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« Le Congrès national. L’œuvre et les hommes », par Louis de Lichtervelde, Bruxelles, 1945

 

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CHAPITRE Ier. LES ELECTIONS DE 1830

 

1. La légitimité limitée du Gouvernement provisoire

 

(page 9) Le 4 octobre 1830, dix jours après les journées victorieuses de Bruxelles des 24, 25 et 26 septembre, le Gouvernement Provisoire qui, de sa propre autorité, avait pris en mains les destinées de la Belgique, promulgue un décret ainsi conçu :

I. Les provinces de la Belgique, violemment détachées de la Hollande, constitueront un Etat indépendant.

II. Le Comité central s'occupera au plus tôt d'un projet de Constitution.

III. Un Congrès national où seront représentés tous les intérêts des provinces sera convoqué. Il examinera  le projet de Constitution, le modifiera en ce qu'il jugera convenable et le rendra comme Constitution définitive, exécutoire dans toute la Belgique.

Au moment où il prenait ces amples résolutions qui affirmaient sa volonté d'instaurer au plus vite une légalité nouvelle, le Gouvernement Provisoire, surgi derrière les barricades de la capitale, n'était même pas encore maître de tout le pays. La Flandre Occidentale, la première de nos provinces à secouer entièrement le joug hollandais, fut soumise à son (page 10) autorité dès le 1er octobre. Mais en Flandre Orientale, la citadelle de Gand tint jusqu’au 17 octobre, les forts de Termonde jusqu’au 21. Namur et Charleroi tombèrent entre les mains des patriotes le 5 octobre, Liége le 6. Partout le ralliement au Gouvernement Provisoire des autorités provinciales et communales précédant la capitulation ou la fuite des autorités militaires, marqua l’avènement du pouvoir nouveau. Celui-ci se donna pour première mission d’instaurer le règne des libertés publiques méconnues par le  gouvernement déchu. C’était l’aspiration unanime des Belges vers ces libertés qui avait provoqué, en 1827, l’union des catholiques et des libéraux. Depuis lors, la masse du pays était dressée contre les ministres du roi Guillaume et soutenait sans relâche la forte opposition légale qui, à la surprise de la plupart, avait tout à coup tourné en émeute et en insurrection. Les patriotes qui s’étaient installés à l’Hôtel de Ville de Bruxelles pour conduire le mouvement subitement déclenché, avaient été eux-mêmes surpris par la facilité de leur victoire; ils n’étaient l’émanation ni des clubs, ni des partis; c’étaient des hommes de bonne volonté, réunis par le hasard des circonstances à une heure d’extrême péril. Tous les membres du Gouvernement Provisoire, sauf Louis De Potter appelé à prendre place parmi eux après les Journées avaient la volonté d’empêcher que la révolution nationale ne dégénérât en désordres sociaux. Leur attachement à la liberté dérivait d’une foi sincère ; leur patriotisme ardent, leur haine de l’absolutisme sous toutes ses formes, leur respect profond pour la souveraineté du peuple leur faisaient désirer vivement la fin rapide de la dictature qu’ils avaient assumée dans le seul but d’assurer le salut public.

 

2. La convocation du Congrès national et la question du cens

 

Le 11 octobre, un arrêté du Gouvernement Provisoire décida que le Congrès national — ce nom, d’origine américaine, a été légué à la Révolution de 1830 par la Révolution Brabançonne — serait composé de deux cents députés et que ceux-ci seraient élus directement par le corps électoral, ce qui était une nouveauté. (page 11) La qualité d’électeur fut conférée d’abord aux citoyens payant un cens variant de 13 à 150 florins d’après les localités. Le Gouvernement Provisoire donnait, en somme, le droit de suffrage à ceux qui, sous le régime hollandais, étaient simplement appelés à former les assemblées primaires. Comme le temps faisait défaut et que l’administration était désorganisée, il s’abstint sagement de toucher aux autres dispositions de la loi électorale en vigueur. C’est ainsi que l’on exigeait des électeurs des campagnes un cens plus élevé que de ceux des villes. Le décret ajoutait pour la première fois à la masse des électeurs censitaires des électeurs capacitaires : magistrats, avocats, notaires, officiers du grade de capitaine au moins, titulaires de diplômes universitaires, ministres des différents cultes. L’âge de l’électorat et de l’éligibilité fut fixé à vingt-cinq ans, ce qui ouvrait tout juste à un des rédacteurs de l’arrêté, Jean-Baptiste Nothomb, l’entrée du Congrès.

