tellement la religion du serment qu'il défend d'en imposer la prestation si ce n'est en vertu d'une loi ; mais il a oublié de prévoir que des gens pourraient venir qui se moqueraient ouvertement du serment. La Constitution, si raisonnable qu'elle puisse être dans ses dispositions, porte ainsi la marque des illusions de ceux qui l'ont conçue. Un Gerlache a été dégrisé plus tôt que d'autres, ses souvenirs en portent le témoignage ; c'est pourquoi, bien à tort, on l'a accusé de versatilité ou même de duplicité. Il s'est aperçu tout simplement des limites que le maintien même de la société imposait au libéralisme et c'est ce qui explique les pages un peu désenchantées qu'il a consacrées plus tard au Congrès où il avait cependant joué un si grand rôle.

 

6. Les divergences entre catholiques et libéraux , la liberté d’enseignement

 

La question des rapports entre l’Eglise et l’Etat

Le titre Il de la Constitution : « Des Belges et de leurs Droits» est l'œuvre la plus marquante et la plus originale du Congrès, celle où il a mis le plus de son âme. Le juriste qui voudrait analyser ces vingt articles sans tenir compte des sentiments qui ont dominé l'assemblée au moment de leur rédaction se trompe­rait sur leur portée véritable. La discussion fut presque entièrement achevée en décembre 1830 ; elle témoigne d'un puissant élan novateur et d'un grand esprit de concorde. Le Congrès s'efforça de formuler de la façon la plus claire et la plus nette sa volonté d'assurer aux Belges les libertés les plus larges que l'on pouvait raisonnablement concevoir. Le débat fut sérieux et approfondi. Il fut suivi avec une attention scrupuleuse. Au vote sur tel amendement, on vit un député s'abstenir parce que sa conviction n'était pas encore faite, un autre parce que retenu hors de la salle des séances il n'avait pas entendu le pour et le contre. Il y eut cependant sur deux points importants des divergences de vues graves qui mirent les partis en présence et risquèrent de rompre l'union sacrée.

(page 65) Le projet de la commission de Constitution portait un article 21 ainsi conçu : « L'exercice public d'aucun culte ne peut être empêché qu'en vertu d'une loi et seulement dans le cas où il trouble l'ordre et la tranquillité publique. » Cet article fut approuvé par la section centrale. Mais, au Congrès, les leaders catholiques, Gerlache, le baron de Secus et l'abbé van Crombrugghe montrèrent qu'en vertu des principes déjà adoptés cette disposition qui permettait de frapper un être moral ne pouvait convenir. Nul n'entendait mettre en péril la liberté des cultes : la pensée n'était pas claire et la rédaction était fautive. M. van Meenen proposa de dire : « La liberté des cultes et celle de manifester ses opinions en toute matière sont garanties sauf la répression des délits commis au moyen, à l'occasion ou sous prétexte de ces libertés. » L'amendement fut accueilli favorablement. La discussion suscita des précisions nouvelles si bien que le texte définitif devint : « La liberté des cultes, celle de leur exercice public ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toutes matières sont garanties, sauf la répression des délits commis à l'occasion de l'usage de ces libertés.» Defacqz proposa de garantir de même la liberté de ne participer aux actes d'aucun culte, ce qui fut accepté.

Mais si, jusque-là, tout alla sans heurts, il n'en fut plus de même lorsqu'on aborda l'article 12 du projet de la section centrale portant l'interdiction de « toute intervention de la loi ou des magistrats dans les affaires d'un culte ». Defacqz, savant juriste, qui, malgré sa jeunesse était animé de l'esprit des anciennes compagnies judiciaires dont il possédait d'ailleurs la belle culture classique et l'esprit raffiné, prononça de sa voix mélodieuse qui portait bien, un discours incisif qui marquait, pour la première fois, la volonté de reculer devant les conséquences d'une des libertés fondamentales reconnues de commun accord. « Il faut, dit Defacqz, que la puissance temporelle prime et absorbe en quelque sorte la puissance religieuse parce que la loi civile étant faite dans l'intérêt de tous, elle doit l'emporter sur ce qui n'est (page 66) que de l'intérêt de quelques-uns. » Il proposait donc la suppression du texte.

