(Paru dans la « Revue d’histoire diplomatique », Paris, 1923)
(page 398) On sait combien la révolution belge de 1830 provoqua l'indignation, la méfiance et l'hostilité des puissances du centre et de l'est de l'Europe.
« L'affaire belge est odieuse à notre auguste maître, écrivait Metternich au comte de Ficquelmont, ambassadeur d'Autriche en Russie. Elle l'est à cause de son point de départ. C'est la protection accordée à la rébellion ! »
Non seulement le déchirement du royaume des Pays-Bas était considéré comme un nouveau triomphe de la Révolution, mais, de plus, il ouvrait une large brèche dans l'édifice si laborieusement construit par les traités de 1815. La barrière érigée par les alliés de Chaumont s'écroulait, au moment même où, en France, un changement dynastique et le triomphe du parti <lu mouvement paraissaient la rendre plus nécessaire que jamais.
Nous n'avons pas à rappeler comment l'entente franco-anglaise empêcha les puissances de répondre aux appels désespérés du roi des Pays-Bas et d'appliquer à la révolution belge, comme elles l'avaient fait précédemment aux révolutions d'Italie et d'Espagne, le trop fameux principe d'intervention.
(page 399) La Belgique n'a jamais oublié la dette de reconnaissance contractée à cette occasion envers sa grande sœur latine et cette permanence du souvenir assure, mieux que tout instrument écrit, la solidité du lien d'amitié entre les deux nations.
Mais à Berlin, à Vienne et à Saint-Pétersbourg, on ne pardonnait pas aux Belges d'avoir été les premiers à bénéficier du principe de non-intervention permettant aux peuples de régler leur politique intérieure selon leur volonté. « Le principe de non-intervention, avait dit Metternich dans une phrase célèbre, ce sont les brigands qui récusent les gendarmes, les incendiaires qui protestent contre les pompiers ! »
Pendant longtemps les Belges devaient rester des brigands et des incendiaires aux yeux des hommes d'Etat dirigeants du groupe des grandes puissances de l'Est.
Cependant, à Vienne comme à Berlin, les questions de sentiment n'avaient pu triompher des nécessités de fait. Les deux puissances, qui se disputaient le premier rang dans la Confédération germanique, ne pouvaient se désintéresser de ce qui se passait dans un pays mis en contact par sa situation géographique, par ses traditions historiques et par ses intérêts économiques avec la région du Rhin, nœud vital du germanisme. Aussi, l'Autriche et la Prusse n'avaient-elles pas tardé à accréditer des ministres à Bruxelles et à autoriser le roi Léopold à établir des légations dans leurs capitales. La politique ferroviaire du gouvernement belge avait beaucoup contribué à cet heureux résultat. La construction d'une ligne internationale d'Anvers à Cologne, ligne destinée, comme l'avaient fait jadis la grande chaussée romaine et la grande route commerciale du moyen âge, à mettre en communication directe les trois vallées parallèles de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin, avait prouvé que la Belgique, indépendante de toute tutelle étrangère, ne cherchait que le développement pacifique de ses intérêts moraux et matériels.
La Russie n'avait pas suivi l'exemple de ses deux voisines. Elle n'avait pas à obéir aux raisons qui avaient poussé Vienne et (page 400) Berlin à passer sur leurs répugnances ou leur animosité pour nouer des relations diplomatiques avec les anciens rebelles de 1830. Aucun point de contact n'existait entre la Belgique et la Russie et le czar Nicolas pouvait, sans aucun inconvénient pour son vaste empire, ignorer la petite monarchie constitutionnelle qui venait d'entrer par la voie révolutionnaire dans la société des puissances européennes.
On comprend que, pour cet empereur qui personnifiait au plus haut degré l'autocratie et qui disait : « En Russie n'existe que l'homme à qui je parle, pour l'objet dont je parle », la Constitution belge de 1831, plus libérale encore que la charte consentie par Louis-Philippe, devait paraître un tissu de monstruosités politiques. Comment le czar de toutes les Russies aurait-il pu considérer comme son égal un souverain qui avait juré, avant de ceindre la couronne, de respecter la liberté d'association, la liberté religieuse, la liberté d'enseignement et surtout la liberté de la presse ? Un pays où s'affirmaient de semblables excès ne pouvait être viable ; tôt ou tard il tomberait dans l'anarchie ou serait absorbé par la grande puissance voisine dont il exagérait encore les tendances libérales.
A ces raisons d'ordre théorique se joignaient dans l'orgueil du czar des causes personnelles d'animosité. Des liens d'étroite parenté unissaient la maison des Holstein-Romanoff à celle des Nassau. Le prince d'Orange, le futur Guillaume II des Pays- Bas, avait épousé la grande-duchesse Anna Paulowna, sœur de Nicolas Ier, et celui-ci ne pardonnait pas aux Belges d'avoir exproprié son beau-frère du trône de la plus importante des puissances de second rang, pour ne lui laisser que le royaume semi-aquatique des provinces hollandaises, et de l'avoir empêché ainsi de jouer le rôle considérable que les traités de 1815 avaient assigné au roi des Pays-Bas dans la politique européenne.
Une autre raison personnelle de rancune animait Nicolas contre la Belgique. Il ne pouvait pardonner aux Belges de s'être montrés secourables aux malheureux Polonais exilés à la suite de leur dernière tentative pour reconquérir l'indépendance. (page 401) Nulle part, sauf en France, la cause du peuple martyr n'avait soulevé plus d'enthousiasme ; nulle part la presse n'avait flétri en termes plus sévères les procédés czaristes à l'égard des glorieux vaincus de l'insurrection de 1830-1831.
Même, chose plus grave encore, la Belgique avait ouvert aux officiers polonais les rangs de sa jeune armée. On sait qu'au lendemain de la malheureuse campagne, dite des Dix-Jours, au mois d'août 1831, le gouvernement belge, ayant constaté l'insuffisance, en nombre et en qualité, du cadre d'officiers fourni par la révolution, avait décidé de faire appel à des concours étrangers. C'est à cette époque qu'entrèrent dans l'armée belge plusieurs officiers français, dont les plus connus furent les généraux Evain et Magnan ; de même, le ministère de la guerre avait incorporé, avec leur grade et leur rang d'ancienneté, un nombre relativement important d'officiers de cette armée polonaise, dont les glorieux combats de Grochow, de Wawer, de Dembé- Wilkié, d'Iganié et d'Ostrolenka avaient, une fois de plus, affirmé la valeur.
Le concours de ces officiers polonais avait été très apprécié et avait permis à la Belgique d'organiser sa cavalerie dans les meilleures conditions. Parmi ces précieux auxiliaires figuraient plusieurs personnages à qui le czar avait des raisons spéciales de garder rancune, à commencer par le célèbre général Skrzynecki, glorieux vétéran des armées du premier Empire, qui par une charge, restée fameuse dans les annales de la cavalerie, avait sur le champ de bataille de Grochow enlevé toutes les batteries russes.
L'attention du roi Léopold avait été attirée sur le héros polonais par le comte de Montalembert qui l'avait présenté au monarque comme possédant une âme hautement chevaleresque et comme doué des qualités militaires qui lui permettraient, assurait-il, de devenir, un jour, le « Léonidas de la Belgique » (Lecanuet, Montalembert, t. II, p. 21). Le comte Félix de Mérode avait joint ses recommandations à (page 402) celles de son gendre et le roi avait fait appel, pour lui confier le commandement d'une division, à Skrzynecki qui, depuis l'écrasement de la révolution polonaise, vivait en exil à Prague. (Note de bas de page : L'entrée de Skrzynecki dans l'armée belge avait mécontente au plus haut point toutes les puissances absolutistes ; l'Autriche et la Prusse avaient même rappelé leurs ministres accrédités près la cour de Belgique. Voir DE LANNOY, Un incident germano-belge au dix-neuvième siècle : l'affaire Skrzynecki, et DE RIDDER, Histoire diplomatique du traité de 1839, p. 312-314.)
Le czar poursuivait également d'une rancune personnelle les autres officiers polonais passés au service de la Belgique, entre autres le général Ignace Kruszewki, commandant de la division de cavalerie légère, et le comte Linowski, major d'état-major, jadis gentilhomme de la Chambre de l'empereur de Russie, agrégé au collège des affaires étrangères et attaché à la légation de Russie à la Haye.