Le décret du 11 octobre ayant suscité de vives protestations, le Gouvernement Provisoire décida, le 16 octobre, d’élargir encore le corps électoral en abaissant de moitié le cens exigé dans les campagnes. Pour une population de trois millions et demi d’habitants, il y eut à peu près 46.000 électeurs, dont 38.429 censitaires et 7.670 capacitaires. Personne ne songea sérieusement à instaurer le suffrage universel. L’opinion commune voyait dans l’électorat une fonction bien plus qu’un droit ; le cens était considéré non comme un privilège de la fortune, mais comme une garantie de l’indépendance de l’électeur, tandis que l’instruction apparaissait comme une garantie de ses lumières. On était trop près des excès de la Révolution Française pour ne pas redouter l’appel aux masses. La classe moyenne, qui avait pris une part prépondérante dans l’opposition légale avant l’insurrection, ressaisissait sans effort et sans lutte la direction du mouvement politique.

Le détail des opérations du scrutin fut réglé par un arrêté du 12 octobre: le vote aurait lieu au chef-lieu (page 12) d'arrondissement par bulletins secrets, chaque électeur ayant le droit de porter sur sa feuille autant de noms qu'il y aurait de sièges à conférer. Pour être élu au premier tour, la majorité absolue était requise ; un ballottage départagerait ensuite les candidats ayant réuni le plus de voix. Des députés suppléants seraient élus en nombre égal à celui des députés effectifs. Les élections, fixées au 27 octobre, furent reportées au 3 novembre et le Congrès fut convoqué pour le 10.

 

3. L’isolement de Louis de Potter

 

Louis De Potter, simple agitateur qui jouissait, depuis son exil, d'une popularité aussi vive qu'elle fut éphémère, avait, au sein du Gouvernement Provisoire, essayé de s'opposer à la réunion immédiate d'une assemblée souveraine. S'il avait bel et bien perdu à Paris le sens des réalités nationales, il s'y était initié aux vraies traditions révolutionnaires qui veulent que celui qui a pu s'emparer un jour du pouvoir le garde le plus longtemps possible sans partage. Louis De Pot­ter estimait que le Gouvernement Provisoire n'avait qu'à prolonger son règne de manière à provoquer un glissement à gauche suivi de la proclamation de la république et d'une guerre générale des peuples contre les rois. « J'essayai, écrivit-il plus tard dans sa célèbre Lettre à mes Concitoyens, de retarder l'élection de quinze jours. Je disais : l'opinion se formera, se manifestera, les choix seront plus épurés, plus prononcés.» Il aurait voulu trancher dans le vif avant la réunion d'une assemblée de députés qu'il pressentait « aussi timides que consciencieux ». Ce beau programme n'était pas fait pour séduire les autres membres du Gouvernement Provisoire. Le comte Félix de Mérode, notamment, y était résolument opposé. La présence au pouvoir de ce grand seigneur signifiait nettement que l'élément conservateur, qui avait l'oreille de l'opinion après tant de convulsions politiques, entendait, limiter au minimum les conséquences sociales de la chute du royaume des Pays-Bas. Ses collègues, comme lui-même, n'ignoraient pas que l'autorité qu'ils avaient prise n'avait pas eu le temps de s'affermir et que la bourgeoisie en général (page 13) était restée attachée à la plupart de ses anciens mandataires aux Etats Généraux et aux Etats Provinciaux, demeurés beaucoup plus populaires que ne l'étaient devenus les hommes nouveaux.

 

4. L’absence de véritable campagne électorale

 

Les trois semaines qui s'écoulèrent entre le décret du Gouvernement Provisoire sur les élections et les élections mêmes, ne se prêtèrent pas à l'organisation d'une vraie campagne électorale. Le mois d'octobre 1830 tout entier n'est que le prolongement des Journées de Septembre. Le pays est dans une agitation intense. Partout, les garnisons royales, décimées par la désertion en masse des miliciens belges, sont contraintes de disparaître ou de se rendre. Les couleurs brabançonnes, qu'on avait presque oubliées, volent de clocher en clocher, et les foules en délire se laissent aller à cet attendrissement patriotique dont les nouvellistes de l'époque ne se lassent pas de peindre les élans. S'il y a des orangistes influents à Gand, à Anvers, à Liége, à Verviers, ils se terrent, car on n'entend nulle part de note discordante. Les dons affluent à Bruxelles ; les villages les plus reculés des Flandres envoient de la poudre, des armes, de la charpie, des vivres, de l'argent. Les communes adhèrent de toutes parts au nouveau pouvoir et l'on peut encore lire dans les archives les adresses manuscrites où les notables des campagnes, d'une écriture malhabile, expriment en termes d'une touchante simplicité leur patriotisme et leur fidélité. Ils s'adressent au Gouvernement Provisoire, encore si mal assis, comme à une autorité depuis longtemps reconnue, et d'aucuns vont jusqu'à user envers ces révolutionnaires qui bravent l'Europe, de toutes les richesses du vieux formulaire protocolaire.