L'émotion fut vive. L'orateur avait soulevé la question du mariage civil et regretté que le Gouvernement Provisoire eût supprimé, au nom de la liberté des cultes, l'obligation de contracter les liens civils du mariage avant les liens religieux. C'était soulever une foule de questions délicates. Comment concevoir, vu les principes admis, que la loi réglementât l'admission de fidèles à un sacrement ? D'autre part, l'état civil laïcisé était une institution encore neuve, et il n'était pas difficile d'inquiéter ceux qui y tenaient comme à une précieuse conquête. Nothomb, au nom des libéraux modérés, se sépara de Defacqz. « Si l'article est rejeté, dit-il, l'Union aura été une tactique et non un principe, un piège et non un acte de bonne foi. » Il déclara que la loi civile devait être incompétente en matière religieuse et il affirma : « Il n'y a pas plus de rapport entre l'Etat et la religion qu'entre l'Etat et la géométrie ». Le jeune député oubliait que l'Etat enseigne la géométrie dans ses écoles et utilise des géomètres dans ses bu­reaux ! La discussion dévia presque entièrement sur la question de l'antériorité du mariage civil. Les prêtres du Congrès montrèrent que les évêques avaient spontanément maintenu la règle imposée depuis le Concordat, mais qu'ils devaient être laissés juges de certaines exceptions nécessaires pour le repos des consciences.

Finalement la suppression proposée par Defacqz fut rejetée le 23 décembre par 111 voix contre 59 au milieu d'une vive agitation. Mais, pour ne pas rompre l'union, une transaction devenait nécessaire. Les divers amendements furent renvoyés à la section centra1e qui fit rapport à la séance du 26 décembre. La question était en somme de savoir si la séparation de l'Eglise et de l'Etat qui était dans le vœu de tous aurait ou non le caractère d'une séparation amiable. Les négociations engagées aboutirent le 5 février au vote de l'article 16 de la Constitution qui est rédigé comme suit : «L'Etat n'a le droit d'intervenir ni dans la nomination ni dans l'installation des (page 67) ministres d'un culte quelconque ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs actes sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication. Le mariage civil devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s'il y a lieu.» L'exception légale prévue ne fut effectivement admise que beaucoup plus tard, en 1909.

L'article 16 de la Constitution donnait à l'Eglise de Belgique un régime de liberté comme elle n'en connaissait dans aucun autre pays catholique ; il interdisait à l'Etat d'imposer et même d'obtenir par un concordat des conditions quelconques pour la nomination des évêques et la publication des actes du Saint-Siège. Frère-Orban soutiendra même, plus tard, qu'il rend inutiles et inopérantes des relations diplomatiques entre la Belgique et la Papauté. L'histoire a démontré combien cette conclusion est excessive. L'Etat peut, dans l'intérêt des bonnes relations entre l'Eglise et l'Etat, exprimer des vœux même sur les objets qui né peuvent faire la matière d'une convention ; il y en a bien d'autres, par contre, qui sont toujours susceptibles d'être réglés par un accord, par exemple, la désignation de certains professeurs ecclésiastiques dans les établissements de l'Etat et l'usage fait par l'Eglise de la liberté de fonder des établissements d'enseignement ou de charité ; bref un grand nombre de questions qui sont de nature à provoquer des conflits irritants si on ne les aborde pas dans un esprit de loyale collaboration demeurent dans la sphère d'un concordat possible. Mais, en 1830 ; les souvenirs d'un passé récent tendaient à donner un caractère rigide à la séparation voulue de l'Eglise et de l'Etat ; à tel point que la création d'une Nonciature à Bruxelles, en 1835, ne fut pas vue de bon œil par certains catholiques.