Le czar considérait l'attitude de la Belgique à l'égard des réfugiés polonais comme outrageante et hautement incorrecte à son égard. Il s'en était un jour ouvertement expliqué avec lord Aberteen : « Votre reine, avait-il déclaré au ministre des affaires étrangères de Sa Majesté Britannique, désire que je me mette sur un pied amical avec Léopold. Moi-même je n'ai rien plus à cœur ; j'ai toujours aimé et respecté l'oncle de la reine et je me réjouirais cordialement de pouvoir me placer avec lui sur le pied de notre ancienne amitié, mais, aussi longtemps que des officiers polonais resteront au service du roi, cela est absolument impossible. Jugeons la chose, non pas en empereur ni en ministre, mais en gentlemen : les Polonais sont et demeurent des rebelles ; un gentleman peut-il prendre à son service des gens qui sont en rébellion contre son ami ? Léopold a pris des rebelles sous sa protection... Est-ce qu'un gentleman peut se conduire ainsi envers un gentleman ? Dites à votre reine que, le jour où Sa Majesté me fera savoir que les Polonais ont quitté le service du roi des Belges, ce jour-là même mon ministre recevra l'ordre de se rendre le plus promptement possible à Bruxelles. » (STOCKMAR, Denkwürdigkeiren aus seinen Papieren, p. 394-395. DE LANNOY, La Russie et la révolution belge de 1830, p. 49).
(page 403) Ainsi, comme l'écrivait, le 10 février 1850, M. d'Hoffschmidt, ministre des affaires étrangères de Belgique : « L'empereur persiste dans son refus d'établir une légation à Bruxelles, parce qu'il retrouve en Belgique son ennemie personnelle, la Pologne, cette ennemie qu'il est allé combattre en aidant l'Autriche à écraser l'insurrection en Hongrie » (Note jointe à la lettre de M. d'Hoffschmidt au prince de Chimay, du 10 février 1850. Archives du ministère des affaires étrangères de Belgique (AMAEB). Correspondance politique. Légations, Russie, t. 1, 1850- 1853, n° 2) .
Il était résulté de cette mauvaise volonté du czar une situation absolument bizarre. Lorsque, au mois de juin 1832, le roi Léopold avait écrit à l'empereur de Russie pour le prier d'établir des relations diplomatiques régulières et pour lui annoncer son intention d'accréditer en qualité de ministre à Saint-Pétersbourg le général comte van der Burch (Léopold Ier à l'empereur Nicolas Ier et à M. de Lieven, 10 juin 1832. DE MARTENS, Recueil de traités et conventions conclus par la Russie avec les puissances étrangères, t. XII, p. 22), Nicolas lui avait répondu qu'il refusait catégoriquement de nouer des relations diplomatiques aussi longtemps qu'un accord définitif entre la Belgique et la Hollande ne serait pas conclu et que les émigrés du royaume de Pologne feraient partie de l'armée belge (Lettre du 27 juillet 1832. DE LANNOY, La Russie et la révolution belge de 1830, p. 47-48). Néanmoins, le comte Pozzo di Borgo, plénipotentiaire de la Russie, avait signé le traité du 19 avril 1839, par lequel se réglait définitivement la question belge, et, peu après, le czar déclarait lui-même : « Je n'ai jamais reconnu la révolution de Belgique, je ne la reconnaîtrai jamais. Plus tard, cependant, j'ai reconnu l'Etat belge. Je sais tenir ma parole, je respecte les traités et m'y conforme loyalement. C'est donc de mon devoir de veiller désormais au maintien de la Belgique, comme au maintien de tout autre Etat constitué en Europe. Je désire la prospérité de la Belgique, comme celle de tout autre Etat » (STOCKMAR, op. cit., p. 394-395) .
Malgré cette déclaration, malgré les instances répétées de la (page 404) reine Victoria, faisant appel aux sentiments personnels de l'empereur en faveur de son oncle le roi Léopold, ancien général de l'armée russe (DE LANNOY, op. cit., p. 48), la cour de Russie continuait à ignorer officiellement l'existence du gouvernement de Bruxelles.
Cependant le cabinet de Saint-Pétersbourg avait établi un consul à Anvers, avait admis des agents consulaires belges à Moscou, à Narva, à Odessa, à Riga, à Saint-Pétersbourg et à Taganrog, et avait même autorisé ses diplomates à entretenir des relations avec leurs collègues belges à l'étranger et à les traiter avec tous les égards dus' à une puissance amie, mais les deux cours n'avaient entre elles aucunes relations directes. Les affaires se traitaient habituellement à Berlin par l'intermédiaire de M. Jean-Baptiste Nothomb et de M. de Meyendorff, respectivement ministres de Belgique et de Russie près de S. M. le roi de Prusse. (Note du ministre des affaires étrangères d’Hoffschmidt, 10 février 1850. AMAE B., Russie, t. I, n° 2)
Cependant la situation internationale de la Belgique n'avait cessé de s'améliorer depuis que les traités de 1831 et de 1839 l'avaient admise dans la grande famille des puissances. Petit à petit, grâce au génie politique de son roi, qui allait mériter le nom glorieux de Mentor des souverains européens, le nouvel Etat s'était assuré la confiance et la sympathie de l'Europe entière.
La crise d'Orient de 1840 avait prouvé que la Belgique, loin de s'inféoder à la France, à laquelle l'unissait cependant tant de liens d'affection et de gratitude, était prête à remplir ses devoirs internationaux et à défendre sa neutralité contre toute agression, d'où qu'elle vînt. Le roi Léopold, en servant d'intermédiaire entre son beau-père Louis-Philippe et sa nièce Victoria, s'était fait l'apôtre de la paix et avait puissamment contribué à éviter à l'Europe le cataclysme d'une guerre générale (Vicomte DE GUICHEN, La Crise d'Orient de 1839 à 1841 et l'Europe, p. 350-354).
(page 405) De même, la révolution de 1848, qui secoua les trônes les plus solidement établis, prouva au monde étonné la solidité du jeune royaume de Belgique. Le pays resta calme, tandis que la tempête déferlait avec rage à toutes ses frontières. L'ordre le plus admirable et la tranquillité la plus parfaite ne cessèrent de régner à l'intérieur du royaume, en dépit d'une crise économique particulièrement cruelle pour les classes populaires (THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. IV, p. 287-297).
« Un grand fait, écrivait le ministre d'Hoffschmidt, est survenu, qui, d'un seul coup, a détruit les derniers doutes qui existassent encore sur la viabilité de la Belgique comme Etat indépendant : je veux parler de son attitude en 1848 entre la France révolutionnaire et l'Allemagne révolutionnée. On a reconnu alors, d'un accord unanime, que ce peuple avait une nationalité distincte et, de plus, la volonté bien arrêtée de la maintenir et de la défendre. On a rendu justice à ses sentiments d'ordre, à son bon sens, à sa loyauté » (Instructions pour le vicomte de Jonghe, consul général de Belgique en Russie, 3 avril 1852. AMAEB , Russie, t. I, n° 9).
Ainsi s'évanouissaient les sentiments de méfiance et les appréhensions qui avaient accueilli la naissance du royaume de Belgique. Il s'affirmait de plus en plus que les révolutionnaires de 1830 étaient devenus les défenseurs convaincus de l'ordre en Europe et l'énergie avec laquelle les troupes belges avaient arrêté à Risquons-Tout les bandes insurrectionnelles envoyées par les comités de Paris, prouvait que la Belgique avait non seulement la volonté mais aussi les moyens de défendre sa nationalité et son indépendance.