Les jours se suivent dans la fièvre. Les agents du régime nouveau prennent possession de leurs fonctions dans les Hôtels de ville, les Palais de justice, les Gouvernements provinciaux, les Commissariats de districts. Les administrations centrales renouent le contact avec leurs services dispersés. Sur les grand-routes se pressent courriers, diligences, chaises de poste, et, (page 14) à leur suite, des nouvelles aussi effrayantes que contradictoires s'égrènent le long du chemin. On se bat aux lisières de la Campine mais on sait peu de chose de ce qui se passe à la frontière incertaine. Bruits de victoires et bruits de défaites se mêlent sans que l'on sache où est la vérité. On parle de pillages et de guerre européenne, et dans les localités éloignées l'on s'attend vraiment au pire.

Parmi le personnel nouveau qui accède aux premières places dans l'administration et dans l'armée, il y a, à côté d'hommes de valeur qui ont saisi leur chance, des intrigants et des aventuriers toujours prêts à se faufiler au milieu des patriotes.

Le chômage, suite inévitable d'une crise révolutionnaire, étend bientôt ses ravages dans les régions industrielles. La classe ouvrière gronde, et, à la fin d'octobre, au moment où l'on procède au renouvellement des régences municipales, des troubles graves éclatent dans le Hainaut. Quelques jours plus tard, le bombardement d'Anvers par le général Chassé, enfermé dans la citadelle, vient jeter l'effroi dans le pays entier.

II n'est donc pas étonnant que les élections pour le Congrès n'aient pas eu le caractère d'une lutte d'idées. Nulle part on n'assista à un duel entre candidats affichant des programmes différents. Les élections furent une occasion de plébisciter des notabilités investies de la confiance publique, soit qu'elles aient été mises en vedette au cours des derniers événements, soit qu'elles appartinssent déjà au groupe catholique ou au groupe libéral uni dans l'opposition. On voulait fonder de commun accord un régime d'ordre et de liberté, pratiquer loyalement le système parlementaire, fonder un Etat nouveau dégagé des entraves du passé. Les divergences de vues sur les questions qui, plus tard, devaient alimenter nos querelles intérieures, glissèrent absolument au second plan. La majorité qui élit à Liége des catholiques aussi convaincus que Gerlache et Raikem laissait passer en même temps des libéraux comme Rogier et Leclercq. Point de listes homogènes ni de tendances exclusives.

(page 15) Les Orangistes s'abstinrent de toute démarche. Ils ne présentèrent pas de candidature avouée, mais appuyèrent, là où ils le purent, des candidats qui, sans vouloir le rétablissement de l'ancien ordre des choses, étaient disposés à chercher un compromis. L'appel au trône du prince d'Orange, fort populaire en Belgique, semblait à nombre de gens raisonnables un moyen de satisfaire la nation et de sauvegarder l'avenir. Mais le bombardement d'Anvers du 27 octobre détruisit toutes ses chances. Les candidats, d'ailleurs, n'avaient pas eu le loisir, faute de temps, de donner beaucoup de précisions sur leur programme.. On ne songeait pas, au surplus, à leur imposer de mandat impératif, car l'avenir recelait trop d'inconnues. Le régime parlementaire, paré alors de tout l'attrait de la nouveauté, paraissait impliquer avant tout de la confiance. Aussi, les circulaires adressées aux électeurs par les candidats sont-elles fort brèves, comme on pourra en juger par quelques exemples. M. de Robaulx, de Philippeville, qui allait représenter au Congrès les idées avancées, se borne, dans sa déclaration, à préconiser « la création d'une forme de gouvernement la plus populaire et la plus économique possible et qui soit appropriée à l'état et aux lumières du pays » (Courrier des Pays-Bas, 24 octobre 1830). Il insiste surtout sur la diminution des dépenses publiques. M. Van Meenen, un jacobin désabusé de Louvain, déclare : « Mes principes, ma conduite, mon caractère, mes sacrifices à notre belle cause sont connus depuis longtemps. Je ne les démentirai point. J'aime la république, mais je suis intimement convaincu que c'est la monarchie constitutionnelle représentative qui convient à notre situation intérieure et à nos rapports extérieurs et je tiens que, pour gouverner les Belges, il faut être Belge de naissance, d'éducation, de mœurs et de sentiments. » (Courrier des Pays-Bas, 1er novembre 1830). Jean-Baptiste Nothomb, que la Révolution venait de jeter (page 16) à vingt-cinq ans dans la vie publique, écrit aux électeurs du Luxembourg :. « Messieurs, je suis né parmi vous ; en m'établissant à Bruxelles, je n'ai pas cessé d'être Luxembourgeois ; attaché à la rédaction du Courrier des Pays-Bas, j'ai, en quelque sorte, repré­senté notre province dans la lutte qui a préparé notre glorieuse révolution. Mes opinions politiques vous sont connues. Le premier, j'ai flétri le système qui tendait à nous déshériter du nom de Belges et à faire descendre notre patrie au rang d'une principauté patrimoniale d'Allemagne. Le Grand-Duché a des besoins particuliers qui ont fait l'objet de mes études et de mes recherches. Eligible contre mon attente par le bienfait des lois nouvelles, j'ose encore me présenter comme candidat au Congrès National et réclamer de vous le mandat de défendre comme député les principes et les intérêts que j'ai défendus comme écrivain »  (Courrier des Pays-Bas, 30. octobre 1830). Jean-Théodore Jacques promet aux électeurs de Marche «de les représenter avec indépendance et fermeté, libre de toute crainte et de toute influence, n'ayant d'autre but que le bien du pays.