 

La liberté d’enseignement

La liberté de l'enseignement donna lieu également à des difficultés qui ne furent pas immédiatement surmontées. Le projet de la commission disait : « L'enseignement est libre ; toute mesure préventive est (page 68) interdite ; les mesures de surveillance et de répression sont réglées par la loi. L'instruction publique donnée aux frais de l'Etat est également réglée par la loi. » Ces dispositions, conçues sur le même principe que celui qui régissait les autres libertés, étaient en elles-mêmes raisonnables. Mais après le Joséphisme, l'Empire, le roi Guillaume qui avaient abusé des tracasseries administratives envers les séminaires et les collèges reli­gieux, il n'est pas étonnant que la seule idée d'une surveillance de l'enseignement excitât de la méfiance. La section centrale déclara qu'elle n'avait en vue qu'une surveillance en vue de réprimer les délits éventuels. C'était bien mal poser la question.

Les catholiques se cabrèrent. On ne montra pas que la liberté de l'enseignement devait, en fin de compte, être concilié avec le droit évident de l'Etat de fixer les programmes d'études et de réglementer la délivrance des diplômes. Le Congrès s'empêtra dans le droit pénal au lieu de considérer l'aspect technique que l'on aurait pu donner au contrôle proposé. On songea à confier la surveillance à des autorités électives, ce qui eût été pire que tout. Finalement, après des débats très vifs, le droit de surveillance de l'Etat fut rejeté par 76 voix contre 71 et le Congrès admit, sur la proposition de Van Meenen, le texte de l'article 17 désiré par les catholiques : « L'enseignement est libre ; toute mesure préventive est interdite ; la. répression des délits n'est réglée que par la loi. L'instruction publique donnée aux frais de l'Etat est également réglée par la loi. » Le domaine de l'enseignement était ainsi soustrait, dans la plus large mesure, à l'initiative du pouvoir exécutif qui avait prétendu, sous le régime déchu, y dominer.

L'article 17 de la Constitution est certainement celui qui a donné lieu plus tard aux controverses les plus ardentes. Il est pourtant clair et précis ; les discussions ne laissent aucun doute sur la pensée du Congrès. Certains ont voulu y voir la consécration du principe : l'Etat hors de l'école parce qu'il ouvre un champ illimité à l'initiative privée. C'est faux, car le Congrès n'a préjugé en rien de l'extension qu'il (page 68) convenait de donner à l'enseignement officiel ni en plus ni en moins. D'autres ont prétendu que l'article 17 interdisait de subsidier l'enseignement libre. Cette thèse ne résiste ni à un examen impartial des textes ni à celui des précédents posés par les constituants eux-mêmes au cours des premières législatures. La bataille, en 1830, a porté en réalité sur un autre point et les idées émises alors sont singulièrement dépassées. Aujourd'hui, presque tout l'enseignement primaire libre étant subsidié en vertu de diverses lois votées conformément à l'attribution de compétence formulée par l'article 17, il se trouve placé volontairement sous cette surveillance dont on n'avait pas pressenti le véritable caractère. La surveillance de l'Etat sur l'enseignement ne peut avoir pour objet principal la recherche des délits ; elle a un but à la fois social et technique. Tout le monde reconnaît que l'Etat ne peut se désintéresser de la formation civique de la jeunesse et qu'il doit concourir à l'effort éducateur des familles. La solution de 1830, qui trouve son explication dans les précédents historiques, ne peut ni du point de vue de l'Etat, ni du point de vue de l'Eglise être considérée comme pleinement satisfaisante. Les résultats que les Belges en ont tiré sont d'autant plus remarquables.

 

7. Les autres droits constitutionnels

 

Les autres stipulations relatives aux droits des Belges furent votées presque sans débat. La liberté de la presse suscita des effusions lyriques. « C'est la plus vitale, la plus sacrée parce qu'elle est la sauvegarde et le palladium de toutes les autres » disait l'abbé Verduyn le 26 décembre. On discuta de la responsabilité des éditeurs et imprimeurs et l'on adopta le régime le plus large : ni censure, ni cautionnement. L'abbé de Foere était convaincu que la liberté de la presse conçue suivant ce système serait favorable à l'ordre social et à sa stabilité. Il convient d'observer que si les conditions d'existence de la librairie n'ont guère changé depuis 1830, celles de la presse quotidienne se sont radicalement transformées. Les journaux étaient voués à la défense de certaines idées et n'avaient qu'un faible tirage de quelques milliers (page 70) d'exemplaires, desservait surtout des abonnés ; depuis lors, la presse est devenue une industrie puissante, susceptible d'être mise au service d'intérêts privés ou d'intérêts étrangers ; elle pénètre partout. Les informations fausses, les campagnes calomnieuses, les manœuvres tendant à discréditer l'autorité publique reçoivent ainsi, par les progrès techniques, des possibilités de diffusion rapide et d'amplification que nul n'aurait pu soupçonner il y a cent ans. La matière même qui fait l'objet du texte constitutionnel a changé tandis que celui-ci est demeuré immuable. Sur la proposition de Lebeau, le Congrès décida que les délits de presse seraient de la compétence du jury.