Enfin les relations entre la Belgique et la Hollande avaient totalement changé d'aspect. Depuis 1841 toutes les difficultés entre les deux Etats s'étaient aplanies et le roi des Pays-Bas avait accrédité un ministre à Bruxelles. La crise de 1848 et les dangers communs courus par les deux nations avaient montré au roi de Hollande que, dans l'esprit des traités au point de vue européen, comme dans les nécessités particulières de leur (page 406) politique nationale, la Belgique et la Hollande étaient appelées à se prêter un mutuel secours. Au lendemain de la commotion de février, le cabinet de La Haye s'était empressé de déclarer au cabinet de Bruxelles « qu'il attachait non seulement un grand prix au maintien des traités, mais qu'il désirait prêter son concours dans ce but, vu que la neutralité belge offrait la meilleure garantie contre toute rupture de l'équilibre. » (Déclaration faite le 2 mars 1848 par M. de Bentinck au ministre des affaires étrangères de Belgique. A. JI. A. E. B., Russie, t. I, n° 9)
« Le feu roi Guillaume II, écrivait le ministre d'Hoffschmidt, tenait personnellement un langage tout aussi explicite. La Belgique, disait-il, était le mur ; la Hollande le contrefort ! Ce langage est aussi celui du roi Guillaume III et de ses conseillers... On aurait mauvaise grâce à se montrer plus rancunier à la cour de l'empereur Nicolas qu'à celle du roi Guillaume III. » (Instructions pour le vicomte de Jonghe du 3 avril 1852. Ibidem, t. I, n° 9)
Les heureux changements ainsi apportés à la situation internationale de la Belgique n'avaient pas passé inaperçus à Saint-Pétersbourg. Nicolas Ier, malgré son orgueil et la griserie de sa toute-puissance, savait reconnaître ses torts ; de nombreux exemples prouvaient qu'il n'hésitait pas à s'humilier publiquement pour réparer une injustice ou pour se faire pardonner les éclats de son tempérament peu habitué à la contrainte. Ainsi, après des manœuvres mal réussies, le czar avait vertement exprimé son mécontentement à un général nullement responsable des fautes commises. Quelques jours plus tard, Nicolas, averti de son erreur, s'était adressé devant tout son état-major à la victime de son injuste colère et lui avait déclaré : « Général, j'ai eu des torts envers vous dernièrement ; j'y mettrai du mien autant que je pourrai pour qu'il n'y ait plus rien de pareil... Je compte sur vous dans toutes les circonstances ; que ce soit pour (page 407) toujours, entre nous, à la vie et à la mort. Embrassons-nous ! » (Le vicomte de Jonghe au ministre des Affaires étrangères, le 6 août 1852. AMAEB., Russie, t. I, n° 50). Ce trait, tout à l'honneur de Nicolas Ier, prouvait qu'il était possible d'en appeler du czar mal informé au czar mieux informé, et la Belgique devait profiter de ce beau côté du caractère de l'empereur.
Déjà, à plusieurs reprises, le czar s'était exprimé en termes empreints de bienveillance à l'égard de la Belgique et de son souverain; même il avait autorisé son ministre à Paris, M. de Kisseleff, à saluer officiellement le roi des Belges, lors d'une visite aux Tuileries en avril 1842. C'est au cours de cette audience, que l'on avait entendu Léopold Ier, recevant tous les membres du corps diplomatique accrédités à Paris, s'entretenir en anglais avec lord Cowley et avec le général Cass, en italien avec le nonce Garibaldi et avec MM. de Brignole et de Serra-Capriola, en suédois avec M. de Lowenheim, en danois avec M. de Koss, en allemand avec les différents représentants des États germaniques, en espagnol avec M. Hernandez, en grec moderne avec le général Coletti et en russe avec M. de Kisseleff.
« Chacun faisait observer avec raison, écrivait le ministre de Belgique à son gouvernement, que le roi Léopold était le seul souverain capable de soutenir une semblable conversation et en tant d'idiomes divers » et, ajoutait, « les membres du corps diplomatique emportèrent une haute idée de la sagesse ainsi que de la variété et de l'étendue des connaissances du souverain qui a fondé notre nationalité et fait admettre la Belgique dans la grande famille européenne. » (M. Firmin Rogier, au comte de Briey, ministre des affaires étrangères, le 12 avril .1842 (Ern. DISCAJLLES, Un diplomate belge à Paris de 1830 à 1864, p. 162., n°CVIII)).
Cette prise de contact ne devait pas rester sans résultats et, en réponse à une dépêche du baron de Brunnow, ministre de Russie à Londres, transmettant de nouvelles instances de la reine Victoria,, le czar écrivait de sa propre main : « Depuis qu'une mission hollandaise se trouve à, Bruxelles, il n'y a jamais (page 408) eu d'autre obstacle à ce qu'il s'en trouve une à nous que la présence de Skrzynecki et d'autres Polonais au service de Léopold ; sitôt que je serai officiellement informé qu'il sont tous dehors, j'enverrai un ministre, après que Léopold m'aura envoyé le sien » (DE MARTENS, op. cit., t. XII, p. 206. DE LANNOY, La Russie et la révolution belge, p. 48, note 3).
Ces dispositions favorables s'étaient encore accentuées au lendemain de la révolution de 1848. L'empereur Nicolas ne cachait pas les sentiments que lui inspiraient la sagesse et la prudence du roi des Belges ; Nesselrode écrivait au baron de Brunnow que « la Belgique, au milieu d'une crise qui menaçait l'ordre social, s'était montrée digne de l'admiration de l'Europe » (cité par le ministre des affaires étrangères dans les instructions pour le vicomte de Jonghe), et les ministres de Russie à Londres et à Paris transmettaient à leurs collègues de Belgique les assurances les plus encourageantes au sujet de la bonne volonté de l'empereur.
Cependant, le gouvernement belge ne voulait pas courir le risque d'une déconvenue ou d'une humiliation et croyait prudent de laisser à la Russie l'initiative de l'envoi d'un ministre. C'était là, estimait-on à Bruxelles, une condition sine qua non (Note pour le prince de Chimay, 10 février 1850. AMAEB , Russie, t. I, n° 2).
C'est pourquoi le ministre des affaires étrangères profita d'un voyage fait à Paris par le prince de Chimay, ancien ministre de Belgique à La Haye, à Francfort et à Rome, ami personnel de M. de Kisseleff, pour entretenir officieusement ce diplomate de la situation regrettable des relations russo-belges (M. d'Hoffschmidt au prince de Chimay, 10 février 1850. AMAEB , Russie, t. I, n° 1). Le prince de Chimay devait insinuer que, depuis les événements de 1848, le czar pouvait motiver un changement d'opinion à l'égard de la Belgique par le désir de donner à ce pays « un témoignage éclatant de satisfaction. Un acte de cette nature serait digne d'un aussi puissant personnage. »
(page 409) « Si ces raisons ne persuadent pas, poursuivait le ministre, il importe de savoir au moins quelles sont les conditions que l'on pose pour arriver à l'établissement des relations. Nous verrons ensuite s'il est possible de les accepter.
« Il me semble aussi que l'on peut appuyer avec fruit sur la bizarrerie de l'absence de rapports, lorsque l'on n'a que des éloges et des témoignages d'estime à accorder. Cette absence de rapports devrait donc se perpétuer, puisque l'exclusion est incompatible avec notre dignité » (Le ministre des Affaires étrangères d'Hoffschmidt au prince de Chimay, 12 février 1850. AMAEB , Russie, t. 1, n° 4).
Bien que, à la suite de ses démarches auprès de Kisseleff, le prince de Chimay eût assuré au ministre qu'il était « très heureux de faire entrevoir la possibilité d'un arrangement qui répondît aux vues du roi et de son gouvernement » (le prince de Chimay au ministre des affaires étrangères. 28 février 1850, Ibidem, n°5), des mois s'écoulèrent sans apporter le moindre changement à la situation.
Sur ces entrefaites, un brusque changement politique en France allait donner une importance nouvelle à la situation internationale de la Belgique.
Le 2 décembre 1851, le prince Louis-Napoléon avait transformé par son coup d'Etat la forme du gouvernement et le plébiscite des 20 et 21 décembre avait, on s'en souvient, par 7.841.280 oui contre 647 292 non, consacré cette transformation. Ainsi une force morale incontestable s'ajoutait à la force matérielle du nouveau pouvoir.
« Cette double force, se demandait le cabinet de Bruxelles, qu'en fera le prince Louis-Napoléon ? Comment en usera-t-il ? Tout entier à l'œuvre de l'organisation du pays, suivra-t-il pour la politique extérieure une ligne de modération et de statu quo ? Continuateur de l'empereur Napoléon au dedans, sera-t-il (page 410) au dehors, en quelque sorte, le continuateur du roi Louis-Philippe ? » (Instructions pour le vicomte de Jonghe, 3 avril 1852. AMAEB., t. I, n° 9).
Il faut le reconnaître, les agissements du prince-président étaient faits pour causer des inquiétudes au gouvernement belge. Par décret du 22 janvier 1852, décret qu'un orléaniste appelait « le premier vol de l'aigle », Louis-Napoléon plaçait sous séquestre les biens des membres de la maison d'Orléans et atteignait ainsi directement la fortune des princes belges, petits-fils de Louis-Philippe. Et, comme toujours, des rumeurs alarmantes dont il était, au moment mème, difficile de discerner le mal fondé, circulaient jusque dans les milieux officiels.
« On a signalé, écrivait M. d' Hoffschmidt, l'existence d'un décret prononçant l'annexion de la Belgique à la France, décret qui aurait été envoyé au Moniteur, puis retiré ; on a parlé de l'arrivée de M. de Persigny à Bruxelles. Le président, disait-on, demandait à la Belgique de prendre des mesures contre la presse ; il revendiquait les quinze millions de frais extraordinaires des expéditions de 1831 et 1832 ; il réclamait la démolition des forteresses, celle du monument de Waterloo ; il se plaignait, en outre, de notre connivence supposée avec les orléanistes ; bref, on attribuait les plus mauvais desseins au prince Louis-Napoléon. » (Instructions pour le vicomte de Jonghe, 3 avril 1852. AMAEB., t. I, n° 9).