Durant les derniers jours d'octobre, les régences municipales arrêtent les listes d'électeurs et en font l'affichage tant bien que mal. Des réunions ont lieu, çà et là, pour préparer les candidatures, mais les yeux sont fixés sur la frontière, où on se bat, sur Anvers où fument les décombres, sur Bruxelles, cœur et cerveau du pays, que les combats ont douloureusement marqué. Le mercredi 3 novembre, les électeurs se rendent en foule aux chefs-lieux d'arrondissement, et malgré le peu de jours qui s'étaient écoulés depuis la fin de la lutte pour l'indépendance, les opérations se déroulent partout dans un ordre parfait. On voit pêle-mêle des négociants, des propriétaires, des avocats, des ecclésiastiques, des gens du monde, des fermiers. Les membres du clergé qui ont joué un rôle très influent dans le mouvement de résistance qui a précédé la (page 17) Révolution, mais qui n'ont généralement pas pris une part directe à celle-ci, se rallient avec ensemble au pouvoir nouveau qui leur promet les libertés qu'ils réclament ; ils forment une partie notable du corps électoral capacitaire et ils disposent, dans les arrondissements ruraux, d'un nombre de voix important par rapport à celui des autres non censitaires. Dans l'ensemble, il est permis de croire, d'après les chiffres partiels donnés par les statistiques, que les deux tiers des inscrits sont venus voter. La proportion des votants, très forte dans les petits arrondissements des Flandres, est au contraire très faible dans la province d'Anvers : 328 sur 373 à Dixmude, 434 sur 494 à Roulers, 759 sur 874 à Courtrai, 479 sur 2217 à Anvers, 738 sur 1455 à Malines.

 

5. Le résultat des élections

 

Comment se fit la répartition des suffrages entre les élus? Les électeurs, moins ardents que les hommes en blouse, favorisèrent de leurs votes les personnalités qu'ils connaissaient de longue date au détriment des hommes nouveaux. Ainsi, à Bruxelles, M. Kockaert, un avocat qui n'avait pris qu'une part minime à la Révolution, passe en tête avec 1859 voix contre 2001. Le marquis de Tra­zegnies, de tendance orangiste, vient ensuite avec 1824 voix, tandis que le comte Félix de Mérode, Van de Weyer et Alexandre Gendebien en obtiennent 1422, 1414 et 1281. A Liége, Gerlache et Raikem emportent 1482 et 1373 voix sur 1543 alors que Charles Rogier et Mathieu Leclercq échouent au premier tour avec 742 et 528 voix seulement. A Mons, le vieux baron de Secus est élu avec 725 voix sur 891 ; Alexander Gendebien n'en a que 600. Le prince d'Orange, par sa proclamation datée d'Anvers le 16 octobre, avait conseillé à ses partisans de participer aux élections ; à défaut de candidats ouvertement orangistes, ils votèrent dans plusieurs arrondissements pour des hommes modérés dont ils pouvaient au moins espérer quelque chose. Voilà pourquoi les patriotes les plus notoires n'arrivent pas toujours en tête de liste.