Pour la liberté de réunion, le Congrès, sur la proposition de M. de Langhe, ancien fonctionnaire de l'Empire, finit par accepter la possibilité de mesures préventives. Barthélemy, le beau-père d'Alexandre Gendebien, effrayé de voir que le projet permettait indistinctement toutes les réunions, du moment qu'il s'agissait de gens paisibles et non armés, s'écria : « Je crains que nous ne fassions une Constitution beaucoup plus anarchique que libérale. » Avec Devaux, il fit accepter que les réunions en plein air restassent soumises aux lois de police., Cette précaution de simple bon sens rencontra cependant 42 opposants.

La liberté des langues fut votée en fin de séance le 27 décembre. Cette question qui est maintenant au premier plan des préoccupations, n'était entrevue alors que sous l'angle des droits individuels. Pour les raisons que nous avons exposées plus haut, les députés des Flandres, dont la plupart étaient fortement enracinés dans leur milieu, acceptaient sans rancœur la suprématie du français dans la vie officielle. « Tout le monde est d'accord sur ce point, disait Raikem, que l'emploi des langues est facultatif et dans l'usage habituel chacun sera le maître de parier comme il voudra... Pour les actes de l'autorité, la langue doit être unique, sauf la traduction à ajouter dans les cas nécessaires. » Mais le texte voté fut prudent et ne fixa pas cette théorie qui n'était pas conforme à nos (page 71) traditions. Il réserva le droit du législateur. « L'emploi des langues usitées en Belgique est facultatif ; il ne peut être réglé que par la loi et seulement pour les actes de l'autorité publique et pour les affaires judiciaires .» Il est à regretter que l'on tarda si. longtemps à user de la faculté ainsi donnée.

La liberté d'association particulièrement chère aux Belges fut. proclamée sans réticence. Mais le Congrès ne voulut pas régler par une disposition constitutionnelle le statut juridique des groupements de nature diverse qui se formeraient. Le baron de Secus eut beau démontrer qu'il fallait donner aux associations, notamment aux congrégations religieuses, le moyen légal de vivre sans subterfuge ; il se heurta aux préjugés des juristes que hantait le spectre de la mainmorte. La majorité, sur la proposition de van Meenen, écarta les amendements qui tendaient vers cet objet. Le Congrès laissa au législateur toute latitude d'intervenir quand il. le jugerait bon. Ce fut sans doute sage car les esprits n'étaient pas mûrs pour une solution complète et loyale du problème ; celle-ci, après avoir été esquissée à plus d'une reprise au milieu de luttes ardentes, fut consacrée en 1921 par le vote à l'unanimité de la loi sur les associations sans but lucratif.