En fait, ces rumeurs ne reposaient que sur quelques imprudences de langage et de plume des partisans du coup d'État et des restaurateurs de la légende napoléonienne. L'action du gouvernement français s'était bornée à demander des poursuites contre deux journaux dirigés par des réfugiés : le Bulletin français et la Nation, qui ne connaissaient aucuns ménagements dans leurs diatribes contre le prince-président et ses ministres.
« En résumé, concluait M. d'Hoffschmidt, nos relations officielles avec la France sont bonnes. Resteront-elles ce qu'elles sont ? C'est le secret de l'avenir. Evidemment, la situation est (page 411) grave... La Belgique a été rarement en présence d'un ensemble de faits si extraordinaires. Que les événements, quels qu'ils soient, ne la trouvent point au dépourvu... Elle n'est plus assiégée par les passions anarchiques du dehors, elle n'a plus d'expédition de Risquons-Tout à craindre. Mais est-elle pour cela désormais à l'abri de tout péril ? Je n'oserais en réponde » (Instructions pour le vicomte de Jonghe).
Les inquiétudes dont l'Europe entière témoignait à l'égard de la politique extérieure du prince-président donnaient à la Belgique d'excellents arguments à faire valoir en faveur de l'établissement des relations diplomatiques entre Saint-Pétersbourg et Bruxelles.
Autant on s'était réjoui dans les chancelleries de voir par le coup d'Etat mettre fin au régime d'anarchie qui, depuis la révolution de Février, faisait de la France un foyer dangereux d'agitation, autant on paraissait redouter que Louis-Napoléon, pour assurer son prestige, ne reprît la politique guerrière de son oncle ou, tout au moins, ne s'efforçât de rendre à la France ses frontières naturelles. La Belgique était la première menacée, et le roi Léopold crut pouvoir tirer parti de ces craintes pour tenter d'améliorer sa situation internationale.
Profitant du fait que la Russie donnait l'exequatur aux consuls commissionnés par le gouvernement belge et venait d'envoyer à Bruxelles le conseiller d'Etat Robert de Bacherach avec le titre de consul général, le roi décida d'envoyer, lui aussi, à Saint-Pétersbourg, un consul général qui, tout en remplissant une mission à caractère commercial, pourrait adroitement se mêler aux négociations politiques. Son choix tomba sur un diplomate âgé de trente-deux ans à peine, en ce moment secrétaire de légation et chargé d'affaires ad interim à Lisbonne, le vicomte Louis-Joseph de Jonghe d'Ardoye. A plusieurs reprises, le roi l'avait employé à titre de secrétaire particulier dans ses voyages politiques en Angleterre, et il avait pleine confiance dans son tact et dans son intelligence.
(page 412) Dans les instructions dont le pourvoyait le ministre des affaires étrangères, il était recommandé au vicomte de Jonghe d'insister sur la situation de la Belgique telle qu'elle résultait des traités et sur la façon correcte dont elle remplissait ses obligations internationales.
« Le royaume jouit de la liberté. Il n'en abuse pas. Ses institutions fonctionnent paisiblement. Il n'a que de bons procédés pour les gouvernements étrangers... Nous avons acquis des titres à la confiance de l'Europe. Nous devons les faire ressortir. Il ne faut négliger aucune occasion de faire constater notre esprit d'ordre, notre attachement aux institutions nationales, notre dévouement à la dynastie qui nous gouverne avec une sagesse universellement admirée.
« L'indépendance et la neutralité perpétuelle de la Belgique répondent à une nécessité d'équilibre européen. Elles ont été solennellement garanties par les grandes puissances. Des intérêts permanents d'un ordre supérieur commandent à ces puissances de n'y laisser porter aucune atteinte. Elles y sont bien résolues, des déclarations récentes ne permettent à cet égard, aucun doute. Aussi ne devons-nous montrer des inquiétudes qui seraient déplacées et même injurieuses. Mais où serait le mal, sans aller jusque-là, de rappeler avec mesure et opportunité nos droits et les engagements d'autrui? ... »
Et la conclusion découlait d'elle-même : l'établissement d'une légation russe à Bruxelles affirmerait aux yeux de l'Europe entière que le czar Nicolas entendait faire respecter les traités sur lesquels reposait l'existence même de la Belgique. Mais le vicomte de Jonghe devait agir prudemment et procéder par insinuations. « Vous vous appliquerez, lui recommandait M. d'Honschmidt, à faire pénétrer partout cette conviction que le cabinet de Bruxelles a le plus vif désir de resserrer de plus en plus ses relations avec la Russie et que celle-ci a tout intérêt à ce qu'il en soit ainsi » (Instructions pour le vicomte de Jonghe, consul général en Russie).
(page 413) Pour faciliter le succès de la mission de son agent, le gouvernement belge s'était décidé à régler, avant l'arrivée du vicomte de Jonghe à Saint-Pétersbourg, la principale difficulté pendante entre la Belgique et le czar Nicolas : la présence d'officiers polonais dans l'armée belge. Le nombre de ces officiers avait fortement décru. Le général Skrzynecki avait été mis à la retraite depuis 1849, le général Kruszewski, qui avait dix années de grade et quarante années de service, campagnes comprises, allait être proposé pour la pension de retraite et ainsi il n'allait rester que treize officiers d'origine polonaise dans les rangs de l'armée belge (Le ministre des Affaires étrangères au vicomte de Jonghe, 24 mars 1852. AMAEB., Russie, t. I, n° 6).
Il ne pouvait être question de les casser. Ils avaient tous loyalement servi leur nouvelle patrie et avaient été naturalisés en Belgique. Le gouvernement belge ne pouvait donc les expulser, pour complaire à un souverain étranger, « sans manquer à ce que se devait à lui-même un État indépendant » (DE RIDDER, Histoire du traité de 1839, p. 316. Il ne pouvait être question non plus de les employer à l'étranger, comme l'avait insinué le prince de Chimay (Le prince de Chimay au ministre des Affaires étrangères, 15 février 1850. AMAEB., Russie, t. I, n° 3), la Belgique n'ayant pas de colonies à cette époque et ne pouvant songer à les faire entrer dans son corps diplomatique. « D'ailleurs, remarquait le ministre des affaires étrangères, on peut soutenir qu'en abdiquant leur nationalité primitive et en prenant place sous le drapeau belge, ces officiers ont donné contre eux des garanties à la Russie. Ne se sont-ils pas mis dans l'impossibilité de suivre à l'avenir les inspirations auxquelles ils ont obéi dans le passé ? Ils sont retenus loin des frontières de la Pologne, loin de tout centre d'agitation, par des obligations positives ; ils ne sont plus maîtres de se porter là où il leur convient et, à tout prendre, ne vaut-il pas mieux pour tout le monde qu'ils soient employés dans la paisible Belgique que livrés à eux-mêmes dans un autre milieu ? » (Le ministre des Affaires étrangères au vicomte de Jonghe, 24 mars 1852, AMAEB., Russie, t. 1, n" 6).
(page 414) Mais les ministres de Belgique à Londres et à Berlin qui, par l'intermédiaire de leurs collègues russes, parvenaient à documenter Bruxelles sur les dispositions de la cour de Russie, montraient que tant que des Polonais figureraient sur les contrôles de l'armée belge, il n'y avait rien à espérer de la part du czar. Le ministère résolut de pousser les concessions à l'extrême, après s'être entendu avec les intéressés, il les mettait en disponibilité, tout en leur maintenant leur traitement d'activité (arrêtés royaux des 4 et 12 avril 1852). Ainsi, le ministre des affaires étrangères pouvait déclarer au vicomte de Jonghe, à la veille du départ de celui-ci pour la Russie, qu'il n'existait « plus un seul militaire de cette catégorie sous le drapeau belge » (Le ministre des affaires étrangères au vicomte de Jonghe, 13 avril 1852. AMAEB, Russie, t. 1, n° 15).
Le vicomte de Jonghe arriva à Saint-Pétersbourg le 29 avril, à onze heures du matin. « J'ai mis, écrivait-il, six jours et six nuits pour parcourir les trois cents lieues qui séparent Varsovie de Saint-Pétersbourg, où j'ai trouvé le pays enseveli sous la neige et la Néva complètement gelée. » Bien qu'il eût appris, à son arrivée, que le czar et son chancelier partaient, le lendemain même, pour la Pologne, il parvint à obtenir une audience du comte de Nesselrode à qui il remit une lettre autographe du roi Léopold.