Sur les deux cents élus, dix membres effectifs et vingt-huit membres suppléants refusèrent le mandat (page 18) qu'ils avaient obtenu, le plus souvent sans l'avoir sollicité. L'élection du 3 novembre 1830, si régulière dans la forme, si extraordinaire par les circonstances, est une journée décisive dans l'histoire de la Révolution belge. Elle marque la fusion de tous les éléments qui avaient lutté contre le gouvernement déchu et le ralliement autour du Gouvernement Provisoire des anciens partisans d'une simple résistance légale. Désormais, les hommes de Septembre, les anciens députés aux Etats Généraux, les nouveaux élus sortis de leur petite ville ou de leur village formeront bloc sur la question fondamentale de l'indépendance de la Belgique. En six semaines, une légalité nouvelle se substitue à l'ancienne ; Louis De Potter est battu. « De Potter boude, écrit Alexandre Gendebien à Van de Weyer le 5 novembre, il est déconcerté du résultat des élections. Il ne voit plus d'espoir pour la présidence.» Le rôle du tribun est terminé.

 

6. Cohérence du choix des électeurs

 

Le choix auquel ont concouru environ 30.000 électeurs apparaît bien comme l'expression de la volonté nationale. Les élus ont conscience de représenter ce peuple belge au nom. duquel le Congrès rendra bientôt ses décrets. Le Gouvernement Provisoire, en les convoquant en assemblée, s'est donné un maître sûr de sa propre légitimité. Dans l'élection du Congrès, on ne découvre ni coups de force, ni coup de Jarnac, ni brigues, ni fraudes. Le corps électoral restreint qui est allé aux urnes, vibre à l'unisson de tout le pays et exprime bien les vœux des 400.000 pétitionnaires de 1829. Il a envoyé à Bruxelles, pour délibérer et pour agir, quelques hommes d'un talent supérieur et une forte majorité de gens sages, désireux de bien faire, animés d'un grand désir de donner à leur pays qui a tant souffert depuis quarante ans, le bonheur calme auquel il aspire. Après la domination française qui fit peser sur la Belgique le poids d'un despotisme d'abord cruel puis ordonné et mêlé d'indéniables bienfaits, après l'échec de la restauration des anciens Pays-Bas sous la forme d'un royaume unitaire au sein duquel (page 19) la Belgique avait été donnée comme « accroissement de territoire » à la Hollande sans que « l'amalgame » souhaité par les Puissances ait pu être réalisé, une aspiration profonde à être maître chez soi, un désir ardent d'être libéré de toute immixtion étrangère travaillaient, chez nous, les esprits. On voulait la liberté à la mode romantique ; on voulait aussi les libertés, les anciennes libertés belgiques dont le souvenir remontait au delà de la Révolution brabançonne, et les libertés nouvelles que la France avait propagées dans les intelligences sans en faire jouir ceux qu'elle avait rangés jadis sous sa loi. Le programme d'opposition, qui était la base de l'union des catholiques et des libéraux contre la politique du roi Guillaume, était devenu, par la force des choses, un programme de gouvernement. Chacun, sans doute, avait ses libertés de préférence. Les libéraux combattaient surtout pour la liberté de la presse, la liberté d'opinion et la liberté d'association politique ; les catholiques luttaient pour la liberté de l'Eglise, la liberté de l'enseignement, la liberté d'association religieuse. On a fusionné ces revendications pour les faire triompher par un effort commun. Le Gouvernement Provisoire avait déjà commencé à assurer la réalisation de ce programme par des décrets dont le texte, quelque peu exalté, est comme la préface de la Constitution. Les députés élus pour élaborer celle-ci étaient, pour une part, ceux-là mêmes qui avaient fondé l'Union et ceux qui avaient lutté pour elle ; les autres y avaient adhéré, les uns dans un esprit réaliste, un plus petit nombre dans un élan passionné dicté par le courant intellectuel et sentimental qui balayait l'Europe depuis la chute des Bourbons.

C'est ainsi qu'aux accents de la Brabançonne, de Jenneval, dans une atmosphère d'ivresse patriotique mêlée d'inquiétude, sortit, d'une élection calme et non disputée, quelques jours après la cessation des hostilités, . une assemblée singulièrement cohérente, vraiment représentative, à une heure cruciale de son existence, d'un pays honnête, un peu trop replié sur (page 20) lui-même, ignorant des grandes affaires mais possédant de fortes traditions et ouvert aux plus généreuses illusions de son temps.

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