Le Congrès compléta ce solide ensemble de libertés en garantissant l'égalité aux Belges devant la loi, l'abolition de toute distinction d'ordres tel que les concevait l'ancien régime, la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile, le secret des lettres, l'abolition de la mort civile et de la confiscation des biens, le droit de poursuivre sans autorisation préalable les fonctionnaires publics pour faits de leur administration. Il écarta, non sans hésitation, la proposition de consacrer le droit de résister à tout acte illégal de l’autorité, ce qui aurait créé un état d'anarchie permanente. On remarquera le caractère pratique des décisions du Congrès. Il s'est gardé de proclamer les Droits de l'homme ou la Séparation des pouvoirs ; il a défini clairement et sanctionné efficacement les droits des Belges, en s'inspirant de leurs aspirations et de leurs (page 72) besoins. Ces droits ont été scrupuleusement respectés.           Une coutume s'est formée sur la base des textes juridiques votés par le Congrès ; elle a fait de la Belgique un pays où l'initiative individuelle a pu donner toute sa mesure, où la personne humaine a pu recevoir son épanouissement complet. On n'y a vu ni comédies judiciaires, ni expulsions de religieuses, ni opinion dirigée. Le pouvoir judiciaire a, fermement défendu le patrimoine moral confié à sa garde car les entreprises directes ou subreptices d'y porter atteinte n'ont pas manqué, Ainsi, cent ans après le Congrès, il a fallu qu'une décision de justice refusât d'appliquer un règlement de la ville d'Arlon interdisant de porter à l'église pour le service funèbre les corps des défunts. La législation a complété certaines dispositions de la Constitution qui n'avaient pu recevoir à cause des préjugés de l'époque leur développement naturel ; sur d'autres points, la marche du temps et l'évolution des idées ont provoqué des réactions qui ne cadrent pas avec l'esprit de notre pacte fondamental. La mystique de la liberté, toute-puissante, au XIXe siècle, a beaucoup perdu de son empire. On a trop souffert de la licence. On a compris que l'enthousiasme de nos pères était mêlé de quelques illusions et même, chez certains, de quelques grosses erreurs philosophiques. Malgré cela, le titre « Des Belges et de leurs Droits » apparaît toujours comme, une portion saine de la Constitution, bien adaptée à la mentalité du pays et ne réclamant encore que des ajustements.

 

8. Les chambres législatives et les dispositions électorales

 

Les dispositions constitutionnelles organisant les pouvoirs publics, sauf celles concernant le Senat dont nous avons déjà parlé, suscitèrent au Congrès beaucoup moins de débats que celles concernant les libertés. Le travail fut surtout accompli au cours des laborieuses séances du soir de la section centrale. Celle-ci ne s'écarta pas sensiblement du projet de la Commission, et le Congrès n'usa que sobrement de son droit d'introduire des amendements apportant des idées nouvelles. Il y avait chez la plupart des députés un accord préalable sur la nature du régime qu'ils (page 73) entendaient fonder : ils voulaient le régime parlementaire à la mode anglaise, la responsabilité ministérielle, le gouvernement de cabinet, l'indépendance du pouvoir judiciaire, l'autonomie des pouvoirs locaux.

Les deux Chambres reçurent toutes les garanties possibles d'indépendance et d'autorité, surtout la Chambre des Représentants qui devait être le moteur du Gouvernement. La Constitution affirma que les élus représentaient la nation et non une circonscription déterminée. Cette déclaration de principe rompait nettement avec le Droit Public de l'Ancien Régime et elle avait la valeur d'une nouvelle affirmation de l’unité de la, Belgique. Plusieurs membres du Congrès durent l'invoquer eux-mêmes quand se posa le douloureux problème du Limbourg et du Luxembourg.

    Sur la proposition de Defacqz, le Congrès décida d'inscrire dans la Constitution le maximum et le minimum du cens exigible pour être électeur : de 100 à   20 florins, laissant à la loi électorale le soin de déterminer le chiffre d'après les localités. Les capacitaires qui avaient pris part aux élections de 1830 furent ainsi écartés ; on refusa de suivre l'abbé de Foere qui demandait leur admission moyennant le paiement du cens minimum. Pas de privilèges, tel fut le prétexte. En. réalité, les libéraux craignaient de donner trop de puissance au clergé. A leurs yeux, d'ailleurs, l'abaissement du cens électoral risquait de tourner au bénéfice de l'aristocratie terrienne. La loi électorale suscita à cet égard de sérieuses difficultés ; elle fut rejetée le 22 février par 75 voix contre 64 parce que, quelques jours avant, le Congrès avait, par 63 voix  contre 61, abaissé d un tiers les exigences du projet et froissé quelques susceptibilités locales dans la répartition des sièges. Il fallut revenir à un cens plus élevé, variant entre 80 et   25 florins pour emporter le morceau, le 2 mars, par 101 voix contre 31. Le suffrage universel était repoussé par la presque totalité du Congrès parce qu'il voyait dans la fortune la principale garantie d'indépendance et de sagesse. A (page 74) ses yeux, la démocratie était synonyme de désordre et conduisait à la dictature.