Après avoir lu cette lettre, le chancelier demanda : « L'on a été très effrayé chez vous des idées d'envahissement que le 2 décembre aurait pu suggérer au président. Est-on un peu remis de ces appréhensions ? » « - Effectivement, répondit de Jonghe, il y a eu des craintes à cet égard chez un certain nombre de personnes en Belgique. Mais ces craintes ont été exagérées à l'étranger. La Belgique veut rester belge et elle est bien décidée à faire tout ce qui dépendra d'elle pour cela. D'ailleurs, si ses (page 415) voisins du Midi peuvent parfois l'inquiéter, elle espère, d'un autre côté, trouver un appui chez les grandes puissances de l'Europe qui ont, elles aussi, un intérêt direct à sa conservation. Depuis 1848, du reste, l'Europe a dû se convaincre que nous avions pris notre nationalité très au sérieux et que l'on n'était pas du tout français chez nous. »
L'entretien se poursuivit par quelques questions au sujet des agissements des réfugiés français en Belgique et au sujet de la force et de l'esprit de l'armée belge.
« - L'armée est excellente, déclara de Jonghe, elle est toute dévouée au roi et à la défense du pays. Certains éléments étrangers ont été éloignés, elle est devenue plus nationale. »
« - Les officiers polonais sont donc sortis de l'armée, s'écria Nesselrode, c'est un fait accomplit !... C'est un des principaux obstacles écartés. »
Malgré la tournure favorable prise par ce premier entretien, de Jonghe ne se faisait guère d'illusions sur les lenteurs et les difficultés à vaincre. Le czar comptait faire un voyage en Allemagne et ne rentrerait à Saint-Pétersbourg qu'en juillet ; le chancelier s'absentait, lui aussi, pour quelques mois, et l'on ne pourrait ainsi traiter qu'avec un sous-ordre, le conseiller privé et sénateur, adjoint au ministère des affaires étrangères, J. G. de Séniavine, à qui Nesselrode avait bien voulu recommander le nouveau consul de Belgique pour le cas où il aurait quelque affaire à traiter. « Ce qui, j'espère, n'aura pas lieu, ajoutait le chancelier, car je n'aime pas les affaires ! »
On ne pouvait dire plus clairement que le gouvernement russe n'entendait pas être importuné, aussi de Jonghe recommandait-il au ministère de Bruxelles de battre le fer tant qu'il était chaud encore en profitant des séjours du czar à Berlin, à Vienne et à Wiesbaden pour agir sur lui personnellement par toutes les influences dont pouvait disposer le roi Léopold.
C'est que de nombreux obstacles paraissaient encore se dresser contre l'établissement des relations diplomatiques belgo-russes : le czar en faisait une question personnelle, sur (page 416) laquelle il n’avait jamais voulu écouter les représentations du chancelier, et, par conséquent, il ne fallait pas s'exagérer l'importance des dispositions favorables rencontrées dans la haute société et même dans les milieux officiels de Saint-Pétersbourg (Le vicomte de Jonghe au ministre des Affaires étrangères, le 30 avril 1852. AMAEB , Russie, t. l, n° 17).
D'autre part, il y avait lieu de craindre que le czar jugeât insuffisantes les mesures prises par le gouvernement belge à l'égard des Polonais, dont il paraissait vouloir exiger l'expulsion, à ce que laissait entendre M. de Séniavine au ministre d'Angleterre, sir Georges Hamilton Seymour (Le vicomte de Jonghe au ministre des affaires étrangères, le 30 mai 1852. AMAEB. Russie, t. 1, n° 22). En effet, la sévérité de Nicolas à l'égard des Polonais ne se relâchait pas un instant ; précisément, lors de son passage par Varsovie, le czar, défavorablement impressionné par le grand nombre de jeunes gens qui se pressaient en spectateurs des parades militaires auxquelles avait donné lieu son séjour dans la capitale, avait aussitôt porté un ukase (21 avril-3 mai 1852) pour obliger tous les membres de la noblesse polonaise à prendre immédiatement service dans l'armée ou dans l'administration civile de l'Empire, sous peine des sanctions les plus rigoureuses (Traduction de l'ukase du 21 avril/3 mai 1852. Ibid., n° 19.)
La situation du vicomte de Jonghe était d'autant plus difficile que le czar, tout comme son chancelier, étaient insaisissables. De continuels déplacements les tenaient éloignés de Saint- Pétersbourg. Le czar, à peine rentré dans sa capitale, en repartait immédiatement pour assister à des manœuvres, inspecter des troupes en province ou visiter les fortifications du sud de la Russie et de la Crimée, et, constatait mélancoliquement le consul général, « il n'y a jamais rien de certain dans les voyages de Sa Majesté Impériale, qui aime à dérouter les calculs que l'on fait ordinairement à cet égard » (Le vicomte de Jonghe au ministre des affaires étrangères, le 30 mai 1852. lbid., n° 22).
(page 417) Enfin, obstacle plus sérieux encore, le gouvernement russe devait éviter qu'au moment même où le prince-président s'acheminait vers la proclamation de l'Empire, l'établissement d'une légation russe à Bruxelles ne parût une mesure de défiance à l'égard de la France. Le marquis de Castelbajac, ministre à Saint-Pétersbourg, laissait entendre que « la brusque nomination d'un agent russe à Bruxelles serait en quelque sorte la manifestation d'un sentiment hostile contre le président » (Le vicomte de Jonghe au ministre des Affaires étrangères, 22 juin 1852. Ibid, n° 33). Cette manière de voir n'avait pas été sans influencer le chancelier de Nesselrode et, à son passage par Berlin, il avait répondu aux démarches de lord Bloomfield, ministre de Sa Majesté Britannique près Sa Majesté Prussienne, « qu'il ne fallait rien précipiter, qu'il fallait ménager la France » (Le même au même, 30 mai 1852. Ibid., n° 22).
D'autre part, il est vrai, les appréhensions causées par la possibilité d'un réveil de la politique napoléonienne, appréhensions que le fameux discours de Bordeaux n'allait pas parvenir à dissiper, augmentaient les sympathies du czar à l'égard de la Belgique et lui montraient la nécessité de s'affirmer son protecteur. Ses visites aux cours de Vienne et de Berlin étaient considérées comme une preuve de l'importance qu'il attachait « à l'union intime des puissances en face des événements d'un avenir très incertain » (Le même au même, 11 mai 1852. Ibid., n°18). M. de Séniavine assurait au vicomte de Jonghe que « la Russie s'était engagée vis-à-vis de la Prusse à joindre immédiatement un corps de soixante mille hommes aux troupes que cette dernière enverrait à l'aide de la Belgique. Le cabinet autrichien, consulté à cet égard, s'est montré disposé aussi à suivre cette politique » (Le même au même, 30 mai 1852, Ibid., n°22). Le czar exprimait en même temps l'espoir qu'en cas de nécessité l'Angleterre enverrait également des troupes en Belgique, sous le commandement du vieux duc de Wellington, « dont le nom seul, disait-il, valait une armée », et il déclarait qu'une invasion de la Belgique par la France (page 418 équivaudrait à une invasion de l'Europe elle-même et serait le signal d'une guerre générale (DE MARTENS, op. cit., t. XII, p. 280-281).
« Ces dispositions de l'empereur Nicolas rendent palpables, peut-on dire, les progrès réalisés en peu d'années par la Belgique dans l'établissement durable de sa nationalité. En 1832, l'empereur de Russie répondait presque grossièrement au premier roi des Belges ; vingt ans après, il se montrait prêt à défendre l'intégrité de la jeune nation » (DE LANNOY, La Russie et la révolution belge, p. 50). Aussi lorsque le czar, tout en refusant son adhésion à l'Empire héréditaire, déclarait ne pas s'opposer à la présidence à vie, il y mettait, comme condition, que la France s'en tînt à ses frontières actuelles et aux traités de 1815 (Le vicomte de Jonghe au ministre des Affaires étrangères, le 14 juillet 1852. AMAEB., Russie, t. I, n° 41) .
La cause belge trouvait également d'ardents défenseurs dans la diplomatie anglaise et dans la reine Victoria elle-même. Le séjour fait par la souveraine à Laeken, au cours de l'été de 1852, produisit un excellent effet à Saint-Pétersbourg où, « malgré le caractère privé de cette visite de famille, écrivait le vicomte de Jonghe, on y cherchait l'expression d'un appui et d'un soutien contre des vues et des ambitions que pourrait nourrir le gouvernement qui régit la France » (Du même au même, 13 septembre 1852. Ibid., n° 64).
Du reste, le roi Léopold agissait personnellement. Il avait profité du séjour de la famille impériale de Russie à Wiesbaden pour s'y rencontrer avec le czar et, si les conversations entre les deux souverains n'ont pas laissé de traces dans les archives, il est permis de croire que la haute intelligence du roi des Belges, sa finesse diplomatique et le charme de son esprit agirent puissamment pour dissiper les dernières préventions. Dès le 31 juillet, le vicomte de Jonghe pouvait écrire au ministre des Affaires étrangères; :
« Il n'existe plus de motifs sérieux pour prolonger la situation anormale des relations de la Belgique et de la Russie. L'empereur (page 419) s'est exprimé tout récemment dans les termes les plus flatteurs à l'égard du roi, notre auguste souverain, et les plus bienveillants pour la Belgique. Sa Majesté Impériale a manifesté l'intention positive d'accréditer un ministre russe à Bruxelles dans le courant de l'année » (AMAEB., Russie, t. I, n° 49.)
Toutes les difficultés paraissaient aplanies ; déjà on désignait comme titulaire de ce nouveau poste le gendre même du chancelier, le comte Creptowitch, conseiller d'Etat actuel, chambellan de l'empereur, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près la cour des Deux-Siciles.
Malheureusement un nouvel incident risqua de tout compromettre. Au cours d'un voyage à Bruxelles, le « Feldzeugmeister » autrichien, von Haynau, avait été l'objet de manifestations hostiles. Bruxelles était à cette époque une ville de cent mille habitants à peine, on y menait une vie très concentrée et le passage d'un étranger de marque ne pouvait rester inaperçu. Or, le général Haynau était précédé d'une triste réputation. Ce bâtard d'un prince allemand (il était fils naturel de l'électeur de Hesse, Guillaume Ier) s'était distingué par sa brutalité dans la répression des insurrections en Hongrie et en Italie. On l'accusait d'avoir fait fouetter des femmes par ses soudards dans les rues d'Arad, et l'on racontait qu'au siège de Brescia il avait ordonné les pires cruautés :
« Le boulet, c'est trop peu contre de tels rebelles ;
« Haynau, dans ses canons, met des têtes d'enfants. »
écrivait Victor Hugo dans les Châtiments.
La présence du général aux Mille-Colonnes, le café à la mode de la place de la Monnaie, avait, dans la soirée du 24 août, (page 420) suscité une vive émotion ; il avait été salué par des coups de sifflet et des cris : « A la porte, l'assassin ! » Le lendemain, au parc, la foule l'avait copieusement hué et, le surlendemain soir, son apparition au concert du Waux-Hall avait provoqué une véritable émeute ; plusieurs jeunes gens l'avaient assailli à coups de canne, une chaise lui avait été lancée à la tête, et la foule lui eût certainement fait un mauvais parti si quelques officiers, indignés de cette scène scandaleuse, n'avaient mis le sabre à la main et prêté main-forte à la police pour reconduire le général jusqu'à l' Hôtel de Belle-Vue, à l'angle de la place Royale (Indépendance belge et Moniteur du 24 août 1852. Dépêche du ministre des affaires étrangères au vicomte de Jonghe, 24 août 1852. AMAEB., Russie, t. 1, n° 59). Le lendemain, Haynau s'embarquait pour Londres, où il devait être accueilli par de semblables manifestations.
Certes ce personnage était fort peu sympathique, et le gouvernement autrichien, tout en reconnaissant sa bravoure et ses services en temps de guerre, avait été obligé de le mettre en non-activité en temps de paix, à cause de ses extravagances et des bizarreries de son caractère. Bien que la légation d'Autriche à Bruxelles se fût hautement louée de l'attitude des autorités et des officiers belges (Du même au même, 15 septembre 1852, Ibid., n° 68) , le czar fut très mal impressionné par les scènes de Bruxelles. Dans un dîner intime à Péterhof, Nicolas déclara : « C'est une infamie que des manifestations de ce genre puissent avoir lieu contre un étranger qui visite un pays en simple voyageur et qu'elles ne soient pas punies rigoureusement ! On répète toujours que l'ordre règne en Belgique, et le gouvernement n'y est pas même armé des lois nécessaires pour réprimer de tels excès ! » (Le vicomte de Jonghe au ministre des affaires étrangères, 14 septembre 1852, Ibid., n°68).
Ces incidents n'allaient pas rester la seule source de difficultés : les agissements d'une partie de la presse belge donnaient lieu à de justes critiques et motivaient l'indignation du czar, en même temps qu'elles exposaient le gouvernement du roi (page 421) Léopold à de sérieuses difficultés d'ordre international. Un certain nombre de journaux, inspirés par les réfugiés du Deux-Décembre, se déchaînaient avec une violence inouïe contre le prince-président, employant à son égard les termes les plus outrageants et proférant contre lui les menaces les plus graves.
Le ministre d'Angleterre communiquait, le 20 septembre 1852, à M. de Séniavine, une dépêche de lord Malmesbury accusant certains agents français d'accréditer le bruit à l'étranger que ces abus de la presse belge et le danger que ces excès présentaient pour la cause de l'ordre général justifieraient aux yeux des puissances une intervention française en Belgique.
« Le ministre des Affaires étrangères de Sa Majesté Britannique ajoutait qu'il était persuadé que ce prétexte sous lequel se déguisaient mal les vues ambitieuses de la France ne pourrait altérer en aucune manière la ferme volonté si souvent exprimée par les puissances de maintenir rigoureusement les traités existants » (Le vicomte de Jonghe au ministre des affaires étrangères, 20 septembre 1852.MAE. B., Russie, t. I, n° 71).
Le czar ne devait pas manquer l'occasion ainsi offerte de porter un coup droit à sa plus grande ennemie : la liberté de la presse. A ce point de vue, il se trouvait d'accord avec le gouvernement du Deux-Décembre.
« Nos institutions, écrivait à ce sujet le vicomte de Jonghe, semblent être en ce moment le point de mire des Etats absolus ou de ceux où le régime représentatif a été aboli. La France constitutionnelle nous faisait oublier autrefois. Aujourd'hui nous sommes plus isolés, l'on craint les abus des grandes libertés inscrites dans notre Constitution et surtout la liberté absolue de la presse. L'on voit dans les excès de quelques journaux un danger pour nous-mêmes ou aussi pour l'Europe.
« Ce n'est pas chose facile, monsieur le Ministre, que de diminuer ces préventions et je n'oserais affirmer que je réussisse toujours à modifier à Saint-Pétersbourg les idées préconçues sur ce point, tout en m'efforçant de prouver qu'à côté de ces institutions si libérales, qui de loin paraissent un écueil fatal, se (page 422) trouvent le bon sens et le calme instinctifs de notre pays, qui les corrigent, et que cette presse même, dont nous sommes parfois les premiers à déplorer les excès, est en définitive bien moins nombreuse qu'on se plaît à le dire sans cesse et n'a pas cette importance qu'on lui prête au dehors » (Le vicomte de Jonghe au ministre des Affaires étrangères, le 14 octobre 1852. Ibid., n° 90).
Aussi, en dépit des efforts du consul général de Belgique pour éviter que la cour de Russie ne rendît le pays solidaire des excès de certains journaux, Nesselrode déclarait au ministre d'Angleterre que la presse belge le préoccupait et que les relations diplomatiques ne pourraient être établies tant que des garanties n'auraient pas été données à ce sujet. (Le même au même, le 22 octobre 1852. Ibid., n° 95).
Quelques jours plus tard, il faisait signaler au cabinet de Bruxelles l'opportunité de mesures restrictives de la liberté de la presse et déclarait : « Le gouvernement actuel de la France est très exigeant et très susceptible, il le deviendra davantage encore. C'est vous éviter de très graves difficultés que de prendre ces mesures... (Le même au même, 1er novembre 1852. Ibid., n° 100). Je ne puis trop attirer votre attention sur les dangers qu'un journalisme sans frein peut faire courir à la Belgique... Celle-ci doit éviter de donner des motifs de mécontentement à la France. » (Le même au même, 14 novembre 1852. Ibid., n° 107.).
Déjà, les excès de la presse belge, en provoquant une tension extrême entre Paris et Bruxelles, avaient compromis le succès des négociations commerciales ouvertes entre les deux gouvernements. Le cabinet belge avait cependant fait de larges concessions et avait signé la convention du 22 août 1852, consacrant le principe de la propriété artistique et littéraire et mettant ainsi fin à la trop fameuse « contrefaçon belge », si préjudiciable aux hommes de lettres et aux éditeurs français. (En 1839, Balzac déclarait que « la contrefaçon beige lui avait enlevé douze cent mille francs. (Les Cahiers Balzaciens, n°1, 1923, p. 19)).