 

 9. Les pouvoirs du roi

 

Les pouvoirs du roi furent déterminés conformément à la conception devenue classique du régime. La personne du roi est inviolable, ses ministres sont responsables. Le roi participe au pouvoir législatif, par l'initiative et la sanction des lois et au pouvoir judiciaire par la nomination des juges et par le droit de grâce. Il convoque les Chambres, les proroge, les dissout. Il possède la plénitude du pouvoir exécutif. Il fait les traités ; il commande l'armée ; il nomme aux emplois civils et militaires. Mais le roi ne peut agir seul : il lui faut le contreseing d'un ministre. Or ce ministre doit être, en fait, l'émanation de la majorité parlementaire ou doit avoir reçu la consécration de celle-ci. Cette condition non écrite est garantie par les dispositions qui rendent le Parlement maître du gouvernement. C'est lui, en effet, qui vote annuellement le budget et le contingent. La Constitution ne parle cependant que de la responsabilité pénale des ministres et non de leur responsabilité politique. Le Congrès, dans ses discussions, a commis une erreur d'optique en serrant le texte de trop près et en donnant à la première plus d'importance qu'à la seconde.

Les pouvoirs du roi, si étendus qu'ils soient, subissent deux limitations bien précises : le roi n'a d'autres pouvoirs que ceux qui lui sont formellement attribués par la Constitution ou par la loi. Il ne jouit donc pas d'une prérogative tirant sa source de la coutume. De plus, les tribunaux peuvent refuser d'appliquer les arrêtés du roi qui ne seraient point conformes aux lois. Il en résulta que le pouvoir exécutif fut singulièrement désarmé en matière de police. Le maintien de l'ordre, en effet, était laissé par la loi dans la sphère d'action de l'autorité communale et le gouvernement ne disposait pas des pouvoirs nécessaires pour prévenir ou réprimer rapidement une émeute.

Quand le Congrès discute des pouvoirs du roi, il a en vue la théorie constitutionnelle qui ne sépare jamais le chef de l'Etat de ses ministres. Cependant, par une (page 75) impulsion plus instinctive que raisonnée, il, n'a pas hésité à imposer au roi des devoirs et malgré tout, des responsabilités morales particulières. En effet, seul, parmi tous les fonctionnaires et magistrats, le roi prête un serment dont la Constitution a libellé le texte. Il jure non seulement d'observer la Constitution et les lois du peuple belge, mais encore « de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire ». Le Congrès qui était hanté, comme l'a dit de Gerlache, par la haine du roi déchu et par la crainte du roi futur, a été cependant conduit à donner à la fonction royale un caractère moins abstrait que ne le comportait son plan primitif. Les devoirs dont il a la charge lui confèrent une véritable prééminence. Personne au Congrès n'a expliqué cet illogisme qui vient du fond de notre histoire. D'ailleurs l'assemblée ne s'est pas rendu compte qu'à côté des pouvoirs du roi, détenus pour la plus grande partie par les ministres, grandirait l'influence du roi, fruit naturel de la permanence de son autorité, de la spécialisation de ses énergies et du prestige de sa dynastie. Dans le cadre de la Constitution, cette influence a pu croître, diminuer, augmenter de nouveau selon les circonstances, le caractère et l'âge du souverain, le tempérament des ministres, l'humeur du Parlement et du pays. Des usages se sont établis qui assurent une interprétation de la Constitution différente de celle qui est donnée dans d'autres pays à des textes identiques. La Constitution, en effet, n'est pas un texte mort mais un tissu juridique vivant qui s'adapte sans cesse au corps social. Le comte Félix de Mérode a révélé, en 1848, que le prince Léopold de Saxe-Cobourg avait été effrayé du peu de pouvoir que la Constitution laissait à la Couronne lorsqu'il avait pris connaissance à Londres, en 1831, de l'œuvre du Congrès. La royauté, absente comme il le dit plus tard, n'avait pu se défendre. Il hésitait à entreprendre la tâche de régner dans ces conditions. Les députés belges lui promirent qu'ils s'efforceraient de renforcer l'autorité royale lors de l'élaboration des grandes lois organiques. La promesse (page 76) fut tenue. Mais ce n'est que depuis un demi-siècle que le pouvoir exécutif a reçu les étais qui lui faisaient primitivement défaut.

Au cours des discussions, le Congrès rejeta, après un débat qui fut repris plusieurs fois, une proposition de subordonner à l'assentiment des Chambres le mariage du roi et des princes aptes à succéder au trône. Il maintint dans leur intégralité le droit de sanction des lois ainsi que le droit de dissolution des deux Chambres. Il y eut quelque hésitation à confier au roi et non à l'élection le droit de nommer les juges de paix et les juges des tribunaux de première instance. Lebeau et Nothomb se firent les chiens de garde des  droits de la couronne.

 

10. Le pouvoir judiciaire

 

Le pouvoir judiciaire, élevé au niveau des deux autres, fut rendu indépendant. Lui aussi émane de la nation. Les juges nommés à vie sont inamovibles. Les cours élisent leur président ; les magistrats assis sont nommés par le roi sur présentation soit du Sénat, soit des conseils provinciaux et sur présentation des cours elles-mêmes. Les jugements doivent être motivés et rendus publiquement. Le jury est établi en matière politique et de presse. Toute cette partie de la Constitution, solidement charpentée et rédigée avec un soin particulier, a fait l'objet de délibérations minutieuses. La complaisance extrême du Congrès pour le jury est une nouvelle marque de sa défiance envers des agents du pouvoir.

 

11. Les pouvoirs locaux

 

Les institutions provinciales et communales forment en quelque sorte un quatrième pouvoir dans l'Etat. La Constitution laisse au législateur le soin de les établir sur les principes suivants : l'élection directe sauf en ce qui concerne les bourgmestres et les gouverneurs de province, l'attribution à la province et à la commune de tout ce qui est d'intérêt provincial ou communal, la surveillance du roi ou du pouvoir législatif, la publicité des séances des conseils communaux et provinciaux. Le Congrès s'écarta heureusement du projet de Constitution de M. Forgeur qui abolissait toute notion de hiérarchie dans l'Etat. Il repoussa les tendances (page 77) anarchiques et centrifuges. Le droit du roi d'annuler les actes. des pouvoirs subordonnés contraires à l'intérêt général fut maintenu. Mais, selon les idées du temps, on pensait qu'il serait rare qu'une collision de l'espèce pût se produire.

 

12. Les finances et la force publique

 

Les dispositions de la Constitution relatives aux finances assurent la maîtrise du Parlement sur les recettes et sur les dépenses par le vote annuel des impôts et du budget et par le contrôle de la Cour des Comptes élue par la Chambre des Représentants. Celles relatives à la Force publique reposent sur le même principe. Le contingent de l'armée doit être voté annuellement. Mais à côté de l'armée, il y a la garde civique. Celle-ci, dit la section centrale, est un contrepoids en faveur du pays destiné à défendre les institutions en même temps que le territoire. Nous ne sommes pas loin de Joseph Prudhomme. Le Congrès avait dans les vertus civiques et même les capacités guerrières de la bourgeoisie armée une confiance attendrissante. La section centrale avait proposé que tous les officiers de la garde civique fussent élus ; le Congrès fut un peu moins téméraire ; il limita l'élection au grade de capitaine.

 

13. Les lignes de force du texte adopté

 

La Constitution fut terminée le 5 février et adoptée dans son ensemble, au milieu d'un grand enthousiasme, à l'unanimité des membres présents. C'est incontestablement une œuvre bien conçue et cohérente ; elle consacre des transactions heureuses sur des questions longtemps discutées entre des conceptions qui ont trouvé comme par miracle, dans le climat de 1830, leur point de convergence. Nul ne l'a emporté de vive force ; les conflits qui ont surgi ont tous été aplanis. La Constitution porte la marque de son époque. Elle est essentiellement individualiste. Telle quelle, avec les défauts que quelques esprits pénétrants lui reconnurent assez vite, elle fut entourée immédiatement d'un respect profond, quasi sacramentel. Léopold 1er pouvait, quelques années plus tard, écrire à sa nièce la reine d'Angleterre, que la Constitution, belge était respectée à la lettre, dans ses moindres détails.