Dans la pensée du gouvernement de Bruxelles, cette (page 423) concession devait faciliter la conclusion d'un traité de commerce à tendances libérales, destiné à remplacer celui de 1845. Cet espoir n'allait pas se réaliser : à peine la France eut-elle obtenu la reconnaissance de la propriété littéraire, qu'elle exigea la prorogation de l'ancien traité, avec menace, en cas de refus, de supprimer le régime de faveur accordé aux houilles et aux fers belges. Cette menace ne tarda pas à se traduire en fait et cette situation risquait de devenir le point de départ d'une guerre de tarifs.
Ce n'était un secret pour personne qu'en frappant ainsi le commerce belge, le prince-président voulait punir le cabinet de Bruxelles de la trop grande latitude laissée à la presse dans ses attaques contre le gouvernement du Deux-Décembre et contre le chef de l'Etat français (VAN DE WEYER et BANNING, Histoire des relations extérieures de la Belgique depuis 1830 (Patria Belgica, t. III, p. 349)).
Bien que M. Drouyn de Lhuys rejetât sur les prétentions inadmissibles de la Belgique la rupture des relations commerciales et regrettât que la bonne harmonie fût ainsi troublée entre le gouvernement du prince Louis-Napoléon et « ses bons amis de Bruxelles » Le vicomte de Jonghe au ministre des Affaires étrangères, 1er octobre 1852. AMAEB., Russie, t. I, n° 81), tout le monde voyait dans cette affaire plus qu'un différend commercial ordinaire et le comte de Reiset, chargé d'affaires de France à Saint-Pétersbourg, déclarait lui- même que, après la signature de la convention du 22 août concernant la propriété littéraire, le gouvernement de l'Elysée ne pouvait, en conscience, justifier son attitude à l'égard de la Belgique (Le même au même, 20 octobre 1852. Ibid., n° 94).
Il y avait donc des dessous politiques à cette rupture des négociations commerciales et le prince-président semblait repris par son rêve de politique annexionniste.
« Depuis quelques jours, écrivait de Jonghe le 29 octobre, le chargé d'affaires de France, dans différentes conversations avec des hommes politiques, a mis en avant, en parlant de la situation (page 424) de l'Europe, de la paix, etc., etc., le mot de remaniement pacifique des traités. Un ministre d'une grande puissance, qui a vu là avec justesse une idée nouvelle mise au jour par le gouvernement français, par l'entremise de ses agents, dans l'intention de pressentir l'effet que cette idée pourrait produire, a eu à ce sujet une conversation avec le comte de Nesselrode, que je m'empresse de vous rapporter et dont je puis vous garantir l'authenticité.
« Si cette pensée de remaniement pacifique des traités se réalisait, dit le ministre au chancelier, que donnerait-on au Piémont pour la Savoie que la France lui enlèverait? Que recevraient les différents Etats de l'Allemagne en échange des limites du Rhin ? Et la Belgique ? »
« Sans accepter un seul instant la possibilité de cette modification sous une nouvelle forme des traités, le chancelier s'est empressé de répondre : « C'est une porte que l'on doit tenir hermétiquement fermée, car, si on la laissait s'entrovrir un seul instant, tout serait remis en question » (Le vicomte de Jonghe au ministre des affaires étrangères, 29 octobre 1852. Ibid., n° 97).
Il importait donc, plus que jamais, de ne pas fournir au gouvernement français un prétexte de rupture et Nesselrode adressait une note au baron de Brunnow à Londres dans laquelle, « sans laisser percer l'expression d'un doute toujours dangereux à manifester sans nécessité absolue », il donnait les assurances les plus formelles pour le maintien des traités en général et de ceux concernant la Belgique en particulier, mais il insistait, en même temps, pour que le gouvernement belge « donnât, de son côté aussi, des garanties à la cause de l'ordre en prenant des mesures contre les excès de la presse et en empêchant qu'il ne s'établît chez lui un foyer d'intrigues contre le gouvernement du prince Louis-Napoléon. » (Le même au même, 24 et 25 septembre 1852. Ibid., n°76 et 77).
(page 425) Un changement dans la politique intérieure de la Belgique allait enfin faire disparaître les derniers obstacles. Le ministère libéral Rogier, qui gouvernait depuis le 12 août 1847, s'était usé au pouvoir et avait démissionné, le 30 septembre 1852, à la suite de l'échec de M. Verhaegen, son candidat à la présidence de la Chambre. Il avait été remplacé par un ministère extra-parlementaire, libéral modéré, soutenu par les conservateurs et présidé par- M. Henri de Brouckère, qui prenait le portefeuille des affaires étrangères (THONISSEN, Histoire de la Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. IV, p. 355).
Le nouveau cabinet, n'ayant pas besoin, comme son prédécesseur, de toutes les voix de gauche, saisit le Parlement d'un projet de loi « conciliant, disait l'exposé des motifs, la rigueur des principes à sauvegarder avec les intérêts d'une juste et loyale répression » (Le ministre des affaires étrangères, de Brouckere, au vicomte de Jonghe, 7 novembre 1852. AMAEB., Russie, t. I, n" 105), de façon à empêcher les offenses par écrits, imprimés, images ou emblèmes envers la personne des souverains ou chefs des gouvernements étrangers, ainsi que les attaques contre leur autorité.
Cette loi, votée par la Chambre des Représentants, le 8 décembre 1852, après une discussion « empreinte d'un esprit de modération qui ne distingue pas toujours les débats de cette nature », fut ratifiée, dix jours plus tard, au Sénat par trente voix contre neuf (Le même au même, 8 et 18 décembre 1852, Ibid., n"' 127 et 130). A la suite des explications données par M. van de Weyer, ministre de Belgique à Londres, à son collègue le baron de Brunnow, celui-ci déclarait à son gouvernement « qu'on ne pouvait rien demander de plus à la Belgique » (Le même au même, 24 novembre 1852. Ibid., n° 118)
Le 22 janvier, la Chambre belge votait une loi mettant à la retraite les officiers d'origine polonaise, ayant tous plus de vingt (page 426) années de service. Ainsi disparaissaient les dernières causes de malentendu. M. de Brouckere constatait avec joie qu'au cours de la discussion, « il n'a pas été prononcé un seul mot irritant ou passionné, il n'a pas été fait une allusion qui pût être désagréable à qui que ce fût. Rien ne prouve mieux les progrès que font chaque jour les idées de gouvernement et de modération dans notre pays... Je ne crains pas de dire qu'en Angleterre même, un débat parlementaire en pareilles circonstances n'aurait pas manqué de donner lieu à des récriminations » (Le ministre des affaires étrangères au vicomte de Jonghe, 22 janvier 1852, Ibid., n° 153).
Cependant le gouvernement français continuait à voir d'un mauvais œil les progrès des relations belgo-russes. Le comte de Reiset avait notifié au chancelier de Nesselrode que « le prince- président trouverait étrange que la Russie se fît représenter en Belgique, l'un des pays où les traités avaient été rompus, alors que les grandes puissances insistaient si vivement sur le maintien de ces traités » (Le vicomte de Jonghe au ministre des Affaires étrangères, 1er novembre 1852, Ibid., n° 106). Même le gouvernement belge, obéissant au conseil qu'on lui donnait de toute part « de ne pas poser, sans nécessité absolue, aucun acte qui pût porter ombrage à la France, plus susceptible aujourd'hui que jamais », croyait devoir prescrire au vicomte de Jonghe de ne pas insister pour le moment sur la régularisation immédiate des relations diplomatiques avec la Russie (Le ministre des affaires étrangères au vicomte de Jonghe, 8 décembre 1852. Ibid., n° 126), lorsque soudain le czar décida d'exaucer les vœux du roi Léopold.
Déjà, le 13 décembre, par une faveur que son simple titre de consul général ne lui permettait pas d'espérer, le vicomte de Jonghe avait été reçu en audience par le czar. « C'est là, écrivait le ministre des affaires étrangères, une mesure exceptionnelle qui vous honore et témoigne des sentiments bienveillants qui animent l'empereur à l'égard de la Belgique » (Le même au même, 28 décembre 1852. Ibid., n° 139). Quelques jours (page 427) plus tard, le consul général avait l'honneur d'être accueilli avec la plus grande cordialité par la czarine et par le grand-duc héritier (Le vicomte de Jonghe au ministre des affaires étrangères, 24 décembre 1852. Ibid., n" 137).