Le (page 78) Congrès eut la conviction qu'il avait élevé un monument définitif à l'abri de l'usure du temps. Il avait largement puisé dans les idées politiques du siècle fortement influencé par la Révolution Française, mais il les avait clarifiées avec bon sens et les avait dépouillées de leur caractère absolu et tranchant. Le Congrès fut sensible en même temps au prestige dont jouissaient les institutions de l'Angleterre et, de la sorte, l'influence des vainqueurs de Napoléon se mêla à celle des doctrines dont Napoléon avait été, malgré tout, l'incarnation.

Mais le Congrès avait puisé aussi dans nos traditions nationales les plus authentiques. Il ne s'en est pas toujours rendu compte parce que, en 1830, on était en pleine réaction contre un passé dont on comprenait mal la véritable grandeur. Le caractère légal des limites des provinces et des communes (art. 3 de la Constitution), les garanties données à la liberté individuelle (art. 7, 8 et 9), l'inviolabilité du domicile (art 10), le respect de la propriété privée (art. 11), le droit.de pétition dont les comptes-rendus des séances contiennent des applications si pittoresques (art 21), le droit de poursuivre en justice les fonctionnaires publics (art. 24), l'inviolabilité des députés (art 44), la présentation des candidatures par les cours de justice (art. 99), l'inamovibilité des juges (art. 100), le consentement à l'impôt (art. 160), le serment et l'inauguration du roi au sein de la représentation nationale (art. 80) sont issus de nos vieilles constitutions, paix et franchises. La nation avait ces garanties dans le sang. Les trois couleurs du drapeau (art. 126), héritées de la Révolution Brabançonne, sont le noir et jaune du Brabant et de la Flandre combinés avec le rouge du Hainaut. Le lion belgique est un emblème héraldique unitaire connu depuis le XVIe siècle. Le Congrès National a donc construit sur des fondations préexistantes. Il a été un continuateur. Mais son œuvre, bien moderne, a eu pour les contemporains toute la séduction de la nouveauté. Seuls quelques esprits d'élite, comme Gerlache, ont saisi (page 79) combien elle incorporait de forces traditionnelles.

« La Constitution belge, constate M. Pirenne, apparaît comme le type le plus complet et le plus pur que l'on puisse imaginer d'une constitution parlementaire et libérale. Durant un demi-siècle, elle a passé, en son genre, pour un chef-d'œuvre de sagesse politique. Elle a exercé une action directe et souvent profonde sur tous les Etats qui, au cours du XIXe siècle, ont remanié ou élaboré leurs institutions suivant les principes parlementaires. Aucun d'eux, pourtant, n'a poussé aussi loin qu'elle les conséquences de ces principes, dispensé aussi largement la liberté, et abandonné aussi entièrement le gouvernement de la nation à la nation elle-même. » La Constitution belge fut imitée en Espagne, en Portugal, en Italie, en Roumanie, en Hollande. « Quant aux Belges, ils furent fiers de l'œuvre du Congrès, ils se considérèrent comme le peuple le plus libre de l'Europe et cette conviction contribuera à assurer la stabilité du régime qu'ils s'étaient donné.»

Les deux révisions que la Constitution de 1831 a subies en 1893 et en 1921, si elles ont répondu à des courants irrésistibles vers la démocratie, ne l'ont pas cependant améliorée parce qu'elles n'en ont pas respecté l'équilibre. La généralisation du droit de suffrage postulait en faveur de l'autorité des garanties supplémentaires qui n'ont pas été trouvées. Le Congrès ne peut être rendu responsable de ces malfaçons subséquentes. Le travail constructif, qu'il a conduit à bien au milieu de la lutte ardente menée pour l'indépendance du royaume et la sauvegarde de son assiette territoriale, justifie les éloges qu'on lui a rendus, chaque fois que la Belgique s'est arrêtée un moment pour méditer sur ses destinées. Le Congrès National, en élaborant la Constitution, a admirablement compris les besoins fondamentaux du pays.

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