La solution si impatiemment attendue ne pouvait plus tarder. Le 14 janvier 1853, Nesselrode déclarait au vicomte de Jonghe : « Les obstacles qui jusqu'à présent avaient empêché la présence d'un ministre de l'empereur à Bruxelles n'existant plus, j'ai proposé à Sa Majesté d'ouvrir avec la Belgique des relations diplomatiques. L'empereur a approuvé ma démarche et j'ai écrit par ses ordres à M. de Brunnow à Londres, qui avait aussi été chargé de cette affaire, que la Belgique n'avait plus qu’à s'occuper de la nomination d'un agent diplomatique à Saint-Pétersbourg. » (Le même au même, 14 janvier 1853, Ibid.. n° 148).
Le gouvernement russe paraissait même vouloir nouer ces relations immédiatement.
« Au cours d'une soirée qu'il donnait hier, écrit, le 12 janvier 1853, le vicomte de Jonghe, le comte de Nesselrode me prit à part dans un salon éloigné et me demanda inopinément si j'avais des lettres de créance qui m'accréditassent auprès du gouvernement impérial. Je répondis à Son Excellence qu'avant mon départ de Bruxelles, le roi avait daigné m'élever au rang de chargé d'affaires, mais que c'était une distinction purement honorifique, que je ne possédais, relativement à ma position officielle en Russie, que mes lettres de provision de consul général. » (Le même au même, 13 janvier 1853. Ibid., n° 147) « … Si j'avais été pourvu de lettres m'accréditant comme chargé d'affaires, j'aurais pu les présenter immédiatement. » (Le même au même, 14 janvier 1853, Ibid., n° 148.)
Le czar Nicolas tint à manifester publiquement son changement d'attitude à l'égard de la Belgique : le 23 février, il y eut au Palais-Musée de l'Hermitage un concert, où se faisait entendre pour la première fois la fille du célèbre chanteur (page 428) Lablache. Seuls les chefs de mission, à l'exclusion des secrétaires et des attachés, avaient été invités à cette fête. Non seulement le consul général de Belgique y avait été convié, mais le czar s'était avancé vers lui et lui avait donné l'accolade, affirmant par cet honneur sans précédent, en présence de tous les membres de la famille impériale, des hauts dignitaires de l'Empire et des ministres étrangers, l'estime toute spéciale dans laquelle il tenait celui en qui il voulait bien voir le représentant du roi des Belges (Le vicomte de Jonghe au ministre des Affaires étrangères, 24 février 1853. Ibid., n° 177).
Bien que le chancelier eût vivement insisté pour que le vicomte de Jonghe restât à Saint-Pétersbourg (Le même au même, 12 janvier 1853. Ibid., n° 145), le czar faisait exprimer par M. de Brunnow le désir « qu'il y eût de part et d'autre, non un simple chargé d'affaires, mais un ministre plénipotentiaire » (Le ministre des affaires étrangères au vicomte de Jonghe, 31 janvier 1853. Ibid., n° 163). Malgré tous ses mérites et malgré les témoignages de satisfaction que lui prodiguait le gouvernement belge . (Le même au même, 31 janvier 1853. Ibid., n° 163), le vicomte de Jonghe était trop jeune dans la carrière pour être l'objet d'un tel avancement. (Le vicomte de Jonghe, créé comte le 31 juillet 1875, fit une brillante carrière dans la diplomatie. Chargé d'affaires à Turin en 1853, il retourna à Saint-Pétersbourg et devint finalement ministre de Belgique à Vienne et grand cordon de l'ordre de Léopold). Ce fut le comte Camille de Briey, ministre de Belgique près la Confédération germanique à Francfort et ancien ministre des affaires étrangères, qui fut désigné pour représenter le roi des Belges à Saint-Pétersbourg. En plus de ses mérites personnels et de son expérience des affaires, une raison de famille motivait le choix de ce diplomate. Le comte de Briey, baron de Landres, était par sa mère, née Mensdorff-Pouilly, neveu de la princesse Sophie de Saxe-Cobourg-Gotha, sœur aînée du roi Léopold Ier, laquelle avait épousé morganatiquement le comte de Mensdorff-Pouilly. Par cette même alliance, il était cousin germain du général comte Alexandre de Mensdorff-Pouilly, (page 429) envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de l'empereur d'Autriche à Saint-Pétersbourg'. Le comte de Briey était ainsi assuré de trouver à la cour de Russie et dans le corps diplomatique accrédité près le czar de sérieux appuis.
De son côté, l'empereur Nicolas envoyait à Bruxelles, comme on le prévoyait depuis quelque temps déjà, le comte Creptowelsch, gendre du chancelier de Nesselrode ; ce choix constituait une nouvelle « marque de sympathie » pour la Belgique (Le ministre des Affaires étrangères au vicomte de Jonghe, 13 avril 1853. lbid., n° 247, et Firmin Rogier, ministre de Belgique à Paris, au ministre des Affaires étrangères, 19 février 1853 (DISCAILLE, op. cit., p. 420).
Une difficulté d'ordre protocolaire surgit au dernier moment. On sait que le czar avait refusé à Napoléon III, qui venait de rétablir l'Empire, le titre de bon frère, et, dans les lettres par lesquelles il avait accrédité M. de Kisseleff à Paris, il avait appelé l'empereur « mon bon ami ». Le général marquis de Castelbajac, ministre de France à Saint-Pétersbourg, avait déclaré à ce sujet « que son souverain attachait beaucoup plus d'importance aux bons rapports qu'à de vaines formules sans importance réelle au point de vue des intérêts généraux de la politique européenne ». Il avait ajouté, avec beaucoup de finesse, « qu'en définitive, l'on pouvait avoir beaucoup de frères, mais que l'on n'avait qu'un seul véritable ami » (Le vicomte de Jonghe au ministre des Affaires étrangères, 25 janvier 1853. AMAEB., Russie, t. I, n° 155).
Mais, lorsqu'on apprit à Paris l'envoi d'un ministre russe à Bruxelles, M. Drouyn de Lhuys chargea le ministre de France d'agir à Saint-Pétersbourg pour que, dans les lettres de créance, le titre de frère ne fût pas plus accordé au roi des Belges qu'il n'avait été donné à l'empereur des Français. Nesselrode déclara que « la Belgique était un pays constitué par des traités européens, de la même manière que l'avait été le royaume des Pays- Bas, et que son gouvernement était en Europe un gouvernement de droit ; qu'il n'y avait dès lors, pour elle, aucune exception à faire » (Le même au même, 8 mars 1853. Ibid., n° 191). Léopold Ier était mis par le czar sur le même pied que (page 430) les rois issus des anciennes dynasties, et ainsi se terminait le malentendu de 22 ans entre la Belgique constitutionnelle et la Russie absolutiste ; c'était un succès considérable pour la diplomatie du jeune royaume.
« Je ne veux pas, écrivait de Jonghe, essayer de faire ressortir les grands avantages que va procurer à la Belgique la présence d'un représentant de l'empereur Nicolas. Cette dernière consécration, qui manquait encore à son indépendance et à sa nationalité, sera pour notre patrie, en face de l'Europe attentive, dans ces temps d'incertitude et d'appréhensions, un puissant gage de force pour le présent et de sécurité pour l'avenir. » (Le vicomte de Jonghe au ministre des affaires étrangères, 14 janvier 1853. Ibid., n° 148.
De son côté, M. Firmin Rogier, ministre de Belgique à Paris, écrivait : « Personne aujourd'hui ne peut plus méconnaître que notre nationalité vient de recevoir un nouveau gage de durée. » (DISCAILLE, op. cit, p. 420).
Ce gage était d'autant plus précieux que la question d'Orient, à la suite de l'ultimatum remis au sultan par le prince Menschikoff, était, plus que jamais, grosse de menaces.
Les relations belgo-russes ne furent troublées en aucun moment par les complications internationales qui mirent la Russie aux prises avec les autres puissances ; lors du Congrès de Paris, comme au Congrès de Berlin, la Belgique remplit, avec toute la discrétion que lui imposait son statut international, un rôle de conciliation et, en toute occurrence, elle trouva dans la Russie une amie fidèle et désintéressée.
Aussi l'écroulement de l'empire des czars, au moment où la fin de la grande guerre allait transformer la physionomie traditionnelle de l'Europe, fut-il particulièrement désastreux pour la Belgique.
Après les assurances formelles données par Nicolas II au roi Albert, la Belgique n'eût pas été reléguée au rang des puissances à intérêts limités, et ainsi se fût formé un bloc (page 431) franco-russo-belge soutenu par la plupart des puissances continentales et capable de faire prévaloir les vrais principes d'une sage politique internationale, basée sur des réalités tangibles. Français et Belges eussent ainsi évité de voir des politiciens, ignorant à la fois les vraies nécessités de l'Europe, les grandes leçons de l'histoire et la procédure diplomatique, improviser une paix « juste et durable », dont le monde entier attend encore les heureux résultats.